Introduction
Dans les discours sur les films et le cinéma, peu de place est donnée à des considérations sur la couleur. Ce désintérêt peut s’expliquer par la difficulté que pose en soi la couleur, insaisissable phénomène qui échappe à la prise du langage et qui semble moins relever de l’intention artistique que d’un fait naturel – il y a couleur parce que le monde physique nous apparaît coloré. Néanmoins, une autre raison peut être avancée : un réflexe de sélection face à la pluralité des informations portées par l’image de cinéma, ce qu’on appelle parfois sa saturation. Il faut reconnaître, tout comme l’écrit William Johnson, que « [dans] la vie réelle […] on prête en général assez peu attention aux couleurs […]1 ». Alors pourquoi en serait-il autrement dans une image qui, par ailleurs, déborde d'informations visuelles et auditives ? Mon expérience à l’université m’a amenée à constater que les étudiants, alors même qu’ils sont soumis à l’analyse d’images, ne s’intéressaient que très peu (voire jamais) à la couleur, a fortiori dans les films produits après 1970, c’est-à-dire à partir du moment où la quasi-totalité des productions cinématographiques se fait en couleur. La rareté des commentaires sur la couleur dans les discours sur les films, qui forment les habitudes de vision des étudiants, ainsi que la naturalisation de la couleur et le rôle mineur qu’elle peut jouer dans la majorité des films, participent certainement à cette désaffection.
Mais qu’en est-il de films dans lesquels la couleur s’affiche comme événement visuel, dans lesquels elle s’affirme ostensiblement ? Si dans la vie on remarque la couleur seulement si « elle est insolite ou inattendue2 », a-t-on ce même réflexe devant les images ?
La Rivière Fuefuki de Keisuke Kinoshita, réalisé en 1960, et Sin City, réalisé par Robert Rodriguez en 2005, sont deux films dans lesquels la couleur est un élément saillant puisqu'elle se présente comme ponctuellement mais manifestement ajoutée aux images en noir et blanc. Ils se rejoignent par la présence régulière de scènes d'action, des combats notamment, mais se distinguent par la technique chromatique qu'ils convoquent. Alors que dans le premier la couleur s'offre sous les espèces de traces de pinceaux très localement appliquées, dans le second elle est produite numériquement par la voie du remplissage de formes, là aussi très ponctuel. Les deux films ne convoquent donc pas les mêmes habitudes visuelles. À cet égard, le film de Kinoshita est davantage susceptible de susciter un étonnement – et donc une attention ? – de la part des spectateurs peu familiers de ce genre de présence chromatique, même dans le cadre du film hybride.
L’analyse des mesures oculométriques3 de quelques extraits de ces deux films permet de mettre en lumière la manière dont le regard envisage les éléments chromatiques et l’influence de la composition de l’image sur l’attention à la couleur.
La Rivière Fuefuki, bouleversement de l’espace diégétique
La Rivière Fuefuki n’est pas le premier film que Kinoshita tourne en couleur. Il avait réalisé en 1951 Carmen revient au pays, première production japonaise entièrement en couleurs naturelles. Dans ce film, la couleur renvoie assez classiquement – comme le modèle hollywoodien du Technicolor – à l’idée de superficialité, de spectacle, dans une logique de la transparence où elle s’affiche sur les vêtements, les décors, sans bousculer la représentation cinématographique. Avec La Rivière Fuefuki, Kinoshita change totalement de registre en plaçant le récit de son film dans le Japon médiéval et en traitant la couleur comme un élément qui vient déroger à la règle classique de la transparence de la représentation4.
Kinoshita utilise deux procédés : le premier reprend les effets du teintage des premiers temps, obtenus ici au moyen de filtres, le second est une coloration partielle de l’image au pinceau qui renvoie également à une pratique primitive, mais modernisée. C’est ce dernier procédé qui retient mon attention et notamment ce geste singulier qui consiste à colorier très partiellement et localement l’image, soit en libérant la couleur des contours précis des figures, soit en se départissant de l’usage d’une couleur objectale5. En ne restant pas « englobée dans la ligne figurative6 », la couleur opère un défi à la représentation mimétique et, dès lors, au confort et à l’attention du spectateur face aux images du film narratif.
Le premier extrait soumis à l’oculométrie se compose de onze plans, dont quatre en noir et blanc. La première interrogation concerne l’exception chromatique. Le regard est-il immédiatement attiré par la présence de la couleur – parce que locale et ponctuelle ? Essaie‑t‑il d’en comprendre la nature puis la technique qui la produit en s’arrêtant sur elle ?
La transition entre un plan avec couleur et un plan qui en est dépourvu conduit ensuite à se demander si le spectateur va explorer l’image dans son intégralité pour y repérer une trace de couleur. En d’autres termes, le spectateur préjuge-t-il de l’unification du procédé d’hybridité ?
Dans ce même extrait, les plans sont majoritairement fixes et le seul qui s’accompagne d’un mouvement de caméra est simple : l’action est relativement lente, non évolutive, réduite à la marche du personnage Hanzo. Néanmoins, le mouvement latéral de la caméra qui suit Hanzo révèle une singularité dans l’homogénéité de la représentation de l’espace diégétique. Alors que le paysage glisse vers la gauche à mesure du mouvement vers la droite, la trace de couleur bleue en haut de l’image n’accompagne pas le mouvement, comme elle le devrait si elle était « attachée » à une portion de l’espace diégétique. Ainsi, se demande-t-on si l’œil du spectateur se concentre sur la trace colorée, qui ne bouge pas quand l’image fait un mouvement latéral, s’il cherche à « reconstruire » l’unité de la représentation déconstruite par la contradiction du mouvement de l’objectif et de la fixité de la trace chromatique.
Enfin, les plans sont suffisamment longs par rapport à la complexité minime de l’action pour qu’à la phase première « d'exploration », de lecture rapide de l'image, succède une phase « d'exploitation », durant laquelle l'attention à certains lieux ou objets du plan se fait plus fine, plus grande7.
Le premier plan fixe et large dans lequel l’action est simple peut donc engager à chercher des informations supplémentaires pour compléter la compréhension de la scène. Or les mesures oculométriques montrent que : soit la couleur est totalement ignorée et le regard se concentre alors uniquement sur Hanzo qui avance, avec parfois un regard qui le devance sur le pont ; soit elle est objet d’attention, mais de manière très furtive ; ou alors elle est considérée à la toute fin du plan. Les regards la visent finalement moins qu’ils ne la rencontrent dans leur exploration de l’image.
Dans le second plan, plus complexe car comprenant un panoramique qui suit la marche d’Hanzo, apparaît clairement une tendance qui consiste à focaliser l’attention uniquement dans la partie inférieure de l’image où se situe Hanzo et les bâtiments, et d’accompagner ou d’anticiper son mouvement. Les regards se maintiennent en-dessous de la ligne d’horizon soulignée par le mouvement de caméra. Un seul testé a exploré l’image au‑dessus de cette ligne – la médiane horizontale – et a considéré régulièrement la couleur bleue sur le ciel. Toutefois, il faut relever qu’il ne le fait qu’au moment où Hanzo s’immobilise avant de repartir en arrière, c’est-à-dire à un moment où l’exploration de l’espace emmenée par la marche est mise en pause.
Figure 1
Kinoshita Keisuke, La Rivière Fuefuki, Japon, 1960, 117 min.8
Aucun regard ne s’est arrêté, ne s’est « accroché » à la couleur qui reste fixement en haut à gauche du cadre alors que le paysage défile vers la gauche lors du mouvement de caméra.
Le plan sans couleur assez long est presque exclusivement considéré dans son tiers central, accusé par le cadre de la fenêtre devant laquelle se tiennent les deux vieillards. Si les regards explorent les deux autres tiers de l’image, ils s’appuient presque exclusivement sur des objets et ne semblent donc pas chercher des éléments de couleur. Enfin, ils reviennent toujours sur le tiers central qui est l’objet d’une exploitation.
Figure 2
Kinoshita Keisuke, La Rivière Fuefuki, Japon, 1960, 117 min.
Enfin deux plans, éloignés l’un de l’autre dans l’extrait, reprennent la même scène avec un changement d’échelle, le second étant plus rapproché. Hanzo assis devant la maison se dévêtit alors que son grand-père s’adresse à lui du haut du premier étage. La couleur est placée en deux endroits, suivant une ligne oblique tracée par la composition : en bas à gauche et en haut à droite. La nuée chromatique de gauche est deux fois plus importante que celle de droite. Dans le second plan reprenant la scène, la couleur à gauche a été décalée légèrement vers la droite, traçant toujours avec la couleur en haut à droite une oblique, accentuée cette fois par le regard d’Hanzo qui se tourne vers son grand-père.
Dans le premier plan, certains testés avaient des sous-titres à lire. Ceux-là se sont uniquement concentrés sur les deux personnages, majoritairement sur Hanzo, son visage, ses gestes et sur les sous-titres. Pour les autres, l’exploration est beaucoup plus large, mais une seule, toujours la même personne, revient régulièrement sur le bleu aux pieds d’Hanzo. Son regard passe de la couleur à Hanzo, par deux fois, créant un lien visuel entre ces deux éléments – le corps et la trace – juxtaposés dans l’image. En revanche, aucune attention n’est portée, même accidentellement, à la couleur dans le ciel en haut à droite, suggérant que la proximité de la couleur sur le sol au personnage principal a suscité sa « visibilité ».
Dans le plan plus rapproché, le regard du testé qui avait considéré la couleur est cette fois plus proche de l’organisation graphique du plan. Le regard passe de la couleur au sol à celle dans le ciel suivant la composition oblique, embrassant ainsi la partie colorée de droite auparavant ignorée. Il suit un chemin tracé par les lignes architecturales de la maison, mais aussi la ligne oblique virtuelle qui relie son grand-père à Hanzo qui a tourné son visage vers lui.
En s’attardant sur le mouvement des regards, les différents chemins qu’ils empruntent pour exploiter l’image, on remarque une constante. Ils suivent les lignes qui relient imaginairement les objets du plan : du corps d’Hanzo toujours vers celui du grand-père, avec parfois un arrêt entre les deux, mais sur la même oblique, et du bleu au sol vers le bleu dans le ciel avec également un arrêt intermédiaire sur la ligne oblique. Ils s’inscrivent ainsi dans le schéma de composition du plan.
Figure 3
Kinoshita Keisuke, La Rivière Fuefuki, Japon, 1960, 117 min.
Au regard des réactions précédentes face à la couleur, il semble que c’est moins la disposition de la couleur qui a engagé le regard à suivre la composition de l’image que la composition de l’image qui a permis de suivre la disposition de la couleur et de faire voir la trace bleue en haut à droite, négligée dans le plan plus éloigné, alors même qu’elle occupait une portion plus grande du cadre.
Dans ce premier extrait, si la couleur est visiblement posée sur l’image, elle ne masque cependant ni les objets ni les actions. Elle se propose comme un accent chromatique sur une étendue (la rivière, le ciel, le sol). Dans l’extrait suivant, la couleur, cette fois non objectale, recouvre partiellement objets, personnages ou action du plan. Elle fait littéralement écran entre des parties de l’action et le regard du spectateur. De la sorte, elle peut être considérée comme une opacité au sens que lui donne Louis Marin de : « tout ce qui dans l’art du visible joue au-delà ou en-deçà de la représentation […], présence d’une matière, d’une chair, d’un corps de peinture…9 ». L’opacité ici est bien un corps de « peinture » – et non une opacité filmique qui est d’un tout autre type –, une opacité picturale qui opère dans l’ordre du filmique. Elle « contrarie » la transparence du signe en déstructurant l’unité formelle de la représentation, notamment l’espace tridimensionnel de la fiction, par le soulignement de la réalité matérielle de l’image cinématographique en deux dimensions (ce que faisait déjà mais en une seule occasion la couleur bleu immobile dans le plan en mouvement). Dès lors, deux questions se posent. L’opacité de la couleur influence-t-elle l’attention du spectateur à la scène filmée ? Comment le spectateur réagit-il à la contrariété de la transparence ?
Dans le premier plan, d’ensemble, dont l’action est longue et sans grande variation, l’image est explorée dans sa totalité : aussi bien le cratère du Mont qui trône au centre à l’arrière-plan, la ligne de crête d’où apparaissent les belligérants que les nuées chromatiques disposées çà et là sur l’image.
L’attention portée à la couleur se modifie lors des plans suivants, plus courts et plus rapprochés sur les hommes qui combattent. Un seul testé porte son regard sur la couleur disposée en losange dans le deuxième plan. Le mouvement d’exploration de la couleur en ces quatre endroits de l’image semble lui permettre d’ailleurs de considérer le duo de combattants sur la droite, complètement ignoré par les autres testés qui se concentrent uniquement sur le centre de l’image, dans la partie non recouverte par la couleur.
Figure 4
Kinoshita Keisuke, La Rivière Fuefuki, Japon, 1960, 117 min.
Le quatrième plan, plus large avec deux nuées vertes, l’une sur le sol qui est exploitée, l’autre le long de la ligne oblique ascendante de la montagne, offre une autre attitude face à la couleur. L’exploitation de la partie verte en bas de l’image est vraisemblablement motivée par la chute d’un guerrier à cet endroit. Il semble donc que ce soit le corps tombé qui soit scruté, par-delà la couleur. En outre, dans les autres plans, tous les testés sauf un se focalisent uniquement sur la zone de l’image où se déroule l’action et qui n’est pas recouverte par la couleur. Les regards ignorent les parties supérieure et inférieure.
Figure 5
Kinoshita Keisuke, La Rivière Fuefuki, Japon, 1960, 117 min.
Si l’un des regards suit la ligne de montagne horizontale au bout de laquelle se trouve une trace de couleur, il s’arrête cependant avant de la rencontrer.
Tout se passe comme si la couleur constituait un cadre dans le cadre, une limite au‑delà de laquelle il n’y a rien à voir (sauf pour le testé qui, s’approchant d’une trace colorée, a « saisi » une autre zone de combat dans le champ). Elle s’impose à l’image comme une gêne visuelle que le regard évite. Parce qu’elle empêche la lecture optimale de l’action – alors même qu’elle fait partie de l’image, de ce qui doit être perçu –, il semble logique que la majorité des testés choisissent de la considérer comme un encadrement, à la manière d’un iris. Cette modalité de lecture de la couleur lui attribue une fonction dans l’image. Les testés n’ignorent donc pas la couleur, même s’ils ne la considèrent pas en elle-même.
Le caractère intempestif et inhabituel des couleurs dans le film de Kinoshita suscite finalement une forme d'indifférence de la part des spectateurs testés. Qu'en est-il d'un film comme Sin City dans lequel la couleur s'inscrit dans le noir et blanc de manière plus coutumière et moins importune pour les spectateurs de 2015, tout en présentant néanmoins une décision chromatique qui contrevient aux habitudes de ces derniers ?
Sin City, la couleur entre ornement et fulgurance
Sin City, réalisé par Robert Rodriguez en 2005, est retouché numériquement afin de déployer un fort contraste noir et blanc, auquel viennent s’ajouter des touches de couleurs. La couleur est intégralement objectale, apparaissant toujours comme une qualité des objets.
La scène analysée présente l’attaque de la bande de Jack par les prostituées de la vieille ville. La couleur y est très rare et localisée. Il s’agit de la carrosserie bleue de la voiture de Jack et celle rouge de la voiture de Dwight, des yeux bleus de Becky, des broderies de la tunique de Miho et enfin du blanc saturé et éclatant des effusions de sang. La présence du blanc pour le sang, qui crée des effets marqués d’opacité, creusant la représentation de son anomalie visuelle, pose question quant à son appréhension. En outre, la couleur est souvent fugitive, surgissant à la faveur d’un éclair ou d’un éclat de lumière.
L’analyse des mesures relève la manière dont l’œil gère l’apparition des couleurs et notamment la décision esthétique singulière du blanc pour le sang. Trois moments particuliers de la scène sont envisagés : le dialogue en champ contrechamp de Jack et Becky, la plongée sur la rue, où la caméra passe d’une voiture à une autre, la scène d’attaque de Miho.
Dans la scène de discussion entre Jack et Becky, les regards des testés sont naturellement concentrés sur les visages, notamment les yeux et la bouche puisqu’il s’agit d’une scène dialoguée. Les yeux des deux protagonistes sont les lieux de l’image les plus investis par les regards. Les iris bleues de Becky n’attirent pas plus l’attention que ceux, en noir et blanc, de Jack. Et l’apparition fugace de la couleur bleue de la carrosserie de la voiture, à la faveur d’un flash, n’attire aucun regard, même à retardement
Figure 6
Rodriguez Robert, Sin City, États-Unis, 2005, 124 min.
Les yeux et les visages sont définitivement les points de focalisation de cette scène, les testés y reviennent toujours après le cut du contrechamp et n’en bougent pas, même lors d’un accident lumineux.
La deuxième scène, en plongée sur les deux voitures, débute sur celle de Dwight, d’un rouge coruscant et permanent, puis la caméra s’élève jusqu’aux toits, rencontre Miho accroupie, et glisse enfin rapidement en arrière pour recadrer la voiture bleue de Jack, dont la couleur est également immédiatement visible.
Le rouge et le bleu des voitures, aussi brillants et ostensibles soient-ils, concentrent moins l’attention que les personnages, qui sont peu visibles à cette distance, et que les testés semblent chercher. Dans le temps rapide du mouvement de caméra, les regards saisissent Dwight, qui est sorti de sa voiture, et Miho, qui surveille. Les testés ont d’ailleurs immédiatement compris que l’enjeu de la scène, à partir du mouvement de recul ascensionnel de la caméra, n’était pas sur les toits – malgré la présence de Miho – mais dans la rue. Leurs regards précèdent le mouvement d’appareil, anticipent sur le moment où la caméra recadre la rue évacuant l’espace des toits. Arrivés à la voiture de Jack, ils s’attachent au pare-brise – pour apercevoir les hommes dans la voiture ? – et au toit de la voiture, grand aplat blanc au centre de l’image sur lesquels ils reviennent souvent. Ainsi, si la couleur des carrosseries est bien vue, car rencontrée par le regard, elle ne fait pas l’objet d’une exploitation, contrairement aux corps de Dwight et Becky et à la voiture de Dwight en elle-même – ce que la concentration des regards sur son toit semble indiquer.
Lors du deuxième temps de cette scène, la voiture de Jack, cette fois en noir et blanc, apparaît à nouveau dans sa couleur bleue à la faveur d’un éclair. Il s’agit toujours d’un long plan en plongée et dont le mouvement est très lent puisque la voiture se cale sur le pas de Becky qu’elle accompagne. Deux des testés explorent la totalité de l’image en insistant surtout sur la voiture et ce qui la flanque : à gauche la minuscule silhouette de Becky, à droite le trottoir que surplombe Miho du haut de son toit. Alors que la couleur apparaît, l’un des testés revient sur la voiture avec une latence, un retardement perceptif normal où l’œil met environ cent-cinquante millisecondes à bouger vers ce qui l’a attiré.
Figure 7
Rodriguez Robert, Sin City, États-Unis, 2005, 124 min.
Les autres testés explorent l’espace sur la voiture et tout autour en s’arrêtant plus fixement sur Becky et les points lumineux.
Figure 8
Rodriguez Robert, Sin City, États-Unis, 2005, 124 min.
Dans cette scène où le spectateur est mis à distance de l’action, le regard cherche à réduire cette distance en focalisant sur les personnages ou les objets signifiants de l’image. La couleur est vraisemblablement peu importante dans cette démarche, car elle renseigne finalement moins que la présence de Becky qui marche à côté de la voiture. Elle n’est pas traitée comme une information qui participe à la compréhension de l'action et sans l’éclair lumineux qui modifie les paramètres visuels de l’image fugitivement et peut provoquer une intimation à bouger les yeux, il fait peu de doute qu’elle n’aurait pas fait l’objet d’attention. Par ailleurs, le flash lumineux est ici une attraction visuelle efficace, car le plan est relativement éloigné et les données éparses, contrairement au flash précédant intégré à un plan rapproché où l’enjeu de lecture figurait clairement sur le visage de Jack et son expression. Ainsi, l’apparition fugitive de la couleur par l’éclat lumineux n’avait pas été interprétée dans ce dernier plan comme élément nouveau à exploiter pour « saisir » le contenu de l’image et son sens.
Enfin, la dernière scène présente la violente attaque de Miho qui tranche la main armée de Jack avec un shuriken. Les regards s’attardent sur l’expression interdite de Jack qui est au centre de l’image, plus que sur le sang blanc qui jaillit. Le plan étant très court, les spectateurs cherchent vraisemblablement à lire la réaction de l’homme mutilé. Quand on revient sur Jack tenant son bras amputé au poignet et dégoulinant de sang blanc, les regards des testés sont concentrés dans la zone du bras, toujours focalisés sur le centre de l’image. Les regards effectuent de rapides et courtes sautes visuelles dans le tiers central du cadre, essayant de suivre le mouvement du bras amputé qui accompagne les soubresauts du corps.
Figure 9
Rodriguez Robert, Sin City, États-Unis, 2005, 124 min.
Au final, les couleurs des carrosseries sont assez peu objets d’attention, sauf sous l’effet de l’apparition lumineuse fugitive lorsqu’elle n’est pas concurrencée par un visage sur lequel peut se lire une expression. C’est dès lors moins la couleur que son moyen d’apparition qui est remarqué. Lorsqu’elle figure dans le plan sans effet de lumière, la couleur semble ignorée, probablement parce que dans le cas d’un plan à distance une identification plus pointue des figures s’impose et parce que, dans le cas de plans rapprochés, ce sont les visages et les yeux qui prévalent. La couleur est plus régulièrement rencontrée par le regard lorsqu’elle est centrée dans l’image. Mais dans les plans larges le regard explore d’abord les visages et les corps, c’est-à-dire la figure humaine.
C’est plutôt le blanc considéré ici comme une couleur qui est l’objet d’attention, probablement parce qu’en plus de son jaillissement violent, il est un inattendu de la figuration. L’anomalie du blanc pour le sang – là où l’on pouvait attendre du rouge10 – conjuguée à la forme sous laquelle il apparaît : l’alliance paradoxale de matité et d’intensité presque lumineuse que seule la couleur numérique peut produire, l’imposent en quelque sorte aux regards. La centralité des effusions de blanc n’est certainement pas sans influence sur l’attrait qu’elles suscitent. Le mouvement rapide et complexe de la scène qui conjoint une lecture du mouvement des corps, de leur action et des réactions des personnages, nécessitait vraisemblablement un choix de mise en scène qui en faciliterait la lecture, celui d’un centrement des effets dans le plan.
La couleur entre désaffection et refus
En définitive, il apparaît que dans La Rivière Fuefuki et Sin City la couleur, alors même qu'elle est visuellement un élément saillant dans le cadre du noir et blanc, est traitée comme un détail, au sens d’une chose présente localement si ce n’est insignifiante, du moins peu importante pour la compréhension globale de la scène. Ce qui est flagrant dans les deux films, c’est que l’œil se focalise presque exclusivement sur l’espace de l’action des figures humaines – combat, dialogue, attaque –, lieu où les informations sur ce qui se passe sont en nombre et concentrées.
Même quand elle est évènementielle, notamment quand elle n’est pas une caractéristique visuelle immédiate de l’image, la couleur est peu considérée par l’œil. Dans Sin City, son apparition fugitive, temporaire ne bouleverse pas les choix de focalisation.
La temporalité du plan, les mouvements internes à l’image et leur complexité obligent les spectateurs à faire des choix quant à l’objet de leur exploration et de leur exploitation. L’attention à la couleur est clairement dépendante de ces paramètres. Alors même que dans les films choisis elle n’est pas exactement référentielle – elle apparaît volontairement comme un ajout et non comme une qualité des référents –, qu’elle n’est pas complètement naturalisée – pas du tout dans Fuefuki –, elle n’est néanmoins pas traitée comme un élément plastique et dramaturgique dont il faut tenir compte.
Il y a comme une hiérarchie de traitement des éléments de l’image, dont l’action impliquant des personnages, des figures humaines, est la priorité. Dans Sin City, c’est la conversation qui mobilise les regards et après elle les mouvements internes et de l’image. Dans Fuefuki, c’est l’action de la marche, de la conversation puis des combats qui monopolisent les attentions. Et les regards en toute fin de plan sur la couleur pourraient être interprétés dans ce sens de l’épuisement des informations jugées nécessaires à la compréhension de l’image. Le spectateur finit par envisager la couleur, une fois qu’il a appréhendé le « principal ».
La couleur est donc considérée comme incidente, sans aucune caractéristique signifiante propre, ou comme un ornement, parfois gênant, dont il faut se détourner ou intégrer comme une modalité de lecture – elle fait alors fonction de cadre. Alors même qu’elle est physiquement, visuellement, au-dessus des choses, elle passe finalement derrière elles. L’opacité, ce travail singulier de la matière qui ramène la représentation au-devant du regard quand son idéalité est de s’effacer derrière ce qu’elle représente, est comme immobilisée dans son action, dans sa dynamique, contournée par le spectateur qui s’accroche en quelque sorte à la nécessaire logique de la transparence.
Il apparait en outre que, par sa manière de regarder les images, le spectateur de Fuefuki ne cherche pas à « reconstruire » l’unité déstructurée de la représentation parce que, en quelque sorte, il ne tient pas compte de cette déstructuration. Ou à la rigueur son éludation de la couleur – le fait de resserrer la vision à l’espace où la couleur n’est pas – est un maintien de cette construction et de cette stabilité de l’unité tridimensionnelle de la scène représentée.
Reste le cas singulier du blanc dans Sin City. Plus fulgurant que fugitif, car une fois apparu il ne disparaît pas, il provoque une déstabilisation dans l’horizon d’attente des spectateurs qui peut expliquer l’attention qui lui est accordée. Mais il ne faut pas non plus oublier l’influence des paramètres fondamentaux de l’action et de la composition, car le blanc apparaît à la faveur de l’attaque de Miho centrée dans l’image.
La couleur dans la composition, entre pouvoir de l’action et pouvoir du centre
On entrevoit alors l’influence de la composition plastique de l’image sur l’attention portée à la couleur. C’est assez évident dans Fuefuki, avec les obliques et les droites de composition sur le schéma duquel sont disposées les couleurs. Mais on remarque également que le rapport à la composition est fonction de la disposition de la couleur en regard de l’action et la relativité de son obstruction visuelle. Ainsi toujours dans Fuefuki, la couleur bleue est exploitée parce qu’elle est disposée dans le sens des regards des deux personnages en dialogue qui répondent eux-mêmes aux lignes de structure de la maison, et parce qu’elle ne contrevient pas à la vision optimale de cette action.
Même les testés qui ne sont pas attentifs à la couleur sont en quelque sorte dépendants de la composition. Dans Fuefuki, les regards s’alignent dans leurs parcours sur les obliques dessinées par les lignes de crêtes ou de terrain. Dans Sin City, ils vont même jusqu’à devancer un changement de composition, l’espace de la ruelle s’imposant dans l’image mouvante face à l’espace des toits. Mais chaque fois, ces regards sont guidés soit par le personnage mobile, soit par la caméra mobile. La composition comme la couleur ne semble pas s’imposer sans le concours de l’action, ou sans qu’elle soit constitutive de la logique de l’action. Ainsi, les éléments plastiques de la scène sont envisagés s’ils contribuent à guider la lecture des événements.
Enfin, le centre de l’image reste un lieu décisif, comme Rudolf Arnheim l’a longuement analysé11. Ainsi, lors d’un raccord ou d’une dispersion de l’attention hors de l’image par la voie du sous-titre par exemple, le regard réinvestit systématiquement le centre12.
Dans Sin City, les touches de couleur ne sont jamais situées arbitrairement quand il s’agit de plans larges avec un arrière-plan visible et des détails. Elles sont quasiment toujours centrées. Puisqu’elles sont ajoutées en post-production et qu’elles ne sont pas systématiquement appliquées à chacune des apparitions de l’objet auquel on donne parfois une couleur, on peut admettre qu’il s’agit d’une décision consciente de la part du cinéaste. Par sa centralité, la couleur s’impose ainsi à la vision, indépendamment de l’intérêt et peut-être même contre le désintérêt qu’elle peut susciter en regard d’autres paramètres.
Il conviendrait de soumettre les mêmes testés à de nouvelles mesures sur ces mêmes extraits. On peut en effet faire l’hypothèse qu’à la première vision d’un film, le spectateur dirige son attention en premier lieu et principalement sur le récit, cherchant à comprendre les événements et les actions qui impliquent les personnages. Face à des images visuellement complexes, ou une histoire qui se déroule dans une période éloignée dans le temps, le spectateur opère une sélection aux dépens des éléments plastiques quand ils ne ressortissent pas à l’action. Une deuxième vision serait peut-être l’occasion d’exploiter l’image de manière plus approfondie puisque les actions et le récit sont déjà connus. Que pourrions-nous dès lors conclure d’analyses oculométriques révélant que les testés continuent de « négliger » la couleur, alors même qu’ils ne sont plus tenus par la nécessité de comprendre les actions dans l’image ?