Danse et jeu vidéo : à la croisée des mondes

DOI : 10.54563/demeter.395

Résumés

Si le jeu de danse a toujours fait partie de la gamme de produits offerte par l'industrie vidéo‑ludique, les derniers développements de la technologie de reconnaissance de mouvements, spécialement le capteur Kinect (désormais intégré à la nouvelle génération de consoles de salon Microsoft), a particulièrement favorisé son essor. Au-delà de ce rapprochement conjoncturel, il nous semble que les points de jonction entre danse et jeu vidéo peuvent être analysés à l’aune de la notion de jeu telle que théorisée par Johan Huizinga, et telle que reprise par nombre de recherches sur cet objet d’étude relativement récent.
Sous cet angle, se décèlent l’influence de pratiques lointaines que le jeu vidéo vient réactualiser de manière originale, et un rapport aux mondes virtuels et réels qui rappelle ceux que peut notamment créer la danse lorsqu’elle revêt une dimension rituelle. Les notions d’agôn et d’avatar, qui ont été transposées de la sphère religieuse et antique vers le vocabulaire de la culture vidéo-ludique, constituent autant de pivots pour cette analyse.

If the dancing game has always been a part of the products offered by the videogame industry, the last developments of the motion sensing technologies, especially Kinect (now integrated in the new generation of Microsoft consoles), has particularly encouraged his growing. Beyond this cyclical meeting, it appears that the points of junction between dance and videogame can be analysed by the notion of play as thought by Johan Huizinga, and as interpreted by lots of works on this most recent research topic.
Under this perspective, the influence of ancient practices, unexpectedly updated by video game, can be revealed, as well as a relation to the actual and virtual worlds which reminds those created by dancing in a ritual context. The notions of agôn and avatar, which has been transposed from the antic and religious sphere toward the vocabulary of video gaming culture, can be seen as key elements to lead this analysis.

Plan

Texte

La danse, telle que pratiquée par tout un chacun, est d’abord une activité festive, un temps pris par le corps hors du régime habituel des actions utilitaires, un délassement et un défoulement tout à la fois. Elle semble ainsi de prime abord s’opposer à l’activité sérieuse. Cette opposition, ancrée dans les esprits, l’a longtemps desservie dans les débats esthétiques qui ont tenté, à partir du xvie siècle, de justifier sa prétention au rang d’Art, et de l’extraire de la sphère du simple divertissement.

Le jeu vidéo, objet culturel bien plus récent, souffre à certains égards des mêmes difficultés à se positionner légitimement dans le champ des activités sociales et artistiques, et peine à être considéré « avec sérieux ». Ce qui posait problème dans la danse et sa réception semble en effet exacerbé dans son cas : parce qu’il s’agit d’une pratique où l’on s’amuse, toute problématique artistique devrait en être exclue.

C’est dans cette quête légitime d’une reconnaissance esthétique qu’un premier terrain commun peut être trouvé entre la danse et le jeu vidéo. On rencontre là un des arguments du plus fervent partisan de leur rapprochement théorique, le philosophe des médias Graeme Kirkpatrick :

La danse et les jeux vidéo ont été exclus de l’académie et leur statut d’arts sérieux a toujours été mis en doute. Les raisons sous-jacentes sont identiques pour tous les deux. La danse et les jeux vidéo engagent tous deux le corps de façon potentiellement transgressive et engagent tous deux des questions de genre1.

Concevoir le jeu vidéo comme une forme de danse – c’est la thèse que développe Graeme Kirkpatrick dans Aesthetic Theory and the Video Game – implique la possibilité de penser le jeu vidéo avec les outils conceptuels de la philosophie esthétique et de perturber les préjugés habituels tendant à faire de la danse une pratique féminine et du jeu vidéo un exercice masculin.

Kirkpatrick rapproche ainsi le jeu vidéo de la danse afin de le penser comme art et expérience esthétique, et comme catalyseur d’un questionnement sur le genre. S’il s’agit, pour Kirkpatrick, d’utiliser simplement la danse comme opérateur théorique pour interroger la compatibilité du jeu vidéo avec les catégories de l’esthétique, il nous semble cependant que le rapprochement de la danse et du jeu vidéo ne s’arrête pas aux débats sur leur statut d’art, et peut également s’aborder sous l’angle du rite. Si les origines rituelles de certains jeux traditionnels sont des hypothèses souvent posées (Roger Caillois en fait, dans Les Jeux et les Hommes, une longue énumération), il est plus rare que le jeu vidéo soit questionné sous cet angle : en quoi ses mécanismes et ses expériences de jeu peuvent-ils s’apparenter à des formes actualisées et désacralisées de dynamiques rituelles ? Plus encore que la comparaison avec ces jeux « traditionnels », il nous apparaît que le rapprochement avec la danse peut être fécond pour comprendre cet ancrage. Et surtout, ce rapprochement permet de proposer comme horizon et comme enjeu une réflexion que le prisme de l’art et du genre invitait déjà à mener – une réflexion sur le corps et son environnement, leur nature et leurs frontières.

Nous commencerons par exposer un bref état des lieux des incursions effectives de la danse dans l’industrie vidéoludique, favorisées par le développement des technologies de reconnaissance de mouvement, avant de nous attarder sur la structure ludique majoritairement déployée dans les jeux de danse : la compétition, ou agôn. Nous détaillerons alors ce que l’agôn a d’originellement rituel, et explorerons une théorie fréquemment posée dans les études sur le jeu vidéo : la théorie du « cercle magique », qui dérive de considérations sur les jeux et danses sacrés. Nous poursuivrons cette analyse d’une actualisation et d’une sécularisation, dans le jeu vidéo, de processus ailleurs accomplis par le rituel dansé en posant la question de « l’avatar » – incarnation terrestre du divin ou double virtuel du joueur. Nous conclurons enfin en nous intéressant à l’extrême opposé de l’agôn sur le spectre ludique : la paidia. Elle nous permettra de caractériser la dimension intrinsèquement subversive de la danse, de voir comment cette dernière se manifeste dans les univers vidéoludiques, et de comprendre sa nécessité dans une logique de construction et de destruction de monde sans cesse « rejouée ».

Danse, scoring et technologies de reconnaissance de mouvement

La rencontre entre danse et jeu vidéo, advenue dès les débuts de l’industrie vidéoludique et des jeux d’arcade, a trouvé dans les avancées technologiques de ces dernières années – et notamment les technologies dites de reconnaissance de mouvement – une nouvelle actualité. En 2010, Microsoft propose un accessoire à adjoindre à la Xbox 360, le capteur Kinect, qui fait maintenant partie intégrante des consoles Xbox One. Ce capteur permet pour la première fois de reconnaître le corps dans son entier, et ce sans avoir besoin de manipuler une manette ou de piétiner un tapis. « La manette, c’est vous », affirme le slogan. Le petit « œil » de Kinect émet des infrarouges dans toutes les directions, infrarouges qui vont rebondir sur les corps des joueurs et ainsi transmettre à chaque instant à la machine toutes les données relatives à leur localisation dans la pièce et à leurs mouvements. Le jeu de danse – qui constituait déjà un type de jeu jouissant d’une certaine popularité, notamment grâce à la série des Dance Dance Revolution de Konami (avec tapis) – a connu un essor remarquable grâce à cette technologie : ainsi la licence Just Dance est-elle, avec ses cinquante millions d’unités vendues dans le monde en 2014 (d’après Ubisoft), le deuxième plus gros succès de l’éditeur. La technologie de reconnaissance de mouvement ne se limite pas seulement aux consoles de salon – Just Dance par exemple se décline désormais sur smartphones et tablettes, avec Just Dance Now. Notons par ailleurs que l’influence est réciproque entre danse et jeu vidéo, et les échanges et emprunts se font dans les deux sens : les technologies de reconnaissance de mouvement ont également inspiré des artistes plasticiens et chorégraphes, comme Daniel Franke et Cedric Kiefer, ou encore Lorena Dozio, qui y ont vu l’opportunité d’exploiter une interactivité nouvelle entre corps et environnement numérique. Bien avant, le célèbre jeu Tetris a inspiré la danse du même nom…

On pourrait penser, à première vue, que la rencontre entre jeu vidéo et danse n’a rien d’évident, et que la danse s’accommode mal des us et pratiques vidéoludiques – au premier rang duquel le scoring, c’est-à-dire le fait de chercher à réaliser les meilleurs scores possibles. Comment quantifier la réussite d’une danse ? Il y a, quant à ce dernier procédé, une parfaite continuité entre les jeux sur tapis et ceux usant de capteurs de mouvement : il s’agit toujours de parvenir à atteindre une série de points-clés dans l’espace et le temps, chaque point-clé atteint rapportant des points. On est loin, ici, d’une conception de la danse comme forme artistique et expressive, mais ce n’est de toute manière pas l’objet de ces produits : les séries Just Dance ou Dance Dance Revolution sont des compétitions, où il s’agit de battre au score ses adversaires, ou d’établir certains records. C’est même parce que les technologies de reconnaissance de mouvement ont permis d’affiner les possibilités de scoring que le jeu de danse a connu un spectaculaire gain de popularité.

Il n’y a cependant pas de véritable antagonisme entre cette conception vidéoludique de la danse comme terrain de compétition, et celles issues de la pratique réelle des danseurs : il faut en effet garder à l’esprit qu’un pan de la danse, celui des danses dites sportives (communément appelées danses de salon), marque déjà la rencontre entre score et chorégraphie. Mais plus intéressant encore, cette logique de jeu d’affrontement a trouvé dans la danse un nouveau souffle ces dernières décennies, par le biais du hip-hop et de ses battles. Serait-il à ce titre pertinent de faire remarquer la danse hip‑hop et le jeu vidéo sont apparus au cours de la même décennie – les années 70 ? Ils sont le fruit d’une même époque, et se sont érigés de même, dans les années suivantes, en réseau de références auto-instituées, entre pop culture et contre-culture. Il faudrait pour analyser leurs liens mener une enquête historique – inexistante à ce jour – qui se révèlerait sans aucun doute passionnante. En attendant, nous pouvons nous contenter de noter que c’est dans l’univers du hip-hop que les jeux de danse puisent le plus nettement leurs références visuelles et chorégraphiques, empruntant beaucoup de leurs univers graphiques et de leurs modes de jeux à l’imaginaire urbain des concours de rue. C’est ainsi que la question de la compétition est passée, tout naturellement, du cercle des battles aux assemblées de gamers.

Danse et jeu vidéo, un agôn contemporain

Les jeux de danse attirent ainsi notre attention sur la structure ludique archaïque dont il relève : la compétition, ou agôn, type de jeu par ailleurs largement exploité par l’industrie vidéoludique. Telle est dans ce cadre sa définition possible : « Agôn – entendu comme une compétition, qui requiert aptitudes et entraînement. Les jeux de tir à la première personne tombent sous cette catégorie, tout comme les jeux multijoueurs dans lesquels nous affrontons d’autres individus ou d’autres équipes. Les jeux agonistiques sont ceux où il y a une issue claire : la victoire ou la défaite2. »

Hors de ce champ spécifique, le terme grec d’agôn désigne plus généralement le combat, l’affrontement, la compétition. À ce titre, le jeu vidéo, un certain pan du moins, pourrait être vu comme un triple agôn. Tout d’abord, dans la mesure où sont organisés dans certains cas des tournois en ligne, que remporteront les joueurs les plus habiles. Il peut s’apparenter de ce fait, très directement, à une compétition.

Dans un deuxième temps, le scoring permet également une compétition avec soi-même, car il permet l’établissement de records personnels qu’il faudra ultérieurement – et perpétuellement – dépasser. Dans les jeux de course automobile, les performances passées sont matérialisées sous la forme d’un ghost, voiture fantôme qui parcourt simultanément le circuit au meilleur temps réalisé par le joueur. Le combat contre soi-même, afin de devenir meilleur, est un sens que le christianisme athématisé – c’est ainsi que s’entend le De agone christiano d’Augustin. L’expression, également rencontrée, d’« athlète de Dieu », s’inscrit dans ce même champ lexical. Il n’est cependant pas impossible d’entrevoir dans la notion d’origine, déjà, cette idée d’un combat contre soi-même. Ainsi pourrait-on interpréter un agôn célèbre, celui qui oppose Ulysse aux prétendants de Pénélope. Les prétendants se pressent au chevet de la reine qui, ignorante du retour d’Ulysse, décide d’organiser un concours pour les départager. Se languissant du mari qu’elle croit mort, et se refusant à rompre aisément son supposé veuvage, elle leur propose une épreuve dont seul Ulysse parvint un jour à triompher : il s’agira, pour gagner sa main, d’envoyer une flèche dans douze haches auparavant alignées. Ulysse se présente, anonymement, et se soumet lui aussi au défi. Aucun de ses adversaires n’est capable de réaliser un tel exploit – ils ne sont, finalement, pas de véritables challengers. Pour gagner la main de sa femme, son véritable adversaire est donc bien lui‑même. Saura-t-il égaler la performance qu’il avait jadis accomplie ? La tradition vidéoludique du ghost, ce combat contre cet autre soi qui établit autrefois le record, trouve là un précédent illustre.

En dernier lieu, nous pouvons noter que le cheminement, au sein du scénario, du héros dirigé par le gamer s’organise lui aussi selon les règles de l’agôn – dans un sens encore un peu différent. Au gré du genre dont relève le jeu (à plus forte raison s’il s’agit d’un jeu fonctionnant par niveaux), son parcours est conçu pour être semé d’embûches. Le personnage incarné par le joueur doit, dans des combats renouvelés, affronter des pnj, personnages non joueurs gérés par l’intelligence artificielle, pour passer au niveau supérieur ou à l’étape suivante de l’histoire. Ce combat peut, selon, être un concours de danse, une lutte contre le boss, le dernier personnage du niveau, ou bien une énigme plus difficile que les autres, mais dans tous les cas son issue décide de la suite de l’aventure. On retrouve ici, cette fois, l’agôn de la tragédie grecque, le moment de la pièce où deux personnages s’affrontent, dans un duel d’orateurs dont l’issue incertaine doit faire naître la crainte dans les cœurs des spectateurs. L’agôn théâtral est plus qu’un échange verbal querelleur, il est un véritable combat, dont un unique gagnant sortira, et les scénarios traditionnels des jeux vidéo reprennent très souvent une telle structure narrative et dialectique dans leur déploiement.

Notons à cet endroit que l’agôn théâtral n’est en réalité qu’un avatar particulier d’un concept protéiforme et structurant de la société grecque, dont l’idée directrice serait celle d’un affrontement régulé et respectueux entre gens de valeur comparable. Le premier sens d’agôn, purement spatial, se trouve dans l’Iliade, et désigne l’assemblée des guerriers constituée à l’image de l’assemblée des Dieux. Marcel Detienne précise ainsi la prégnance de l’espace circulaire dans la société grecque : « Dans le jeu des diverses institutions, assemblées délibératives, partage du butin, jeux funéraires, un même modèle spatial s’impose : un espace circulaire et centré où idéalement chacun est par rapport aux autres dans une situation réciproque et réversible3 ». Cet espace est celui de l’agôn, qui est donc, d’abord, un lieu de rassemblement de la communauté.

Les battles de hip-hop ont retrouvé, spontanément, beaucoup de ces sens et de ces fonctions. « Le cercle » est en effet une formation centrale, et un terme entré désormais dans le jargon propre au milieu hip-hop. Dans le cercle, chacun peut se retrouver invité – mis au défi – par le danseur au centre, pour prendre sa place et exécuter une danse encore plus brillante. De la même manière, il finit par désigner aussi l’assemblée des danseurs, ceux que l’on retrouve et que l’on sait de valeur égale, et puis également la compétition elle-même – ainsi du Cercle Underground qui se tient tous les ans. Le cercle suit-il le parcours sémantique de l’agôn de la Grèce antique ? Ce lieu de rassemblement se met à désigner plus spécifiquement, à l’époque archaïque, l’arène des jeux – gymniques, guerriers, musicaux – de la communauté, amorçant le glissement de sens qui lui confère finalement son acception définitive, comme l’indique Marc Durand, spécialiste de cette notion dans la culture grecque :

Le terme, qui à l’origine désignait un espace au sein duquel se déroulaient certaines activités, désigne à présent ces activités elles-mêmes, le lieu physique n’étant plus que sous-entendu dans l’économie générale de la notion. En une sorte de synecdoque, le contenu a pris la place du contenant. […]
C’est désormais la dynamique interne des jeux, leur logique essentielle que va désigner l’Agôn. Qu’est-ce qui fait la spécificité de ces jeux ? C’est, disons‑nous, l’ant-agonisme, le concours, la lutte, la rivalité pour surpasser l’autre dans une compétition4.

On pourrait également, pour étayer ce rapprochement du cercle du hip-hop avec l’agôn antique, noter qu’il advient, historiquement, comme une forme de sublimation des guerres de gangs qui faisaient rage dans les quartiers les plus défavorisés de New York et Los Angeles, instaurant à leur place « les morts pour jouer5 » des battles de danse.

La danse, dans sa forme urbaine culturellement la plus proche des univers vidéoludiques, exacerbe ainsi une notion qui, en retour, se déploie parfaitement dans le scoring permis par les programmes informatiques. Doit-on dès lors voir dans la danse hip-hop et le jeu vidéo les parangons d’un agôn contemporain ? Il peut en tout cas être intéressant de les interroger à l’aune de cette notion, et pour ce faire, de démêler toutes ses intrications et implications.

En particulier, son caractère initialement sacré se doit d’être évoqué. L’agôn, qu’il soit sportif ou verbal, est en effet dans la culture grecque un affrontement qui n’est qu’une des manifestations des luttes cosmiques et divines. Huizinga précise ainsi que « le caractère religieux de l’agôn se manifeste partout » :

Les Grecs avaient coutume d’organiser des compétitions dans tous les domaines où l’émulation était possible. Des concours de beauté masculine faisaient partie des Panathénées, et des fêtes de Thésée. Aux symposies, on rivalisait de talent à chanter, à poser des énigmes, à veiller et à boire. Même dans ce dernier type de compétition, le rapport avec la sphère sacrée ne fait point défaut : poluposia et akraposia, le fait de boire beaucoup et sans mélange, font partie de la fête des Choënes. Alexandre célébra la mort de Kalanos par un agôn gymnique et musical, avec des prix pour les meilleurs buveurs : il s’ensuivit que trente-cinq des participants moururent sur‑le‑champ, et six autres après le concours, dont le vainqueur6.

C’est là, peut-être, une des subtilités les plus difficiles à comprendre de l’agôn : son caractère sacré, et donc sérieux, n’entame en rien sa dimension ludique – c’est du moins la thèse de Huizinga. L’agôn, selon ce dernier, « accuse tous les traits formels du jeu », quand bien même la compétition se déroule dans le cadre d’un rituel ou d’une célébration. C’est même, finalement, parce que l’agôn est jeu qu’il s’inscrit si bien dans la sphère du sacré : « Dans la forme et dans la fonction du jeu, qualité spécifique, la conscience qu’a l’homme d’être intégré dans le cosmos trouve sa première expression, la plus haute et la plus sainte. Dans le jeu pénètre peu à peu la signification d’un drame sacré. Le culte se greffe sur le jeu7 ». La définition du jeu que l’auteur propose est ainsi construite pour admettre des formes rituelles d’affrontement, ou les cérémoniels des officiants :

Nous comptions pouvoir circonscrire cette notion comme suit : le jeu est une action ou une activité volontaire, accomplie dans certaines limites fixées de temps et de lieu, suivant une règle librement consentie mais complètement impérieuse, pourvue d’une fin en soi, accompagnée d’un sentiment de tension et de joie, et d’une conscience d’« être autrement » que la « vie courante »8.

Il précise également les différents moyens existant de s’extraire du cours de la vie courante, et les résume à cette fonction essentielle d’instauration des cadres du jeu :

L’arène, la table à jeu, le cercle magique, le temple, la scène, l’écran, le tribunal, ce sont là tous, quant à la forme et à la fonction, des terrains de jeu, c’est‑à‑dire des lieux consacrés, séparés, clôturés, sanctifiés et régis à l’intérieur de leur sphère par des règles particulières. Ce sont des mondes temporaires au cœur du monde habituel, conçus en vue de l’établissement d’une action déterminée9.

La construction, un temps, d’un espace sacré aux règles extra-ordinaires est certainement un des plus intéressants développements de l’agôn dans ses formes contemporaines – et un des plus problématisés.

Le « cercle magique »

La théorie du jeu vidéo – domaine de recherche principalement anglo‑saxon – a trouvé là matière à penser les nouvelles pratiques qu’elle se propose d’examiner. Elle s’est en effet appliquée à adapter les concepts de jeu antérieurs aux nouvelles technologies aux défis qui leur ont été posés par le développement de ces dernières. C’est à ce titre que Huizinga, et Roger Caillois, se trouvent être les auteurs les plus cités, de loin, par les chercheurs étudiant ces objets neufs. En particulier, Katie Salen et Erik Zimmerman, qui ont développé à partir d’Homo Ludens la notion de « cercle magique » (magic circle) et ont proposé là un des concepts les plus féconds et les plus discutés de ce champ d’étude. « [Du cadre du jeu] résultent non seulement la relation inhabituelle entre jeu et monde extérieur, mais aussi beaucoup des mécanismes ludiques internes et l’expérience de jeu. Nous appelons ce cadre le cercle magique, un concept inspiré des travaux de Johann Huizinga sur le jeu10 », posent-ils en 2004. Cette notion de cercle magique conceptualise l’établissement de « mondes temporaires au cœur du monde habituel », le dessin des contours de « son domaine spatial, tracé d’avance, qu’il soit matériel ou imaginaire, fixé par la volonté ou commandé par l’évidence11 ». L’agôn, entendu comme lieu circulaire du rassemblement de l’assemblée, est aussi, par conséquent, un cercle magique, à même de créer une brèche dans le réel. Un espace à part aux règles propres, lieu d’avènement de luttes sacrées et d’antagonismes cosmiques.

Cette notion de cercle magique, si féconde pour penser la mise en place d’une réalité parallèle proposée par le jeu vidéo et l’immersion dans un autre régime de sens et de lois qui en découle, rappelle les lignes que Susanne Langer – philosophe américaine du xxe siècle qui s’inscrit dans la continuité d’Ernst Cassirer – consacre à la danse dans un chapitre justement intitulé « The Magic Circle » de son ouvrage Feeling and Form. Même si elle ne se réfère jamais à Huizinga, et trouve la source de cette expression chez Curt Sachs12 – ethnomusicologue et historien de la danse allemand, lui‑même influencé par Jung –, on ne peut manquer de remarquer que les mêmes propriétés du « cercle magique », isolantes et créatrices de monde, sont mises en avant. Ainsi écrit-elle :

Cependant le monde du danseur est un monde transfiguré, éveillé à une forme spéciale de vie. Sachs observe que la forme de danse la plus ancienne semble être le Reigen, ou la ronde […]. Mais la ronde symbolise véritablement une réalité des plus importantes dans la vie des hommes primitifs – le royaume sacré, le cercle magique. […]
Dans le cercle magique, toutes les puissances démoniques sont relâchées. La réalité quotidienne est exclue, et avec elle, très souvent, les restrictions et les propriétés qui relèvent d’elle13.

L’art du danseur, selon Langer, consiste en la création d’une illusion, terme qu’il ne faut pas entendre comme apparence trompeuse, mais comme apparition de forces virtuelles. Ces forces virtuelles, non physiquement présentes, semblent diriger les mouvements et les déplacements des corps, comme les lois d’un royaume nouveau, nouvellement et provisoirement instauré le temps de la danse. Le cercle magique est la délimitation spatiale de ce royaume nouveau. La danse artistique et festive conserve également, selon la philosophe, ces capacités d’instauration d’un nouveau monde aux lois physiques apparemment différentes : le cercle magique est simplement devenu scène, ou espace sur la piste de danse, mais il engage toujours la création d’une illusion, d’une sphère virtuelle distincte en suspension dans le monde ordinaire. Il persiste donc hors de son contexte rituel, après avoir subi « le grand trauma que la civilisation occidentale a infligé par nécessité à tous les arts – la sécularisation14. »

Il y a là une cohérence certaine entre la pensée du jeu et du cercle magique comme espace de projection de règles propres, étrangères à la vie courante, que l’on peut trouver chez Huizinga, et la pensée langerienne d’une danse créatrice de mondes de puissances virtuelles. L’illusion se rapporte, chez ces deux auteurs, à une notion positive et étymologiquement juste, « inlusio, littéralement “entrée dans le jeu”, mot chargé de signification15 », et profondément liée à la pensée mythique au sein de laquelle elle se déploie originairement. Notons également que lorsque Huizinga évoque la danse, « forme particulière et très parfaite du jeu en soi », et lorsqu’il regrette a contrario la perte du caractère ludique dans les danses qui lui sont contemporaines16 – dans les années 30, il ne pouvait avoir idée des battles qui allaient se dérouler cinquante ans plus tard –, sa première référence est la ronde, le fameux Reigen de Sachs et Langer.

L’illusion, au sens d’entrée « dans le jeu » et de création d’autres puissances et d’autres règles que celles qui régissent les actions de la vie quotidienne, est un objectif que les concepteurs de jeux et d’environnements numériques s’efforcent toujours d’atteindre. Peut-on dire pour autant que le jeu vidéo offre, à son tour, un cercle magique sécularisé, ou plutôt, serait-il une forme profane de jeu renouant inconsciemment avec les configurations archaïques des rituels magiques ? La thèse du cercle magique a aussi ses détracteurs. Gordon Calleja objecte notamment, dans un article précisément intitulé « Erasing the Magic Circle », que le partage entre le monde instauré par le jeu et celui de la vie quotidienne n’est pas si scrupuleusement et rituellement accompli. Calleja dégage plutôt, de son étude de terrain, une tendance du joueur à naviguer en permanence entre les deux :

Bien que les participants à la recherche aient parlé d’attitudes variées à l’égard du jeu, de pair avec une série d’aspects qui les engageaient clairement, il ne fut pas mention de l’adoption d’une attitude si spécifique qu’elle colorerait toutes les autres. En fait, un certain nombre de joueurs exprimèrent comment les jeux devenaient réduits à une part de leur vie quotidienne, et vice versa, comment leur vie quotidienne devenait imprégnée de discussions et de pensées à propos des jeux17.

Par ailleurs, dans un monde quotidien de plus en plus numérique, les plateformes virtuelles ne constituent plus des espaces délimités par nature, clairement séparés « de la vie courante ». Il s’offre ainsi des paradoxes nouveaux à la notion de cercle magique, requérant des outils d’analyse inédits. Le cercle, qui marque une frontière nette entre l’intérieur et l’extérieur, et pour lequel on ne peut être que « dehors » ou « dedans », est aujourd’hui poreux, laissant passer entre les deux des flux multiples de signes et de matières.

Dieux et avatars

Le cercle magique de la danse sacrée – et de ses héritières profanes – implique de ses participants, de ses « joueurs », qu’ils pénètrent en son sein et quittent provisoirement le monde extérieur. Peut-on en dire autant du joueur se mouvant dans les environnements virtuels vidéoludiques, après les arguments avancés par Calleja ? La porosité nouvelle des cercles contemporains implique de repenser l’intégrité du joueur, de réfléchir à la répartition inédite entre son corps et sa conscience – voire de remettre en cause ce dualisme18. Il se trouve en effet questionné, dès lors que le corps physique se dédouble, ou se prolonge, dans un avatar numérique. La technologie Kinect, que nous évoquions précédemment, a notamment contribué à l’essor de ce questionnement des conceptions habituelles du joueur. Ainsi Étienne Perény avance : « l’interaction gestuelle directe, qui a émergé récemment avec la Kinect, met le sujet en position d’intégration cybernétique globale dans le monde de l’ordinateur et du réseau, et cela à l’aide de sa simple image […]19 ». On pourrait encore citer Graeme Kirkpatrick, pour qui Kinect invite à penser de manière toujours plus approfondie « l’incorporation » (embodiment) du jeu vidéo par le joueur – autre point, selon lui, le rapprochant de la danse.

Le partage des corps, de fait, ne peut plus être aussi clair que lors des rites agonistiques antiques. Il n’y a plus vraiment d’êtres « au-dehors » et d’êtres « au-dedans » : tout franchit allègrement le contour du « cercle magique », qui en retour ne s’étend ni ne se contracte, mais se dissout simplement, imprégnant notre réalité quotidienne d’une virtualité vertigineuse, et générant dans les environnements virtuels des simulacres d’interactions physiques. À ce titre, la question du jeu vidéo est ici débordée, puisque les fonctionnalités nouvelles de nos ordinateurs, tablettes et smartphones, et nos usages des réseaux sociaux, mettent en exergue toutes ces porosités contemporaines. Il convient toutefois de rappeler que ce sont bien les univers vidéoludiques qui ont en premier posé ce nouveau partage des corps, et que les profils et autres comptes sont dérivés primitivement de la pratique des jeux en ligne et des avatars constituant l’identité du joueur dans le monde virtuel :

Sur Internet et dans les discours sur les jeux sur ordinateurs, la notion d’« avatar » a deux sens usuels. Elle est habituellement employée pour désigner simplement le personnage joueur, dans toutes ses variantes, de Pac-Man à Guybrush Threepwood. Dans les environnements en ligne comme World of Warcraft (2004), le terme tend à mettre en avant, plus spécifiquement, la persona virtuelle du joueur dans l’univers du jeu. Ce dernier sens du terme a migré vers les espaces en ligne virtuels de tous types, où les comptes et les profils des utilisateurs sont classiquement associés à des personas ou « avatars »20.

Par ces nouveaux usages, le terme d’avatar a donc intégré la langue commune. Il s’agit pourtant d’une notion complexe. Un avatar est primitivement une incarnation dans un autre corps – une dimension que l’on retrouve dans toutes les œuvres ayant exploré la notion. On pense ici, bien sûr, à l’Avatar de James Cameron, où les êtres humains parviennent à faire migrer leur conscience dans les corps des représentants d’une autre espèce, mais aussi à la série d’animation Avatar, dont le personnage principal, l’avatar, est le fruit d’un cycle de réincarnations, ou encore, antérieurement même, à la nouvelle éponyme de Théophile Gautier, dans laquelle un amoureux éperdu parvient à transférer son esprit, grâce aux techniques d’un médecin revenu d’Inde, dans le corps du mari de sa belle. « Avatar » est un mot indien désignant à l’origine la descente dans un corps terrestre d’une entité divine – avatâra, en sanskrit, désigne littéralement la descente. Si cette notion est spécifique à l’hindouisme, elle n’est cependant pas étrangère aux autres religions. La désignation par l’épiclèse des dieux grecs selon leurs aspects spécifiques (Pallas Athéna), ou même, la fixité des épithètes homériques (Aurore aux doigts de rose), traduit un éclatement similaire de la divinité en de multiples fractions d’être. La notion contemporaine d’avatar se comprend à l’aune de cet ancrage dans la sphère religieuse, et de cette possibilité divine d’individualités tout à la fois indépendantes et connectées, représentatives et auto-suffisantes, et surtout, intimement adaptées à chacun de leur monde propre. Il n’y a dès lors qu’un pas à franchir pour affirmer qu’« il faudra peut-être, [pour réunifier l’homme avec sa technique], comme cela se passe déjà pour beaucoup de vidéojoueurs, assumer la résurgence de cette unité magique perdue que nous fait retrouver, en tout premier lieu, le réticulaire icono-ludique, par cette télé-transcorporation sensorielle, pragmatique et affective qui est devenue le vécu psychologique et collectif de l’avatar21. »

C’est, pour Étienne Perény, les prémices d’une avatarisation de l’être humain qui sont ici posées. Mais cette « télé-transcorporation sensorielle, pragmatique et affective » n’a-t-elle pas des précédents, en-dehors du champ des nouvelles technologies ? On retrouve finalement dans ce vocabulaire, et dans ces aspirations, l’une des fonctions premières des rituels de transe, plus exactement des transes de possession. La divinité, par la danse engagée, investit le corps de l’exécutant, le « chevauche22 ». C’est également la première finalité du cercle magique thématisé par Langer : les puissances virtuelles instaurées à l’intérieur de la ronde sont, dans la pensée mythique, les puissances divines qui régissent effectivement le monde. L’inlusio est alors bien une « entrée en jeu », dans le jeu implacable de ces forces cosmiques auxquelles les officiants ne font que prêter leurs corps le temps du rituel ; le cercle magique est bien un espace sacré, l’espace dans lequel la loi divine extraordinaire se substitue pour un temps aux lois physiques ordinaires. Durant le rite, selon une formule de Cassirer souvent reprise, « le danseur est le dieu23 ». Le rituel permet de parvenir momentanément à une unité magique, entre l’être divin et le corps humain, mais aussi entre les membres de la communauté qui font corps ensemble.

De la même manière, pourrait-t-on dire que l’avatar est le joueur ? Toutes les innovations technologiques, et toutes les nouvelles pratiques qui en découlent, vont dans le sens d’une assimilation toujours plus grande. Mais si la transe est un des modèles possibles de cette « unité magique », c’est également parce qu’elle est, par définition – et étymologiquement – transitoire. Le danseur, ontologiquement, n’est pas le dieu, et c’est au cours du rituel seulement, à l’intérieur du cercle magique uniquement, qu’il se laisse posséder, à l’inverse des possessions « sauvages » requérant des exorcismes. Dès lors, émergent logiquement des questions qui hantent souvent la littérature et le cinéma de science-fiction : la porosité contemporaine des mondes physiques et numériques, effaçant les contours des « cercles magiques », ne génère-t-elle pas des sortes de possessions sauvages, dangereuses car non ritualisées, non circonscrites dans le temps et l’espace ? Et surtout, de l’avatar et du joueur, de la personnalité numérique et la personne physique, qui possède l’autre ? De Matrix à Ender Games, de Tron aux Mondes de Ralph, le cinéma contemporain ne cesse de questionner les rôles et les répartitions, avec humour ou inquiétude.

Paidia du gamer, danse de l’avatar

Au-delà de ces perspectives tour à tour effrayantes ou stimulantes, il convient de faire remarquer que le cercle magique qu’instaure le jeu n’est pas seulement affaire d’agôn. À l’opposé du spectre ludique établi par Huizinga se situe la paidia, qui fait écho à des pulsions beaucoup plus enfantines, mais qui se trouve également désigner parfois les rites dansés. Repris par les théoriciens du jeu vidéo, la notion devient : « Paida – jeu ouvert, jeu spontané improvisé, souvent pensé comme jeu “réellement créatif” – actif, tumultueux, exubérant. Nous pouvons ici appliquer le terme à des jeux de simulation comme Civilization, Age of Empires ou les Sims, où il n’y a pas clairement de victoire ou de défaite, juste un sandbox dynamique pour jouer indéfiniment24 ». Cette définition est également inspirée des écrits de Roger Caillois, qui voit quant à lui dans la paidia l’opposé du ludus, le jeu aux règles strictement établies – ludus englobant l’agôn, la compétition. La paidia est pour lui « le principe commun de divertissement, de turbulence, d’improvisation libre et d’épanouissement insouciant, par où se manifeste une certaine fantaisie incontrôlée25. »

Si la danse peut se faire agôn, comme on l’a vu – et a fortiori ludus –, elle n’en est pas moins la plus éminente représentante de la sphère de la paidia. Caillois associe le plaisir de la danse au vertige et à l’ivresse, et par ce biais, à ce qu’il recoupe sous la catégorie de l’ilinx – qui est englobé par la paidia comme l’agôn l’est par le ludus. Mais sans même faire appel à ces extases et griseries si souvent évoquées par la littérature sur la danse, et qui ne recoupent en réalité que certains types d’évolutions tournoyantes, on pourrait arguer que la danse, par le simple fait d’être danse, est une forme de paidia, dans la mesure où elle est un ensemble de mouvements ne poursuivant aucune finalité pratique – se déplacer, attraper un objet, etc. – et par conséquent une turbulence dans le cours des gestes réglés de la vie quotidienne. C’est tout le sens que lui donne Valéry dans un de ses plus célèbres paragraphes à son propos :

La danse est un art des mouvements humains, de ceux qui peuvent être volontaires. La plupart de nos mouvements volontaires ont une action extérieure pour fin : il s'agit d'atteindre un lieu ou un objet, ou de modifier quelque perception ou sensation en un point déterminé. […]
Le but rejoint, l'affaire terminée, notre mouvement qui était, en quelque sorte, inscrit dans la relation de notre corps avec l'objet et avec notre intention, cesse. […]
Ce genre de mouvements s'effectue toujours selon une loi d'économie de forces, qui peut être compliquée de diverses conditions, mais qui ne peut pas ne pas régir notre dépense. […]
Mais il est d'autres mouvements dont aucun objet localisé n'excite, ni ne détermine, ni puisse causer l'évolution. Pas de chose qui, rejointe, amène la résolution de ces actes. Ils ne cessent que par quelque intervention étrangère à leur cause, à leur figure, à leur espèce ; et au lieu d'être assujettis à des conditions d'économie, il semble, au contraire, qu'ils aient la dissipation même pour objet26.

La « dissipation pour objet » : voilà qui pourrait être une autre caractérisation de la paidia. Valéry d’ailleurs, à la suite de ce paragraphe, place la danse aux côtés des « gambades d’un enfant », rappelant ainsi le penchant enfantin pour ce type de jeux et de mouvements.

Cette perspective ne fait pas obstacle à l’appréhension de la fonction sacrée que la danse trouve au sein du cercle magique, bien au contraire : c’est justement parce qu’elle constitue une échappée hors du monde ordinaire des lois physiques et humaines, une dérogation à l’agencement pratique et utilitaire de nos mouvements et déplacements, qu’elle peut être une voie de transcendance. Sa capacité à générer les puissances virtuelles – à appeler les forces magiques, dans le cadre du rite, à créer l’illusion artistique, dans le cadre de la scène – tient à la rupture foncière de l’ordre gestuel du monde quotidien qu’elle engage. Si Huizinga avance que le jeu « crée de l’ordre, il est ordre27 », il convient de rappeler qu’il est forcément nouvel ordre, et a dû pour ce faire abolir l’ordre courant. Paidia et agôn sont parfois, et surtout dans le cas de la danse, deux facettes d’une même entreprise, le désordre pour un nouvel ordre, la perturbation des dynamiques existantes au profit du règne de nouvelles forces motrices.

Il est intéressant à ce titre de voir comment ces deux pôles équilibrent de même le jeu vidéo, dans ses multiples déclinaisons. On pourrait évoquer, par exemple, les poches de fantaisie réservées dans des jeux aux objectifs par ailleurs bien définis : ainsi les personnages de rpg (role playing games) ont‑ils tout loisir de faire attendre la quête pour aller boire au saloon, ou se trémousser sur la piste du club de la station spatiale… L’expérience de jeu s’en trouve forcément changée, puisqu’il est possible de suspendre un temps le cours de son destin – de son destin de « personnage joueur », fait pour l’aventure. La licence ayant le mieux intégré cette jubilation du gamer à ne pas suivre les règles du jeu est sans doute Grand Theft Auto, qui réserve certes des missions à accomplir, mais dont l’intérêt réside aussi dans la possibilité laissée au personnage joueur d’écraser autant de piétons qu’il le souhaite, et de satisfaire ainsi toutes ses pulsions de destruction. Les éditeurs n’ont fait là qu’exploiter les désirs de détournement que nourrissaient déjà les joueurs dès les débuts de l’industrie vidéoludique. Si ces derniers se sont bien sûr pliés aux règles, aux tournois et aux quêtes proposés, ils ont également pris un plaisir extrême à ébranler ces petits palais de cristal et de code : quel joueur de Tomb Raider, ainsi, ne s’est pas amusé à faire courir Lara Croft dans les murs ? C’est cette paidia primitive qu’ont su exploiter les générations suivantes de jeux, en intégrant eux‑mêmes leur subversion éventuelle, en construisant des mondes au réalisme renforcé par la liberté offerte de les ravager.

Pour entrer dans le cercle magique de la danse et du jeu, il faut abolir l’ordre existant et établir un nouvel ordre. Mais dans les cercles poreux et volatiles des mondes numériques contemporains, destruction et construction, abolissement et instauration se produisent simultanément, parallèlement et alternativement, hors des dialectiques habituellement reconnues. Huizinga décrivait, bien avant l’avènement de l’industrie vidéoludique, le danger des briseurs de jeu : « Le joueur qui s’oppose aux règles, ou s’y dérobe, est un briseur de jeu. […] [Il] détruit l’univers [de la communauté des joueurs]. En se dérobant, il découvre la valeur relative et la fragilité de cet univers, où il s’était momentanément enfermé avec les autres28 ». C’est là, justement, toute la subtile puissance du jeu vidéo : il n’y a plus de briseur de jeu possible, ou plutôt, la possibilité même de se dérober aux règles est incluse dans l’expérience de jeu – tout comme la possibilité de ne pas suivre les règles que la communauté, dans la réalité, nous impose, est en quelque sorte incluse dans ce que l’on pourrait appeler « l’expérience de vie ». Si les frontières entre avatar et joueur, personnalité virtuelle et personne physique, réalité numérique et réalité matérielle sont ainsi brouillées, c’est en partie, peut-être, parce la paidia a su ainsi s’y mêler à l’agôn. Le cercle magique du jeu s’est dissous dès lors qu’il a laissé émerger en son sein des danses improvisées, dès lors qu’il a intégré sa propre remise en cause – il est alors devenu aussi vaporeux et flottant que la réalité.

1 « Dance and video games have been excluded from the academy and their status as serious arts has always been in doubt. The underlying reasons for

2 « Agon – described as competitive play, which requires skill and training. First person shooter games fall into this category, as would any

3 Marcel Detienne, Les Maîtres de vérité dans la Grèce archaïque, Paris, François Maspero (1967) 1981, p. 91.

4 Marc Durand, La Compétition dans la Grèce Antique, Agôn : généalogie, évolution, interprétation, Paris, L’Harmattan, 1999, p. 16.

5 Ibid., p. 18.

6 Johan Huizinga, Homo Ludens, Essai sur la fonction sociale du jeu, Paris, Gallimard, 1951, trad. par C. Seresia, p. 126.

7 Ibid., p. 42.

8 Ibid., p. 57-58.

9 Ibid., p. 30.

10 « [The frame of a game] is responsible not only for the unusual relationship between a game and the outside world, but also for many of the

11 Johan Huizinga, op. cit., p. 29.

12 Peut-on en revanche imaginé que Huizinga ait également trouvé ce concept chez Sachs ?

13 « Yet the dancer’s world is a world transfigured, wakened to a special kind of life. Sachs observes that the oldest dance form seems to be Reigen

14 Ibid., p. 201.

15 Johan Huizinga, op. cit., p. 32.

16 Ibid., p. 267.

17 « Althought research participants discussed various attitudes towards the game along with a host of aspects that clearly engaged them, there was

18 On pourra lire à ce sujet les travaux de Camelia Gradinaru, auteure de « Descartes in Cyberspace. The Obsolescence of the Body and its Recovery »

19 Étienne Perény, Images interactives et jeu vidéo, de l’interface iconique à l’avatar numérique, Paris, éditions Questions théoriques, 2013, p. 170

20 « In internet and computer game discourses, the notion of “avatar” has two common uses. It is usually taken to simply mean playable character, in

21 Étienne Perény, op. cit., p. 207.

22 Voir Yves Lorelle, Le Corps, les Rites et la Scène, Des origines au xxe siècle, Paris, Éditions de l’Amandier, 2003.

23 Ernst Cassirer, La Philosophie des formes symboliques, 2. La pensée mythique, Paris, les Éditions de Minuit, 1972, trad. par J. Lacoste, p. 60.

24 « Paidia – open-ended play, spontaneous improvised play, often thought of as “true creative” play – active, tumultuous, exuberant. Here we might

25 Roger Caillois, Les Jeux et les Hommes, Paris, Gallimard (1958) 1967, p. 48.

26 Paul Valéry, Degas Danse Dessin, Paris, Gallimard (1936) 2008, p. 27-28.

27 Johan Huizinga, op. cit., p. 30.

28 Ibid., p. 32

Bibliographie

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Valery Paul, Degas Danse Dessin, Paris, Gallimard (1936) 2008.

Notes

1 « Dance and video games have been excluded from the academy and their status as serious arts has always been in doubt. The underlying reasons for this are similar too. Both dance and video games involve the body in potentially transgressive ways and both involve gender politics. » Graeme Kirkpatrick, Aesthetic Theory and the Video Game, Manchester University Press, 2011, p. 121.

2 « Agon – described as competitive play, which requires skill and training. First person shooter games fall into this category, as would any multiplayer games in which we compete against other individuals or teams. Agonistic games are those where there is a clear winning or losing outcome. » Jon Dovey, Helen W. Kennedy, Games Culture, Games as New Media, Open University Press, 2006, p. 44.

3 Marcel Detienne, Les Maîtres de vérité dans la Grèce archaïque, Paris, François Maspero (1967) 1981, p. 91.

4 Marc Durand, La Compétition dans la Grèce Antique, Agôn : généalogie, évolution, interprétation, Paris, L’Harmattan, 1999, p. 16.

5 Ibid., p. 18.

6 Johan Huizinga, Homo Ludens, Essai sur la fonction sociale du jeu, Paris, Gallimard, 1951, trad. par C. Seresia, p. 126.

7 Ibid., p. 42.

8 Ibid., p. 57-58.

9 Ibid., p. 30.

10 « [The frame of a game] is responsible not only for the unusual relationship between a game and the outside world, but also for many of the internal mechanisms and experiences of a game in play. We call this frame the magic circle, a concept inspired by Johann Huizinga’s work on play. » Katie Salen, Eric Zimmerman, Rules of Play, Game Design Fundamentals, Londres, The mit Press, 2004, p. 94.

11 Johan Huizinga, op. cit., p. 29.

12 Peut-on en revanche imaginé que Huizinga ait également trouvé ce concept chez Sachs ?

13 « Yet the dancer’s world is a world transfigured, wakened to a special kind of life. Sachs observes that the oldest dance form seems to be Reigen, or circle dance […]. But the circle dance really symbolizes a most important reality in the life of primitive men – the sacred realm, the magic circle. […] In the magic circle all the daemonic powers are loosed. The mundane realm is excluded, and with it, very often, the restrictions and properties that belong to it. » Susanne Langer, Feeling and Form, New York, Charles Scribner’s sons, 1953, p. 190-191.

14 Ibid., p. 201.

15 Johan Huizinga, op. cit., p. 32.

16 Ibid., p. 267.

17 « Althought research participants discussed various attitudes towards the game along with a host of aspects that clearly engaged them, there was no mention of such a shift into a specific attitude that coloured all others. If anything, a number of players expressed how games became subsumed as part of their everyday lives and, vice-versa, how everyday life became infused with discussions and thoughts surrounding games. » Gordon Calleja, « Erasing the Magic Circle », The Philosophy of Computer Games, John Richard Sagend, Hallvard Fossheim, Tarjei Mandt Larsen (dir.), Springer, 2012, p. 87.

18 On pourra lire à ce sujet les travaux de Camelia Gradinaru, auteure de « Descartes in Cyberspace. The Obsolescence of the Body and its Recovery », prononcé en 2015 à l’Université Paris 3 à l’occasion du colloque « Poétiques et politiques du corps dans la contemporanéité ».

19 Étienne Perény, Images interactives et jeu vidéo, de l’interface iconique à l’avatar numérique, Paris, éditions Questions théoriques, 2013, p. 170.

20 « In internet and computer game discourses, the notion of “avatar” has two common uses. It is usually taken to simply mean playable character, in all its variants, form Pac-Man to Guybrush Threepwood. In online environments like World of Warcraft (2004), the term tends to highlight, more specifically, the player’s virtual persona in the game world. This latter meaning of the term has migrated into online virtual spaces of all kinds, where users’ accounts and profiles are typically linked to personas or “avatars”. » Runje Klevjer, « Enter the Avatar », The Philosophy of Computer Games, op. cit. p. 17.

21 Étienne Perény, op. cit., p. 207.

22 Voir Yves Lorelle, Le Corps, les Rites et la Scène, Des origines au xxe siècle, Paris, Éditions de l’Amandier, 2003.

23 Ernst Cassirer, La Philosophie des formes symboliques, 2. La pensée mythique, Paris, les Éditions de Minuit, 1972, trad. par J. Lacoste, p. 60.

24 « Paidia – open-ended play, spontaneous improvised play, often thought of as “true creative” play – active, tumultuous, exuberant. Here we might apply the term to simulation games like Civilization, Age of Empires or The Sims, where there is no clear winning or losing state, just a dynamic “sandbox” to play in endlessly. » Jon Dovey, Helen W. Kennedy, op. cit., p. 25.

25 Roger Caillois, Les Jeux et les Hommes, Paris, Gallimard (1958) 1967, p. 48.

26 Paul Valéry, Degas Danse Dessin, Paris, Gallimard (1936) 2008, p. 27-28.

27 Johan Huizinga, op. cit., p. 30.

28 Ibid., p. 32

Citer cet article

Référence électronique

Aude Thuries, « Danse et jeu vidéo : à la croisée des mondes », Déméter [En ligne], 1 | Été | 2018, mis en ligne le 15 septembre 2018, consulté le 26 avril 2024. URL : https://www.peren-revues.fr/demeter/395

Auteur

Aude Thuries

Membre associée au ceac, Aude Thuries a soutenu en 2014 une thèse intitulée L'apparition de la danse : construction et émergence du sens dans le mouvement. Elle a également contribué aux premières traductions françaises de Susanne Langer, dans le cadre de l'ouvrage Vie, symbole, mouvement. Susanne K. Langer et la danse, sous la direction d'Anne Boissière et Mathieu Duplay, chez De l'incidence.

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