Le cercle est un motif récurrent de la danse, qu’il soit mouvement circulaire d’un ou plusieurs individus, ou figure tracée dans l’espace par le groupe – par danse, nous entendons tout type de danse, dans tout contexte spectatoriel. C’est en cela que le mouvement circulaire est un motif intéressant : il semble en apparence indifférent aux divers espaces physiques et culturels dans lesquels la danse prend place, comme si l’émergence du cercle dans les figures dansées paraissait répondre à un impératif transcendant, apparemment, catégories et contextes. Pourquoi le retrouve‑t‑on si fréquemment ? L’examen de cette question mobiliserait plusieurs disciplines, l’anthropologie comme la psychanalyse, l’histoire culturelle comme la sociologie. Plus encore qu’à sa permanence, c’est à la mutation de ce motif circulaire dans la danse que nous allons nous intéresser ici dans une perspective transhistorique, motif qui se présente comme un cas privilégié pour étudier l’évolution conjointe des formes gestuelles et de leurs charges signifiantes. Le cercle dans la danse se voit‑il assigné une fonction particulière, et si oui, est-ce toujours la même ? Au contraire, lui arrive-t-il d’être formé pour ses seules qualités graphiques ? Est‑il choisi pour évoquer, représenter, symboliser, hypnotiser ? Et surtout, comment s’agencent, se superposent ou se chassent ces différentes possibilités ? C’est cet ensemble de questions que nous allons tenter de défricher.
Bacchanales et rites anciens
La littérature sur la danse, particulièrement au début du xxe siècle, a largement associé le motif circulaire à des origines sacrées et ancestrales1 – par ailleurs troubles et mal connues – ou à des formes enfantines, comme la ronde. C’est une composante déterminante pour comprendre ses reprises ultérieures. Les premiers humains formaient-ils un cercle lors de leurs danses rituelles ? Si les conclusions qui en ont été tirées (nous y reviendrons) ont très largement prêté à discussion, cette hypothèse peut toutefois être assez raisonnablement avancée. Il est à noter que la première représentation rupestre attestée d’une danse en groupe présente ses danseurs organisés en cercle : il s’agit d’un dessin trouvé dans la grotte de l’Addaura, sur le mont Pellegrino, près de Palerme, datant d’environ 10 à 12 000 ans avant aujourd’hui. Sept personnages forment une ronde, nus, masqués, autour de deux personnages centraux ithyphalliques.
Des représentations légèrement antérieures peuvent également être perçues comme des danses en cercle, bien que constituées d’une suite de figures à la répartition spatiale peu évidente à déterminer au premier regard. C’est le cas des gravures des sites de Gönnersdorf et de Lalinde, issues de la culture magdalénienne (12 à 14 000 ans avant aujourd’hui). Comme le résume le professeur d’archéologie Yosef Garfinkel, du fait que ces figures sont toutes tournées vers la droite, « on peut imaginer ici plutôt un mouvement circulaire inverse aux aiguilles d’une montre, typique des danses en cercle2 » – le même sens que la représentation de la grotte de l’Addaura. On peut remarquer, au passage, que ces représentations de la culture magdalénienne sont des figures féminines, contrairement aux danseurs plus tardifs de l’Addaura.
L’intérêt pour la danse en cercle au cours de la Préhistoire a par ailleurs été renforcé par une tradition historiographique qui, particulièrement au début du xxe siècle, a fait de la ronde la première danse – comme nous le mentionnions plus haut. On retrouve cette hypothèse de danses ancestrales circulaires aux fonctions rituelles dans l’ouvrage qui a lancé l’histoire de la danse comme discipline académique – bien que largement remis en cause par la suite3 : Eine Weltgeschichte des Tanzes, par l’ethnomusicologue allemand Curt Sachs. En 1933, Sachs avance que « le cercle est la forme la plus ancienne de la ronde en chœur. […] Encercler un objet, c’est […] en prendre possession, se l’incorporer, le capter, le réduire en sa puissance (encerclement magique)4 ».
Même s’il est difficile d’établir précisément les géométries qui étaient déployées dans le mouvement, les sources disponibles pour l’Antiquité, plus nombreuses et plus détaillées que pour la période préhistorique, permettent de supposer que la ronde était une composante importante des danses grecques. Elle est ainsi couramment figurée, en particulier lorsqu’il s’agissait de dépeindre des satyres, sur les céramiques à figures rouges et à figures noires – dont la forme favorise évidemment la représentation. Très souvent associé aux danses célébrant Dionysos, le mouvement circulaire des satyres est reproduit par les bacchantes qui tentent par leur tournoiement de rejoindre le dieu de l’ivresse. Notons que le chœur du dithyrambe se dispose également de cette manière :
Les chœurs de dithyrambe se formaient circulairement en exécutant leurs évolutions autour d’un point central, probablement l’autel du dieu, ou thymélé qui se maintiendra au centre de l’orchestra lorsque le théâtre sera aménagé de manière permanente. D’où leur désignation usuelle de chœurs cycliques par opposition aux chœurs qui se déployaient face au spectateur en forme plus ou moins rectangulaire comme dans la tragédie. Il s’agissait en somme d’une ronde5.
Toutes ces danses en cercle ne laissent pas leur sens de rotation au hasard. Si le chœur antique de la tragédie tourne dans un sens puis dans l’autre, définissant ainsi ce qui compose les strophes et les antistrophes, l’essentiel des rondes tourne dans le sens antihoraire6, comme le rappelait Yosef Garfinkel. Les circumambulations actuelles, que l’on retrouve dans beaucoup de religions – celle autour de la Kaaba lors du pèlerinage à la Mecque, par exemple – perpétuent ce sens de rotation. Pour quelle raison ?
On pourrait se hasarder à avancer une explication motrice assez simple. En effet, si les danseurs sont disposés face au centre du cercle, ils débuteront spontanément, souvent, leur déplacement par le pied droit, 90 % de l’espèce humaine étant droitière. Ce déplacement vers la droite entraînera un mouvement circulaire global vers la gauche, dans le sens antihoraire, livrant une ronde allant dans le sens contraire des aiguilles d’une montre7.
Cette hypothèse, cependant, n’est pas celle habituellement retenue par les historiens de la danse qui, s’appuyant sur un certain nombre de sources textuelles, soulignent que le mouvement circulaire de la droite vers la gauche (antihoraire) reproduit la course des étoiles, en particulier le mouvement de la bande du zodiaque dans le ciel. C’est une explication avancée par exemple par Lucien de Samosate, l’auteur d’un des premiers textes substantiels sur la danse au iie siècle après JC, Éloge de la danse.
Rondes de Sabbat
Les rites païens comportant des rondes exécutées dans le sens antihoraire, l’Église a dès ses premiers temps traqué les moindres velléités de mouvements circulaires. En particulier, l’Inquisition veut expurger ces relents de paganisme, qui subsistent dans d’anciens rituels pratiqués dans les campagnes. C’est ainsi que l’image de la ronde de Sabbat va se répandre – d’abord dans les traités de démonologie, puis dans les croyances du peuple. L’Église renforce aux xive et xve siècles sa lutte contre les hérésies en diabolisant les anciennes pratiques, muant les satyres en démons cornus et les bacchantes en sorcières. Leur mouvement circulaire s’apparente au cercle de l’Enfer, dès lors qu’il entraîne les damnés et les hérésiarques dans un parcours éternellement recommencé, sans alpha ni oméga, et qu’il se fait la marque d’une idolâtrie sacrilège qui rappelle les cercles des adorateurs du Veau d’Or.
La ronde infernale qui réunit les sorcières les nuits de Sabbat devient ainsi une image forte de l’iconographie populaire et littéraire, encore et toujours reconvoquée, par exemple dans La Ronde du sabbat de Victor Hugo, ou encore dans Le Maître et Marguerite de Mikhaïl Boulgakov. Du fait de cette affiliation satanique, la ronde, et plus largement le mouvement circulaire, n’est pas pour l’Église, au Moyen-Âge, une pratique à encourager – même lors de bals plus innocents. Le tournoiement amène de plus un vertige qui vient contrecarrer tout effort pour une maîtrise, exigée, du corps8. Le prédicateur Jacques de Vitry condamne ainsi, au xiiie siècle, la carole : quand elle est dansée, « S’en furent les croix allées / Ja la messe fu chantée / Diables l’en ont portées9 ».
La ronde qui tourne vers la gauche, côté du Diable, conserve-t-elle ses connotations démoniaques dès lors que la danse profane gagne du terrain ? On peut le soutenir, si l’on considère le « démon » en question comme le « Ça » niché dans l’inconscient, et que l’on suit Jung dans son interprétation de la giration antihoraire : le sens contraire des aiguilles d’une montre « signifie psychologiquement une circumambulation vers le bas, c’est-à-dire un mouvement vers l’inconscient10 ». Il n’est peut-être pas anodin, par ailleurs, que Curt Sachs, l’historien de la danse ayant le premier mis en avant l’importance de la ronde dans les rites dansés, ait été très largement influencé par Jung – trop pour certains11.
Le cercle, forme parfaite
Si le mouvement circulaire, à travers la ronde, rencontre dès le Moyen-Âge, dans les croyances populaires, le mythe de la sorcière et la peur du Diable, il n’en est pas de même dans les milieux lettrés à l’aube de la Renaissance. En effet, le néoplatonisme alors à la mode offre des modèles pour penser le cercle comme le symbole de l’harmonie du Monde, du Bien et du Beau. On retrouve ces références dans ce qui deviendra la Bible du courtisan des xvie et xviie siècles, Le Livre du Courtisan, écrit en 1528 par Baldassare Castiglione. C’est ainsi que Castiglione nous dit, à travers ses personnages :
Je dirai que la Beauté vient de Dieu, et qu’elle est comme un cercle dont la bonté est le centre ; et par conséquent, comme il ne peut y avoir de cercle sans un centre, il ne saurait y avoir de beauté sans bonté. Aussi est-il rare qu’une âme mauvaise habite un beau corps, et c’est pourquoi la beauté extérieure est le vrai signe de la beauté intérieure, et dans les corps cette grâce est imprimée plus ou moins comme par une marque de l’âme qui se ferait ainsi extérieurement connaître12.
La beauté est le cercle et la bonté est le centre, donc, et la grâce du corps nous dit tout de la qualité du centre qu’est l’âme. De là vient qu’il est si important pour un courtisan de maîtriser la danse, qui révèle tout de la grâce intérieure du danseur13. Le monde répond également à un assemblage circulaire garant de sa parfaite marche, Castiglione développe plus loin cette idée :
Le ciel rond, orné de tant de divines lumières, et au centre la terre environnée des éléments et soutenue par son propre poids ; le soleil, qui en tournant illumine le tout et au printemps s’approche du signe le plus bas, et puis peu à peu monte de l’autre côté ; la lune, qui reçoit de celui-ci sa lumière, selon qu’elle s’en approche ou qu’elle s’en éloigne, et les cinq autres planètes, qui suivent le même cours de façons différentes. Ces choses ont entre elles une telle force par la connexion d’un ordre si nécessairement composé, que si on les changeait d’un pouce, elles ne pourraient plus tenir ensemble, et le monde périrait14.
C’est ainsi que le mouvement des corps dansants reproduisant dans la ronde le mouvement des corps célestes, que nous avions évoqué précédemment dans sa fonction rituelle, va trouver une fonction symbolique et allégorique dans les ballets de cour des xvie et xviie siècles. Il s’agira de figurer par le mouvement circulaire la course des astres, et ainsi de mettre en scène l’harmonie céleste. Louis xiv qui, rappelons-le, tient en 1653 dans le Ballet de la Nuit le rôle du Soleil (on est passé, entre‑temps, au modèle héliocentrique), va privilégier dans les chorégraphies versaillaises ces allégories spatiales de l’harmonie du monde – et de la cour de France. Tout est agencé pour donner à voir un règne à l’image du divin, symétrique et circulaire ordre des cieux15.
Ces mouvements circulaires vont perdurer dans la tradition de la danse classique, cette fois vidés de leur charge allégorique. C’est toutefois cet héritage qu’il faut garder en mémoire si l’on veut comprendre la récurrence d’une figure spatiale qui, pourtant, s’accommode bien mal des perspectives des théâtres à l’italienne dans lesquels la danse classique va s’épanouir.
Le syncrétisme du ballet classique
Le ballet, ainsi, offre à voir un bien curieux mélange d’influences concernant les motifs circulaires qu’il déploie16 : le dessin du mouvement des planètes s’est inscrit dans sa technique même, et ses figures imposées, tandis que l’imaginaire des rondes tantôt bucoliques tantôt sataniques est un champ que les rédacteurs de livret en quête d’histoires propices à la danse ne pourront ignorer.
Passage imposé d’un grand nombre de variations de solistes, le manège permet au danseur ou à la danseuse de déployer un certain nombre de pas et de tours en cercle sur la scène – cercle qui ne vient plus désormais rappeler la course brillante des astres, mais simplement souligner l’ampleur de la danse de l’exécutant, c’est-à-dire sa capacité à couvrir par ses déplacements une vaste surface, sa conquête technique de l’aire scénique. Le rappel du mouvement des constellations s’est d’autant plus évanoui que les manèges, dans l’essentiel des variations, s’effectuent dans le sens des aiguilles d’une montre. Non pour inverser la symbolique diabolique de la ronde vers la gauche, ni pour prendre, dans la perspective jungienne, la « direction du conscient », mais tout simplement pour faciliter l’exécution : les interprètes étant majoritairement droitiers et effectuant leur manège non pas face mais dos au centre (pour être face au public), ils privilégient naturellement le sens horaire17.
On voit donc cohabiter des manèges dont le sens allégorique s’est dissous dans la prouesse technique, et des rondes vidées de leur fonction magique, mises en scène pour figurer et représenter les bergers ou les fées. Le romantisme en particulier affectionnera ces figures surnaturelles d’un autre temps, et n’aura de cesse de les porter à la scène : c’est le lieu de ce qui deviendra le traditionnel « acte blanc », où se déploient sylphides, péris et autres êtres évanescents. Un exemple particulièrement riche d’enseignement à ce sujet est le ballet Giselle (1841), dont le livret est signé Théophile Gautier : l’action se déroule dans un village (dont on mentionne qu’une statuette de Bacchus orne la grande place lors de la fête des vendanges) qui voit les jeunes filles mortes d’avoir trop dansé devenir des Willis. Les Willis sont des fantômes dansants, elles entraînent les hommes qui s’approchent trop de la forêt après minuit dans une « bacchanale joyeuse », dans une « ronde fantastique et tumultueuse » – et les font mourir d’épuisement. « C’est un endroit maudit, c’est le cercle de danse des willis18 ! », nous dit un des personnages dans le livret. En somme, le ballet romantique cultive cet imaginaire de la ronde démoniaque, tout en le magnifiant, et la puissance magique perdue des anciens rites ne manque pas de fasciner le public qui vient s’y presser.
Primitivisme et représentations de la communauté
Cette fascination pour les anciens rites va marquer une autre époque de la danse, et révéler des enjeux sensiblement différents que le motif circulaire viendra encore une fois illustrer. Au tournant du xxe siècle, quelques penseurs originaux (Laban, notamment, que nous évoquions précédemment) s’érigent, en Europe, contre l’extrême valorisation du contrôle de soi et le déni de la matérialité du corps alors en vigueur, pour inaugurer une révolution qui trouvera son aboutissement dans la naissance de la danse moderne. Leurs maîtres-mots sont libération du corps, épanouissement personnel, expression des sentiments, toutes notions alors bannies des préceptes d’éducation de l’époque. L’expressivité est mise au goût du jour, dans un mouvement de libération de l’individu des carcans de la société bourgeoise industrielle. Le corps bourgeois est rejeté, au profit d’un corps originel, naturel, creuset d’une « pensée motrice » qu’on espère retrouver par la recherche de l’organicité du mouvement. Le geste ne doit plus obéir aux normes et conventions des pas de danse, mais doit se fonder sur l’attention aux rythmes internes de l’organisme, qu’on pense en communication profonde avec les rythmes de l’univers. Une telle conviction mènera à certaines tendances primitivistes dans la danse de cette période, en s’inspirant de la pensée mythique de peuples considérés comme « primitifs ». Laban, ainsi, fait la part belle, dans ses textes théoriques, aux apologies d’une humanité rêvée :
Les enfants et l’homme des âges primitifs voient le monde à travers une perspective corporelle, c’est-à-dire à travers l’expérience physique. Ils voient l’incroyable unité de l’existence entière. L’homme des temps plus tardifs perd cette vision à cause de son illusoire réflexion, et aussi à cause de son incapacité tactile croissante. Il établit la stabilité dans son esprit comme le partenaire opposé de la mobilité. De cette façon, il perd sa relation avec son entourage, qui est, au sens le plus large, l’univers, et ainsi perd-il aussi sa personnalité, qui a besoin de la transgression du Moi dans le Vous afin de pouvoir être une partie de l’ordre harmonieux du grand flux universel […]19.
Ce texte est quasiment contemporain des travaux de Curt Sachs, qui doivent se comprendre à la lueur de ce contexte artistique et intellectuel, avide de trouver dans l’histoire de la danse les signes escomptés d’une origine rituelle. On le voit, la naissance de la danse moderne s’accompagne d’une théorisation de la danse comme rapport primal au monde et au corps, terrain idéal, pour ces artistes, d’une réactualisation des pratiques et représentations des danses ancestrales. Ils s’inspirent pour cela des pratiques chorégraphiques observées sur les territoires colonisés20, se fourvoyant intellectuellement dans l’idée alors répandue d’une anhistoricité des peuples perçus comme « primitifs », supposément capables de livrer un instantané de l’humanité des premiers temps. L’Occident du début du xxe siècle, pris dans cette logique primitiviste et coloniale, affiche en danse un goût immodéré pour les légendes immémoriales, les cosmologies archaïques, les mythes ancestraux. Un rapide panorama des titres d’œuvres créées à cette époque permet d’en juger, qu’il s’agisse de Ishtar of Seven Gates de Ruth Saint-Denis (1925), Danse de la Sorcière de Mary Wigman (1926), ou Primitive Mysteries de Martha Graham (1931).
Une œuvre de cette période, inspirée par un paganisme fantasmé, est passée à la postérité : Le Sacre du printemps de Nijinski, créée à Paris en 1913 dans le cadre des Ballets Russes. Le propos du ballet, développé conjointement par Stravinsky et Nicolas Roerich, peintre féru d’ethnologie, propose de restituer un ancien rituel de fertilité issu des cultures primitives de la Russie archaïque. Là encore, tout comme le ballet Giselle précédemment évoqué, l’enjeu n’est pas l’exactitude du rendu de ces rituels, ni le sérieux des recherches entreprises, mais l’imaginaire qu’il convoque sur scène. L’argument en est simple :
Acte i : L’Adoration de la terre. Au pied de la colline sacrée, jeunes gens et jeunes filles attendent le signal des danses sacrées : danse des adolescents, enlèvement des jeunes filles, rondes printanières, danse des tribus rivales, cortège du sage, adoration de la terre.
Acte ii : Le Sacrifice. Sur la colline, au soleil couchant, les jeunes filles vont sacrifier au Printemps celle qu’elles ont choisie et qui va danser jusqu’à la mort. Elles consacrent leurs danses à l’Élue et aux ancêtres, puis accompagnent la danse ultime de la Vierge sacrifiée dans une extraordinaire transe collective21.
Le mouvement circulaire est omniprésent dans la chorégraphie de Nijinski, figurant les anciens rituels de la Russie païenne. La vierge élue vient se placer au centre du cercle cérémoniel, et son sacrifice à la fécondité de la Terre en fait le temps du rituel l’objet d’adoration de la communauté tout entière. Elle est le centre vers lequel convergent les regards et les attentes, le point d’aspiration des forces en présence22. Cet épisode de l’Élue au centre du cercle formé par la communauté va se retrouver dans bon nombre de reprises du Sacre, et la mutation du motif circulaire au cours de ces nouvelles créations offre matière à réflexion. Il existe plus de deux cents versions du ballet, qui ont chacune développé leur propre dramaturgie à partir de la musique de Stravinsky et de l’argument d’origine. Comment expliquer une telle recrudescence des interprétations d’un ballet représentant un ancien rituel païen slave, et donc, a priori, très éloigné des problématiques contemporaines ? Les chorégraphes ont, très souvent, cherché à dépouiller l’argument de son folklore, pour en tirer ce qui pour eux touche à l’universel. Le thème de l’individu s’extrayant de la communauté, et celui du rituel de fertilité, vont largement nourrir les différentes versions proposées.
C’est ainsi que le motif circulaire se met de manière contemporaine à figurer le désir et la sexualité, les forces en présence entre un individu et un groupe, forces désirantes et tensions sexuelles qui déjà, peut‑être, innervaient les rites ancestraux. Ces thèmes émergent explicitement sur la scène chorégraphique au xxe siècle, et trouvent dans le motif du groupe encerclant l’individu une image forte du désir, ce que beaucoup de Sacres exacerberont dans leurs chorégraphies. Le cercle, par définition, s’organise autour d’un centre, comme la communauté, par extension, se construit autour d’un désir commun. L’individu jeté en pâture au centre du groupe, tantôt sacrifié tantôt triomphant, tend l’espace scénique de forces centripètes qu’il subit et qu’il anime tout à la fois. De la figuration d’une cosmogonie à la matérialisation des puissances désirantes d’un groupe envers un individu, le cercle dansé a muté avec les préoccupations de son temps. Les allégories des puissances magiques qui tiennent l’Univers ont globalement laissé place aux transcriptions des forces structurantes de l’inconscient individuel et collectif, ces dernières offrant d’ailleurs, dans un certain nombre d’œuvres, maintes résonances avec les premières. Le film de danse Bakhti (1969), de Maurice Béjart, entrecroise ainsi ces différentes références et allusions. Béjart place Shiva et Shakti au centre d’un cercle formé par les autres danseurs, rappelant directement, par la figure formée, les mandalas des traditions indiennes. Le film donne à voir le motif circulaire dans toute sa perfection et sa régularité, puisque le couple de danseurs est à la fois au centre du groupe et sur l’axe de notre regard – la caméra adoptant un point de vue zénithal.
Surplomber le cercle, ou le rejoindre
Le cercle est l’image même de la communauté rassemblée, dans une égalité tendue vers le centre qui la coordonne – cette égalité dans le rassemblement d’où naît l’idée de la Table Ronde. Les propriétés topologiques du cercle en décident ainsi : le cercle est l’ensemble des points à égale distance d’un autre point, le centre. Le meneur – ou le sacrifié – placé au centre dans les rituels ancestraux fantasmés voit donc chacun de la même manière ; et inversement, chaque membre de la communauté a un point de vue sur le centre identique aux autres. Le cercle est le topos de l’unité du groupe, renforcé par une réunion dans laquelle l’individu se fond et à laquelle il apporte sa force. Boucle fermée, il comporte un extérieur et un intérieur, et en cela invite à rêver des traditions ésotériques, des cercles et des confréries auxquels il est tout à la fois rassurant et glorieux d’appartenir.
Le motif circulaire dans les œuvres de danse cultive-t-il pour autant ce sentiment d’appartenance à un groupe, nous donne-t-il l’impression d’embrasser, le temps du spectacle, la vision d’une communauté ? C’est du moins sur la nostalgie de cette capacité ancestrale de l’humanité à se constituer en groupe que repose, sans forcément le clamer, la dramaturgie d’une partie des œuvres évoquées, notamment le Sacre – un désir qu’on imagine né en réaction à l’individualisme triomphant de l’ère du capitalisme. Toutefois, la mise en scène des cercles – au sens double de figure géométrique et de réunion sélective – échoue par principe à nous faire entrer dans le cénacle de ces communautés rêvées. En effet, ces assemblées investissant l’espace scénique et imaginaire du théâtre ne s’offrent à la vue du spectateur que de façon parcellaire, déformée, et surtout extérieure. Le cercle se constitue au loin, là-bas, sur scène, et nous, membres de cette réunion factice qu’est le public, ne pouvons rejoindre cette communauté réelle qui se forme sous nos yeux. Soulignons une donnée tout à fait physique : en réalité, nous ne voyons jamais, au théâtre, le motif circulaire dessiné sur le plateau, nous le devinons juste au travers de l’ellipse que la perspective de la salle nous laisse entrevoir. Les vertus remarquables du cercle sont, irrémédiablement, évoquées pour nous, mais non vécues par nous. Le ballet ne fait qu’offrir au public un support pour son fantasme d’une puissance magique née de l’unisson ; il ne lui prodigue, en lieu et place de la pratique communautaire, que le spectacle distancié de la communauté.
Différents artistes créant de la danse pour des contextes spectatoriels ont proposé des solutions chorégraphiques à cette difficulté inhérente à l’architecture des théâtres – cette difficulté, du point de vue des spectateurs, à profiter pleinement du cercle déployé sur scène, à jouir de ses propriétés physiques. Une des premières solutions, chronologiquement, a été de livrer sur le cercle un point de vue surplombant – le meilleur endroit possible pour voir le cercle dans son entièreté n’étant pas l’œil du Prince, mais celui de Dieu, en quelque sorte. Dans les années 30, ce n’est pas dans les salles de théâtre que cette proposition a pu être mise en œuvre, mais dans la jeune industrie cinématographique. Busby Berkeley, réalisateur-chorégraphe, est l’inventeur de cette plongée verticale à 90 ° parfois désignée par son nom, imaginée justement pour donner pleinement à voir les danses circulaires compliquées qu’il aimait chorégraphier. Berkeley construit des figures tout à fait impressionnantes et hypnotiques qui dissolvent et dépassent les corps individuels des danseuses. Dans Wonder Bar (1934) par exemple, leurs robes et leurs bras blancs se fondent dans un corps plus grand, circulaire et mouvant ; elles deviennent les cellules de cet organisme géant qui se déploie sur l’écran noir. L’individu se réalise ici complètement par le groupe, c’est ce dernier qui lui donne son dessein général, et le fait s’inscrire dans une harmonie globale qui le dissout et le réalise tout à la fois. Il est également remarquable de voir que cette totalité englobante vient simultanément reprendre un détail du corps humain : l’œil. Elle le figure et le décline, jusqu’à son prolongement technique qu’est l’objectif de la caméra, dont les danseuses illustrent le diaphragme se fermant et s’ouvrant. Les cercles dansés de Berkeley se constituent ainsi dans un aller-retour permanent entre macroscopique et microscopique que n’auraient pas renié les cercles de danseurs érudits des cours de France et d’Italie au xviie siècle. La prise de vue zénithale de Berkeley, qui permet de fondre ensemble l’individu et le tout, vient de la sorte présenter une solution aux lacunes de la perception et de l’expérience du cercle dont souffrent les spectateurs de théâtre – solution éphémère, subordonnée à l’outil qu’est la caméra, mais solution tout de même, reprise notamment par Béjart dans son film Bakhti. Ce point de vue surplombant demeure toutefois un point de vue « non humain », dans la mesure où personne ne pourrait, sans adjuvant technique, par son seul corps, faire l’expérience de cette perception.
Une autre solution est celle qui, à l’inverse, engage complètement le corps, et propose non plus d’être spectateur passif, mais complet participant de l’œuvre qui déploie un mouvement circulaire. Cette proposition est plus spécialement développée par la postmodern dance, qu’il s’agisse de la Planetary Dance d’Anna Halprin ou des Circle Dances de Deborah Hay23. Sans aller jusqu’à l’implication motrice, d’autres artistes encore ont développé des dispositifs circulaires, n’inventant pas cette fois une communauté de danseurs, mais une communauté de spectateurs, pouvant percevoir le groupe dans son ensemble tout en jouissant du sentiment rassurant de partager un point de focalisation commun24.
Néanmoins ces solutions engagent, chaque fois, à sortir des théâtres. Ce qui ne permet pas de résoudre une équation auxquelles certaines traditions de danse en cercle se voient confrontées, dès lors qu’elles sont, justement, invitées à se produire dans les théâtres, accédant à une forme de notoriété publique hors des sérails (des « cercles ») dans lesquels elles se développaient jusqu’alors – on peut penser aux rondes des danses traditionnelles, comme celles déployées pour les fest-noz bretons, mais aussi aux cercles de la danse hip hop, véritables lieux de synergie où le mouvement se communique de participant en participant. Cette équation délicate se pose particulièrement en France, depuis l’essor du hip hop sur les scènes de théâtre et les festivals de danse, dans les années 9025. Comment occuper les espaces mis à disposition par ces institutions, comment assurer le passage à la scène de ces danses qui ont « une culture du cercle » ? La diffusion du hip hop dans les théâtres pose la question de l’adaptation de cette configuration circulaire fondatrice au dispositif frontal, que ces scènes proposent majoritairement. Comment ouvrir/donner à voir/faire rentrer dans le cercle ? Des temps de réflexions sur ces sujets sont régulièrement organisés par le collectif fair-e, actuellement à la tête du ccn de Rennes – seul ccn dirigé par un collectif de huit personnes, c’est‑à‑dire par un « cercle » de danseurs-chorégraphes.
Si l’objectif (cela dépend bien sûr des propositions artistiques) est de transmettre au spectateur de théâtre quelque chose de l’énergie des cyphers, ces arènes conviviales où chacun, encouragé par les autres, peut venir au centre faire la démonstration de sa danse, alors la spontanéité et la liberté de ces cercles doivent être prises en compte. Une autre solution émerge alors pour faire ressentir au public un peu de l’essence du cypher : l’imaginer sur scène, mais hors du temps de la composition chorégraphique, en se laissant le choix de le déployer ou non, selon l’énergie de l’endroit et du moment, à la fin du spectacle, en lieu et place des traditionnels saluts – comme on peut le voir à la fin de beaucoup de représentations de hip hop, par exemple celles de Mourad Merzouki. Tout se passe dans ce cas comme si le cercle était subdivisé en deux, une moitié sur scène constituée par les danseurs venant de se produire, une autre (géométriquement inexacte) constituée par les spectateurs dans la salle. Les applaudissements à l’unisson de part et d’autre garantissent la continuité de l’assemblée, et portent chaque artiste venant déployer au centre sa puissance, son savoir-faire, ou tout simplement son envie de danser. On pourrait trouver qu’il s’agit, finalement, d’une manière assez radicale de résoudre l’équation compliquée du passage des traditions de danses en rond à la scène : par l’ouverture de leurs cercles originels.
On pourrait aussi, en guise de conclusion, remarquer plus généralement que l’ouverture du cercle, des cercles, est sans doute la condition sine qua non de l’observation extérieure et de la perspective transhistorique – la prémisse de toute recherche souhaitant retracer l’évolution des motifs dansés, du rite au ballet.