Remerciements : Emmanuelle André, Jacques Ayroles, Bérénice Bonhomme, Guillaume Boure, Carlos Conti, Stéphane Dabrowski, Odile Etaix, Géraldine Farghen, Stéphane Lévy, Karine Mauduit, Joana P. R. Neves, Eva Truffaut, Joséphine Truffaut, Laura Truffaut.
Préambule
Cet article s’inscrit dans le cadre des missions de valorisation et d’études des collections patrimoniales non film de la Cinémathèque française.
Son objectif est de présenter les éléments conservés au sein de la collection des Dessins, non seulement pour leurs rôles au sein du processus créatif filmique, mais aussi pour leurs valeurs intrinsèques et leurs potentiels pouvoirs d’inspiration auprès d’artistes contemporains. Ceci avec la volonté d’offrir de nouveaux terrains d’explorations aux chercheurs et étudiants et dans l’espoir de susciter l’imagination et la curiosité des plasticiens.
Dans la première partie, Françoise Lémerige, chargée du traitement documentaire de la collection des Dessins et Œuvres plastiques de la Cinémathèque française, propose au lecteur de découvrir les grands fonds de la collection des Dessins de la Cinémathèque.
Puis elle s’emploie à montrer la place prépondérante occupée par le dessin lors de toutes les étapes de la production d’un film, en présentant l’exposition Tout un film ! mise en place à l’initiative du salon de dessin d’art contemporain Drawing Now, curatée par la directrice artistique Joana P. R. Neves. Cette partie lui permet également de montrer sous un angle différent, la collection dont elle a la charge.
Enfin elle présente la genèse de son projet de collaboration avec l’artiste contemporain Mathieu Dufois, basée sur la mise à disposition de documents patrimoniaux comme source d’inspiration.
Dans la seconde partie, rédigée à la première personne, Mathieu Dufois décrit son travail plastique, ainsi que le processus de création de son installation Et ne reste que le décor, réalisée à partir d’un élément conservé à la Cinémathèque française et exposée lors de la manifestation Tout un film !.
Ce texte évoque la question des décors à partir de deux points de vue peu sollicités, celui, d’une professionnelle du patrimoine, Françoise Lémerige et celui de Mathieu Dufois, artiste plasticien, qui a conçu une installation à partir d’un dessin d’ambiance réalisé par le célèbre chef décorateur Alexandre Trauner pour le film inachevé réalisé par Marcel Carné et écrit par Jacques Prévert : La fleur de l’âge (1947).
Il s’applique également à mettre en exergue la multitude de liens entretenus entre le dessin, le cinéma, la création et la richesse des projets de valorisation qu’ils permettent potentiellement de générer.
Si les archives ne sont pas des œuvres – encore que certaines d’entre elles puissent ici revendiquer sans complexe le statut d’œuvres plastiques à part entière – elles en sont, dans l’exceptionnel cas présent, les conditions organisées pour en apprécier mieux le génie. Elles sont surtout les fondations d’une entreprise pédagogique dont je rêve l’égale mesure pour d’autres grands artistes du film1. Dominique Païni
Première partie par Françoise Lémerige
Dans le cadre de mes missions au sein de la Cinémathèque française, mon objectif dans cet article est de présenter la collection des Dessins, peu connue du public, par le prisme de deux projets mis en place récemment : l’exposition Tout un film ! et le projet de création Et ne reste que le décor.
Mon souhait est que sa lecture suscite la curiosité, stimule l’envie d’étudier ce fonds rare et que la richesse de son contenu puisse devenir une source d’inspiration pour des artistes contemporains.
J'aimerais ainsi également permettre d’établir des passerelles entre la recherche et la production artistique afin de générer des projets de valorisation protéiformes.
Un fonds patrimonial : La collection des Dessins de la Cinémathèque française
Fondée en 1936 par Henri Langlois, la Cinémathèque française collecte, conserve, restaure et valorise le patrimoine cinématographique film et non film.
Constituées de tout ce qui est produit autour de sa conception, sa fabrication, sa production, sa promotion, sa projection, sa documentation, son étude, les collections non film conservées au sein de la Cinémathèque française sont composées : d’ouvrages ; de périodiques ; de photographies de tournage, de plateau et de promotion ; d’archives ; d’appareils ; de costumes ; d’objets, d’éléments de décors ; d’affiches ; de matériels publicitaires et de dessins.
Grâce à ses relations dans le milieu du cinéma, ainsi que celles de ses fidèles collaboratrices2, Henri Langlois amasse au fil des années des objets mythiques liés à l’histoire du cinéma, qu’il expose au public au sein du Musée du cinéma qui ouvre ses portes en 1972 au palais de Chaillot.
Composée de différents types de documents produits par les cinéastes et les techniciens du monde entier, des débuts du cinéma à nos jours, traces des étapes du processus créatif cinématographique, la collection des Dessins est constituée en majorité de maquettes de décors parmi lesquelles on peut citer : le fonds Georges Méliès3, le fonds de dessins expressionnistes allemands4 qui illustre les recherches stylistiques des principaux décorateurs de cette période et le fonds du célèbre Lazare Meerson ; mais aussi de maquettes de costumes, de maquettes d’affiches, de story‑board, de pavés de presse5, de portraits, de dessins humoristiques, de caricatures, ainsi que d’un fonds de dessins d’animation. Amateur d’art, Langlois parvient également à réunir un très bel ensemble d’œuvres d’artistes, parmi lesquels Hans Richter, Fernand Léger, Gino Severini, Léopold Survage, Victor Vasarely à qui il commande des logos pour son Musée du cinéma ou encore Pierre Alechinsky qui lui dédie une œuvre.
Sa variété en fait l’un des principaux conservatoires français dans le domaine, au côté notamment de la Bibliothèque nationale de France. Elle est constituée à ce jour de 16 500 œuvres cataloguées, numérisées et visibles en salle de lecture de la Bibliothèque du Film via le catalogue Cinéressources6.
Fréquemment empruntée par les institutions culturelles du monde entier, elle est également valorisée en interne lors de deux expositions temporaires annuelles ainsi qu’au sein de son exposition permanente7.
S’enrichissant constamment, notamment grâce aux relations entretenues avec le milieu professionnel, la collection des Dessins constitue un vaste terrain d’exploration dont cet article présente un projet de valorisation différent des pratiques plus communément employées, fondé sur l’idée de proposer à un artiste un document patrimonial comme source d’inspiration.
Le projet de création issu de cette proposition, Et ne reste que le décor, mis en place avec l’artiste Mathieu Dufois, a permis de revisiter l’idée de valorisation de ce type de collection. Il a mis l’accent autant sur la variété que sur la valeur artistique des collections graphiques conservées à la Cinémathèque qui ont pu être présentées conjointement lors de l’exposition Tout un film ! aux côtés d’œuvres d’artistes contemporains travaillant en lien avec le cinéma. Ces deux projets de valorisation, favorisant les échanges entre dessin et cinéma, serviront, nous l’espérons, de tremplin à la création et à la recherche.
Dessin, cinéma et art contemporain
L’exposition Tout un film !
L’exposition Tout un film !, nous a donné l’opportunité de faire découvrir, entre le 16 janvier et le 28 février 2021 au Drawing Lab8, cette collection patrimoniale peu connue à un nouveau type de public plus sensibilisé à l’art contemporain, par le biais d’une sélection de dessins issus du processus créatif filmique9 ou purs objets de création.
Preuve que le dessin accompagne toute la chaîne de fabrication d’une œuvre cinématographique, Tout un film ! a présenté des pièces accompagnant sa conception telles que la maquette de décor d’Alexandre Trauner pour La fleur de l’âge10 ou les dessins d’Akira Kurosawa illustrant lors de la phase de préparation les personnages de son film Les 7 samouraïs11 [Figure. 1] ; sa pré‑production telles que les planches de story‑board dessinées par Alex Tavoularis12 pour la seconde partie du Parrain de Francis Ford Coppola et sa promotion telles que les maquettes d’affiches13 de Sébastien Laudenbach pour son propre film La Jeune fille sans mains. Cet accrochage a aussi été l’occasion de faire découvrir les dessins d’animation14 de La Jeune fille sans mains [Figure. 2] ainsi que les celluloïds d’animation15 de la première version du Roi et l’oiseau de Paul Grimault [Figure. 3].
Cette manifestation a permis de montrer au côté de ces dessins « au service du cinéma », des œuvres plastiques de l’artiste franco-chilien Alejandro Jodorowsky16, créés sans aucun lien avec son activité cinématographique [Figure. 4].
Cet événement a été déterminant dans notre manière habituelle d’exposer notre collection de Dessins, puisqu’elle a permis de mettre en exergue la porosité entre les deux modes d’expressions artistiques que représentent le dessin et le cinéma.
Elle nous a amenés à repenser leur mise en valeur à la fois différemment et individuellement du reste des collections patrimoniales en lien avec le cinéma, aux côtés de William Kentridge et de créations contemporaines réalisées pour l’occasion par des artistes tels qu’Antoine Marquis, Camille Lavaud, Elsa Werth.
Tout un film ! nous a invités à présenter et à reconsidérer le contenu de cette collection patrimoniale, sous un autre angle, qui n’est plus seulement lié au rôle « technique » du dessin au sein de la chaîne de fabrication filmique, mais à sa valeur « artistique », en dehors ou au sein même du processus créatif cinématographique.
De l’usage du dessin pour faire du cinéma – Le dessin un outil de travail et de communication universel
Ainsi, même si la majeure partie des éléments dessinés parsemant les différentes étapes de création d’un film, de sa conception à sa diffusion, est indexée dans notre base de données en tant que « maquette de décor », « maquette de costume », « maquette d’affiche » ou « story‑board », une autre est constituée d’éléments produits en dehors de toutes activités cinématographiques.
Héritage fabuleux, la collection des Dessins riche de multiples exemples significatifs, est autant le reflet des différents courants artistiques en vogue, que celui du talent, du goût pour le dessin et des velléités artistiques des réalisateurs, auteurs et techniciens du cinéma.
Le catalogue qui suit, permettra au lecteur d’en découvrir un florilège. S’il souhaite avoir accès aux visuels, il pourra s’inscrire sur Cinémage en passant par le service de l’iconothèque (icono@cinematheque.fr) de la Cinémathèque française.
De nombreux réalisateurs peuvent être cités, parmi lesquels Georges Méliès, réalisateur, magicien, peintre, sculpteur, dessinateur, caricaturiste, notamment pour le journal La Griffe où il signe sous le nom de Géo Smile. Dessinateur infatigable, il noircit souvent le dos des feuilles de son entreprise, sur lequel il croque ses trucages, ses gags, ses décors ainsi que les costumes de ses personnages. Ayant jeté une partie de ces éléments au début du siècle dernier, il ira jusqu’à les redessiner de mémoire à la fin de sa vie, sous l’influence d’Henri Langlois. Aujourd’hui certains de ses dessins refaits, sont parfois l’unique trace de ses films disparus.
Témoin de cet état de fait également, le travail de Sergueï Eisenstein dont nous conservons quelques pièces illustrant la foisonnante production de dessins érotiques dits « dessins secrets17 », de croquis liés à sa période mexicaine, ou encore réalisés en lien direct avec ses films pour Alexandre Nevskii (1938) et Ivan le Terrible (1943).
Précieux éléments conservés au sein de notre collection, les personnages féminins aux formes généreuses tracées à l’encre colorée sur papier par Federico Fellini illustrant Les Nuits de Cabiria ou La Strada, sont un aperçu du dessinateur prolifique que fut le réalisateur italien, également auteur de foisonnants carnets de dessins érotiques et fantasmagoriques18.
Pierre Etaix, réalisateur et artiste aux multiples talents, est l'auteur d'une œuvre graphique considérable. Témoin de son talent d’illustrateur, il donna à la Cinémathèque en 2009, un très important ensemble de dessins19 réalisés lors de sa collaboration avec Jacques Tati sur Mon Oncle20 [Figure. 5]. Traces de la multitude de recherches graphiques que ce dernier fit pour le réalisateur qui l’avait initialement embauché en tant que gagman, ces documents nous permettent d’explorer la genèse de ce film au travers de centaines de dessins à la recherche de l’affiche, de l’identité des personnages, des lieux et des gags qui feront de ce film une œuvre unique en son genre. Pierre Etaix a aussi produit de nombreux ouvrages dessinés21. Il traça également au crayon de charpentier sur celluloïd, l’animation du générique de l’émission télévisée de son ami Robert Benayoun Bonjour Mr Lewis (1982)22 dont nous conservons 74 pièces.
Les réalisateurs se sont servis aussi du dessin comme outil de communication, comme ce fut le cas pour Fritz Lang23, qui parsema ses scénarios de tournage d’annotations et de croquis24.
Autre exemple significatif conservé dans les collections, le schéma aux feutres de couleurs tracé à la main levée par Gus Van Sant sur la table de rédaction de Libération25, empruntant volontairement la silhouette d’un éléphant, afin de figurer aux journalistes les déplacements des personnages de son dernier film d’alors, Elephant26.
Plus énigmatiques, les croquis automatiques griffonnés par François Truffaut27 sur une serviette en papier, qui peut être pliée à la manière d’un livre, lors de la préparation avec Helen Scott de son ouvrage d’entretiens consacré à Hitchcock, sont autant de traces dessinées, conservées dans nos collections, laissées par les cinéastes [Figure. 6].
Attestant des liens étroits entre l’écriture, le dessin et le cinéma, la magnifique planche de scénario écrite à l’encre et illustrée aux crayons de couleur par Jacques Prévert28 pour Les Enfants du paradis où le poète condense le récit de tout le film sur un feuillet de 65 x 85 cm, est un exemple d’élément majeur conservé au sein de la collection des Dessins [Figure. 729]. D’autres planches30 de ce type aux traits espiègles, témoignant du besoin de dessiner de Prévert, sont à explorer dans la collection.
L’animation dont la collection est riche de nombreux éléments issus de la « fabrique des cinémas d’animation », fait ressortir de toute évidence le besoin de passer par le dessin31.
Nous pouvons signaler le travail de la dessinatrice et réalisatrice Marjane Satrapi pour son film Persépolis, tiré de son œuvre graphique dessinée du même titre, dont nous conservons une partie des archives de production32. Très variés, ces documents témoins du processus de fabrication du dessin animé dessiné à la main, rassemblent de multiples éléments de recherche pour les personnages et les décors, des story‑boards et des feuilles d’animation. Il est intéressant de noter que parallèlement plasticienne, cette dernière expose ses œuvres à la galerie parisienne Jérôme de Noirmont en 2013 33 et à la galerie Françoise Livinec en 202034.
Norman McLaren35, considéré comme l’un des plus grands maîtres du cinéma d’animation, expérimenta une multitude de techniques en lien avec le dessin, intervenant notamment directement sur la pellicule et dessinant énormément pour la préparation de ses films. Il calligraphia et orna également ses courriers dont Henri Langlois reçut nombre de lettres fleuries à l’occasion de recommandations à la Cinémathèque ou de remerciements après une programmation lui étant consacrée en 194836. Ses dessins à la fois enfantins et stylisés aux couleurs pastels, sont autant de traces de son application à préparer ces films animés.
Nous devons également mentionner les œuvres de plasticiens tels que Oskar Fischinger, Léopold Survage, Hans Richter issus du dadaïsme ou du cubisme, ayant exploré le champ de l’animation. L’étude de la transformation grâce au mouvement de séries de formes colorées leur permit d’offrir au public des « symphonies visuelles » dont la Cinémathèque française conserve quelques éléments graphiques originels.
Oskar Fischinger « qui eut une grande influence par ses recherches plastiques et sonores […] sur McLaren37 » accompagne ses films de sons et de couleurs qu’il associe à des formes abstraites. Son travail sur la couleur le mène à mettre au point le procédé Gasparcolor38 dont les gouaches sur papier de Kreise (1933) ont gardé tout leur envoutant éclat.
Hans Richter nous entraîne au gré de l’apparition, la disparition, la juxtaposition et le déplacement de formes géométriques de couleurs blanches, grises, rouges et de vertes sérigraphiées sur les longs rouleaux de toile noire de Fugue 23 ou Rythmus 23.
Le montage des 12 gouaches de Rythmes colorés (1913) assemblées par Léopold Survage, présentées au Musée du Cinéma de Chaillot durant de nombreuses années, témoigne du projet pharaonique de l’artiste finlandais. Dessiné image par image, ce film proposé à Gaumont ne verra jamais le jour. Les feuillets aux bandes de couleurs entrecroisées nous laissent aujourd’hui deviner l'œuvre filmique abstraite qui aurait pu être réalisée par ce précurseur de Vicking Eggeling et d’Hans Richter.
Plus récemment entré dans la collection, nous pouvons citer comme dernier exemple de ce mouvement esthétique, le travail de Gino Severini39 dont les simples traits à la mine de graphite et aux crayons de couleur discontinus suivent la musique de Jean-Sébastien Bach aux côtés de Jean Cocteau, Ernst Wilhelm Nay et Hans Erni pour le film Une mélodie, quatre peintres d’Herbert Seggelke (1954).
Du dessin à l’œuvre
Refusant de se soumettre à une seule discipline, nombreux sont celles et ceux qui font le cinéma en ayant une autre activité artistique parallèlement à leur profession, qu’ils aient une formation initiale en art, architecture, design ou stylisme. L’observation de leurs dessins dans la collection renvoie souvent à leurs aptitudes dans ce domaine. C’est le cas notamment pour Alexandre Trauner dont l’œuvre se confond avec l’histoire du cinéma ; mais aussi entre autres de Dean Tavoularis le directeur artistique de Francis Ford Coppola également peintre40 ; Alexandre Hinkis peintre et chef décorateur qui illustre pour la revue Le technicien du film41 les gestes quotidiens de ses collaborateurs ; Marcel Vertès peintre, graveur, illustrateur, chef décorateur et costumier oscarisé pour Moulin Rouge42 de John Huston en 1953, ou encore Antoine Mayo, peintre grec costumier sur Les Enfants du paradis dont les options stylistiques s’expriment au travers des maquettes aux tons chamarrés représentant la multitude de personnages hauts en couleur du Paris du Boulevard du Crime.
Certains travaux picturaux réalisés en dehors de toutes activités cinématographiques conservés dans la collection, témoignent aussi du fait que leurs auteurs ont souhaité devenir peintres, comme ce fut le cas pour Maurice Pialat43 formé aux Arts décoratifs de Paris entre 1942 et 1946 [Figure. 8]. « Arrêté », selon son expression, dans sa vocation pour des raisons économiques, la peinture demeurera pourtant une référence majeure qui l’influencera tout au long de sa vie.
Le cinéaste, écorché vif, nous laisse une quarantaine d'œuvres très peu exposées. Esquissé à la mine de graphite sur papier ou peint à huile sur toile, le travail pictural du jeune Pialat permet de présager la souffrance et la révolte du futur réalisateur. Paysages urbains, portraits d’enfants solitaires et autoportrait intense, aux couleurs à la fois rayonnantes et froides, nous offrent un préambule poignant de l'œuvre cinématographique d’un peintre contrarié.
Jean Carzou qui deviendra peintre et sculpteur à la renommée établie, suivit une formation initiale d’architecture et passa, pour gagner sa vie, des concours afin de réaliser des affiches pour la publicité et pour le cinéma. Repéré par Marcel L’Herbier, il lui proposa de nombreuses maquettes d’affiches pour ses films44 que son fils Jean-Marie Carzou a offertes à la Cinémathèque en 2011 [Figure. 945]. Cet épisode de sa vie artistique témoigne d’un tout autre style probablement inspiré d’influences cubistes et d’affichistes contemporains tels que Jean Carlu. La maquette d’affiche de L’Épervier pour le film Marcel L’Herbier en 1933 en est une très bonne illustration46.
Le dessin peut aussi servir à exprimer une souffrance, comme en témoigne le travail pictural post‑traumatique spontané produit par Amos Gitaï blessé lors de la guerre du Kippour47, alors qu’il n’est encore qu’étudiant en architecture à l’Université du Technion à Haïfa. D’une force inouïe, ces pastels48 sombres aux lignes enchevêtrées et torturées, ont été montrés pour la première fois en 2014 lors de l’exposition de la Cinémathèque Amos Gitaï architecte de la mémoire49 [Figure. 10].
Enfin, pour finir, nous nous devons d’évoquer, Chris Marker50 dont l’inventaire du fonds fait ressortir 145 notices associées au terme de « dessin », constituées des créations plastiques protéiformes, dessins, collages, estampes, lithographies numérotées et signées au titre énigmatique The Hollow men Belkhodja51.
Le projet de création de Mathieu Dufois
Gérer une collection d’arts graphiques implique de s’en imprégner pour mieux la faire vivre, en créant des liens entre les œuvres, les chercheurs, les conservateurs, les commissaires d’expositions, mais aussi les artistes, afin de réinventer ces éléments patrimoniaux en redéfinissant ainsi leurs rôles intrinsèques.
Socles de fabrication d’un espace filmique cohérent, les dessins conservés au sein des collections patrimoniales non film de la Cinémathèque, constituent un riche vivier d’où chacun peut tirer un fil lié à son univers propre.
Ma rencontre avec Mathieu Dufois, lors d’un colloque sur l’animation52 à Toulouse en 2019, m’a permis de découvrir son travail, comprendre son univers et incitée à monter un projet de création, basé sur un élément graphique conservé au sein de la collection des Dessins.
Sa demande d’œuvrer autour d’un projet avorté, m’a amenée à choisir un dessin d’ambiance, réalisé par le décorateur Alexandre Trauner, pour le projet de film inachevé réalisé par Marcel Carné et écrit par Jacques Prévert : La fleur de l’âge [Figure. 1153].
Le sujet du film s’inspire de faits réels : à Belle-Île-en-Mer, la police aidée par les habitants et les touristes se lancent à la poursuite de jeunes délinquants évadés d’un bagne pour enfants. Jacques Prévert, très concerné par le sujet, écrit un texte fort et violent, alors intitulé L’Île des enfants perdus54.
Qualifié de « maudit », La fleur de l’âge55 n’aboutira jamais malgré les efforts menés par Marcel Carné et Jacques Prévert durant onze ans. De plus, ce projet met fin à leur longue et prolifique collaboration. Seules vingt‑cinq minutes sont montées à l’époque et les bobines furent égarées, si l’on croit ce que dit Marcel Carné dans ses mémoires56.
Afin de faire les repérages, le réalisateur est autorisé à visiter une seule fois le pénitencier, seul, et au côté du Directeur de l’établissement.
Alexandre Trauner, fait des photos de repérage sur l’île, mais n’a l’autorisation ni de faire des croquis, ni de prendre des clichés de la façade, car l’administration pénitentiaire exige que le décor, qui devait être construit à Quiberon, ne rappelle en aucun cas la façade du pénitencier de Belle-Île-en-Mer. Trauner réalise de nombreux dessins d’ambiance dont la Cinémathèque française conserve une unique maquette de décor, représentant la promenade surveillée de cinq jeunes détenus dans la cour de la maison de détention de Belle-Île-en-Mer.
Chef décorateur d’origine hongroise à la carrière outre-Atlantique, formé aux Beaux‑Arts de Budapest, Alexandre Trauner57 fut également peintre58. Disciple de Lazare Meerson, il perpétue la tradition de son maître, le réalisme poétique, aux côtés de son ami poète, scénariste et dialoguiste Jacques Prévert et du réalisateur Marcel Carné, dont il devient le fidèle collaborateur dès 1937 sur des grands classiques de l’histoire du cinéma tels que Drôle de drame en 1937, Quai des Brumes et Le Jour se lève en 1939, Les Visiteurs du soir en 1942, Les Enfants du paradis en 1943 ou encore Les Portes de la nuit en 194659.
Le document dessiné retenu dans la collection par Mathieu Dufois, indexé au terme « maquette de décor », constitue une étape préliminaire majeure dans la phase de conception d’un décor.
La « maquette de décor » ou « dessin d’ambiance », a pour mission de poser sur le papier les attentes du cinéaste quant à la construction d’un espace en lien avec sa demande.
Elle permet au réalisateur qui ne saurait pas lire un plan, de visualiser l’ambiance du décor à construire. Elle peut préciser le type de lieu, le mobilier ou l’ambiance souhaitée.
Elle a un rôle « technique » qui permet d’indiquer les entrées de lumière ainsi que les ouvertures (portes, fenêtres…) qui aideront le chef opérateur à positionner sa caméra, à proposer des couleurs, à définir le cadre du plan et à indiquer les mouvements que les personnages auront à effectuer dans cet espace.
Tout en ne perdant à aucun moment de vue les informations techniques nécessaires à la construction du futur décor, le dessin d’ambiance d’Alexandre Trauner représentant la cour de la maison d’arrêt pour enfants de Belle-Île-en-Mer, révèle une démarche artistique sous‑jacente de la part du chef décorateur ayant été formé aux Beaux‑Arts.
Primordial quant à la construction future du décor, les points d’arrivée de lumière jaillissant du ciel, sont fortement marqués par le dessinateur, se réverbérant sur les murs et le sol de la cour.
L’éclairage zénithal fait ressortir des tonalités chères à Trauner, qui choisit de dessiner sa maquette en couleurs pour un film qui sera tourné en noir et blanc, imposant ainsi sa vision du décor.
Le point de vue proposé ici correspond vraisemblablement à l’angle de prise de vue de la caméra. Ce cadrage permet au réalisateur de visualiser les trajectoires des acteurs au sein du décor. Trauner y place six personnages, ce qui lui permet à la fois de saisir le mouvement sur l’immobilité du papier et d’y ajouter un caractère narratif. Le dessin représente la promenade surveillée, par un gardien dont on peut distinguer la tête en bas à droite de la composition, de cinq jeunes délinquants au sein de la cour du centre de détention aux hauts murs inondés de lumière.
Les traits vifs et hachurés de la composition permettent de faire ressentir la démarche lourde des prisonniers, souffrant de l’enfermement, résignés. Le seul espoir ressenti, est qu’ils se dirigent vers une porte, point de fuite inscrit dans une perspective forcée, vers l’évasion que l’on peut imaginer hors‑champ, telle qu’elle aurait pu être contée par le scénario de Prévert.
Alexandre Trauner s’accorde beaucoup de liberté pour représenter la perspective dans sa composition, comme le font les décorateurs dans la construction de leurs décors en volumes, dont ils doivent forcer la perspective pour donner l’illusion de la profondeur dans un studio au format limité.
Ce dernier affirme tout au long de sa vie, son goût pour la peinture dans la réalisation de ses maquettes pour le cinéma, produisant moult dessins « artistiques » aux multiples inspirations, qu’il n’hésite pas à refaire de nombreuses fois, créant ainsi des archives supplémentaires, jouant différemment dans chaque cas, avec la lumière, la couleur et l’espace.
La cour de la colonie pénitentiaire de Belle-Île-en-Mer datant de 1880 qui se transformera en colonie de vacances pour classes vertes en 1977, image morte, disparue, renaît au travers du travail de Mathieu Dufois, reprenant une vie propre, en dehors de sa fonction initiale.
Mathieu Dufois se réapproprie la maquette de décor d’Alexandre Trauner qui sert à la fois de décor et de point de départ à une nouvelle histoire.
Réinterprétation d’une huile sur isorel en une maquette en volume filmée, Et ne reste que le décor, nous plonge dans l’univers de l’artiste cinéphile, dans le hors‑champ de la maquette de Trauner, nous donnant à voir des bribes d’images mentales, fantasmatiques, réminiscences capturées dans un film d’animation représentant ce qui remonte, revient à la surface, sauvé, là, comme des traces, des souvenirs d’images fantômes.
Spectral, Et ne reste que le décor, réanime d’un dernier souffle la cour grise et aux reflets mauves de la maison d’arrêt pour enfants de Belle-Île-en-Mer peinte par Trauner.
Ce projet de création issu de la rencontre entre les éléments constitutifs de la genèse d’un film et l’univers artistique d’un plasticien est le témoignage d’une alchimie nouvelle que Mathieu Dufois présente à la première personne dans la seconde partie de l’article.
Deuxième partie par Mathieu Dufois
Quand le dessin tisse les fantômes du cinéma
Du cinéma au dessin
Je suis dessinateur. Depuis plus de quinze ans, je conçois des œuvres graphiques. Mon travail est pluridisciplinaire. Il se présente sous forme de séries de dessins, de maquettes en papier ou encore de films d’animation.
Cinéphile depuis mon plus jeune âge, mon travail s’est spontanément nourri du cinéma. Durant mes études aux Beaux‑Arts, il m’a été difficile de séparer le cinéma du dessin. La plupart du temps, je dessinais tout en ressassant des souvenirs des séquences de film que je passais en boucle. À cette époque, je commençais à être pris d’amour pour le cinéma américain des années 1950-1960. Certaines séquences de film me fascinaient tellement que je sentais le besoin d’en reproduire les images afin de me les approprier, mais pour mieux les réinterpréter.
Ma première expérience associant dessin et cinéma est liée à une séquence du film Cape fear réalisé par J. Lee Thompson en 1962. Fasciné par Robert Mitchum, le personnage psychotique qu’il incarne rôde autour d’une femme endormie sur un lit laissant sa folie prendre le dessus. La tension est palpable et tout en montée, jusqu’à l’explosion de violence, accompagnée par la musique de Bernard Hermann. Cette séquence d’une trentaine de secondes a donné lieu à la conception de soixante‑douze dessins. Soixante‑douze photogrammes reformulés par la matière du dessin, m’offrant une liberté totale sur les images : accentuation du grain, décomposition du mouvement, recadrage et focus sur un détail du décor… [Figure. 12] Ce corpus de dessins se présente comme un remake graphique ou peut‑être comme un post story‑board.
L’expérience a été renouvelée une seconde fois avec une installation intitulée Rita meets Marilyn [Figure. 13]. Il s’agit d’un petit théâtre modélisé en papier et recouvert de graphite noir. Les silhouettes des spectateurs, dessinées et minutieusement découpées, font face à un écran qui diffuse un court film animé. Cette animation dévoile deux icônes du 7e art, Rita Hayworth et Marilyn Monroe, effectuant une danse douce et gracieuse.
J’ai ainsi pu réunir à l’écran, et pour la première fois, deux actrices qui ne s’étaient jamais retrouvées dans le même cadre. Cette séquence fantasmagorique a été conçue avec une économie de moyens : un crayon, une gomme et un carnet de croquis. Des outils primaires pour un cinéma archaïque.
Ces deux œuvres m’ont fait prendre conscience des possibilités qu’offrait l’union dessin/cinéma, en témoignant de leur faculté d’interaction.
Combiner ainsi le dessin avec d’autres médiums m’a amené à repousser les limites de son langage et à prolonger son geste hors du cadre conventionnel de la feuille.
Les maquettes en volume ont alors pris une place plus fréquente dans mon travail plastique. Il s’agit d’installations de décors miniaturisés donnant lieu à des films animés et expérimentaux.
Du document aux maquettes cinématographiques
Les références directes aux séquences de films issus du patrimoine cinématographique ont progressivement disparu de mon travail pour laisser place à des images issues d’archives, de documentaires ou à mes propres photographies.
À l’instar des silhouettes d’acteurs rendues immortelles par l’image cinématographique, ce qui a attrait à la mémoire, aux vestiges d’un temps passé, à l’image persistante m’intéresse. Les ruines, témoins visibles d’une histoire révolue, sont ainsi devenues pour moi de véritables sources d’inspiration. Je m’y confronte lors d’errances ou de manière indirecte par des visionnages d’archives.
Cette banque d’images personnelles ou issues du patrimoine collectif est devenue matière première pour l’élaboration de projets, notamment pour des maquettes. Ces images représentent pour moi un fragment du temps et de l’espace, point de départ de la bobine cinématographique de mon esprit. Lorsque j’observe par exemple une photo représentant un terrain vague, je ne peux m’empêcher de m’engouffrer dans les hautes herbes et de traverser ce terrain à grands pas. Puis, après avoir atteint l’autre côté, je passe à travers la longue palissade en bois qui m’obstrue la vue. Et là, au fond du jardin privé d’une habitation, je perçois une fenêtre éclairée, fermée de l’intérieur. Mais plus pour longtemps…
Ce mécanisme est une plongée continue de l’image dans l’image, un déplacement narratif mental sans entraves. Le dialecte du cinéma ainsi utilisé me permet de briser le temps suspendu de l’image captée ; voir au‑delà du voile, saisir le hors‑champ ou l’envers du décor. Ainsi, la reconstitution de l’image photographiée par la modélisation est une possibilité satisfaisante pour un tel transfert de l’œil.
Il existe une autre raison qui explique l’intérêt que je porte aux maquettes. Il s’agit de ces moments d’errances où soudainement, en me promenant dans un lieu, je me retrouve interpellé soit par une chose visible (un objet posé, une lumière particulière, une inscription sur le mur…), soit par une chose immatérielle (une ambiance, une sensation de déjà vu…).
Pour mieux saisir l’instant et son mécanisme, je pourrais rester en observateur minutieux pour noter les détails, faire un inventaire du lieu. Le problème est que je ne peux rester longtemps dans un lieu public car je me sens toujours observé et surveillé – je n’ai d’ailleurs jamais aimé que l’on me regarde dessiner. Je capture alors l’endroit avec quelques photos prises sur le vif, avant de partir définitivement.
Arrive alors le deuxième temps, celui où je ramène le souvenir et les quelques traces du vécu à l’atelier. Je visionne les images collectées, tels des croquis photographiques. N’ayant plus l’original sous les yeux, je construis alors l’écho du lieu sous forme d’une maquette ; un espace re‑fabriqué, ré‑agencé avec, cette fois‑ci, un contrôle total.
L’espace apparaît une seconde fois sous mes yeux, en papiers modelés, découpés et dessinés. Transformé par les mécanismes magiques du cinéma : avec une lumière tamisée, ce qui était une simple feuille recouverte de graphite devient alors un mur en béton. Avec l’association d’un son, d’une musique ou d’une capture sonore, l’image restituée devient narrative. Avec l’objectif, ce qui était une petite chaise modelée en papier apparaît comme une chaise imposante plantée au sol.
La lentille devient alors mon scalpel, celle qui perçoit les choses tapies dans l’ombre et qui révèle les choses implicites dans l’image.
Seul dans mon atelier, je reste des heures à regarder ce fragment miniaturisé. Je tente ainsi de faire revivre l’instant vécu par le dessin et le cinéma pour m’y projeter de nouveau.
Le projet Par les ondes (2014) suit ce processus de création [Figures. 14 et 15]. Il s’agit d’un film d’animation entièrement réalisé en dessin et en volumes de papier. La figure 14 montre l’agencement du décor brut construit en maquette, utilisé comme lieu de tournage. La figure 15 est une image tirée du film. Le décor se transforme avec l’emploi des outils cinématographiques : focale, lumière, trucage.
Et ne reste que le décor
En 2019, je suis invité pour participer à un colloque à l’Université de Toulouse, sur le thème de la fabrique de l’animation. Je fais la rencontre de Françoise Lémerige, chargée de la collection des Dessins et Œuvres plastiques à la cinémathèque française.
Nous échangeons sur le cinéma, comme deux passionnés curieux du métier de l’un de l’autre. Je lui parle de mes maquettes, quant à elle, de sa mission de conservatrice et des quelques merveilles issues de leur collection, notamment des celluloïds pour La Bergère et le ramoneur60 (1948) de Paul Grimault, et surtout des dessins expressionnistes allemands que mon univers lui évoquait de par son ambiance.
Nous gardons contact avec une forte envie de collaborer. Je ne doute pas que les collections patrimoniales non film de la Cinémathèque seraient une grande source d’inspiration pour mes recherches relatives aux rapports qu’entretiennent le dessin et le cinéma.
Je lui fais part de mon intérêt pour les projets de films inachevés, non réalisés ou simplement fantasmés par leurs auteurs. Ces films ne verront pas le jour mais le fantasme qu’ils diffusent finit étrangement par les rendre réels et concrets.
Je pense au film The birds d’Alfred Hitchcock dont ce dernier avait imaginé un autre plan final ; à une séquence d’ouverture de Sunset Boulevard de Billy Wilder supprimée au montage ; au Napoléon de Stanley Kubrick, projet colossal abandonné malgré un long travail de préparation, de repérages, d’inventaires d’objets, de costumes…
Un jour, Françoise me communique une image suivie d’une courte note : « j’ai pensé à tes maquettes en regardant ce dessin ». Il s’agit d’une œuvre d’Alexandre Trauner pour le décor du film avorté de Marcel Carné et Jacques Prévert, La Fleur de l’âge (1947). L’image en couleur représente la cour d’un pénitencier. Au centre, une ronde de jeunes détenus surveillés par un gardien. Les teintes froides, les lignes distordues des murs et la disposition de la lumière m'évoquent aussitôt l’expressionnisme allemand ; un univers cinématographique dont les espaces dramatiques aux lumières sombres et caravagesques m’ont toujours inspiré.
Je me renseigne alors sur le film. Le scénario est aussi beau que l’histoire mouvementée du tournage.
Le film, mettant en scène Arletty, le jeune Serge Reggiani et Anouk Aimée pour sa seconde apparition à l’écran, est interrompu après seulement trois jours de tournage. Les raisons sont nombreuses. Tensions et désaccords dans l’équipe, une production catastrophique, d’incessantes intempéries entravant le bon déroulement du tournage, ou encore la politique française et sa censure empêchant de mener à bien le sujet scandaleux. Les bobines tournées demeurent toujours introuvables.
Lancé sur le sujet, j’entreprends alors des recherches plus approfondies dans les archives de la Cinémathèque. Je découvre, avec émotion, les ossements de ce film maudit : photographies de plateau et de tournage prises par Émile Savitry, correspondances entre Carné et Prévert, notes de production et différentes versions du scénario.
Je me focalise sur les passages se déroulant dans le pénitencier et plus exactement dans la fameuse cour dessinée par Trauner. À la lecture de ces scènes, le dessin en mémoire, mon imaginaire s’active avec un flot d’images qui découlent sans possibilité de contrôle, des images qui flottent au‑dessus de moi. Que sont-elles ? Des images qui ne seront jamais visibles, qui n’existeront plus jamais, qui attendent qu’on les trace, qu’on les éclaire.
Elles sont, comme j’ai coutume d’appeler, des images fantômes.
Ces projections d’images deviennent des germes pour la réalisation de mes propres œuvres. Sans me laisser séduire par le statut patrimonial de ces éléments, contournant l’erreur d’y répondre par un « hommage artistique », je laisse les premières impressions s’évacuer. Le temps fait partie intégrante du processus de création. J’absorbe la maquette de Trauner et le scénario de Prévert, j’en digère la substance patrimoniale pour faire surgir une nouvelle matière, plus chaude, plus vibrante.
- Les images fantômes en interpellent d’autres, plus enfouies, plus implicites et plus personnelles. L’inspiration amène à heurter les temporalités, le présent et sa mémoire. Le processus de création se lance alors avec un flux d’images qui s’entrecroisent, s’imbriquent ou s’évitent parfois …
- Passant du spectateur au créateur, je réponds aux images par l’image.
- Toutes ces recherches liées à La fleur de l’âge m’amènent alors à réaliser une installation intitulée Et ne reste que le décor, composée d’une maquette et d’un film d’animation.
Le dessin de Trauner se trouve modélisé en maquette, passant ainsi d’une image en deux dimensions à un espace tridimensionnel. Les murs aux aplats gris deviennent des façades modélisées à la surface dessinée. Le crayon noir trace les briques alignées, avec quelques fissures ajoutées pour donner des effets de matière et casser le rythme. Des dalles de carton noirci comme du béton sont posées arbitrairement sur le sol.
Au fond, derrière la cour, se trouve un faux semblant de ciel esquissé au pastel pour accentuer la profondeur ; bleuté pour la journée, orangé pour le crépuscule. C’est un panneau de théâtre miniaturisé conçu comme un véritable trompe‑l’œil [Figure. 16].
Le film d’animation, projeté en parallèle, montre un plan général de la maquette. Le décor devient alors un lieu de recherches et d’expérimentations où les lumières s’improvisent, où les couleurs se mélangent et où les diverses ambiances se dévoilent. Des changements incessants pour un plan qui n’arrive pas à se choisir.
L’ensemble est stimulé par l’interaction de deux spectateurs en hors‑champ qui se questionnent sur ce qu’ils voient de la maquette. Leurs regards et commentaires activent alors la mémoire de séquences cinématographiques qui n’ont jamais eu lieu : celle montrant la ronde des pupilles durant leur temps de pause, ou celle, ultérieure et hors du décor, décrivant le bureau du directeur qui se dessine progressivement par l’imaginaire de la spectatrice61.
Mon film d’animation ainsi que la maquette ont été présentés lors de l’exposition Tout un film ! au Drawing Lab - Paris, à côté du dessin originel d’Alexandre Trauner, prêté par la Cinémathèque.
Installées dans une même salle, les trois formes de dessins ont été réunies. Le dispositif est parfait pour voir interagir ce beau triptyque : l’embryon (dessin de Trauner), la mue (la maquette) et la projection fantasmagorique (l’animation) [Figures. 17 et 18].
L’exposition a pris fin. Les lumières se sont éteintes, la maquette a été désinstallée et enveloppée dans des cartons, remisée au fond d’une réserve. De nouveau dans l’ombre et hors de portée d’un regard de spectateur.
Les jeunes pupilles de Carné et Prévert se sont volatilisées. Pourtant, elles ne cessent de s’agiter dans nos mémoires, à errer éternellement dans une cour immatérielle.
Par l’esprit du cinéphile, du lecteur, du spectateur, les fantômes demeurent toujours vivants.
Il me vient à l’esprit cette belle réplique de fin dans Liliom (1930) de Frank Borzage, où le personnage principal meurt et se retrouve dans le train qui l’amène vers le paradis.
L’ange protecteur dit :
Sur Terre, on prononce encore votre nom. On se souvient de votre visage. Tant qu’il en restera un pour se souvenir de vous, l’affaire ne sera pas close. Tant que vous ne serez pas complètement tombé dans l’oubli, vous n’en aurez pas fini avec la Terre, même si vous êtes mort.