Le réemploi des objets de scène : pratiques, et perspectives d’une conservation vivante

DOI : 10.54563/demeter.436

Résumés

Lorsqu’on parle de conservation d’objets, on se réfère le plus souvent à une conservation patrimoniale qui passe en général par la collection, la restauration, l’exposition. Les objets sont alors choisis pour leur historicité et leur capacité à témoigner d’une époque, d’un événement ou, dans le cas des objets de scène, d’un spectacle ; on leur prête alors un caractère auratique et leur conservation consiste à les figer dans un certain état et à les préserver de tout contact. Il existe cependant une autre forme de conservation, plus anodine en apparence : celle qui nous fait garder un objet dans l’espoir qu’il puisse servir de nouveau. Or, ce geste banal – garder – semble aujourd’hui épouser une dynamique de consommation et une économie plus circulaires et collectives, plus soucieuses de l’environnement. De la même manière que la vente d’objets de seconde main connaît une envolée remarquable à travers l’esthétique vintage et la multiplication des plateformes numériques de vente entre personnes, on voit également se former dans le milieu du spectacle un réseau grandissant de réemploi. Comment, à quelles échelles et par quelles instances ce réseau s’organise‑t‑il ? Quels impacts a‑t‑il sur les esthétiques théâtrales ? On se propose ici d’étudier brièvement des pratiques existantes et émergentes de réemploi, d’interroger leur incidence sur les processus de création et de dessiner ainsi les contours de ce qui pourrait bien être, plus qu’un simple geste, un véritable système de consommation à la faveur d’une conservation toujours renouvelée des objets de scène.

When we talk about conservation of objects, we most often mean heritage conservation that generally involves the collection, restoration and exhibition. The objects are then selected for their historical value and their ability to bear witness of an era, an event or, in the case of stage objects, a performance; therefore we see in them something auratic and their conservation consists in freezing them in a certain state and preserving them from any contact. However, there is another form of conservation, more innocuous in appearance: the one that makes us keep an object in the hope that it can be used again. Yet, this trivial gesture – to keep – seems today to join a dynamic of consumption and an economy more circular and collective, more mindful of the environment. In the same way that the sale of second‑hand objects is experiencing a remarkable boom through the vintage aesthetic and the multiplication of digital platforms for sale between individuals, we are also seeing a growing network of re-use in the entertainment industry. How, on what scales and through what authorities is this network organized? What impact does it have on theatrical aesthetics? We propose here to briefly study existing and emerging practices of reuse, to question their incidence on the processes of creation and to draw the contours of what could well be, more than a simple gesture, a true system of consumption in favor of an always renewed conservation of the stage objects.

Index

Mots-clés

théâtre, objet, réemploi, scénographie, conservation

Keywords

theatre, object, reuse, stage design, conservation

Plan

Texte

Le gilet d’occasion le plus cher du monde

Le 18 novembre 1993, le groupe Nirvana joue son concert unplugged devant les caméras de la chaîne mtv. Ce soir‑là, au sommet de sa carrière et quelques mois avant son suicide, le chanteur Kurt Cobain porte un gilet gris. Vingt‑six ans plus tard, les médias people nous informent que ce même gilet a été vendu à un heureux acquéreur pour la modique somme de 334 000 dollars.

De quelle maille est fait ce gilet pour avoir tant de valeur ? D’abord, pas tout à fait objet de scène, il est l’effet personnel d’une idole. Ensuite, il devient l’objet de scène, la trace d’un concert emblématique du groupe. Plus encore que la captation vidéo de ce moment, l’objet porté ce jour‑là a presque absorbé l’air de l’instant, il aurait capté un peu de l’ambiance et des vibrations ; non reproductible, identifiable comme attribut de la star, porté au plus près des aisselles, il est le seul à pouvoir prétendre à autant d’authenticité. Il aurait cette aura, cette capacité à faire apparaître, aussi proche soit‑il, un lointain – celui de l’époque Nirvana, lointain que les vidéos disponibles sur Youtube ne font que reproduire bassement1.

Si l’exemple du gilet de Kurt Cobain nous interpelle d’abord à cause de sa démesure capitalistique, il constitue surtout un exemple éloquent de la charge historique, esthétique et émotionnelle qu’une société peut prêter à un objet. Le plus souvent, on place ces objets dans des musées afin que chacun et chacune puisse s’en approcher en échange, seulement, du prix d’un ticket d’entrée. Et on constate que les objets ayant eu une vie scénique n’échappent pas à cette mise sous verre auratique, voire même, que leur aura s’en trouve fortifiée. Ce serait la différence entre un fauteuil conservé dans un salon du château de Versailles, qu’on accepterait de restaurer et de déplacer par moments, et le fauteuil de Molière conservé à la Comédie‑Française, sous verre, dans un état déplorable car personne ne doit souiller de son contact ce qu’il reste de la représentation qui fut la dernière de l’homme illustre.

Mais la multiplication des objets, les contraintes économiques, le souci de l’écologie et la remise en question, depuis les années 1960, de la « société de consommation » sous nombre de ses facettes (aliénation individuelle, inégalités, pollution…), conduisent peu à peu les créateurs et créatrices actuelles à une autre approche des objets et de leur conservation. Cette nouvelle approche se caractérise notamment par l’essor du réemploi qui, à bien des égards, tend à se définir comme un système tout entier de consommation et de création, qui contient ses propres mécanismes et perspectives, est porté par divers acteurs et actrices, et dessine parfois de nouvelles esthétiques théâtrales.

Pratiques anciennes, pratiques courantes

La plupart des gilets portés sur scène finissent dans des stocks. Le stock, c’est, littéralement, la réserve ; c’est le local insoupçonné du public que possède presque chaque théâtre et chaque compagnie, et dans lequel s’entassent de manière plus ou moins bien organisée les objets, vêtements, mobilier, matériel technique et même morceaux de décors des représentations passées. Il en existe de différentes sortes : du parking‑box loué par la compagnie débutante aux entrepôts archivés de la Comédie‑Française, emplis d’objets en permanence réutilisés ou au contraire voués à l’abandon comme le sont parfois les vieilles demeures familiales, gardés aux seuls regards des initiées ou ouverts au grand public... À ces différentes manières de conserver les objets correspondent différentes pratiques dont nous allons étudier ici quelques exemples2.

À l’origine du stockage d’un décor – et a fortiori de tous les objets qui le constituent – il y a bien souvent la question pratique des dates de tournée en cours de négociation dans la machine administrative : on ne sait jamais à l’avance quand une tournée va s’arrêter, alors, en attendant, on garde le décor. Une fois constitué, le stock devient une ressourcerie3 privée, à disposition de la compagnie propriétaire, et chaque nouvelle création donnera bien quelques prétextes pour aller y chercher un meuble, des costumes, des accessoires… Si, la plupart du temps, ces lieux de stockage ressemblent à de vastes bazars, les grandes institutions comme les scènes nationales, centres dramatiques nationaux ou théâtres nationaux, jouent un rôle logistique important dans leur organisation et leur accès, assurant ainsi le réemploi quasi‑systématique d’un certain nombre d’éléments de décors d’une création à l’autre.

Dans le cadre d’une création à la Comédie‑Française, pour avoir accès au stock d’éléments mobiliers, le ou la scénographe est mise en contact avec le service de tapisserie. Là, affichés à des fins décoratives dans le petit bureau du bâtiment de la place Colette, des dessins techniques de fauteuils et autres tables d’appoint, effectués, côtés et annotés à la main, témoignent d’une longue tradition d’archivage du mobilier de scène. C’est toutefois par une interface plus actuelle qu’on passe pour faire son choix : d’après une description, un dessin, une maquette et des dimensions indicatives souhaitées, fournis par le ou la scénographe, le personnel recherche, dans une base de données numérique répertoriant l’ensemble des meubles en stock, une sélection qui pourrait correspondre. Les éléments sont photographiés et listés selon leur nature, leur époque, leur style ou autres critères de distinction. Le tapissier ou la tapissière en dialogue avec le ou la scénographe fait donc défiler sur l’écran d’un ordinateur un premier éventail d’éléments mobiliers qu’il faut ensuite affiner en choisissant explicitement plusieurs modèles.

Figure 1.

Figure 1.

Sélection de meubles pour La Dame de la mer. Mise en scène Géraldine Martineau, scénographie Salma Bordes. Mobilier appartenant à la Comédie‑Française.

Ces modèles seront ensuite soumis à examen calendaire : il s’agira de vérifier leur disponibilité par rapport aux prochains spectacles (qu’ils ne soient pas sollicités deux fois au même moment), la possibilité ou non de les transformer, la durée possible de placement sur des représentations. Dans le meilleur des cas, le ou la scénographe a l’embarras du choix et peut demander à faire sortir du stock les éléments souhaités. Sinon, il faut refaire un tour dans la base de données. Finalement, l’accès physique au stock est limité à un personnel qui en connaît l’agencement, et l’accès artistique est ainsi largement facilité pour un réemploi auquel il devient évident d’avoir recours. De même pour les costumes, les accessoires, et les éléments plus conséquents de décors, les stocks de la Comédie‑Française font l’objet d’une gestion qui comprend à la fois le placement de nouveaux objets, le tri et parfois l’évacuation de certains éléments – trop usés, trop anciens, trop démodés –, ou encore leur entretien et leur mise à disposition régulière.

C’est ainsi qu’a été choisi le mobilier du prochain spectacle de Géraldine Martineau4 : sélection puis transformation (effectuée par les tapissiers et tapissières de l’institution).

Figure 2.

Figure 2.

Photographies d’un sofa avant et après transformation. À gauche, état initial, photographie prise et envoyée par Yannick Boulard. À droite, état après transformation, photographie prise et envoyée par Laurence Magnée.

Documents personnels de travail pour La Dame de la mer. Décembre 2020.

Le mobilier a en un sens été restauré non pas dans une logique tournée vers le passé – qui voudrait, par exemple, éviter la dégradation ou refaire selon un aspect originel – mais bien vers une nouvelle existence scénique. Il n’en reste pas moins que les meubles choisis sont ainsi tirés de l’obscurité des entrepôts, dépoussiérés, retapissés et entretenus dans leur fonction.

Par ailleurs, un même stock peut contenir des objets appartenant à diverses compagnies. C’est le cas, par exemple, lorsqu’une institution travaille sur le long terme avec des artistes que l’on dit alors associés – à l’institution – et qu’elle apporte un soutien financier à celles‑ci ou ceux‑ci en proposant, justement, un espace de stockage, une place attitrée dans un entrepôt. Le réemploi se fait alors de plusieurs manières : soit une compagnie puise directement dans ce qu’elle possède, soit des prêts s’effectuent d’une compagnie à l’autre. Dans ce second cas, l’institution hébergeant les objets joue un rôle fondamental en instaurant un dialogue entre les artistes : elle a connaissance du type d’objets stockés et peut en informer les uns et les autres, elle met en contact les personnes concernées, elle planifie le placement en fonction des dates de tournée…

C’est ainsi par le biais de la Comédie de Valence que la compagnie Le Désordre des Choses pourra, pour sa prochaine création5, réemployer une partie du mobilier du spectacle Saïgon6 de Caroline Guiela Nguyen. On note que, comme pour le mobilier de la Comédie‑Française, ce type de prêt a des conséquences économiques et écologiques mais aussi esthétiques. Ici, à raison de huit tables et seize chaises empruntées, sur un modèle en aluminium qui est pourtant l’un des moins chers du marché, cela représente malgré tout une économie de plusieurs centaines d’euros. A fortiori, cela représente un « manque à consommer » du même ordre, qui épouse donc, comme bénéfice collatéral plus que comme intention première, une certaine éthique écologique. Enfin, cela implique une correspondance formelle entre les deux spectacles, correspondance minime qui sera noyée dans une somme de paramètres scénographiques, mais qui n’en reste pas moins notable et doit obtenir l’accord d’une compagnie comme de l’autre. Cet accord artistique, en général tacite, est alors donné au moment de la demande d’emprunt et des éventuelles négociations.

Figure 3.

Figure 3.

Photographie de répétition de La Comparution. Mise en scène Aurélia Lüscher, scénographie Salma Bordes. Février 2021.

© Jean-Louis Fernandez.

Figure 4.

Figure 4.

Photographie du spectacle Saïgon. Mise en scène Caroline Guiela Nguyen, scénographie Alice Duchange.

© Jean-Louis Fernandez.

Le réemploi peut aussi être revendiqué par les artistes, avec pour meilleur exemple le principe scénographique exploité par la compagnie Le Théâtre du Radeau. D’un spectacle à l’autre, les décors mis en scène par François Tanguy font appel en majorité aux mêmes objets. Un stock personnel inlassablement remanié en décors nouveaux : cadres, tables, perruques, fenêtres, châssis… On retrouve ainsi par exemple, dans Passim7 et Soubresaut8 les mêmes châssis blancs aménagés de portes, le même mobilier et les mêmes cadres en tous genres. Ici, le réemploi épouse la revendication d’une esthétique qui se fonde sur un dialogue de matières et de formes : l’objet n’est plus seulement considéré dans sa fonction, ni par ce que son aspect peut renvoyer d’identifiable et de familier (le mur d’une cuisine, le mobilier d’une chambre…). Il est alors libéré d’une partie de sa signification habituelle et peut être presque indéfiniment réagencé, par des associations et restructurations d’ensembles, pour chaque fois constituer l’espace d’une nouvelle pièce9, créant ainsi un nouveau lien de familiarité avec le public : la reconnaissance, de spectacle en spectacle, d’une esthétique propre au Théâtre du Radeau.

Figure 5.

Figure 5.

Photographie du spectacle Passim. Mise en scène et scénographie François Tanguy.

© Brigitte Enguérand.

Figure 6.

Figure 6.

Photographie du spectacle Soubresaut. Mise en scène et scénographie François Tanguy.

© Brigitte Enguérand.

Le réemploi implique alors un geste artistique qui lui est intrinsèquement lié : le choix plutôt que le dessin, l’agencement architectural plutôt que la construction, et parfois, la transformation complète à partir de matière existante ; transformation qui fait appel, un peu comme pour un sofa de la Comédie‑Française, à de l’artisanat, mais qui, cette fois, ne se contentera pas de restaurer et ira jusqu’à altérer un premier objet pour en créer un second. C’est le cas notamment d’une partie du décor des Mille et une nuits10 de Guillaume Vincent : les parties « carrelées » du décor qu’on voit de part et d’autre d’une porte centrale sont faites de panneaux de bois – des châssis – rainurés dans leur épaisseur. On distingue notamment une double rainure verticale répétée de manière régulière sur toute l’ouverture11 du décor, ainsi qu’une double rainure horizontale répétée, de même, sur toute la hauteur des châssis, ce qui donne l’illusion de carreaux de céramiques apposés sur un mur. En y regardant de plus près, on remarque que la double rainure verticale est également présente dans le décor du précédent spectacle du metteur en scène, Songes et métamorphoses12, ce qui donnait alors l’illusion d’un revêtement mural en lambris de bois.

Figure 7.

Figure 7.

Photographie du spectacle Les Mille et unes nuits et détail du châssis rainuré. Mise en scène Guillaume Vincent, scénographie François Gauthier-Lafaye.

© Anne Guillaume.

Figure 8.

Figure 8.

Photographie du spectacle Songes et métamorphoses, et détail du châssis rainuré. Mise en scène Guillaume Vincent, scénographie François Gauthier-Lafaye.

© Elizabeth Carecchio.

Il s’agit là d’une récupération et d’une transformation subtile : en reproduisant la rainure existante dans l’autre sens pour former des carreaux et en repeignant le tout, c’est en un sens l’apparence d’un premier objet qui est fondue dans un second, second objet à l’allure entièrement neuve et qui s’inscrit pourtant dans une démarche à la fois plus économique et plus écologique.

Ces pratiques courantes, dont nous avons donné ici quelques exemples, tendent à se généraliser grâce, notamment, à l’émergence de nouveaux acteurs, actrices et entreprises spécialistes du recyclage dans le secteur culturel. Mais avant même de considérer ce secteur en particulier, on pourrait replacer le réemploi dans une tendance plus globale qui, pour le résumer très brièvement, tire son crédit d’une remise en question de la société de consommation depuis la fin du xxsiècle. D’abord, la seconde main devient une forme d’anti‑consommation et la revendication, notamment dans la mode vestimentaire chez les jeunes des années 1960‑1970, d’une contre‑culture. Depuis lors, elle ne cesse de gagner en popularité, car combinée à une inquiétude grandissante quant à un avenir écologique mal engagé, et elle profite, au début des années 2000, d’une révolution numérique qui fait apparaître des sites de vente d’occasion capables de rayonner auprès d’une très large palette de consommateurs et de consommatrices. C’est dans ce contexte qu’on voit notamment apparaître Leboncoin (2006), Vinted (2008), La réserve des arts (2008), Artstock (2009), Back Market (2014), La Ressourcerie du spectacle (2014), Récupscène (2018) ou encore, très récemment, La Ressourcerie du cinéma (2020) ; autant d’organisations, dont la liste n’est ici absolument pas exhaustive, qui s’inscrivent à la fois dans une mise en valeur d’une esthétique de la seconde main et dans une volonté de « consommer autrement ». Parmi elles, certaines sont spécialisées dans l’industrie culturelle ; si l’objectif d’une transformation de la consommation en des circuits plus durables est le même pour toutes, leurs fonctionnements diffèrent et se complètent.

Mise en réseau et valorisation : Récupscène et les ressourceries

En 2018, Marc Labourguigne devient directeur technique de la compagnie La Part des Anges et y rencontre Yann Burlot, comédien. Au sein de cette compagnie très active, ils constatent l’abondance de décors et de matériaux jetés après chaque création, « du bois et du fer essentiellement13 » et décident de créer ensemble l’association Récupscène, qui se veut être « Leboncoin du spectacle ».

Inscrit dans le même sillon écoresponsable que les ressourceries comme Artstock ou La réserve des Arts, nées précédemment, le projet a toutefois un fonctionnement différent.

Le travail des ressourceries consiste, en effet, en premier lieu, à la réhabilitation, au tri et à la transformation de matériel existant et elles proposent aux divers producteurs et productrices du secteur de l’événementiel un service – payant – d’enlèvement des décors. Ce service payant, qui leur permet d’avoir accès à une grande quantité d’objets et de matière première, rend possible un travail de valorisation : il s’agit par exemple de reconstituer un objet à partir de plusieurs éléments, de restaurer, de remettre en état de marche, ou de désassembler des éléments de décor pour trier ce qui pourra intéresser les consommateurs et consommatrices : matériaux bruts, quincaillerie, séries d’objets… Elles possèdent alors des lieux de stockage ainsi que du personnel, et elles accompagnent les entreprises du spectacle et de l’événementiel par des prestations logistiques complètes ainsi que du conseil personnalisé dans la gestion écologique des « déchets ». Leur fonction peut aussi être qualifiée de valoriste en ce sens qu’elles opèrent un travail qui redonne de la valeur aux objets de scène avant de les remettre dans un circuit de vente, sous différentes formes. Au contraire, Récupscène ne possède aucun local et l’objectif de l’association consiste plutôt en une mise en réseau des différentes compagnies entre elles.

Selon Marc Labourguigne, il s’agit d’un réseau qui existe depuis toujours de manière confidentielle : chaque période de résidence ou de tournée donne lieu à des rencontres avec diverses compagnies et institutions, or, « une tournée c’est mille personnes par an » et « tous ces gens possèdent du matériel14 ». Si l’on notait plus haut le rôle essentiel que jouent les institutions dans les échanges d’objets entre les compagnies dites associées, un grand nombre d’entre elles sont indépendantes et ne peuvent compter sur les stocks des théâtres. L’objectif de Récupscène est donc de se proposer comme plateforme de référence pour l’échange entre personnes professionnelles du spectacle. Sur le même modèle que Leboncoin, les annonces y sont postées librement et directement par les utilisatrices ou utilisateurs, annonces que lisent systématiquement Yann et Marc pour éviter les mauvaises surprises, mais qui ne font l’objet d’aucun jugement ni aucune sélection sur le prix, l’apparence, la « vendabilité ». On peut donc y trouver, triés selon les catégories « plateau », « lumière », « son », « costumes », « autres » et « instruments de musique », des objets de scène d’occasion à vendre, et même parfois à donner. Rarement, on peut également y trouver du neuf, du matériel technique en déstockage par une agence ou une entreprise, par exemple.

L’une des spécificités de Récupscène, qui était une volonté de ses créateurs, est de proposer un regard professionnel sur les objets vendus ; ainsi, la plupart des annonces comprennent une description détaillée des dimensions, des possibilités techniques et scéniques, avantages et inconvénients… On peut lire ici qu’un tronc d’arbre est « praticable15 », là un détail complet des dimensions d’un décor :

Vente d'un décor de théâtre en briques.
Décor enduit de briques, avec relief. Auto-porté.
Fenêtre avec plexiglas diffuse (ne brille pas), porte d'entrée, armoire, cheminée.

17 mètres de décor - 3m50 de hauteur
15 panneaux - contreplaqué de 10mm
encadrement tasseaux sapin 120mm x 45mm
Fausses poutres pour finaliser les bordures de panneau16

On peut, à partir d’une telle description, estimer l’économie réalisée par rapport à du neuf, envisager le conditionnement nécessaire au transport, anticiper les manipulations lors des montages et démontages divers, se projeter concrètement dans une transformation en étant capable d’estimer de la manière la plus précise possible le temps de travail, l’espace, les outils nécessaires, etc.

On trouve également ici, à destination des techniciennes et techniciens un minimum expérimentés, la description des performances techniques d’une table de mixage :

Boîte d'effets
Compteur de Beat Per Minute permanent
Assignation des effets dans le tempo par simples pressions de touche
Effet "Transformer"
Effet "Filter"
Echantilloneur 8 secondes (stéréo et 44 khz) démarrable au cross fader : boucle, cue, stretch
Cross fader

3 courbes de mixage possibles
Assignable à toutes les voies
Ergonomie

Pré-écoute intelligente
Talk-over par pression d'une touche
Sensibilité micro optimisée
Une entrée Line supplémentaire
Une sortie Enregistrement (ou trois sorties stéréo)

Matériel en bon état17

Récupscène, c’est finalement la possibilité d’échanger de professionnel à professionnel sans passer par une institution ; ce qui était alors possible pour des compagnies associées le devient pour toutes, sur un fonctionnement plus autonome.

Une telle mise en réseau complète sans le concurrencer le travail des valoristes18, et laisse même la perspective de faciliter l’échange direct entre ces derniers et les compagnies. S’il y a actuellement sur le site deux catégories d’utilisatrices et utilisateurs – « particuliers » (qui sont en réalité bien souvent des personnes professionnelles isolées, pour ainsi dire) et « professionnels » (correspondant à des personnes morales – compagnies, théâtres, maisons de production…), on pourrait imaginer ajouter celles des valoristes ; une manière d’élargir la mise en réseau à des acteurs culturels qui pourraient être intéressés, d’une part, par l’achat d’objets sur le site19, et d’autre part, par la vente de leurs objets revalorisés. La combinaison de ces deux types d’activités (mise en réseau et valorisation) semble par ailleurs assez intuitive lorsqu’on constate, par exemple, que l’entrepôt pantinois de La Réserve des Arts accueille de plus en plus d’éléments de décors de scène en état – c’est‑à‑dire, non démontés : escaliers, châssis accompagnés de leurs béquilles, panneaux décorés… À l’origine centrée sur la récupération de matériaux et non d’objets, la ressourcerie rejoint alors en partie, avec l’apparition de ces éléments de décors quasi prêts à l’emploi, l’activité de mise en réseau (une mise en réseau qui passe toutefois encore par un lieu physique unique et non par la seule numérisation). À l’inverse, on trouve sur Récupscène un bon nombre d’annonces proposant des matériaux bruts, comme ces « planches de contreplaqué 18mm » mises en lignes – avec, comme il se doit, le détail de leurs dimensions respectives – le 21 janvier dernier.

La multiplication des initiatives de réemploi dédiées pour tout ou partie aux secteurs du spectacle et de l’événementiel, a par ailleurs conduit, en 2020, à la création du ressac – Réseau des Ressourceries Artistiques et Culturelles – qui a pour objectif de réunir ces initiatives. Si nous n’avons actuellement que peu de recul sur l’efficience de ces regroupements d’associations, on peut toutefois imaginer que la fusion de telles démarches devrait faire tendre la création vers une normalisation du réemploi à grande échelle, libéré de la confidentialité des réseaux internes à chaque théâtre. Il s’agit là d’un élan dont on note ici les prémisses et la filiation avec des pratiques déjà existantes de réemploi d’objets de scène et dont l’évolution sera sans doute à suivre de près dans les années à venir.

Inévitablement, se posent à la suite de cet aperçu sur les pratiques existantes de conservation (à entendre ici dans son acception minimale, c’est-à-dire garder, sans opérer de restauration ni garantir d’entretien a priori) et de réemploi, des questions quant à l’impact visuel, de celles-ci sur les créations ; le réemploi, dans sa forme récente et propulsée tant par le numérique que par la question écologique, est‑il, ou pourrait‑il devenir, le point de départ d’une esthétique théâtrale que, dans un siècle ou plus, les historiens et historiennes identifieront comme propre au début du xxie siècle ? Sans aller jusqu’à se risquer à un saut hasardeux dans l’avenir, on peut déjà analyser les impacts du réemploi sur le travail de création actuel, d’un point de vue scénographique mais aussi, plus largement, dramaturgique.

Enjeux esthétiques

Contrairement à Vinted ou Leboncoin où l’on achète souvent pour consommer dans l’immédiat, Récupscène, répond à des besoins dont la temporalité est plus étendue car elle suit celle d’un processus artistique ; processus qui, en général, prend le temps de l’hésitation, de la contradiction, du louvoiement entre plusieurs idées. Ainsi « quelque chose qui n’est pas intéressant pour quelqu’un aujourd’hui pourra l’être dans un an, dans deux ans, dans trois ans20 ». Une des politiques du site a donc été, dès le départ, de permettre la pérennité des annonces : celles‑ci ne sont jamais supprimées par les administrateurs. Une seule régulation nécessaire : un e‑mail de rappel pour penser à retirer les publications obsolètes (lorsque l’objet en question n’est plus disponible). Autre avantage, le site nous permet de flâner numériquement au beau milieu d’objets insolites auxquels on espère, parce qu’on leur trouve de la poésie, de l’humour, ou de l’étrangeté, pouvoir donner une place sur une prochaine création. Un chevreuil empaillé (annonce postée le 19/12/2020), une voiture (annonce postée le 18/06/2019), une guitare géante (annonce postée le 30/12/2019) autant d’objets de scène qui, mis en ligne avec photo, description et prix, peuvent influencer la manière même de concevoir : l’ordre traditionnel de la conception scénographique qui placerait en premier lieu le dessin, puis la construction, puis la mise en scène (voire, la mise sur scène, au sens premier), se voit renversé. L’objet a déjà joué et un ou une scénographe peut commencer à y rêver sans attendre de savoir quelle est la prochaine pièce sur laquelle on lui proposera de travailler. Reste, bien entendu, à ce que ladite pièce corresponde un minimum aux objets convoités, à ce que ces derniers plaisent à la personne en charge de la mise en scène, et à ce qu’ils soient disponibles « dans un an, dans deux ans, dans trois ans ». Toujours est‑il qu’il s’agit là d’un petit bouleversement des habitudes de création, rendu possible par le réemploi, conforté par son élargissement à un accès numérique, libre et autonome.

Figure 9.

Figure 9.

Capture d’écran de l’annonce mentionnée.

Figure 10.

Figure 10.

Capture d’écran de l’annonce mentionnée.

Figure 11.

Figure 11.

Capture d’écran de l’annonce mentionnée.

Les Terrains Vagues

Sur une île au large d’une grande cité industrielle, s’amoncellent tous les déchets et objets au rebut de la société. Là, un architecte visionnaire décide d’assembler ces matériaux usagés, ces lambeaux, cendres et sacs percés, pour reconstruire une ville de l’avenir, entièrement pensée sous forme « de[s] tas de tas et de[s] tas de tas21 ». Voilà le point de départ du spectacle Les Terrains Vagues22, de Pauline Haudepin, autrice, actrice et metteuse en scène récemment associée au Théâtre National de Strasbourg. À l’origine de cette inspiration, un goût pour les assemblages d’objets insolites, un goût aussi pour les ruines modernes, encore habitées d’objets usuels. Et un goût surtout pour l’« exercice presque mathématique de la pensée23 », que constitue, selon elle, et malgré son onirisme, Les Villes invisibles, d’Italo Calvino. Un exercice qui consisterait à « épuiser toutes les configurations possibles de villes imaginaires24 » :

cette espèce d’épuisement à partir de, toujours, les mêmes éléments qui reconfigurent, [ça] fait un peu écho à cette idée de récupérer les objets et de construire quelque chose qui semble purement imaginaire […] alors que c’est de la transformation, c’est du maquillage, c’est de l’arnaque quelque part25.

L’incessante reconfiguration dont parle ici Pauline Haudepin n’est pas sans nous rappeler le travail, évoqué plus haut, de François Tanguy. A fortiori, elle nous rappelle toutes les pratiques d’un réemploi qui semble ici aller jusqu’à s’imposer comme motif poétique et point de départ dramaturgique.

Créé dans une première version en 2016 à l’école du tns, puis recréé en 2018 dans sa version finale, le spectacle a fait l’objet d’un travail scénographique en adéquation avec cette « dramaturgie du réemploi », pour ainsi dire, engagée par l’intrigue même de la pièce. D’abord, les contraintes budgétaires et temporelles de la création ont conduit à faire avec « c[e qui] est dans le coin26 ». Il y a d’abord les objets, disons, techniques. Le décor dans ses plus gros éléments était composé d’une toile peinte au sol (présentant un effet de béton abîmé et poussiéreux), de châssis noirs formant un angle et de praticables montés sur une structure en fer27. Pour la toile peinte et les châssis, il s’agit d’éléments choisis dans le stock du tns et transformés (notamment, repeints et recoupés). De même, un certain nombre d’objets (tables, verrerie aux étiquettes jaunies, ustensiles, valises), ont été empruntés dans le stock des accessoires.

Figure 12.

Figure 12.

Photographie du spectacle Les Terrains Vagues. Mise en scène Pauline Haudepin, scénographie Solène Fourt et Salma Bordes. Présence au centre du mobilier et des accessoires pour la plus grande partie empruntés au stock du théâtre.

© Jean-Louis Fernandez.

D’autres objets sont, pour reprendre les mots de Pauline Haudepin, des « accessoires de vie28 », et pour meilleur exemple nous avons dans ce décor une pile de vieux coussins, encore en usage sur les canapés d’un foyer du théâtre au moment où ils avaient été empruntés ; emprunt qui se voulait temporaire, puis qui a croisé un bruit de couloir évoquant un investissement imminent de l’institution pour de nouveaux canapés, emprunt se transformant alors en acquisition permanente au profit de la compagnie à qui appartiennent désormais ces coussins.

Figure 13.

Figure 13.

Photographie du spectacle Les Terrains Vagues. Mise en scène Pauline Haudepin, scénographie Solène Fourt et Salma Bordes. Présence au centre d’un empilement des coussins mentionnés sur lequel l’actrice est assise.

© Jean-Louis Fernandez.

Ici, on n’a pas conservé pour réemployer, mais bien l’inverse : l’emploi d’objets qui se trouvaient à portée de main fut transformé in extremis en réemploi, les sauvant de la benne avant même de savoir qu’ils y étaient destinés. Enfin, la scénographie comportait de réels déchets, au sens où ceux‑ci étaient déjà dans la benne et qu’il a fallu prendre rendez‑vous chez Derichebourg29 pour les en tirer : fer à béton, bidon métallique, sceaux, plaquettes de frein…

Pour ces trois types d’objets, le paramètre commun est ce que Pauline Haudepin nomme l’aléatoire. Qu’il s’agisse d’objets techniques, d’usage courant, d’objets stockés ou tirés de la déchetterie, il y a dans une telle création scénographique une esthétique qui s’en remet à ce qui est disponible :

Je m’intéresse beaucoup à quelle est la part que prend l’aléatoire dans la création, sachant qu’on pourrait avoir cet a priori de se dire que, quand on veut créer quelque chose, une vision émerge et après on cherche à se mettre au service de [cette] vision30.

Cet aléatoire semble confirmer l’inversion du processus de création évoqué plus haut : il nous contraint à prendre pour point de départ l’attrait pour un objet et sa disponibilité.

Outre cet impact sur la manière de créer, le réemploi comporte aussi « une part de magie31 », qui s’explique par une sorte de vie précédemment vécue des objets. Pauline nous parle ici de « supplément d’âme32 » qu’elle leur confère. C’est en effet une idée profondément magique, quand on y pense, que d’accorder une vie aux objets ; magique mais courante, car le plus souvent construite par analogie avec les vies de ceux et celles qu’ils ont côtoyées et on les voit alors comme « chargés d’humanité33 ». On retrouve là, finalement, une affection romantique assez répandue, en lien avec l’aura du gilet ayant appartenu à Kurt Cobain, et qui tire peut‑être son existence lointaine des peintures de vanités : l'idée selon laquelle les objets délaissés « projette[nt] une image de notre propre disparition34», idée qui se fond dans un grand phénomène de mode contemporain incluant à la fois esthétique vintage, amour des brocantes et de la récupération, ou encore exploration urbaine à la recherche de lieux en friche. Ici, cependant, on entrevoit à l’aune des initiatives associatives largement mentionnées plus haut, qu’il ne s’agit plus tout à fait de récupération mais bien de réemploi. Quelle différence ?

On pourrait dire que la notion de réemploi se trouve contenue dans une logique de création plus large que le seul geste de la récupération, ou autrement dit, que si la récupération est un geste, le réemploi est un système. Nous serions alors comme l’architecte des Terrains Vagues, qui ne se contente pas de récupérer quelques objets au rebut, mais appartient à un monde – une île – tout entier fondu dans une masse d’objets à partir desquels il devient non plus seulement romantique de créer, mais évident et nécessaire. C’est dans ce système qu’un objet peut être conservé à la fois par et pour – le réemploi –, là où il n’était, sauvé que par la récupération, mais jamais, par définition, conservé pour elle. Et cette différence apparemment mineure fait entrer la conservation dans une dynamique qui regarde plus vers l’avenir que vers le passé.

Le réemploi entre tradition et avenir

Les pratiques décrites dans cette étude, capables de renverser le processus de création et d’inspirer l’écriture dramatique, s’inscrivent finalement dans une longue tradition qui s’établit, il y a plus d’un siècle, en opposition à l’esthétique du théâtre romantique. Dès la fin du xixe siècle en effet, André Antoine avait eu la brillante idée, entre autres, d’emprunter le mobilier appartenant à sa mère « pour l’arrière-boutique du boucher de Jacques Dammour35 ». Un choix audacieux et en partie économique, de l’aveu même du metteur en scène, qui pose discrètement les premiers jalons d’une utilisation aujourd’hui généralisée d’« objets réels » et ouvre la possibilité d’un large réemploi : les décors étant désormais constitués d’un grand nombre d’objets, remplaçant les toiles et châssis peints, c’est par conséquent un plus grand nombre d’objets qui remplit les stocks des théâtres et les réserves privées des compagnies. Plus tard, Brecht et Kantor utilisèrent dans leurs spectacles des objets glanés pour leur usure et pour la réalité qu’ils portaient en eux. Sur la scène contemporaine encore, les « reliquaires » de Macha Makaïeff sont faits d’objets parfois « trouvés dans les halles d’Emmaüs, les brocantes, les caniveaux et les terrains vagues des grandes cités modernes36 ». Mais, à la différence des gestes de récupération opérés par le passé, la création contemporaine voit s’institutionnaliser un système de réemploi qui met aujourd’hui en jeu, comme nous le constatons, différents acteurs culturels, associations, artistes et autres plateformes de mise en réseau sur fond de contraintes économiques et d’éthique écologique omniprésentes. En un sens, ce que Kantor trouvait « sous la main », se voit aujourd’hui conservé, archivé, répertorié numériquement, et mis en ligne par des organisations qui ne proposent pas directement de créations théâtrales mais coordonnent les conditions pratiques et logistiques contemporaines de leur réalisation dans une tendance au réemploi. Ce qui était né d’une démarche anti‑conformiste constitue aujourd’hui un système de création à part entière.

Cela a plusieurs conséquences ; d’abord, ce système donne un renouveau esthétique à ce qui était largement devenu une démarche mémorielle telle que l’analyse Jean-Luc Mattéoli dans son ouvrage cité précédemment, L’Objet pauvre. La connaissance a priori d’une possibilité de réemploi facilitée par différentes organisations oriente notre regard vers une perception plus pragmatique des objets : si l’on accepte une part de hasard, des « coups de cœur » et une certaine flânerie poétique en faisant défiler les annonces de Récupscène sur notre écran, on a malgré tout conscience de s’inscrire dans une démarche courante et bien ordonnée. L’objet n’est plus le témoin miraculeux d’un temps révolu sur lequel l’artiste serait tombé dans un moment de grâce, mais une entité repérée d’avance, rangée et consciencieusement mise à notre disposition par d’autres. Le nouveau système de consommation dessiné par les ressourceries, sites internets et autres valoristes serait donc une sorte de point de jonction entre deux dynamiques de conservation : l’une, mélancolique et passionnée, tournée vers la contemplation, l’autre, plus pragmatique et tournée vers la transformation. Réemployer, c’est garder dans les objets, ce supplément d’âme qu’on leur trouve, « mais [c’est] une âme qui vit37 », comme si la scène se proposait d’être une exposition vivante qui, sans nier la poésie de l’ancienneté, permet « [d’]abolir une distance respectueuse38 » propre à la conservation muséale et persistante à travers l’objet‑témoin des esthétiques brechtienne ou kantorienne et de leurs filiations. Plus que le témoignage, c’est aujourd’hui la disponibilité, la revalorisation et l’échange d’objets de scène qui semble intéresser les artistes.

Ensuite, ce nouveau système de consommation soulève, de nouveau, la question de la standardisation. Pour repousser encore les limites du réemploi, pourrait-on former les scénographes à concevoir leurs décors comme des agencements de châssis constitués, pour la plus grande partie, avec des morceaux qui feraient toujours la même taille, comme c’est le cas pour le mobilier neuf, ou pour les Lego, comme nous le fait remarquer avec humour Marc Labourguigne39 ? À cette question, Antoine aurait d’ailleurs, peut‑être, exprimé sa crainte quant à une utilisation trop répétitive des mêmes décors, répétition contre laquelle il inventa le métier même de metteur en scène, destiné à casser la redondance des « plantations » de décors à peine différentes d’un spectacle à l’autre ; redondance qui lui avait, justement, donné l’impulsion pour une révolution esthétique menée grâce aux objets. La boucle serait-elle sur le point d’être bouclée ? On pourrait en effet penser que la réutilisation systématique des mêmes éléments de décors qui, critiquée par les naturalistes, avait entraîné un profond changement dans l’univers théâtral occidental au début du xxe siècle, est en passe de nous contraindre de nouveau, dans sa forme moderne qu’est le réemploi tel que nous l’avons étudié dans cet article. S’il est trop tôt pour tirer les conclusions à long terme d’une pratique encore loin d’être généralisée, espérons que la création ne revienne jamais tout à fait sur ses pas, car, si les problématiques du passé croisent celles du présent, les artistes, elles et eux, passent et se succèdent sans doute suffisamment pour ne jamais boucler tout à fait une boucle.

Enfin, il faudra prochainement s’interroger quant à la propriété intellectuelle des objets et décors réemployés. De la même manière que, en prêtant les tables et chaises d’un ancien spectacle, une compagnie accepte qu’une partie de celui‑ci se retrouve dans la création d’une autre, qu’advient‑il lorsqu’il s’agit de donner ou de vendre des décors entiers, comme on en trouve désormais sur internet ? Si on a vu que pour le prêt de quelques éléments mobiliers, un accord tacite entre deux artistes sur la correspondance formelle qu’un tel prêt engendre peut suffire, la généralisation de cette pratique et le prêt d’éléments de décors plus conséquents, voire de décors complets, nécessiterait sans doute une nouvelle gestion des droits d’auteurs des scénographes.

Ces questions, en suspens par manque de recul historique, découlent toutefois du constat fait jusque‑là d’une tendance accrue au réemploi, tendance qui nous conforte dans l’idée qu’il ne s’agit pas d’un geste isolé, mais peut‑être des prémisses d’un changement profond de la consommation dans la création, et d’une nouvelle ère de la conservation des objets de scène ; une conservation vivante, durablement affranchie des concepts d’aura et d’authenticité, promise à un avenir plus collectif et plus écologique.

1 En référence à la définition de l’aura par Walter Benjamin : « Nous pourrions définir l’aura comme l’apparition unique d’un lointain, aussi proche

2 Une partie des informations qui vont suivre sont tirées d’une expérience de terrain, acquise par ma propre pratique scénographique.

3 Le terme « ressourcerie » est souvent entendu comme synonyme de « recyclerie » et désigne donc une organisation chargée de la récupération, la

4 La Dame de la mer, texte de Henrik Ibsen, mise en scène de Géraldine Martineau, création initialement prévue en février 2021, reportée. Géraldine

5 La Comparution, texte de Guillaume Cayet, mis en scène par Aurélia Lüscher, initialement prévu en mars 2021 à la Comédie de Clermont, reporté.

6 Saïgon, texte et mise en scène de Caroline Guiela Nguyen, créé en 2017 à la Comédie de Valence.

7 Passim, mis en scène par François Tanguy, créé en 2013 au Théâtre National de Bretagne.

8 Soubresaut, mis en scène par François Tanguy, créé en 2016 au Théâtre National de Bretagne.

9 Voir notamment Maxence Cambron, « Matières et mémoire, ou le théâtre concret de François Tanguy (Théâtre du Radeau) », Agôn [En ligne], n° 8, 2019

10 Les Mille et une nuits, mise en scène et adaptation de Guillaume Vincent, créé en 2019 au Théâtre de Lorient.

11 On parle ici d’ouverture en tant que dimension allant de jardin à cour, de même que la hauteur désigne la dimension allant du plancher au grill.

12 Songes et métamorphoses, mise en scène de Guillaume Vincent, créé en 2016 à la Comédie de Reims.

13 Entretien avec Yann Burlot et Marc Labourguigne réalisé par visioconférence le 30 janvier 2021.

14 Ibid.

15 Information à propos d’un élément de décor à vendre sur Récupscène, annonce mise en ligne le 22 février 2021.

16 Descriptif tiré d’une annonce mise en ligne le 11 février 2021.

17 Descriptif d’une annonce mise en ligne le 28 février 2021.

18 On désigne par ce terme des personnes ou structures opérant un travail de valorisation tel que nous l’avons évoqué plus haut.

19 On note que si les valoristes, comme indiqué plus haut, préfèrent opérer une récupération gratuite, voire lucrative, d’objets à valoriser, l’achat

20 Marc Labourguigne, entretien cité.

21 Les Terrains Vagues, Pauline Haudepin, non édité, 2016.

22 Les Terrains Vagues, texte et mise en scène de Pauline Haudepin, créé en 2016 au Théâtre National de Strasbourg.

23 Entretien avec Pauline Haudepin, réalisé par visioconférence le 1er mars 2021.

24 Ibid.

25 Ibid.

26 Ibid.

27 On note que pour ces derniers, il s’agit presque plus d’emprunt que de réemploi : il s’agit d’éléments scéniques présents en général en abondance

28 Pauline Haudepin, entretien cité.

29 Entreprise de gestion des déchets. Une prise de rendez-vous et une autorisation des gérants étaient nécessaires pour toute ponction d’objets.

30 Pauline Haudepin, entretien cité.

31 Ibid.

32 Ibid.

33 Jean-Luc Mattéoli, « L’objet pauvre dans le théâtre contemporain », Images Re-vues, n° 4, 2007, document 4, mis en ligne le 01 janvier 2007, url :

34 Pauline Haudepin, entretien cité.

35 André Antoine, « Mes souvenirs » sur le Théâtre-Libre, Paris, Arthème Fayard et Cie, 1921, p. 28.

36 Jean-Luc Mattéoli, L’objet pauvre, Mémoire et quotidien sur les scènes contemporaines françaises, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2011

37 Pauline Haudepin, entretien cité.

38 Ibid.

39 Marc Labourguigne, entretien cité.

Bibliographie

Société et consommation

Jean Baudrillard, Le système des objets, Paris, Gallimard, 1968.

Jean Baudrillard, La sociéde consommation, Paris, Denoël, 1970.

Gilles Lipovetsky, Le bonheur paradoxal, Paris, Gallimard, 2006.

Gilles Lipovetsky, L’Empire de l’éphémère, Paris, Gallimard, 1987.

Abraham A. Moles « Qu'est-ce que le Kitsch ? » in Communication et langages, n° 9, 1971, p. 74‑87.

Victor Papanek, Design pour un monde réel, écologie humaine et changement social, Paris, Mercure de France, 1974, trad. Robert Louit et Lenny Josset.

Deyan Sudjic, B comme Bauhaus, un abécédaire du monde moderne, Paris, Éditions b42, 2019, trad. Camille Chambon.

Eberhard Wahl et Abraham Moles, « Kitsch et objet » in: Communications, n° 13, 1969, Les objets, p. 105‑129.

Revue Terrains et travaux, n° 31, « Consommer autrement », ens Paris-Saclay, 2017.

Aura et authenticité

Walter Benjamin, L’Œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique, Paris, Allia, 2011 (1936 pour cette version), trad. Lionel Duvoy.

Aloïs Riegl, Le Culte moderne des monuments, sa nature et ses origines, Paris, Allia, 2016, trad. Matthieu Dumont et Arthur Lochmann.

Théâtre

André Antoine, « Mes souvenirs » sur le Théâtre-Libre, Paris, Arthème Fayard et Cie, 1921.

Bernard Dort, Théâtre en jeu : essais de critique (1970-1978), Seuil, Paris, 1978.

Jean-Luc Mattéoli, L’objet pauvre, Mémoire et quotidien sur les scènes contemporaines françaises, Presses universitaires de Rennes, 2011.

Revue Agon, n° 4, « L’objet », 2011. url : https://journals.openedition.org/agon/1668.

Notes

1 En référence à la définition de l’aura par Walter Benjamin : « Nous pourrions définir l’aura comme l’apparition unique d’un lointain, aussi proche soit-il », L’Œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique, Paris, Allia, [1936] 2011, p. 25, trad. Lionel Duvoy.

2 Une partie des informations qui vont suivre sont tirées d’une expérience de terrain, acquise par ma propre pratique scénographique.

3 Le terme « ressourcerie » est souvent entendu comme synonyme de « recyclerie » et désigne donc une organisation chargée de la récupération, la valorisation et la revente de matériaux et d’objets. Nous préférons ici le terme de « ressourcerie » : d’une part, parce que se désignent en général ainsi les structures dont la mission englobe également la sensibilisation à la réduction des déchets et qui peuvent proposer directement des solutions de recyclage en leur sein (par exemple, une mise en réseau pour de la réutilisation directe ou des ateliers de transformation sur place avec mise à disposition d’outils) et, d’autre part, parce qu’il contient le mot « ressource » et paraît donc plus désigner les moyens qui sont à la disposition des compagnies, tandis que la notion de cycle contenue dans le terme « recyclerie » semble plutôt faire référence au devenir des objets.

4 La Dame de la mer, texte de Henrik Ibsen, mise en scène de Géraldine Martineau, création initialement prévue en février 2021, reportée. Géraldine Martineau est actrice et metteuse en scène, pensionnaire de La Comédie‑Française depuis 2020.

5 La Comparution, texte de Guillaume Cayet, mis en scène par Aurélia Lüscher, initialement prévu en mars 2021 à la Comédie de Clermont, reporté.

6 Saïgon, texte et mise en scène de Caroline Guiela Nguyen, créé en 2017 à la Comédie de Valence.

7 Passim, mis en scène par François Tanguy, créé en 2013 au Théâtre National de Bretagne.

8 Soubresaut, mis en scène par François Tanguy, créé en 2016 au Théâtre National de Bretagne.

9 Voir notamment Maxence Cambron, « Matières et mémoire, ou le théâtre concret de François Tanguy (Théâtre du Radeau) », Agôn [En ligne], n° 8, 2019, mis en ligne le 24 février 2020, url : https://journals.openedition.org/agon/6542.

10 Les Mille et une nuits, mise en scène et adaptation de Guillaume Vincent, créé en 2019 au Théâtre de Lorient.

11 On parle ici d’ouverture en tant que dimension allant de jardin à cour, de même que la hauteur désigne la dimension allant du plancher au grill.

12 Songes et métamorphoses, mise en scène de Guillaume Vincent, créé en 2016 à la Comédie de Reims.

13 Entretien avec Yann Burlot et Marc Labourguigne réalisé par visioconférence le 30 janvier 2021.

14 Ibid.

15 Information à propos d’un élément de décor à vendre sur Récupscène, annonce mise en ligne le 22 février 2021.

16 Descriptif tiré d’une annonce mise en ligne le 11 février 2021.

17 Descriptif d’une annonce mise en ligne le 28 février 2021.

18 On désigne par ce terme des personnes ou structures opérant un travail de valorisation tel que nous l’avons évoqué plus haut.

19 On note que si les valoristes, comme indiqué plus haut, préfèrent opérer une récupération gratuite, voire lucrative, d’objets à valoriser, l’achat peut les intéresser notamment pour compléter des collections et des ensembles ou pour obtenir des pièces détachées qui permettront la rénovation complète d’un élément préalablement acquis lors d’un enlèvement de décor.

20 Marc Labourguigne, entretien cité.

21 Les Terrains Vagues, Pauline Haudepin, non édité, 2016.

22 Les Terrains Vagues, texte et mise en scène de Pauline Haudepin, créé en 2016 au Théâtre National de Strasbourg.

23 Entretien avec Pauline Haudepin, réalisé par visioconférence le 1er mars 2021.

24 Ibid.

25 Ibid.

26 Ibid.

27 On note que pour ces derniers, il s’agit presque plus d’emprunt que de réemploi : il s’agit d’éléments scéniques présents en général en abondance dans les parcs techniques des théâtres, empruntables partout ou presque, au même titre que des projecteurs et enceintes, par exemple.

28 Pauline Haudepin, entretien cité.

29 Entreprise de gestion des déchets. Une prise de rendez-vous et une autorisation des gérants étaient nécessaires pour toute ponction d’objets.

30 Pauline Haudepin, entretien cité.

31 Ibid.

32 Ibid.

33 Jean-Luc Mattéoli, « L’objet pauvre dans le théâtre contemporain », Images Re-vues, n° 4, 2007, document 4, mis en ligne le 01 janvier 2007, url : http://journals.openedition.org/imagesrevues/125.

34 Pauline Haudepin, entretien cité.

35 André Antoine, « Mes souvenirs » sur le Théâtre-Libre, Paris, Arthème Fayard et Cie, 1921, p. 28.

36 Jean-Luc Mattéoli, L’objet pauvre, Mémoire et quotidien sur les scènes contemporaines françaises, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2011, p. 7.

37 Pauline Haudepin, entretien cité.

38 Ibid.

39 Marc Labourguigne, entretien cité.

Illustrations

Figure 1.

Figure 1.

Sélection de meubles pour La Dame de la mer. Mise en scène Géraldine Martineau, scénographie Salma Bordes. Mobilier appartenant à la Comédie‑Française.

Figure 2.

Figure 2.

Photographies d’un sofa avant et après transformation. À gauche, état initial, photographie prise et envoyée par Yannick Boulard. À droite, état après transformation, photographie prise et envoyée par Laurence Magnée.

Documents personnels de travail pour La Dame de la mer. Décembre 2020.

Figure 3.

Figure 3.

Photographie de répétition de La Comparution. Mise en scène Aurélia Lüscher, scénographie Salma Bordes. Février 2021.

© Jean-Louis Fernandez.

Figure 4.

Figure 4.

Photographie du spectacle Saïgon. Mise en scène Caroline Guiela Nguyen, scénographie Alice Duchange.

© Jean-Louis Fernandez.

Figure 5.

Figure 5.

Photographie du spectacle Passim. Mise en scène et scénographie François Tanguy.

© Brigitte Enguérand.

Figure 6.

Figure 6.

Photographie du spectacle Soubresaut. Mise en scène et scénographie François Tanguy.

© Brigitte Enguérand.

Figure 7.

Figure 7.

Photographie du spectacle Les Mille et unes nuits et détail du châssis rainuré. Mise en scène Guillaume Vincent, scénographie François Gauthier-Lafaye.

© Anne Guillaume.

Figure 8.

Figure 8.

Photographie du spectacle Songes et métamorphoses, et détail du châssis rainuré. Mise en scène Guillaume Vincent, scénographie François Gauthier-Lafaye.

© Elizabeth Carecchio.

Figure 9.

Figure 9.

Capture d’écran de l’annonce mentionnée.

Figure 10.

Figure 10.

Capture d’écran de l’annonce mentionnée.

Figure 11.

Figure 11.

Capture d’écran de l’annonce mentionnée.

Figure 12.

Figure 12.

Photographie du spectacle Les Terrains Vagues. Mise en scène Pauline Haudepin, scénographie Solène Fourt et Salma Bordes. Présence au centre du mobilier et des accessoires pour la plus grande partie empruntés au stock du théâtre.

© Jean-Louis Fernandez.

Figure 13.

Figure 13.

Photographie du spectacle Les Terrains Vagues. Mise en scène Pauline Haudepin, scénographie Solène Fourt et Salma Bordes. Présence au centre d’un empilement des coussins mentionnés sur lequel l’actrice est assise.

© Jean-Louis Fernandez.

Citer cet article

Référence électronique

Salma Bordes, « Le réemploi des objets de scène : pratiques, et perspectives d’une conservation vivante », Déméter [En ligne], 6 | Été | 2021, mis en ligne le 01 septembre 2021, consulté le 29 mars 2024. URL : https://www.peren-revues.fr/demeter/436

Auteur

Salma Bordes

Salma Bordes est à la fois scénographe diplômée du Théâtre National de Strasbourg et doctorante en études théâtrales à l’université Lumière Lyon 2. Elle signe notamment depuis 2017 les décors des spectacles de Rémy Barché et de Géraldine Martineau. Elle travaille également avec de jeunes artistes comme Pauline Haudepin, Antonin Chalon, Guillaume Cayet ou Tamara Al‑Saadi. En parallèle de cette activité, elle suit une formation de design à l’École Normale Supérieure Paris-Saclay et obtient en 2018 l’agrégation d’Arts Appliqués. Elle poursuit cette formation académique par un Master 2 à l’Université Paris 3 et propose sous la direction de Frédéric Maurin une recherche à la croisée de la pratique théâtrale, de la théorie des arts et d’enjeux sociologiques contemporains intitulée Scène d’objets : une culture de la production, ses principes et ses représentations. Actuellement, elle prépare, sous la direction de Mireille Losco-Lena, une thèse de doctorat qui se propose d’interroger l’usage de produits de grande consommation dans les décors de théâtre, tout en continuant à travailler à la conception scénographique de spectacles à venir.

Droits d'auteur

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