L’atelier de restauration des documents graphiques et des maquettes travaille depuis 15 ans pour le département des Arts du spectacle et depuis 6 ans pour la bibliothèque musée de l’Opéra au sein de la Bibliothèque nationale de France. L’atelier traite tous les documents graphiques (documents sur supports papier : parchemin, carte, carton, papier mâché) de ces vastes collections. En effet, le papier a été utilisé comme matériau plastique jusqu’aux années 60, il est donc présent dans des types d’objets de scène très divers allant du dessin au masque en passant par les maquettes.
L’appellation « objets de scène » ne sera pas restreinte ici aux objets utilisés pendant le spectacle mais également étendue aux objets et documents produits par et pour le spectacle : archives, maquettes, dessins, etc. La nécessité de créer un atelier spécialisé répondait à un besoin. Il existait déjà à la bnf des ateliers spécialisés consacrés aux estampes, aux cartes et plans et aux traitements des livres bien sûr, mais aucun pour ce type de collections, relativement récentes mais devenues rapidement très conséquentes, même pour la bnf. La bibliothèque musée de l’Opéra possédait déjà un atelier de proximité qui s’occupait au départ des questions de maintenance courante sur les ouvrages de la bibliothèque et des affiches de l’Opéra. Cet atelier s’est transformé petit à petit dans les années 80 en atelier de restauration, traitant les documents les plus fragiles : les esquisses de décor, les maquettes (dessins, projets) de costumes et les maquettes pliées à monter pour les exposer dans le musée de l’Opéra.
Ces documents sont très divers et chacun d’entre eux peut être considéré dans sa singularité. Ils ont cependant tous contribué à créer un spectacle et cet objectif commun leur fait partager quelques caractéristiques dans leur aspect extérieur coloré et contrasté, leurs altérations liées à leur utilisation, et même leur type de matériaux. L’existence d’un atelier au sein de la Bibliothèque nationale de France, a permis un travail sur le long terme en envisageant ces documents au niveau de la collection et non de l’objet unique. Ce point de vue privilégié a permis de mettre en place des protocoles de restauration à la fois généraux pour les documents de scène et adaptés à chaque type d’objet. Malgré cela, les règles déontologiques ne suffisent pas pour répondre au cas par cas à toutes les interrogations sur les traitements à réaliser.
Nous allons tout d’abord examiner chaque type d’objet : du dessin au masque en passant par les maquettes pliées. Cette description permettra de mettre en évidence leur ressemblance. Nous passerons ensuite en revue le cadre déontologique du restaurateur : les outils dont il dispose pour aborder ces objets. Enfin, de traitement en traitement, nous examinerons en quoi les exigences déontologiques et les limites techniques amènent parfois le restaurateur dans des compromis tendus.
Les différents types de documents traités : esquisses de décor, maquettes de costumes, maquettes pliées et masques
La majeure partie des traitements porte sur quatre types de documents : les dessins préparatoires : esquisses ou maquettes de décor, de costume ; les maquettes que nous appellerons « pliées » : des documents plans qui se déplient comme des « pop-up » pour se mettre en volume ; les maquettes en volume réel et les masques.
Les maquettes, esquisses de décor et de costumes ont des apparences très diverses : certaines sont très techniques avec l’indication de mesures précises et ajout d’échantillons de tissus [Figure 1.], d’autres seulement esquissées, beaucoup plus évasives [Figure 2.] ; enfin, certaines sont des dessins très aboutis [Figure 3.] avec des effets graphiques et techniques recherchées.
La plupart de ces dessins ont été réalisés à la gouache sur du papier épais. À la gouache car cette peinture mate, aux coloris intenses et séchant rapidement, permet des indications techniques très détaillées. Toutefois, en séchant, la gouache, diluée à l’eau, a tendance à se rétracter ce qui peut entraîner une déformation du support. Cette particularité amène à l’utilisation fréquente de papiers épais qui absorbent l’eau et supporte les tensions du film de peinture. Cette nécessité de travailler sur une surface relativement épaisse va rarement jusqu’à l’emploi de cartons, supports trop lourds à manipuler et encombrants à ranger.
Les maquettes pliées [Figure 4.] sont réalisées à la suite de l’esquisse de décor1. Très précises, elles permettent la réalisation du décor grandeur nature. Elles représentent avant tout des décors illusionnistes. Leur âge d’or se situe à la charnière entre le xixe siècle et le xxe.
Elles sont constituées de différents plans ouverts au centre et mis les uns derrière les autres pour donner une illusion de profondeur et de perspective. Les panneaux sont peints le plus souvent à la gouache. La peinture mais aussi le maintien vertical des panneaux, ont conduit également à l’utilisation de cartes, cartons fins, parfois rigidifiés ponctuellement avec d’autres cartons plus épais, des morceaux de bois [Figure 5.] ou d’anciens fils électriques de cuivre recouverts de tissu [Figure 6.]. Ces panneaux tiennent verticalement grâce à des équerres en carton collées sur leur verso et/ou des ficelles accrochées aux bords supérieurs des panneaux. Les cartons utilisés ne sont jamais très épais pour pouvoir être découpés facilement ou contraints, déformés au besoin, lorsqu’il faut monter ou réaliser des modifications ponctuelles sur le décor. La colle est souvent employée pour l’assemblage, le renforcement de tous ces éléments.
L’utilisation du papier plié pour réaliser des panneaux illusionnistes s’amenuise tout au long du xxe siècle pour finir par représenter de vrais volumes [Figure 7.].
Les masques, quant à eux [Figure 8.], sont souvent réalisés en carte ou en papier mâché. Leur aspect n’a pour limite que l’imagination et la technicité de leur auteur. Contrairement aux maquettes planes ou en trois dimensions, le masque de spectacle est rarement l'œuvre d’un professionnel spécialisé2. Les masques composés essentiellement de papier ou de carton sont peints à la détrempe ou à la gouache, vernis ou non, recouverts de tissus, de perles et de décorations diverses. La plupart de ces ornements, pour des raisons de coût, de rapidité et de légèreté, sont collés.
Tous ces objets ont des caractéristiques communes dues aux mêmes impératifs : concourir, le plus efficacement possible, à la réalisation d’un spectacle. Un des premiers traits communs est, qu’au regard du spectacle, ils ont peu d’intérêt pris isolément. Ils arrivent ainsi souvent dans l’atelier par série d’appartenance à une même pièce, un même spectacle. De façon plus étonnante, ces documents partagent également certaines caractéristiques physiques. On peut ainsi remarquer que la plupart de ces objets nomades, en deux ou en trois dimensions, ont été réalisés dans des matières à la fois épaisses, souples et légères. La souplesse et la légèreté du support permettent dans une certaine mesure les déformations dues aux manipulations3. L’épaisseur de la matière autorise certaines contraintes et tensions tout en protégeant la technique ou les décorations appliquées. Jusqu’au milieu du xxe siècle, un matériau très économique réunit toutes ces qualités : c’est le papier dans tous ses états : en carte, carton ou « mâché » il reste un excellent matériau plastique, léger, épais à volonté, tout en restant souple, économique et bluffant.
La plupart de ces documents sont colorés, peints à la gouache jusque dans les années 60 puis, à la peinture acrylique ou à la bombe : peintures peu onéreuses, qui sèchent rapidement. Malheureusement, si les deux dernières peintures sont assez résistantes, la gouache est une peinture fragile, sensible aux déformations de son support, aux changements hygrométriques et aux moisissures.
Une autre caractéristique importante est la relative rapidité d’exécution due à l’optimisation du rapport : temps passé minimal/effet maximal qui a poussé à l’utilisation importante, massive, abusive de tous les types de colles et adhésifs à disposition. Les vieilles colles n’apportent que des problèmes et sont l’ennemi juré du restaurateur [Figure 9.]. Elles ont jauni alors qu’elles étaient transparentes ou incolores à l’origine, elles s’acidifient et altèrent durablement le support sur lequel elles ont été appliquées, elles deviennent cassantes en vieillissant donc n’assurent parfois plus totalement leur rôle d’adhésif. Enfin, elles apportent des tensions qui déforment le support et le fragilisent (puisqu’elles ont rendu le support acide !). Pourtant, l’utilisation de ces adhésifs caractérise souvent ces objets de scène réalisés rapidement pour un moment passager. Sur tous les documents, le restaurateur doit souvent faire face à des coulures ou des amas de colle appliquée rapidement et devenus visibles en vieillissant.
Enfin, tous ces objets partagent la particularité d’être souvent dans un état de conservation moyen voire mauvais pour des collections patrimoniales. Leur utilisation pour le spectacle a transformé, usé ces documents réalisés rapidement, dans des matériaux peu durables. Ces altérations de départ, à conserver car liées à la nature du document lui-même, sont souvent la source de multiples dommages4 qui ne sont plus en lien direct avec son authenticité. Cet état des lieux surprend généralement les restaurateurs ou les étudiants de passage à l’atelier. Les dégradations superficielles observées au départ (colle qui provoque des tensions, supports fragiles) ont fini par affecter profondément la matière (les colles sont devenues cassantes et ont jauni, affaiblissant par contrecoup la cellulose du support qui se casse ou se déchire). Les restaurateurs doivent traiter de nombreuses tâches, adhésifs divers, plis, déchirures, lacunes. Ils ont en face d’eux des documents séduisants mais qui ont « vécu » et ne cessent de s’affaiblir.
Des protocoles de traitement ont été établis progressivement dans l’atelier avec les responsables de collection, en prenant en compte à la fois ces caractéristiques générales et les particularités de chaque type d’objet. Un masque en 3 dimensions ne va pas être traité de la même manière qu’une esquisse : les techniques, les matériaux ont les mêmes qualités de base mais sont différents. Le lien à la scène est différent également : le masque fait partie du spectacle alors que l’esquisse le prépare. L’approche du restaurateur ne peut donc pas être la même : avec le masque il se trouve a priori devant un objet fini, alors que cela ne sera pas le cas pour l’esquisse plus proche de l’archive.
Les caractéristiques de ces objets vont être parfois malmenées par le restaurateur dont l’objectif est la stabilisation de l’état physique de ces documents pour assurer leur conservation à long terme.
Le cadre déontologique
Pour traiter les documents et les « préserver au bénéfice des générations présentes et futures5 », le restaurateur dispose de codes déontologiques précis qui protègent matériellement et intellectuellement le bien culturel concerné. Les plus connus et concrets sont ceux relatifs aux ajouts que le restaurateur peut apporter dans son traitement. Ses interventions doivent ainsi être lisibles : les ajouts de matière, les retouches sont repérables par un œil professionnel. Elles doivent être également réversibles : il faut pouvoir revenir sur une intervention donnée à n’importe quel moment de la vie future de l’œuvre. Les traitements doivent également être compatibles et stables : aucun ajout ne doit altérer les matériaux d’origine du bien culturel. Les interventions de conservation-restauration doivent également être modulées et adaptées aux altérations subies par le bien culturel ; d’une part, pour respecter son intégrité intellectuelle : historique, archivistique, esthétique, culturelle ou cultuelle ; mais aussi pour répondre à l’aspect final que le responsable légal du document désire donner. Le restaurateur peut ainsi opter pour un traitement de conservation préventive en agissant indirectement sur le document via sa prise en charge ou son conditionnement ; un traitement de conservation curative, plus invasif, avec une intervention directe sur le bien culturel ou, s’orienter en dernier recours vers un traitement de restauration : plus intrusif mais redonnant au document une certaine lisibilité.
Le conseil international des musées (icom6), précise que l’activité du conservateur-restaurateur est différente de celle de l’artisan ou des professions artistiques en ceci qu’ « il ne crée pas d’objets culturels nouveaux » en considérant que « reconstruire physiquement ce qui n’est plus ou ne peut être préservé est du domaine de l’artisanat ou des professions artistiques ».
Ces repères déontologiques et techniques fonctionnent assez simplement sur les œuvres d’art, objets de contemplation, résultats d’un acte créateur bien défini temporellement et spatialement, a fortiori lorsqu’il s’agit d’œuvres d’art « classiques » créées pour être stables et durer le plus longtemps possible. Mais pour d’autres types de biens culturels comme les objets d’usage ou les œuvres d’art contemporaines, il devient plus difficile pour les restaurateurs d’affirmer haut et fort la réversibilité, stabilité, compatibilité et lisibilité des ajouts nécessaires à la bonne conservation de ces biens culturels. Les objets de scène font à la fois partie des documents d’usage et des objets réalisés avec des matériaux fragiles et éphémères.
De la série de documents d’archives à l'œuvre d’art isolée ?
Les maquettes de costumes, les esquisses de décor ont le plus souvent été traités par les théâtres, les compagnies, comme des documents d’archives. Ces documents portent parfois de manière très visible la trace de leurs utilisations. À l’atelier, toutes ces maquettes sont traitées a priori comme des archives pour des traitements curatifs : ce qui implique des traitements légers. Les salissures dues aux manipulations, les épingles, traces de rouille sont gardées comme témoins de l’usage technique du document, dans la mesure où elles ne mettent pas en danger le papier ou la carte de support. De la même manière, les plis et froissures qui fragilisent le papier sont atténués mais non effacés. En ce qui concerne les lacunes de technique ou de support, le restaurateur a des cadres qu’il connaît bien : aucune retouche n’est réalisée sur le papier d’origine et les lacunes de support ne sont réintégrées que s’il y a risque de déchirures plus importantes. Ce type de traitement est valable pour 95 % des dessins.
Parfois, dès l’origine ces maquettes de dessin ou de costumes ont été archivées et conditionnées dans des albums qui rendent difficile leur exposition. En effet, si l’exposition peut ne concerner qu’une seule page, cela oblige à exposer l’album entier qui peut contenir jusqu’à 80 dessins. Ces albums, rassemblant les costumes d’un même spectacle ou catalogues de costumes de répertoire sont des objets spécifiques qu’il apparaît à première vue dommage de démanteler7. Cependant, leur mauvais état combiné à leur poids, à l’acidité des feuilles qui le composent souvent et à l’impossibilité d’exposer plusieurs dessins sans les démonter, limite, voire rend impossible leur communication ou leur exposition. Souvent, les maquettes sont donc décollées une à une, pour être mises en fausse marge et en passe-partout.
Le traitement de conservation préventive qui touche surtout le conditionnement du document, va donc s’avérer plus intrusif que le traitement de conservation curative. En effet, le restaurateur se trouve devant des gouaches peintes, des dessins aux techniques fragiles : crayon graphite, crayons de couleurs qui vont nécessiter une protection importante contrairement à des archives classiques. À l’atelier, le montage de ces esquisses ou maquettes a évolué au fil des années. Les premiers conditionnements étaient assez légers : les dessins étaient montés en fausse-marge, fixés par une charnière dans une chemise souple [Figure 10.]. La fausse-marge permet une manipulation indirecte du dessin, la chemise le protège des frottements. Mais après quelques années, dans de nombreux cas, la cohésion du film de gouache avait vieilli. La couche de peinture ne laissait plus seulement des dépôts par frottement mais aussi par simple contact de la peinture sur le verso de la chemise. Pour une protection maximale, il a donc été décidé avec les départements responsables des collections, de monter chaque dessin en fausse-marge8 puis en passe-partout9 [Figure 11.]. Cette décision était conséquente car cela augmentait considérablement la place prise par les maquettes.
Ce type de présentation ne change pas seulement le premier statut de ces documents mais les isole également alors que, au niveau du spectacle, ils sont regroupés. L’isolement du document est cependant très souvent une des manières les plus efficaces de le protéger. Le rangement par format qui s’ensuit et qui améliore la protection, a tendance à accentuer le démantèlement physique de certaines séries aux formats divers : les dessins ne se trouvant plus nécessairement rangés les uns derrière les autres.
La réponse apportée à la fragilité de ces esquisses et maquettes planes est donc une réponse « classique » correspondant au montage des dessins d’art : le dessin est encadré par une fausse-marge et un passe-partout. Ce conditionnement, efficace pour la protection du document, est également un encadrement destiné à le mettre en valeur. Par ce tour de passe-passe, le document d’archive de spectacle, partie d’un tout, est devenue une œuvre d’art isolée, ce qui n’était pas la fin recherchée au départ mais le moyen le plus sûr de le protéger.
Toujours pour des raisons de conservation, le démantèlement peut s’avérer nécessaire non seulement sur une série de documents mais sur un même document. Ce fut le cas par exemple de dessins réalisés par Georges Lepape sur papier calque pour L’Oiseau bleu [Figure 12.]. Tout de suite après leur réalisation, ces dessins fragiles avaient été mis en tension sur des cartes par l’auteur ou par des costumiers, pour pouvoir être manipulés. Les cartes utilisées étaient celles de dessins qui étaient sous la main, à savoir des maquettes de costume, de la fin du xixe siècle, appartenant sans doute à un album [Figure 13.]. Ces dessins avaient été découpés aux dimensions des calques de Lepape. L’ensemble aurait pu être laissé tel quel si le montage n’avait pas mis en danger les calques. Ceux-ci, très fins, présentaient des déchirures importantes et de nombreux plis dus aux différentes tensions. Ils combinaient des plis volontaires correspondants à la feuille de calque rabattue autour de la carte et collée sur le verso, et des ondulations involontaires, provoquées par la tension du montage et par la peinture. Le calque était devenu cassant et fragile en vieillissant et présentait donc de nombreuses déchirures au niveau de ces diverses déformations et collages. Étant donné l’extrême instabilité de ces dessins, il était nécessaire de les consolider : un changement hygrométrique, une manipulation malencontreuse pouvait très rapidement empirer les altérations déjà présentes. Pour consolider correctement les déchirures et les lacunes, il fallait pouvoir mettre à plat le calque et intervenir sur son verso. Mais pour des raisons physiques, éthiques, esthétiques et de conservation préventive, ce traitement, essentiel à la bonne conservation du document, rendait impossible un remontage à l’identique. Il n’était techniquement plus possible de redonner exactement leur place aux plis défroissés mais trop fragiles, ni aux ondulations aléatoires. D’autre part, au contact de la carte acide et des expositions à la lumière, le carton avait jauni à certains endroits, moins à d’autres, en fonction de l’effet protecteur des différents plis et collages. En imaginant un remontage à l’identique, ces nuances colorées seraient devenues incohérentes parce qu’elles n’auraient plus correspondu exactement aux nouveaux plis. Les deux parties de la maquette ont donc été conservées à part : les dessins de Georges Lepape d’un côté [Figure 14.] et les dessins inconnus de la fin du xixe siècle de l’autre [Figure 15.]. L’objet en trois dimensions est devenu dessin. Une partie de l’histoire de l’usage du document a ainsi été perdue dans sa présentation. Dans ce cas, seul le dossier de traitement avec les photographies avant le démontage sont les témoins de l’objet d’origine. L’action du restaurateur a été très intrusive, même si, finalement, chaque dessin a été conservé et mis en valeur.
Matériaux souples et objets fragiles : conserver la matière ou la forme ?
L’exemple de Georges Lepape illustre bien la difficulté de conserver des matériaux mous, ici le papier calque. En vieillissant, ce type de matière perd sa facilité à se déformer et, si elle est contrainte sur une longue durée, à reprendre sa forme initiale. Si les contraintes ne s’exercent pas de manière uniforme, la matière se déforme parfois de manière irrémédiable ou se déchire. Les solutions sont assez simples lorsque l’objet est plan. En revanche, les maquettes pliées maintenues verticalement pour les expositions et les masques en trois dimensions, doivent souvent être renforcés par des supports.
C’est pourquoi au fil des années, un protocole a été mis en place pour l’exposition de ces maquettes, de leur montage à leur mise en boîte10, en passant par leur éclairage11. Après dépoussiérage, consolidation des déchirures et éventuelle consolidation de la gouache, les éléments des maquettes pliées sont montés sur une carte fine pour que le support, plus que centenaire, puisse se porter sans dommage pendant l’exposition. À plat, ces maquettes composées d’éléments de diverses tailles, paraissent démembrées et illisibles. Il est nécessaire de les monter pour pouvoir les découvrir. Ces montages ont lieu essentiellement pour des expositions temporaires pendant lesquelles, le support d’origine, s’il n’est pas rigidifié, finit par se courber sous son propre poids [Figure 16.]. Cette déformation n’est pas anodine pour ces cartons centenaires recouverts de gouache peinte. Il est donc souvent nécessaire de rigidifier ces panneaux découpés avec des cartons fins mais rigides, montés sur le verso du carton d’origine à l’aide de bandelettes de papier japonais [Figure 17.]. Parfois, il faut également ajouter des équerres pour maintenir une bonne verticalité, si les équerres d'origine sont déficientes ou en trop petit nombre. Ce montage réversible est ensuite gardé pour permettre des expositions ultérieures et soulager de manière durable, ces panneaux prompts à se déformer même conservés à l’horizontale. D’un autre côté, ajouter des cartons, alourdit l’aspect de la maquette, autrefois objet fragile rapide à monter et à démonter [Figure 18.]. Encore une fois, le dossier de traitement permet de garder toutes les marques témoins de cet objet, marques qu’il est également facile de retrouver en retirant les cartons ajoutés pour le montage à la verticale.
Ces ajouts sur la structure externe du document sont nettement visibles et repérables mais des modifications plus cachées doivent parfois être réalisées pour pouvoir exposer. Il a été difficile par exemple de trouver le bon niveau de réintégration pour les maquettes pliées qui présentent plusieurs niveaux de lacunes. Il peut en effet s’agir d’une lacune de matière, un trou sur un panneau ou de l’absence totale d’un panneau ou d’un élément. Contrairement à ce que l’on pourrait penser, les lacunes concernant un élément entier sont moins flagrantes que les petites lacunes de matière. Comme nous sommes habitués à des scénographies épurées, l’absence d’un élément n’est pas choquante : le document se lit de manière moderne et contemporaine. Or, sur une maquette classique du xixe siècle les éléments sont souvent spatialement liés entre eux. L’absence d’un élément laisserait entrevoir les coulisses sur le décor grandeur nature. Or, sur ces décors du xixe, rien ne doit briser l’immersion du spectateur dans le décor et dans l’histoire. En accord avec les prescriptions des responsables de collection, une maquette de l’Opéra trop incomplète n’est pas montée pour une exposition. Néanmoins, il arrive souvent qu’il manque des éléments de détail. Si le restaurateur ne peut s’appuyer sur aucune illustration, déduction ou description pour savoir quel est l’élément manquant il faudra bien se contenter d’un trou. Si l’élément manquant est connu et reproductible, la réintégration n’est pas simplifiée pour autant. La particularité d’une maquette est que tout détail peut prendre une signification technique puisque l’objet a été fabriqué pour cela : être un ensemble de prescriptions visuelles. Jusqu’à présent, lorsqu’il manquait un élément, nous avons pu nous en sortir au cas par cas. Par exemple, de nombreuses maquettes sont en camaïeu gris. Dans ce cas, ajouter un élément sous forme de silhouette grise permet de masquer les coulisses sans perturber la lecture de l’objet. En revanche, l’utilisation d’une silhouette neutre aura une incidence dans une maquette colorée, plus détaillée. Pour des maquettes de ce type, nous avons plusieurs fois tenté de réaliser l’élément manquant en baissant la couleur d’un ton, technique habituellement utilisée en restauration d’arts graphiques. Après plusieurs essais, il s’est avéré que ce choix n’était pas judicieux. Quand les éléments de la maquette sont sur une surface plane, les changements de ton sont visibles [Figure 19.]. En revanche, dès que la maquette est montée, l’éclairage peint sur les différents panneaux, prend du relief et le panneau réalisé un ton en dessous, donne l’impression d’un effet d’éclairage [Figures 20 et 21]. L’objectif de réintégration : être discret tout en étant repérable de près, n’est pas du tout atteint. Non seulement la réintégration n’est pas lisible comme élément ajouté mais en plus elle peut faire l’objet d’une mauvaise lecture. La marge de manœuvre est donc faible sur ces documents spécifiques où tous les détails peuvent faire l’objet d’une interprétation technique.
Une solution partielle a été trouvée en peignant les réintégrations a tratteggio12, technique de restauration reconnue comme telle. Cela permet de garder l’illusionnisme de la maquette de loin et de reconnaître l’ajout du restaurateur, de près. Cette solution est limitée, parce que, parfois, la technique d'origine du décorateur est proche du tratteggio… Dans ces cas néanmoins, le restaurateur reste à sa place en évitant la réinterprétation.
Cette technique du tratteggio a également été adoptée pour les masques [Figures 22 et 23.] : qui ont souvent été réparés à de nombreuses reprises pendant leur « activité ». Si le restaurateur est amené à réaliser des retouches, elles passent le plus souvent totalement inaperçues sur les masques peints. L’utilisation du tratteggio de manière systématique permet de repérer les interventions de l’atelier et prend d’autant plus de sens qu’il se fait au niveau de la collection, comme protocole de base.
Après leur montage sur des cartons, les éléments sont ensuite posés sur le plan au sol en suivant les marques référencées laissés par les techniciens. Aucune interprétation n’est attendue de la part du restaurateur : il a entre ses mains un objet technique où chaque élément a une place précise à respecter scrupuleusement13. Pourtant le restaurateur se trouve souvent devant plusieurs compromis. Dans certains cas par exemple, un élément référencé comme appartenant à la maquette, peut ne pas être marqué sur le plan et parfois, il n’y a pas du tout de plan au sol. À ce moment-là, le restaurateur interprète en sachant que son interprétation va être plus ou moins fidèle selon les quelques éléments : description, complexité ou simplicité de la maquette, qu’il a à sa disposition. Le pourcentage d’exactitude de l’implantation finale est noté dans le dossier de traitement mais ce n’est évidemment pas immédiatement visible pour le visiteur. Comme le dit Georges Brunel, le restaurateur « met sa compétence de professionnel au service d’un autre type d’activité que la restauration », il devient, ce qu’il appelle « un assistant d’artiste14 ». Si l’auteur trouve cette appellation peu précise et provisoire, elle correspond tout à fait à ce que ressent le restaurateur lorsqu’il monte une maquette. Toutefois, il peut rester un malentendu avec le visiteur sur l’authenticité de l’objet qu’il regarde. Sur un objet technique en devenir pour l’éternité, le malentendu pourrait ne pas être très grave, même si la maquette est rarement vue et présentée comme telle.
En effet, après avoir ajouté des cartons pour rigidifier le support, le restaurateur a condamné la lecture du verso de la maquette qui n’est plus présentable comme verso d’origine. Ces apports étrangers au document obligent à présenter la maquette de face, avec un cadre de scène. Avec ce dispositif de présentation, imposé par les traitements préventifs, la maquette change de statut, comme c’est le cas pour les maquettes planes, esquisses encadrées. Son mode d’exposition est désormais figé : elle peut désormais difficilement être présentée autrement que comme un petit décor autonome, de la même manière que les dessins sont présentés comme des œuvres abouties.
Ce type de glissement n’est pas récent : ces documents techniques : dessins ou maquettes pliées ont été parfois très vite mis en valeur : encadrés ou mis dans des boîtes et présentés comme de petits théâtres. Certaines maquettes ont même été réalisées pour figurer à des expositions universelles, plus en tant que décor miniature que comme objet technique15.
Un projet est en cours avec l’équipe de numérisation du département de la conservation à la bnf pour pouvoir numériser ces documents avant et après leur traitement et montage, ce qui permettrait, virtuellement de remonter la maquette et de présenter son verso original. Finalement, la reconstitution virtuelle serait plus proche du document authentique que le document physique une fois restauré.
Ce sont des exemples où le restaurateur revoit la structure et où il est conscient d’évoluer sur les frontières de ce qui est déontologiquement possible mais ces moments révélateurs permettent également de se poser des questions sur des traitements apparemment beaucoup plus anodins.
Intervenir ou ne pas intervenir ?
Le traitement des masques a fait l’objet d’une réflexion en 2014 avec la responsable de la conservation : Marie-Odile Illiano, Erhardt Stiefel16, Maître d’art, facteur de masque et collectionneur et Claude Dessimond son élève et chercheur associé au département des Arts du spectacle17. Erhardt Stiefel s’opposait à une restauration trop profonde et surtout invisible des masques. Ces échanges ont pu faire émerger un autre regard sur le traitement de ces objets. Pour Erhardt Stiefel, les masques sont physiquement marqués par une histoire qu’il convient de respecter. Si le masque prend vie avec l’acteur qui le performe, sa vie ne s’arrête pas au spectacle mais continue ensuite. Qu’il ait été rejeté ou au contraire, exposé, mis en valeur comme œuvre d’art, ces événements continuent à lui donner du corps et de la consistance. Il apparaît donc contreproductif de le « restaurer », de falsifier en quelque sorte cette histoire tant que le masque est reconnaissable comme masque. Erhardt Stiefel donnait comme exemple les masques de Nô qui sont « réparés » plutôt que « restaurés » : les déchirures ou cassures étant laissées visibles, voire mises en valeur. Il est difficile d’appliquer ce principe aux masques conservés dans des collections patrimoniales occidentales car l’approche en restauration est différente. Le travail du restaurateur doit s’effacer devant le document et ne pas attirer l’attention tout en étant repérable au besoin. Néanmoins l’approche d’Erhardt Stiefel répondait également à une observation particulière qui avait eu lieu lors de la restauration d’un masque très impressionnant de Georges-Henri Adam : celui du grand prêtre pour la pièce : « Les Mouches » de Jean-Paul Sartre [Figure 24.]. Ce grand masque anguleux, cornu, primitiviste, peint en gris, noir et blanc, était en très mauvais état et extrêmement poussiéreux. Le dépoussiérage a permis dans un premier temps de regagner un contraste originel entre les parties peintes. La consolidation des cornes brisées et de la gouache, écaillée, ont permis de prévenir des dégâts ultérieurs et de stabiliser les dégradations. Cependant, curieusement, après la restauration, le résultat obtenu n’était pas satisfaisant. Si le masque était stabilisé et avait retrouvé sa forme perdue et des couleurs plus proches de celles d’origine, il avait malgré tout curieusement perdu la magnificence et la prestance qu’il avait avant le traitement. La « stabilisation » l’avait en quelque sorte « neutralisé ». Cette impression était trop marquante pour n’être que subjective. Une partie de cette perception devait venir du contraste trop important entre l’avant et l’après traitement et accentué pour une autre partie, par le rapprochement inconscient entre le masque et le visage. Un masque abîmé arrive en effet chargé d’histoire comme le présente Erhardt Stiefel et sa restauration en efface et gomme une grande partie. Le masque-visage raconte donc moins de choses après traitement.
Le souci est que ce « gommage » intervient littéralement dès le dépoussiérage, tout premier traitement considéré comme « traitement-préventif » : au pinceau, à l’aspirateur puis le cas échéant avec une gomme plus ou moins souple. La poussière est retirée pour des questions de conservation, d’hygiène et pour éviter une attaque possible de moisissures. En la retirant, les contrastes entre les couleurs sont augmentés et les reliefs soulignés, mais un fragment de l’histoire de l’objet part également avec. Le dépoussiérage engendre également d’autres traitements : une fois les contrastes retrouvés, les déchirures sont mises en évidence, les enfoncements éventuels et les lacunes doivent ensuite être comblées. Ces réintégrations incolores sont trop visibles, il devient nécessaire ensuite de les retoucher. Le protocole suivi lui donne un statut d’objet « restauré » mais on pourrait tout aussi bien parler d’objet « reconstitué » dans la mesure où l’objet d’origine n’est jamais retrouvé18. Certains ajouts, réparations malheureuses pour l’esthétique de l’objet mais utilisées sur scène ont pu être retirées parce qu’elles n’étaient pas d’« origine » mais c’est oublier que l’état obtenu n’est pas celui d’origine non plus mais un état répondant à des besoins actuels : conservation ou exposition.
Souvent constitués d’éléments disparates, les objets de scène sont particulièrement affectés par le dépoussiérage19 : tous les matériaux ne prenant pas la poussière et ne vieillissant pas de la même manière. Un plexiglas satiné retrouvera à 80 % son aspect propre et sa brillance, contrairement à un papier satiné qui gardera de la poussière incrustée et apparaîtra plus mat. L’homogénéité de départ des objets en sera donc bouleversée.
Après la représentation, les objets de scène semblent prolonger le spectacle, en être en quelque sorte la « relique20 ». Mais ils n’ont pas non plus été fabriqués de manière à en être le prolongement éternel21, ayant eux même une durée de vie limitée. Certains d’entre eux sont incontestablement des œuvres d’art : la maîtrise technique de leur créateur n’a d’égale que leur beauté formelle. D’autres ont été réalisés rapidement sans recherche particulière. En revanche, le pouvoir d’attraction et de séduction qu’ils partagent tous a suscité le besoin de les mettre en valeur : de les encadrer pour les esquisses ou de les monter de manière permanente pour les maquettes pliées. Cette mise en valeur peut les figer dans un statut qui n’est pas complètement le leur. En mettant de côté ce qui est périssable, est négligée une lecture plus approfondie de leur apparence : l’aspect technique pour les maquettes pliées, celui d’archives pour les esquisses, ou même, pour chacun d’entre eux, la poétique fragilité présente dans le spectacle vivant. Ces traces : le manque d’équilibre d’un montage, les retouches rapides, la colle trop présente, la faiblesse des structures, augmentent physiquement l’instabilité du document, instabilité que cherche à atténuer le restaurateur pour pouvoir allonger leur durée de vie. L’objet de spectacle n’a pas vraiment d’état de référence clairement identifié. Le restaurateur-conservateur va s’appuyer sur un des états de ces documents et va ensuite en choisir un qui permette l’exposition, la contemplation en gommant, au sens propre comme au sens figuré, certaines traces de vie, En stabilisant ces objets, le restaurateur transforme encore la matière et, à travers elle, les objets eux-mêmes. Ceux-ci finissent par avoir une vie qui leur est propre. Restaurer étant « faire des choix22 », il est nécessaire d’être conscient des choix réalisés et du nouvel objet qui est donné à voir.
Pour discuter traitements de conservation et de restauration, il faudrait regrouper à la fois des personnes de la scène, des conservateurs, des restaurateurs, des chercheurs et des spectateurs pour établir des principes et des protocoles sur des exemples concrets. La multiplicité des regards ferait sans doute émerger des avis très divergents, mais les échanges seraient assurément féconds autour de ces objets à mi-chemin entre les objets ethnographiques et les œuvres de musée.