De l’image corporelle au schéma corporel, du proximal au distal : l’activité musicale incarnée à travers l’apprentissage de techniques instrumentales

Traduction de l’article intitulé « From the Body Image to the Body Schema, From the Proximal to the Distal : Embodied Musical Activity Toward Learning Instrumental Musical Skills », publié dans Frontiers in Psychology le 31 janvier 2020. Doi : 10.3389/fpsyg.2020.00101.

From the Body Image to the Body Schema, From the Proximal to the Distal : Embodied Musical Activity Toward Learning Instrumental Musical Skills

DOI : 10.54563/demeter.996

Résumés

Un changement de paradigme récent dans la recherche musicale a permis aux chercheurs d’examiner les macro- et micro-processus dans la performance musicale et les processus cognitifs sous-jacents. En les reliant aux théories phénoménologiques de la perception et de la cognition incarnées, cet article se concentre sur l’activité corporelle liée à l’acquisition de techniques instrumentales – le processus d’apprentissage musical. L’interaction dynamique avec un instrument de musique, accompagnée par le jeu entre l'action et la passion, génère une alternance entre l’image corporelle et le schéma corporel dont le statut varie au fil des différentes phases de l'acquisition des compétences musicales instrumentales. Cette interaction permet aux individus de rediriger leur attention de leurs états corporels – le proximal – vers la qualité des sons musicaux et l’unicité de l’expérience musicale – le distal. Cet article soutient ainsi que le jeu instrumental peut être conçu comme un processus incarné : une prise de conscience par les musiciens du lien entre leur propre expérience et le monde musical généré par leur activité corporelle.

A recent paradigm shift in music research has allowed scholars to examine the macro- and micro-processes taking place within musical performance and underlying cognitive processes. Tying in with phenomenological theories of embodied perception and cognition, this paper focuses on bodily musical activity relevant to the acquisition of instrumental musical skills – the process of learning music. Dynamic interaction with musical instruments, accompanied by the interplay of action and passion, involves body image and body schema, whose status oscillates in different phases of the acquisition of instrumental musical skills; this interaction allows humans to direct attention from their bodily states – the proximal – to the quality of musical sounds and a unity of musical experience – the distal. It is thus argued that shaping music by means of playing a musical instrument can be conceived of as an embodied process, of understanding the forms of one’s own experience as related to the musical world that is created by one’s bodily activity.

Index

Mots-clés

action/passion, corporalité, image corporelle, schéma corporel, incarnation/cognition incarnée, sentiments existentiels, compétences musicales instrumentales, proximal/distal

Keywords

action/passion, corporeality, body image, body schema, embodiment, existential feelings, instrumental musical skills, proximal/distal

Plan

Notes de la rédaction

Traduction réalisée dans le cadre d’un séminaire du Master Arts de l’Université de Lille, année universitaire 2021-2022.
Cette traduction est publiée avec l’autorisation de la revue et des auteurs.

Texte

Introduction

En règle générale, jouer d’un instrument de musique implique une activité corporelle basée sur des techniques diverses ; elles dépendent, à leur tour, des possibilités et des contraintes induites par l’instrument lui-même (Reybrouck, 2012 ; Altavilla et al., 2013 ; Krueger, 2014), perçues comme telles par l’instrumentiste. Les efforts déployés pour générer des sons et avoir un contrôle fin de ses caractéristiques (le timbre par exemple) constituent un point de départ pour l’acquisition de techniques instrumentales – qui peuvent impliquer une activité corporelle hautement sophistiquée – même lorsqu’il s’agit d'un instrument numérique, contrôlé par des interfaces gestuelles (Ryan, 1992). De plus, l'activité corporelle, basée sur des compétences instrumentales servant à générer et à contrôler le son, peut être qualifiée de « musicale », dans le sens où elle a une affinité avec les caractéristiques des sons musicaux perceptibles (par exemple durée, courbe mélodique et tension/détente) qu'elle génère et façonne.

L'acquisition de compétences musicales instrumentales est aussi appropriée pour les musiciens professionnels que pour toute personne désirant pratiquer une activité corporelle en rapport avec le son dans des contextes extra-ordinaires (Dissanayake, 1992) où, contrairement à l'interaction dans le langage, l'activité n'est pas nécessairement dirigée vers un objectif clair à atteindre (Cross, 2014). Cette acquisition est donc un enjeu à la fois pour la pédagogie de la pratique instrumentale et pour la recherche musicale théorique et empirique qui étudie les processus à l’œuvre dans la pratique et l'écoute de la musique.

Dans cet article, nous cherchons à comprendre dans quelle mesure l'activité corporelle, impliquée dans l'acquisition de compétences instrumentales, joue un rôle dans la compréhension des formes de notre propre expérience ; formes qui sont supposées offrir une analogie structurelle avec les caractéristiques des sons musicaux générés et contrôlés par l'activité corporelle (voir section « Comprendre les formes de nos propres expériences »). De récentes études en cognition incarnée ont conduit plusieurs chercheurs à repenser le concept de corps – et celui de cognition – au regard de la relation entre l’esprit et le corps, et de celle entre le corps et l’environnement (Gallagher, 2005 ; Thompson, 2007 ; Calvo et Gomila, 2008). En lien avec les théories phénoménologiques de la perception et de la cognition incarnées, cet article tente de caractériser l'activité corporelle impliquée dans l'apprentissage de la musique, et ce, dans le contexte de l'acquisition de compétences instrumentales en tant qu'activité musicale incarnée.

Discours sur la corporalité et l’incarnation

L’activité physique nécessaire pour jouer d’un instrument de musique relève essentiellement de la motricité fine – ce qui n’inclut pas les activités de programmation liées à l’ordinateur-comme-instrument-de-musique (Mathews, 1963) qui ont récemment fait apparaître un sous-genre de l’informatique musicale appelé « live coding »1 (Collins et al., 2003). Que faisons-nous lorsque nous commençons à apprendre à jouer d’un instrument de musique ? Nous tentons de coordonner une énergie physique appropriée, des positions corporelles et des gestes pour produire et contrôler le son. Lorsque nous jouons d’un instrument, nous rencontrons souvent des difficultés physiques. Pour les surmonter, nous développons des stratégies, notamment liées à la respiration ou encore aux doigtés. Maîtriser ce savoir-faire de base est, en général, le premier pas vers l’acquisition d’une habileté instrumentale. À ce stade, le corps est souvent considéré comme une machine, représentation intimement liée à la vision post-humaniste « d’un contrôle régulé, d’une transformation technique ou même d’une élimination du corps, qui est expérimenté comme quelque chose de défectif » (Becker, 2000, p. 22).

Mais la question de la conceptualisation du corps comme objet mérite d’être discutée. Dans les discours sur la corporalité issus des études culturelles et des médias, et associés, depuis un certain temps, à l'intérêt scientifique et artistique croissant pour les dimensions corporelles, le corps est considéré – conformément à la pensée moderne occidentale – soit comme un objet, soit comme une construction (List et Fiala, 1997 ; Barkhaus et Fleig, 2002). Ces discours continuent donc à accentuer le dualisme cartésien entre le corps et l’esprit, selon lequel une entité incorporelle – res cogitans – est conçue comme clairement distincte d'une entité corporelle – res extensa. Lorsqu'il est traité comme un objet, le corps est modifiable et extensible ; par exemple, le discours sur le fitness tourne autour des performances physiques du corps, incluant ses capacités, son entraînement et ses progrès, et est donc centré sur ses processus mécaniques. Lorsqu'il est traité comme une construction, le corps est considéré comme une forme apparente accessible aux sens, ainsi que comme représentant et rendant perceptible quelque chose qui le transcende. La présence du corps en tant que construction sert de représentation à quelque chose d'incorporel, et elle est en même temps un moyen clair de rendre cette notion – l'être au-delà du corps (cf. Krämer, 2000) – accessible aux sens.

De même, il est remarquable que le concept traditionnel de « cognition incarnée » (« embodiment »), comme sémantiquement lié à celui d’« incarnation » (« incarnation » 2) (Di Stefano, 2019) – l’incarnation étant la matérialisation d'une substance non physique ou l'instanciation3 d'une substance abstraite qui est censée être au-delà et antérieure au corps –, soit largement conforme au dualisme cartésien du corps et de l’esprit (Seifert et Kim, 2012). Dans cette variante sémantique, l’« incarnation », caractérisée comme un concept dualiste au sens d’« incarnation de » (Seifert et Kim, 2012, p. 84), fait référence à la fois à la processualité qu'implique la réalisation, la matérialisation et la concrétisation d'une substance non corporelle à travers le nomen actionis4, ainsi qu’au résultat induit. Le caractère processuel d'une action est uniquement lié aux processus corporels qui sont dotés d’un statut secondaire et ultérieur. En d'autres termes, une ontologie à deux mondes (« two-world ontology ») est présupposée, comprenant un monde transcendantal qui peut être rendu disponible ultérieurement par le monde de l'expérience qui le fait apparaître (cf. Krämer, 2000). Par exemple, plusieurs programmes de recherche en robotique cognitive poursuivent une approche incarnée dans le sens où les études de la cognition abstraite5 humaine impliquent des processus corporels réalisant concrètement des capacités cognitives. Un exemple concret fourni par Rolf Pfeifer et Christian Scheier, des chercheurs en sciences cognitives et en robotique, est la conception d'un « module de suivi des obstacles internes à l'agent » en vue d’induire ce comportement, par opposition à la conception de « processus de base qui, en interagissant ensemble avec l'environnement, engendrent ce comportement souhaité6 » (Pfeifer et Scheier, 1999, p. 307). Cela signifie que les programmes de recherche au sein des sciences cognitives utilisant un robot pourraient être basés sur la notion de « cycle sentir-penser-agir » (Clark, 2016, p. 176) : on échouerait alors à observer un dualisme épistémologique et ontologique.

Cela étant dit, une transformation radicale de la façon d’appréhender la relation entre l’esprit et le corps a déjà été amorcée, permettant d'établir le concept non dualiste de la « cognition incarnée » dans le sens d’« être incarné » au lieu d'« incarnation de » (Seifert and Kim, 2012, p. 85). L’esprit incarné est considéré comme un état de départ, plutôt qu'un état final résultant d'un processus incarnant une substance immatérielle. Plus précisément, un état est considéré comme formant une unité à partir du moment où il est conçu comme le résultat d’un processus – ce processus étant considéré comme ayant un but précis (cf. Seifert et Kim, 2012, p. 85). Cela est relié au concept d’entéléchie développé dans la philosophie d’Aristote. L’acte (grec : ́εν ́εργει ̆α, energeia ; latin : actus/actualitas), le processus de réalisation d’un objectif, se distingue de la potentialité/puissance (δν ̆αμ ̆ıς, dunamis ; potentia/possibilitas) développée pour l’atteindre. Aristote utilise le terme « entéléchie » (’εντελ ́εχεια, entelecheia ; actualitas) pour parler de « l’état de ce qui est porté à complétion » en général, l’acte qui résulte de son actualisation, ou encore la perfection d’une chose particulière, en opposition à sa simple potentialité ; il n’y a pas de séparation entre le résultat (τ ́ελoς, telos) à atteindre, le fait accompli (’ ́εργoν, ergon) ou l’acte ( ́εν ́εργ ́ει ̆α, energeia) menant à l’accomplissement. À ce titre, la substance (par exemple le percept ; α’ıσθητòν, aisthêton), la sensation (par exemple la perception comme fonction mentale ; α’íσθημα, aisthêma) et la théorie générale de la sensation (par exemple la perception comme processus en action ; α’íσθησ ̆ıς, esthesis) s’unifient (cf. Seifert et Kim, 2007, p. 933 et suivantes). Un concept non dualiste de « cognition incarnée » peut être mieux compris grâce au concept d’entéléchie.

Les contributions les plus importantes à une nouvelle conceptualisation de la cognition incarnée ont émergé des approches de la troisième génération des sciences cognitives, qui ont suivi les approches cognitivistes et connexionnistes : la « cognition incarnée » (« embodied cognition ») (Clark, 1997, 2016), la « science de la cognition incarnée » (« embodied cognitive science ») (Pfeifer et Scheier, 1999 ; Pfeifer et Bongard, 2007), la « cognition située » (« situated cognition ») (Clancey, 1997 ; Robbins et Aydede, 2009), l’« interactionnisme » (« interactionism ») (Agre et Rosenschein, 1996 ; Agre, 1997), l’« interactivisme » (« interactivism ») (Bickhard et Terveen, 1995) et l’« énactivisme » (« enactivism ») (Varela et al., 1991 ; Hutto et Myin, 2013), entre autres (voir Calvo et Gomila, 2008, pour un aperçu). Elles s'écartent du présupposé cognitiviste/connexionniste d’une ontologie à deux mondes incorporant « un monde extérieur donné à l'avance » à récupérer et « un monde intérieur donné à l'avance » à projeter (Varela et al., 1991, p. 172), pour se concentrer sur (1) le couple action/perception, c'est-à-dire les processus moteurs et sensoriels, et (2) le couple agent/environnement. En d'autres termes, les interactions sensorimotrices servent de base à la cognition incarnée. En outre, l’incarnation implique nécessairement l’expérience située. Cela signifie que l’image d’une activité incarnée dépend de la situation dans laquelle cette activité est réalisée – dans le cas de la cognition incarnée, « relativement locale » (Robbins et Aydede, 2009, p. 3). Par conséquent, la cognition est liée à son environnement, et donc à ses potentialités ou ses contraintes. Les approches de la cognition incarnée et de l’expérience située dans les sciences cognitives, en particulier dans l'intelligence artificielle, sont nécessairement étroitement liées à la robotique, domaine dans lequel est mis en avant non seulement le corps physique lui-même, mais aussi l'interaction incarnée et située d'un agent avec son environnement (Pfeifer et Scheier, 1999 ; Pfeifer et Bongard, 2007). Dans ce contexte, la « cognition incarnée » est définie par les roboticiens Dautenhahn et al. (2002) comme fondée sur la relation fonctionnelle entre le système et son environnement, plutôt que comme une caractéristique d'un système cognitif situé dans un environnement (Dautenhahn et al., 2002, p. 400).

L’activité corporelle dans les théories phénoménologiques de la perception et la cognition incarnées

La phénoménologie de la perception de Maurice Merleau-Ponty est l’une des références principales des discours contemporains sur la cognition incarnée, utilisée dans les sciences cognitives en tant que cadre philosophique permettant d’aborder les problèmes qui y sont liés. Par opposition à l’intellectualisme et à l’empirisme, la phénoménologie de Merleau-Ponty affirme « [qu’]il faut retrouver, en deçà de l'idée du sujet et de l'idée de l'objet, le fait de ma subjectivité et l'objet à l'état naissant, la couche primordiale où naissent les idées comme les choses » (Merleau-Ponty, 1945, p. 271)7. Allant au-delà de la séparation entre sujet et objet, il discute les distinctions entre intérieur et extérieur, conscience et nature, esprit et corps.

La structure du comportement (1942) et Phénoménologie de la perception (1945) de Merleau-Ponty examinent les natures du comportement et de la perception dans les relations entre l'organisme et son milieu, qui sont fondées sur une causalité circulaire et non pas linéaire (cf. Merleau-Ponty, 1963 [1942], p. 15). La préface de John Wild à l'édition anglaise de La structure du comportement (1942) résume le point de vue de Merleau-Ponty selon lequel le comportement humain n'est

ni une série de réactions aveugles à des “stimuli" externes, ni la projection d'actes motivés par les idées pures d'un esprit désincarné et sans monde. Il n'est ni exclusivement subjectif ni exclusivement objectif, mais relève d’un échange dialectique entre l'homme et le monde, qui ne peut être exprimé de manière adéquate en termes de causalité traditionnelle (Wild, 1963, p. xiv).

Pour Merleau-Ponty, il n'existe pas d'ego transcendantal qui serait indépendant de la dimension du corps agissant dans l'espace et dans le temps (cf. Merleau-Ponty, 1963 [1942]). En conséquence, il comprend la perception comme un mode d'accès au monde. De même, son étude des structures de la perception est basée sur une théorie du corps, avec laquelle il souhaite se débarrasser de l’idée de séparation entre res extensa et res cogitans, ainsi qu'entre intérieur et extérieur. Là où la psychologie et la physiologie classiques traitent purement le corps comme un objet que l'on peut observer, Merleau-Ponty distingue le « corps propre » comme une source du monde entier dans lequel il est ancré, qui ne peut être observé depuis une position extérieure (cf. Wild, 1963, p. xv).

Chez Merleau-Ponty, le lieu de la perception est le corps, considéré comme un moi empirique, et il ne peut être décrit par le dualisme « subjectif » vs « objectif » :

Je suis donc mon corps, au moins dans toute la mesure où j’ai un acquis et réciproquement, mon corps est comme un sujet naturel, comme une esquisse provisoire de mon être total. Ainsi l’expérience du corps propre s’oppose au mouvement réflexif, qui dégage l’objet du sujet et le sujet de l’objet, et qui ne nous donne que la pensée du corps ou le corps en idée et non pas l’expérience du corps ou le corps en réalité. (Merleau-Ponty, 1945, p. 250)

La relation entre le corps et les objets n'est pas causale ; elle peut être décrite comme un « arc intentionnel » (Merleau-Ponty, 1945, p. 176) dans lequel le corps et son milieu sont interdépendants. Le corps occupe alors une place déterminante dans la constitution d'un monde objectif. Les événements n’existent que dans le milieu dans lequel le corps évolue et à travers des situations qu’il perçoit. Il n'y a pas de « réactions aveugles » (Wild, 1963, p. xiv) à des événements extérieurs à un organisme.

La théorie de Merleau-Ponty fait reposer la perception non pas sur la capacité de la conscience, mais sur des actions physiques habituelles – comme jouer d'un instrument de musique – qui précèdent l'émergence de la cognition. Ces actions corporelles répétées – qu'il appelle habitus, et qui peuvent être apprises par imitation – ne sont pas simplement des processus mécaniques, mais des formes de connaissance. Le corps fonctionne comme un moyen de communiquer avec le monde, comme l’illustre la relation entre le toucher et l’être touché. Merleau-Ponty appelle cela des « sensations doubles » (Merleau-Ponty, 1945, p. 127) : lorsqu'une main touche une autre, il y a passage d'une fonction à une autre ; la main touchée peut aussi être une main qui touche (cf. Merleau-Ponty, 1945, p. 126 et suivantes). La relation entre l'acte de perception et l'objet perçu, c'est-à-dire entre l'intérieur et l'extérieur, est saisie comme une relation inséparable, chiastique : « Le monde est tout au dedans et je suis tout hors de moi. » (Merleau-Ponty, 1945, p. 481).

Barbara Becker, théoricienne allemande des médias, met en évidence ce type d'interaction dynamique avec le milieu en ne considérant le corps ni comme prenant part à la construction de ce dernier, ni comme un objet ; mais comme incarné, situé dans le monde et qui entre dans une interaction dynamique avec lui. S’inscrivant dans la tradition phénoménologique, Becker caractérise cette interaction comme le chiasme de l’action et de la passion (Becker, 2000) : « Nous touchons et sommes touchés : nous agissons, tandis que notre corps répond aux offres silencieuses provenant des environnements respectifs dans lesquels nous nous trouvons, et du monde qui nous entoure. Et cette réponse agit et réagit toujours en nous. » (Becker, 2000, p. 44)

Chiasme d’action et de passion lié à une interaction dynamique avec l’instrument de musique

Quel rôle ce chiasme d’action et de passion joue-t-il dans l’activité incarnée impliquée dans l'acquisition de compétences musicales instrumentales ? Lorsque nous commençons à pratiquer un instrument de musique, qu’il soit acoustique ou numérique, sa matérialité physique ou virtuelle crée une résistance : cela permet de s’engager dans une interaction dynamique avec l’instrument, interaction au cours de laquelle nous agissons et réagissons en réponse à sa matérialité. Typiquement, nous entamons cette interaction en tant que « patient » – c’est-à-dire en tant qu’être affecté par un agent, pour reprendre les mots de l’anthropologue Alfred Gell (Gell, 1998). Durant le temps d’apprentissage nécessaire à son appropriation, l’instrument de musique crée un espace d’agentivité8 primaire, imprégnant nos actions et nos intentions – qui peuvent être ainsi considérées comme « affectées ». Il y a une étape dans l'acquisition de compétences musicales instrumentales où cette agentivité se manifeste, permettant au « patient » de passer à l'action en tant qu'« agent » (Gell, 1998, p. 22).

L'acquisition de compétences instrumentales est accompagnée d’un processus d’oscillation entre affecter et être affecté – « action et passion » – dont le contrôle moteur se base par exemple sur l’audition et l’information tactile. À travers cette oscillation, nous développons une résistance à la matérialité des instruments, et nous établissons dans le même temps un contact direct et tangible avec l'univers musical créé et formé par cette activité musicale incarnée. Dans ce sens, une telle activité musicale incarnée peut être conçue comme reliée à l’instrument, et les sons musicaux comme étant générés et façonnés de façon dynamique. À son tour, l’activité incarnée engendre un sens corporel préréflexif, s’accompagnant d’une double boucle de rétroaction, constituée de retours auditifs et kinesthésiques/tactiles (Leman, 2007 ; Kim, 2010). Par exemple, nous nous habituons au retour vibrotactile du résonateur de l’instrument par le biais d’un contact corporel direct ou de sa proximité ; par conséquent, nous éprouvons des sensations corporelles lorsque nous jouons d’un instrument de musique. Nous acquérons également des compétences par l’usage de techniques spécifiques au médium instrumental (un clavier, une corde, une anche, etc.). Les compétences instrumentales acquises sont donc intimement liées aux techniques corporelles offertes ou imposées par chaque médium instrumental. Une modification dans les propriétés d’un médium instrumental – comme le matériau de la corde ou la résistance d’une touche – donne lieu à un ajustement ou à une nouvelle stratégie des techniques corporelles s’appuyant sur notre sens corporel qui, dans l’activité incarnée habituelle, reste préréflexif.

Ce genre de sens corporel préréflexif devient conscient si et seulement si notre attention est dirigée vers le proximal, pour reprendre le terme de Polanyi (Polanyi, 1966) ; par exemple, l'état corporel lors de l'utilisation de mouvements corporels dépendant des caractéristiques physiques variées du médium de l’instrument de musique, et/ou d’une caractéristique spécifique aux sons musicaux générés et contrôlés par l’instrument. Lorsqu’on apprend à jouer d’un instrument de musique, nous sommes d’abord, généralement, dans un état où le proximal devient le premier plan. En renforçant nos compétences instrumentales, nous finissons par atteindre un état dans lequel le proximal recule vers l’arrière-plan. Cela nous permet de diriger notre attention sur le distal – les propriétés des sons musicaux et la structure mélodique et rythmique générées par l’activité corporelle – en façonnant les sons musicaux d'une manière élaborée et en combinant des séquences sonores les unes avec les autres.

Dans son ouvrage de référence The Tacit Dimension (1966), Polanyi parle de la dimension proximale et de la dimension distale, respectivement en tant que structure phénoménale et structure fonctionnelle de ce qu'il appelle le « savoir tacite » (« tacit knowing ») ; terme proposé pour décrire les manières dont nous sommes subsidiairement conscients des processus cérébraux (cf. Polanyi, 1966, p. xix), « comme s'ils faisaient partie de notre corps » (Polanyi, 1966, p. xviii). Il affirme principalement que les processus cérébraux liés à des fonctions cognitives deviennent significatifs si les ressentis spontanés inhérents à l'expérience corporelle (le proximal) sont transposés dans la perception des choses extérieures (le distal) (cf. Polanyi, 1966, p. 14 et suivantes). Dans la section suivante, nous aborderons la façon dont le proximal et le distal sont combinés pour saisir la signification de l'activité musicale incarnée, impliquée dans l'acquisition de compétences instrumentales, en reprenant les concepts d'image corporelle et de schéma corporel récemment discutés dans les domaines des (neuro)sciences cognitives et de la phénoménologie.

Oscillations entre l’image corporelle et le schéma corporel dans l’acquisition de compétences musicales

Lorsque nous apprenons à jouer d'un instrument de musique, nous essayons de générer et de contrôler un son musical dont les caractéristiques intrinsèques sont données par l’instrument – comme le timbre et le vibrato – et de présenter des séquences sonores et de les combiner les unes avec les autres. L'acquisition de compétences instrumentales peut donc être considérée comme une activité musicalement significative lorsqu’elle est guidée par un déplacement de l'attention depuis le proximal vers le distal. Cette activité pourrait également être comprise à l’aune des théories récentes du schéma corporel et de l'image corporelle.

Le schéma corporel dont parle Merleau-Ponty est un système de capacités sensorimotrices qui sous-tendent les actions corporelles habituelles. Ce système est intégré dans des opérations effectuées antérieurement à, ou en dehors de la conscience intentionnelle de notre propre corps. Cette dernière se manifeste « en surveillant ou en orientant l'attention perceptive vers la position des membres, le mouvement, la posture, le plaisir, la douleur, l'expérience kinesthésique, etc. [...] » (Gallagher et Zahavi, 2008, p. 146) ; par le biais d'une opération intentionnelle de la conscience qui constitue des aspects d’une image corporelle (Krois, 2011), le corps devient le contenu de la conscience. En revanche, les processus du schéma corporel sont définis comme des « fonctions sensorimotrices » (Gallagher et Zahavi, 2008, p. 146), opérant « sous le niveau de l'intentionnalité autoréférentielle » (Gallagher, 1995, p. 228), impliquant une conscience préréflexive de nos postures et mouvements corporels, plutôt qu'une conscience corporelle objectivante (Gallagher, 2005, p. 24 et suivantes ; Gallagher et Zahavi, 2008, p. 146), qu’une auto-perception corporelle consciente (Krois, 2011, p. 258) ou qu’un modèle conceptuel du corps (Gallagher, 2005, p. 32). De ce fait, le schéma corporel et l'image corporelle peuvent être distingués l'un de l'autre. Cependant, les processus du schéma corporel sont conçus comme la base d'une opération intentionnelle de l'expérience consciente ; les multiples aspects des apparences perceptibles de notre propre corps sont seulement unifiés sur la base du schéma corporel, de manière à aboutir à une image corporelle complexe (cf. Krois, 2011, p. 258).

La nature du schéma corporel et de l'image corporelle oscille au cours de certaines activités corporelles, en l'occurrence celles consacrées à l'acquisition de compétences musicales instrumentales. La première étape de l'apprentissage d'un instrument de musique implique une action volontaire, pour laquelle nous disposons de nouveaux modes d’interaction avec notre environnement. À ce stade, notre schéma corporel – qui, pour des actions habituelles, fonctionnerait sans représentations conscientes – doit être redirigé. Le processus de contrôle de nos compétences musicales instrumentales s’opère car la représentation de l'instrument de musique reste opaque et requiert notre attention vers le proximal, c’est-à-dire les perceptions et les sensations du corps, ce qui rend le corps objectivé9. En d'autres termes, l'image corporelle se construit en y impliquant des actions non habituelles ; bien que les états corporels dont nous sommes conscients ne puissent être verbalisés explicitement à ce stade, nous en avons une expérience consciente. À un stade avancé, lorsque les techniques instrumentales nécessaires ont été maîtrisées, nous atteignons l’état qui engendre l’action corporelle habituelle, et l'instrument de musique devient transparent (Jaeger et Kim, 2008 ; Nijs et al., 2013 ; Schiavio et De Jaegher, 2017). Par conséquent, l'image corporelle passe au second plan et nous avons une conscience corporelle préréflexive et non objectivante. À ce stade, notre attention est déplacée du proximal (nos états corporels) vers le distal (par exemple, la structure mélodique et harmonique de la musique façonnée par notre activité incarnée).

Relations des gestes corporels au distal

En prêtant attention au distal, nous ne nous intéressons pas seulement aux qualités de chaque son, mais aussi à une unité musicale – à l’image de la structure mélodico-rythmique, dans laquelle des séquences sonores sont combinées en vertu de leurs relations les unes avec les autres. En façonnant une telle structure mélodique et rythmique, nous préparons le son suivant – en termes d'énergie physique, de postures corporelles et de gestes – directement lié au son qui se produit à l'instant présent. Ces postures corporelles et ces gestes comprennent à la fois ceux utilisés pour éteindre le son qui est presque passé, et ceux qui préparent à l’utilisation d'une autre technique instrumentale pour générer et contrôler le son suivant – jusqu'à ce que le dernier son d'une unité musicale soit généré et contrôlé (Kim et al., 2010). De tels micro-gestes utilisés dans le contexte de la performance musicale peuvent être étudiés empiriquement. Pour ce faire, les outils d’observation les plus efficaces sont une caméra haute vitesse ou un dispositif de capture de mouvement (ibid.).

Un mécanisme possible, sous-jacent à une telle structuration musicale liée aux instants présents, pourrait être ce que Mark Reybrouck caractérise comme le traitement de la « musique en temps réel » (« in-time music ») (Reybrouck, 2017), qui s’opère dans « l’histoire décomposée des actes successifs de l'attention focale » (Reybrouck, 2017, p. 89). Cela semble compatible avec les concepts husserliens de mémoire primaire et d'impression originaire10 (Husserl, 1991 [1966]) qui désignent une extension de la présence concernant ce qui s’est passé dans les instants présents (rétention) et ce qui suivra ces mêmes instants présents (protention). De plus, un nombre croissant de recherches sur les gestes corporels utilisés dans la performance musicale montre que les macro-gestes corporels sont également utilisés dans la formation d'une unité musicale. En lien avec les recherches de David McNeill sur les gestes d'accompagnement du langage (McNeill, 1992), ces gestes servent à organiser des séquences sonores en tant que structure musicale plutôt que de transmettre des informations liées à la signification musicale : ils incluent ce que McNeill appelle les « gestes iconiques », qui partagent un aspect musicalement significatif – par exemple, les gestes imitant le contour mélodique ou dynamique – ou les « gestes rythmiques », qui mettent l'accent sur des éléments musicaux choisis. En particulier, ces gestes, accompagnant l'activité corporelle impliquée dans la génération et le contrôle des sons musicaux, présentent souvent un lien étroit avec les caractéristiques des sons musicaux perceptibles qui leur sont associés – à la fois pour les sons singuliers et les séquences sonores vécues comme une unité (Godøy et Leman, 2009). Ce type de formation d'une unité musicale pourrait impliquer ce que Husserl appelle « la mémoire secondaire » (Husserl, 1991 [1966]), qui va au-delà de la présence étendue, et qui est liée à la mémoire à moyen terme plutôt qu'à la mémoire à court terme et à la mémoire de travail.

Souvent, de tels gestes sont utilisés involontairement dans le contexte de la performance musicale lorsque notre attention est dirigée vers le distal. Il y a cependant des cas où les gestes corporels partagent des caractéristiques avec les sons musicaux générés et contrôlés par un instrument de musique. Dans la musique traditionnelle du Sud de l’Inde (Karnataka), ces gestes font partie de l’éducation instrumentale et sont employés pour aider les instrumentistes à imaginer comment façonner les caractéristiques de sons et la structure musicale – en particulier les svaras, les degrés de l’échelle d’un raga (Pearson, 2016). De même, une tradition musicale coréenne suit une pratique similaire, quoique de façon inverse : la première étape dans l’apprentissage d’un instrument consiste à apprendre à produire des sons typiquement instrumentaux et des structures rythmiques en « chantant » les sons, ce qui permet d’incarner, par imitation, des caractéristiques musicales essentielles telles que la durée, le contour et le phénomène de tension-détente. L’acquisition de techniques corporelles instrumentales est possible grâce à l’utilisation de la voix pour imiter les sons instrumentaux, à condition que les techniques instrumentales soient maîtrisées en relation avec la production des sons et la compréhension des structures musicales. Des techniques imitant, par l’intermédiaire d’un autre médium, les caractéristiques des sons musicaux qui peuvent être générés et contrôlés par un instrument de musique, sont considérées comme des techniques incarnées permettant de maintenir l’attention sur le distal.

Comprendre les formes de nos propres expériences

Lorsque l'acquisition de compétences musicales instrumentales atteint un stade avancé, dans lequel l'image corporelle ne joue plus un rôle significatif, le discours musical est façonné de manière très précise – tant du point de vue de l’exécution instrumentale elle-même que de celui de la structuration d’ensemble. Souvent accompagnée par le flux des gestes corporels, l'exécution d'un morceau de musique permet une immersion de l'interprète dans le monde musical créé par l'activité incarnée. Selon la philosophe Susanne K. Langer, ce monde présente une analogie structurelle avec le monde des sentiments humains :

L’organisation sonore que nous appelons "musique" présente une similarité logique étroite avec les formes du sentiment humain – forme de croissance et d'atténuation, d'écoulement et d'immobilisation, de conflit et de résolution, de vitesse, d'arrêt, d'effroyable excitation, de calme ou d'activation subtile et d'instants de rêve – peut-être pas la joie et la tristesse, mais le caractère poignant de l'une ou l'autre et des deux – la grandeur, la brièveté et l'éternel passage de tout ce qui est ressenti de façon vitale. (Langer, 1953, p. 27)

Le concept inhabituel de Langer, qui englobe tous les aspects de la vitalité humaine, s'apparente à nos sentiments préréflexifs dans le monde, que le philosophe contemporain Matthew Ratcliffe appelle « sentiments existentiels ». Les sentiments existentiels sont liés aux sentiments corporels11 ; cependant, selon Ratcliffe, il ne s'agit pas seulement de sentiments d'états corporels internes, mais plutôt de « manières de se trouver dans un monde, d’antécédents existentiels qui façonnent toutes nos expériences » (Ratcliffe, 2008, p. 47). Le discours musical présente des formes de vitalité12 (Stern, 2010), des formes dynamiques du comportement d'un être sensible en relation avec les autres. Bien que la musique ne soit pas un être sensible, des formes de vitalité sont attribuées à une forme (« Gestalt ») expressive musicale (Stern, 2010 ; Kim, 2013), qui est considérée à la fois comme résultant des relations intra-musicales (combinaisons des éléments musicaux les uns avec les autres), et comme étant liée au monde et aux autres personnes.

La mise en forme du discours musical, à travers l'activité incarnée, peut rendre réflexifs nos sentiments préréflexifs, de telle sorte que les formes de vitalité qui se déploient dans le monde des sentiments humains sont co-formées tout en façonnant les formes de vitalité situées dans le monde musical. Cet état de formation et de co-formation des formes de vitalité (Kim, 2013) lors d’une activité musicale incarnée est atteint à un stade avancé de l’apprentissage d’un instrument de musique. Le déplacement de notre attention du proximal vers le distal durant la pratique d'un instrument de musique n’implique donc pas seulement un déplacement des choses internes vers les choses externes. Bien plus que cela, il nous permet de diriger notre attention sur notre être-au-monde, dissolvant une dichotomie entre intérieur et extérieur.

Conclusion et discussion

Dans cet article, l'activité corporelle impliquée dans l'acquisition de compétences instrumentales a été considérée non seulement comme le processus d'apprentissage de ces compétences liées à un instrument de musique donné, mais également comme celui de l'apprentissage des compétences musicales et de l'expérienciation de la musique elle-même. Conformément aux théories phénoménologiques de la perception et de la cognition incarnées, le corps n'a pas été conceptualisé comme une chose ou une construction (List et Fiala, 1997 ; Barkhaus et Fleig, 2002), mais comme un être incarné (Seifert et Kim, 2012). La thèse initiale avançait que le corps pouvait également avoir un statut de patient – selon la théorie de l'agentivité de Gell – qui souffre de la résistance matérielle d'un instrument de musique, que la nature de celui-ci soit physique (dans le cas des instruments de musique mécaniques) ou virtuelle (dans le cas des instruments de musique numériques).

Nous avons vu jusqu’à quel point l'activité musicale incarnée, associée au chiasme de l'action et de la passion, est impliquée dans l'apprentissage des compétences musicales instrumentales. Nous avons montré ainsi que le processus d'oscillation entre l'image corporelle et le schéma corporel permet aux humains d'acquérir des compétences musicales instrumentales d'une manière tellement incarnée qu’elles peuvent faire transiter l'état de présence depuis les états corporels – le proximal – vers les qualités des sons musicaux et la structure mélodique et rythmique de la musique qui sont façonnées par leur activité corporelle – le distal. Une telle connaissance incarnée de ces compétences a été considérée comme manifeste dans les gestes corporels, qui s’avèrent être à la fois proprement instrumentaux et liés, d'une manière non causale et significative, aux propriétés musicales elles-mêmes, comme le contour musical et le phénomène de tension-détente. Par la suite, nous avons examiné dans quelle mesure les formes de notre propre expérience sont comprises pendant que le monde musical est façonné par notre activité corporelle. En lien avec la théorie de Langer sur la musique en tant que forme du sentiment humain et le concept de sentiments existentiels de Ratcliffe, nous avons proposé que les caractéristiques des sons musicaux qui sont expériencés13 – en relation avec les gestes corporels accompagnant l'activité incarnée impliquée dans la création et le contrôle des sons musicaux – nous permettent de rendre réflexifs nos sentiments préréflexifs dans le monde – les « sentiments existentiels ». Cette affirmation est conforme à la théorie de Langer sur la musique comme forme du sentiment humain et au concept de forme de vitalité proposé par Stern : ils mettent en lumière le fait que les formes préréflexives des sentiments ont une analogie structurelle avec les qualités des sons musicaux et avec la structure mélodique et rythmique de la musique, qui sont façonnées dans une interaction relationnelle avec le monde.

Jouer d'un instrument de musique peut donc être conçu comme un moyen efficace de comprendre les formes de notre propre expérience que nous pouvons faire du monde musical : il s'agit d'un moyen de créer un univers musical. De plus, de même que les récentes théories de la cognition musicale incarnée soutiennent la thèse selon laquelle les gestes implicites (« gestes intérieurs ») et/ou les gestes explicites (comme la danse) accompagnent le processus d'écoute de la musique (Leman, 2007 ; Cox, 2016)14, nous pouvons avancer que la perception de la musique, pendant l'écoute musicale, aide à comprendre les formes de notre propre expérience comme étant en relation avec le monde. En d'autres termes, la perception de la musique peut être caractérisée comme un processus de co-façonnement des formes du sentiment humain ou des formes de vitalité incarnées dans la musique (Stern, 2010 ; Kim, 2013), donnant ainsi accès à nos sentiments existentiels. L'acquisition de compétences musicales instrumentales, qui nous permet de façonner des sons musicaux et de structurer le discours musical en tandem avec notre activité corporelle (parfois très sophistiquée), pourrait, par conséquent, non seulement améliorer nos capacités sensorimotrices, mais aussi notre capacité à relier notre propre expérience au monde et aux autres.

1 Parfois appelé « programmation à la volée », le live coding est une technique basée sur l'utilisation d’une programmation interactive improvisée. [

2 Le mot « embodiment » peut être traduit de deux manières, soit par « cognition incarnée », soit par « incarnation ». [NdT]

3 Instanciation au sens d’instancier, de créer un objet à partir d’un modèle abstrait préétabli. [NdT]

4 « Nom d’action », c’est-à-dire un nom dérivé d’un verbe par l’ajout d’un suffixe, à l’exemple de « -tion » (ainsi, « matérialisation », c’est l’

5 Processus permettant de ne garder que les informations importantes d’une situation donnée, afin d’adapter son comportement à celle-ci. [NdT]

6 Un « module de suivi des obstacles internes à l'agent » est un encodage qui permet d’éviter les obstacles, donc de manière automatique, alors que

7 Citation issue de l’ouvrage original Phénoménologie de la perception de Maurice Merleau-Ponty, Gallimard, 1945, et non de la traduction anglaise

8 « En éducation à l'environnement, Hayward (2012) la définit pour sa part comme une capacité à développer une pensée indépendante et une capabilité à

9 Du verbe « objectiver » : rendre plus objectif, qui est indépendant de la conscience. [NdT]

10 La mémoire primaire est le moment tout juste passé, qui vit encore à l’intérieur de nous, dans notre perception ; l’impression originaire est le

11 Par exemple la souffrance, un sentiment qui est ressenti en relation avec la sensation de douleur. [NdT]

12 Selon Stern, les formes de vitalité s’apparentent à l’intensité, à la direction et au déroulement dans l’espace et dans le temps de la dynamique de

13 Le terme « expériencer » traduit mieux l’immédiateté de l’expérience dont parle Dewey (cf. Stéphane Madelrieux, « Expériencer », Critique 12

14 Pour Cox, il s’agit plutôt de mimétisme, souvent non conscient (cf. sa théorie mimétique) qui permet d’incarner l’écoute de la musique, alors que

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Notes

1 Parfois appelé « programmation à la volée », le live coding est une technique basée sur l'utilisation d’une programmation interactive improvisée. [NdT]

2 Le mot « embodiment » peut être traduit de deux manières, soit par « cognition incarnée », soit par « incarnation ». [NdT]

3 Instanciation au sens d’instancier, de créer un objet à partir d’un modèle abstrait préétabli. [NdT]

4 « Nom d’action », c’est-à-dire un nom dérivé d’un verbe par l’ajout d’un suffixe, à l’exemple de « -tion » (ainsi, « matérialisation », c’est l’action de matérialiser). [NdT]

5 Processus permettant de ne garder que les informations importantes d’une situation donnée, afin d’adapter son comportement à celle-ci. [NdT]

6 Un « module de suivi des obstacles internes à l'agent » est un encodage qui permet d’éviter les obstacles, donc de manière automatique, alors que les « processus de base qui, en interagissant ensemble avec l'environnement, engendrent ce comportement souhaité » est un fonctionnement cognitif humain qui permet de s’adapter du point de vue comportemental à une situation ou à un obstacle. [NdT]

7 Citation issue de l’ouvrage original Phénoménologie de la perception de Maurice Merleau-Ponty, Gallimard, 1945, et non de la traduction anglaise citée par l’auteure de l’article. Nous nous référons ici à une édition électronique de l’ouvrage de Merleau-Ponty établie en 2015 par Réjeanne Toussaint et éditée par Les classiques des sciences sociales, une bibliothèque numérique fondée et dirigée par Jean-Marie Tremblay. Et nous procéderons de la sorte pour chaque citation de l’ouvrage de 1945. [NdT]

8 « En éducation à l'environnement, Hayward (2012) la définit pour sa part comme une capacité à développer une pensée indépendante et une capabilité à choisir librement d'agir en fonction de ses idées. Il s’agit donc d’une habileté, d’une capacité ou d’une capabilité propre à un individu. » (Émilie Morin, Geneviève Therriault et Barbara Bader, « Le développement du pouvoir agir, l’agentivité et le sentiment d’efficacité personnelle des jeunes face aux problématiques sociales et environnementales : apports conceptuels pour un agir ensemble », Éducation et socialisation [En ligne], 51 | 2019, mis en ligne le 30 mars 2019, consulté le 11 janvier 2022. URL : http://journals.openedition.org/edso/5821 ; DOI : https://doi.org/10.4000/edso.5821, p 15). [NdT]

9 Du verbe « objectiver » : rendre plus objectif, qui est indépendant de la conscience. [NdT]

10 La mémoire primaire est le moment tout juste passé, qui vit encore à l’intérieur de nous, dans notre perception ; l’impression originaire est le moment vécu ayant atteint la réflexion de l’individu, sortant par conséquent du vécu. [NdT]

11 Par exemple la souffrance, un sentiment qui est ressenti en relation avec la sensation de douleur. [NdT]

12 Selon Stern, les formes de vitalité s’apparentent à l’intensité, à la direction et au déroulement dans l’espace et dans le temps de la dynamique de nos perceptions, de nos pensées et de notre corps. De la vitalité émane la présence de chacun : elle se rapproche plus de la forme que du contenu. Cf. la traduction française de l’ouvrage de Stern : Les formes de vitalité. Psychologie, arts, psychothérapie et développement de l’enfant, Paris, Odile Jacob, 2010. [NdT]

13 Le terme « expériencer » traduit mieux l’immédiateté de l’expérience dont parle Dewey (cf. Stéphane Madelrieux, « Expériencer », Critique 12, 2012, p. 1012-1013). [NdT]

14 Pour Cox, il s’agit plutôt de mimétisme, souvent non conscient (cf. sa théorie mimétique) qui permet d’incarner l’écoute de la musique, alors que la conception de Leman renvoie à une conscience du ressenti corporel lié à la musique, que l’on pourrait extérioriser via la danse, par exemple. [NdT]

Citer cet article

Référence électronique

Jin Hyun Kim, « De l’image corporelle au schéma corporel, du proximal au distal : l’activité musicale incarnée à travers l’apprentissage de techniques instrumentales », Déméter [En ligne], 9 | Hiver | 2023, mis en ligne le 04 mai 2023, consulté le 20 avril 2024. URL : https://www.peren-revues.fr/demeter/996

Auteur

Jin Hyun Kim

Department of Musicology and Media Studies, Humboldt University of Berlin, Berlin, Allemagne

Traducteurs

Nine Agneray

David Caulet

Gerick Demaecker

Luc Deduytschaever

Théo De Pinho

Lucas Dupont

Myriam El Ouartassi

Luca Malacarne

Rudy Patron

Léo Sauda

Christian Hauer

Droits d'auteur

CC-BY-NC