Le 3 ou 4 septembre 14 après J.-C., Livie, épouse bien-aimée d’Auguste, prend connaissance du testament de son défunt époux1. Par la volonté de ce dernier, elle est adoptée dans la gens Iulia et reçoit en outre le titre d’Augusta2. Selon Tacite, Iulia Augusta reçoit également des honneurs de la part du Sénat, lequel propose de mentionner dans la titulature de Tibère, le nouveau prince, et fils de l’impératrice, le lien de parenté l’unissant à cette dernière3. Mais l’ombrageux Tibère rappelle alors fermement à l’assemblée la retenue nécessaire dans la concession d’honneurs aux femmes4. Il semble que le Prince ne vise pas la seule Iulia Augusta par cet avertissement. Pense-t-il alors, dans l’esprit de Tacite, à Iulia, fille de son prédécesseur et sa deuxième épouse, qui se morfond à Rhegium ? Cette dernière n’avait-elle pas exprimé, au temps de leur mariage, son plus profond mépris vis-à-vis de son époux, quand ses propres fils avaient été adoptés par leur grand-père sous les noms de Caius et de Lucius César5 ?
Les événements narrés par Tacite révèlent, d’une part, l’importance de l’onomastique féminine au moment de la première succession impériale, d’autre part, l’usage qui est fait de cette dernière dans le cadre d’un discours visant à dénoncer la morgue de certaines femmes impériales. L’importance de l’onomastique féminine est notamment confirmée par les bases des statues, l’inscription du nom des femmes impériales dans l’espace public et son apparition progressive sur le monnayage provincial et impérial.
La société romaine exprime de bien des façons la différence de statut entre femmes et hommes, notamment par l’onomastique. Face aux citoyens romains qui exhibent fièrement leurs tria nomina, les Romaines portent uniquement un nomen, parfois suivi d’un cognomen6. Le nomen, reçu à la naissance, est presque automatiquement celui du père, sous sa forme féminisée. La Romaine le conserve jusqu’à sa mort, à moins qu’elle ne soit adoptée, comme dans le cas de Livie, ce qui implique le port d’un nouveau nom. Si la Romaine ne transmet guère, en général, son nomen à sa descendance, cette dernière peut néanmoins l’adopter sous la forme d’un cognomen, à l’instar de l’une des filles de Julie, Vipsania Iulia7. C’est dire l’importance que revêt l’onomastique féminine au sein d’une famille qui choisit ses successeurs parmi les descendants de Julie et de Livie, importance dont les sources épigraphiques et numismatiques se font l’écho. Comme l’a montré Tuomo Nuorluoto, à partir de l’Empire, nombre de Romaines commencent à arborer un cognomen ; ce dernier semble avoir été plus volontiers usité dans la vie courante que le nomen8. Outre le nomen et le cognomen, il est fort courant d’identifier la Romaine en précisant sa filiation paternelle et, dans le cas des femmes mariées, en indiquant le nom de leur époux9.
Quel usage les auteurs anciens ont-ils fait de cette onomastique féminine ? Si les inscriptions et monnaies émanant du pouvoir ou des cités de l’Empire reflètent généralement le discours impérial en vigueur à ce sujet, il n’en va pas toujours ainsi des sources littéraires. Contemporains ou non de la femme évoquée, les auteurs font un choix mûrement réfléchi en la nommant, choix contribuant au discours tenu sur la femme en question. Qu’expriment-ils alors par la simple mention du nomen et/ou du cognomen ? De quelle manière l’usage de l’onomastique féminine contribue-t-il au portrait d’une femme impériale et confirme-t-il son importance dans l’histoire de Rome ? Nous avons choisi d’analyser deux figures pour répondre à ces questions : celles de Livie et de Julie l’Aînée, autrement dit, deux des premières femmes impériales. Notre choix est motivé par le rôle qu’elles jouèrent toutes deux au début de l’Empire : non contentes d’avoir incarné par la volonté du Prince la matrone idéale, elles ont néanmoins été distinguées des autres femmes de la domus Augusta en incarnant tour à tour la figure de la genetrix, dans des proportions certes différentes, mais suffisantes pour justifier cette étude sur l’usage de leur onomastique, dans le cadre du discours impérial puis dans les récits des auteurs anciens. Afin de clarifier la suite de nos propos, nous désignerons la fille d’Auguste sous le seul nom de Julie et sa propre fille sous celui de Julie la Jeune.
Nombre d’auteurs mentionnent Livie et Julie, aussi était-il nécessaire d’opérer un choix : en ce qui concerne Livie-Julia Augusta, nous avons analysé l’œuvre poétique de son contemporain Ovide puis les Annales de Tacite ; quant à Julie, nous nous sommes appuyée sur l’Histoire romaine de Velleius Paterculus puis sur les Vies d’ Auguste et de Caligula de Suétone. L’étude des quatre auteurs choisis nous permet ainsi de discerner, d’une part, la restitution fidèle ou pas du nom que les deux femmes portent, au premier siècle après J.-C. ; d’autre part, la réception qui est faite de leur onomastique, à partir de la dynastie antonine. Toutefois, pour déceler les stratégies discursives à l’œuvre chez chacun de ces auteurs, nous confronterons leur version à celle d’autres auteurs, contemporains ou non des quatre sélectionnés, puis à celle des sources épigraphiques et numismatiques. Cet examen nous amènera à interroger la valeur symbolique des nomina Iulia et Liuia au premier siècle, puis la réception faite de ces mêmes noms à partir de la dynastie antonine10. La première partie est consacrée à Livie, dont l’onomastique complexe est savamment utilisée par Ovide et Tacite afin d’exprimer leur point de vue sur le pouvoir au féminin. La seconde partie concerne l’étude de l’onomastique, en comparaison, fort simple, de Julie : l’analyse de l’ Histoire romaine nous permet d’interroger l’usage qui est fait de son nom deux décennies après sa disgrâce et les conséquences de sa condamnation ; l’œuvre de Suétone révèle quant à elle une association funeste entre Iulia et débauche.
1. Comment nommer Livie au début de la dynastie julio-claudienne ?
Pourquoi avoir choisi d’étudier l’usage de l’onomastique de Livie en premier ? Après tout, Julie n’est-elle pas la mère des héritiers d’Auguste et honorée comme telle avant sa belle-mère ? Certes, mais Livie occupe elle aussi une place importante au sein de la domus Caesaris, y compris au moment de la faveur de Julie11. En outre, la complexité de son onomastique et le vif intérêt que lui accorde un auteur tel qu’Ovide à ce sujet offrent un point de départ plus satisfaisant pour notre étude.
1.1. Le nom de Livie dans l’œuvre d’Ovide
1.1.1. La puissance évocatrice de son nomen
L’œuvre poétique d’Ovide est particulièrement précieuse en ce qui concerne le rapport entre onomastique féminine et pouvoir12. Contemporain du premier couple impérial, le poète subit les foudres du Prince en raison d’une « erreur » encore mal éclaircie aujourd’hui13. Exilé à Tomes, Ovide s’empresse de solliciter la bienveillance de Livie, d’abord par l’intermédiaire de son épouse, Fabia, puis en s’adressant directement à l’impératrice. Or, la manière de nommer cette dernière a une grande importance dans ces sollicitations : sous son calame, l’aura liée au nom Liuia est clairement exprimée, avant de personnifier les vertus matronales. Puis, la même impératrice prend place dans l’histoire de la gens Iulia sous le nom de Iulia Augusta. À la lecture de l’ Art d’aimer, des Fastes et des poèmes de l’exil, la puissance évocatrice de son nomen est perceptible. En premier lieu, il convient de nommer l’épouse d’Auguste, ce qui ne va pas de soi car aucun poète avant Ovide n’a cité le nom de Livie dans ses écrits. Par exemple, le poète Horace, contemporain de l’impératrice mais plus âgé qu’Ovide, s’abstient de la nommer et préfère recourir au terme mulier, la condamnant à l’anonymat face à « César » : unica gaudens mulier marito / prodeat (« que son épouse, qui se complaît uniquement auprès de son mari, s’avance »)14. Ovide est ainsi le premier contemporain de Livie à la nommer dans ses écrits15.
Tout d’abord, considérons le rapport du poète aux autres membres féminins de la famille impériale. Il ne mentionne ni Octavie, ni Julie. Nul doute que leur absence soit volontaire16. Le poète « ignore » également Antonia, fille d’Octavie, belle-fille de Livie, et mère de Germanicus, le fils adoptif de Tibère, pourtant évoquée par ses contemporains17. Seules deux femmes impériales sont évoquées aux côtés de Livie dans les poèmes de l’exil, mais sans être nommées : Agrippine l’Aînée et Claudia Livia Julia, désignées le plus souvent comme les nurus de l’impératrice18. Un poème en particulier illustre nos propos : en Trist. IV. 2, Ovide imagine depuis Tomes le triomphe de Tibère (fils de Livie mais également d’Auguste depuis son adoption en l’an 4 après J.-C.) et le sacrifice offert aux dieux auquel participe la composante féminine de la société romaine derrière Livie : cumque bonis nuribus pro sospite Liuia nato / munera det meritis saepe datura deis / et pariter matres et quae sine crimine castos / perpetua seruant uirginitate focos (« qu’avec les épouses vertueuses de ses petits-fils, Livie, pour le salut de son fils, offre les présents qui reviennent aux dieux, suivie des mères et de celles qui, sans tache, veillent, dans une virginité perpétuelle, sur le feu sacré »)19. À Liuia sont subordonnées les bonis nuribus, les matres ainsi que les Vestales, groupes féminins prestigieux mais dont les membres sont anonymes. Ajoutons que dans ce même poème, Ovide désigne Auguste et Tibère sous le terme de « Césars » (uictores Caesar uterque : « les deux Césars vainqueurs »)20 et Germanicus et Drusus sous celui de iuuenes (et qui Caesaro iuuenes sub nomine crescunt : « et les deux jeunes gens qui grandissent sous le nom de César »)21. Seule Livie est par conséquent nommément désignée parmi les membres de la famille impériale, ce qui contribue à la présenter comme la figure centrale de cette scène puisque c’est autour d’elle que les épouses de ses petits-fils, les matrones et les Vestales se réunissent pour accomplir un sacrifice ; c’est également à elle que sont apparentés Tibère, Germanicus et Drusus, respectivement fils et petits-fils adoptifs d’Auguste.
Peut-on juger le comportement d’Ovide téméraire parce qu’il nomme Livie ? Certes, ceci est une grande nouveauté. Cependant, il est fort probable que le poète ait été influencé par ce qu’il a vu à Rome : l’inscription et la célébration de l’onomastique de Livie sur les monuments qu’elle a entrepris de restaurer ou d’édifier. Le monument le plus intéressant à cet égard est le portique qui porte son nom22. Le poète le mentionne à deux reprises dans son œuvre. La première citation se trouve dans l’Art d’aimer, dans un passage présentant les lieux propices aux rencontres amoureuses : nec tibi uitetur quae, priseis sparsa tabellis / porticus auctoris Liuia nomen habet (« ne dédaigne pas non plus ce portique orné de tableaux très anciens, fondé par Livie et dont il porte le nom »)23. La seconde est située dans les Fastes, œuvre remaniée pendant l’exil : disce tamen, ueniens aetas : ubi Liuia nunc est / porticus, immensae tecta fuere domus (« apprenez cependant la chose suivante, générations à venir : là où se dresse actuellement le portique de Livie, se trouvait une maison à la taille démesurée »)24. L’évocation du portique de Livie révèle que ce lieu était célèbre à Rome et faisait désormais partie, dans l’imaginaire romain, de la topographie de la Ville, à l’instar du portique d’Octavie25. Selon nous, il est en outre probable que le nom de l’impératrice ait été inscrit au sein du monument. Nous prenons appui en cela sur la dédicace du temple de Fortuna Muliebris. À l’instar de son époux, Livie a restauré grâce à son immense fortune certains temples romains ancestraux. Parmi eux, le temple de Fortuna Muliebris sur lequel elle a soigneusement inscrit son nom : LIVIA [D]RUSI F(ILIA) VXSOR [CAESARIS AVGVSTI - - -] (« Livie, fille de Drusus, épouse de César Auguste »)26. En effet, l’inscription était gravée sur du marbre, et les lettres suffisamment grandes et nettes pour être facilement lisibles. Livie a inscrit d’une manière grandiose son nom sur l’un des monuments les plus anciens de Rome et lié à deux noms célèbres, ceux de Véturie et de Volumnie. Elle se situe par conséquent dans la lignée de ces matrones qui intervinrent opportunément en faveur de Rome27. Dès lors, il est probable que l’impératrice ait inscrit son nom sur le portique élevé à l’emplacement de la maison fastueuse de Vedius Pollion dans des termes similaires à ceux inscrits sur le temple de Fortuna Muliebris28. Les propos de Cassius Dion, contemporain des Sévères, confortent notre opinion puisque cet auteur affirme que le nom de Livie fut inscrit sur le portique : […] περίστῳον ᾠκοδομήσατο, καὶ οὐ τὸ ὄνομα τὸ τοῦ Πωλίωνος ἀλλὰ τὸ τῆς Λιουίας ἐπέγραψεν (« [Auguste] construisit un portique et y inscrivit, au lieu du nom de Pollion, celui de Livie »)29. Si la dédicace du portique est la même que celle du temple de Fortuna Muliebris, alors l’impératrice met en valeur son nomen (Liuia), son lignage paternel (Drusi filia) et son statut d’épouse du Prince (uxor Caesaris Augusti)30. En ce sens, Ovide retranscrit en partie dans ses poèmes le discours impérial au sujet de l’onomastique de Livie en citant son nomen, Liuia, et en rappelant incessamment son mariage avec Auguste ; mais il s’éloigne cependant des usages en omettant sa filiation paternelle.
1.1.2. Liuia, un nom associé aux vertus matronales
Jusqu’à l’avènement de Tibère, Ovide désigne l’impératrice sous le nom Liuia. Autrement dit, il écarte sciemment son cognomen, Drusilla. Fantaisie de poète ? Nous ne le pensons pas ; si nous nous référons à la dédicace du temple de Fortuna Muliebris et aux autres inscriptions latines parvenues jusqu’à nous, il est probable que l’impératrice a choisi de se présenter comme Liuia Drusi filia ou simplement comme Livie, épouse d’Auguste, au sein de Rome31. Si nous nous fions à Cornelius Nepos, son contemporain, elle était volontiers appelée Drusilla avant Actium : hanc Caesar uix anniculam Ti. Claudio Neroni, Drusilla nato, priuigno suo, despondit (« César fiança [Vipsania Agrippina] alors qu’elle était âgée d’un an à peine, à Tiberius Claudius Nero, fils de Drusilla et son beau-fils »)32. Dans un second temps, et pour des raisons inconnues, nous pouvons penser que Livie préféra utiliser son seul nomen, ce dont témoigne son œuvre édilitaire. C’est ce nomen qu’Ovide met particulièrement en valeur dans ses poèmes en l’associant à des vertus, des personnifications et des divinités romaines étroitement liées à la sphère féminine. L’activité édilitaire de Livie a justement été mise en relation avec ces vertus féminines et Ovide est un guide précieux en la matière33. Dans ses Fastes, il rappelle en premier lieu la restauration du temple de Bona Dea par Livie : dedicat haec ueteris Clausorum nominis heres / uirgineo nullum corpore passa uirum / Liuia restituit, ne non imitata maritum / esset et ex omni parte secuta uirum (« il fut dédié par une héritière de l’antique nom des Clausus, dont le corps virginal ne subit jamais le contact d’un homme. Livie l’a restauré, pour imiter son mari, et elle a suivi en toute choses les traces de son époux »)34. Puis il évoque dans le sixième livre l’édification d’un autel à la Concorde au sein du portique précédemment évoqué : te quoque magnifica, Concordia, dedicat aede / Liuia, quam caro praestitit ipsa uiro (« à toi aussi, Concorde, Livie a dédié un magnifique temple, en l’honneur de la concorde qui a présidé à son union avec un époux chéri »)35. Tout d’abord, le poète rappelle que les hommes ne peuvent assister aux rites en l’honneur de Bona Dea36. Puis il précise que c’est une Vestale qui dédia le temple37. Livie est par conséquent associée à une femme au nom illustre (Clausorum nominis heres : « une héritière de l’antique nom des Clausus ») doublée d’une Vestale, caractérisée par ses mœurs pures (uirgineo nullum corpore passa uirum : « dont le corps virginal ne subit jamais le contact d’un homme »)38. En second lieu, l’édification de l’autel de la Concorde est elle aussi symbolique : Ovide interpelle Concordia (te quoque […] Concordia : « à toi aussi […] Concorde »), rappelle l’œuvre de Livie (dedicat aede Liuia : « Livie a dédié un temple »), et les raisons pour lesquelles elle a voulu honorer cette déesse. Livie a tenu à célébrer publiquement la concorde maritale qu’elle entretenait au sein de son couple et qui fit défaut à Marc Antoine et Octavie, mais également à Julie et Tibère39. En tant qu’épouse, c’est à l’impératrice que revient la tâche d’assurer la concorde maritale et familiale. Malgré l’absence d’une descendance, elle n’a jamais été répudiée par Auguste, eu égard à sa conduite, symbolisée par cette concorde maritale qu’elle exprima aux yeux de la société romaine toute entière.
Ovide va plus loin encore en associant l’impératrice à trois déesses du panthéon romain : Junon, Vénus, et Vesta. Cette attitude n’est guère surprenante pour un poète qui a comparé Auguste à Jupiter à quelques reprises40. Puisque Livie est son épouse, n’est-il pas logique de l’associer à Junon, la reine des dieux mais également la déesse du mariage, caractérisée par ses chastes mœurs ? L’impératrice est à son image : épouse de César, elle se caractérise par des mœurs sans tache (uirtute sua : « sa vertu » ; mores Iunonis habendo : « elle qui possède les mœurs de Junon »)41 et l’occupation du lit impérial (sola est caelesti digna reperta toro : « elle qui fut la seule à être trouvée digne de la couche d’un dieu » ; sola toro magni digna reperta Iouis : « la seule jugée digne de la couche du grand Jupiter »)42. Majestueuse43, elle est honorée et implorée telle la reine des dieux : Caesaris est coniunx ore precanda tuo (« ta bouche doit supplier l’épouse de César ») ; tum lacrimis demenda mora est submissaque terra / ad non mortalis brachia tende pedes (« alors ne retiens plus tes larmes outre mesure, prosterne-toi et étends tes bras vers les pieds de cette immortelle »)44. Toutefois, le poète n’est pas à l’origine de cette divine assimilation et a pu être influencé par les nombreuses manifestations du monde grec à ce sujet45. L’association de Livie à Vénus est tout aussi glorieuse : quae Veneris formam habendo (« elle qui possède la beauté de Vénus »)46. Déesse de l’amour et de la beauté, elle est surtout, aux yeux d’Ovide, l’illustre ancêtre de la gens Iulia et honorée comme telle depuis Jules César47. Une fois encore, le poète est peut-être influencé par le monde grec qui se plut à assimiler l’impératrice à Aphrodite48. La troisième divinité, Vesta, déesse du foyer, est étroitement liée aux origines de Rome. À travers cette glorieuse assimilation, ce sont les mœurs exemplaires de Livie que le poète a voulu souligner une fois de plus : [nam… docui] esse pudicarum te Vestam, Liuia, matrum (« en effet, j’ai appris [aux Gètes] que tu es, Livie, la Vesta des chastes matrones »)49. Dès l’avènement de Tibère, Ovide glorifie sa mère d’une manière somme toute assez traditionnelle en mettant en avant la pureté de ses mœurs50. Mais, par le biais de cette assimilation divine, Livie surpasse à nouveau toutes les Romaines, y compris les autres femmes impériales : si les matrones se caractérisent par leur chasteté (pudicarum matrum : « les chastes matrones »), l’impératrice personnifie quant à elle Vesta.
Le nomen Liuia est par conséquent intrinsèquement relié aux vertus féminines, au modèle de la matrone remis à l’honneur par Auguste. Ce visage rassurant de l’impératrice lui permet d’inscrire ce nom, symbole de l’exemplarité féminine, au sein de l’espace romain. Ovide en est le témoin privilégié et relaie ce discours jusqu’aux confins de l’Empire, comme il le rappelle dans ses poèmes51.
1.1.3. Iulia Augusta, la genetrix
Le 19 août 14 après J.-C., Auguste, fondateur de la dynastie julio-claudienne, rend l’âme dans les bras de son épouse : Liuia, nostri coniugii memor uiue, ac uale ! (« Livie, souviens-toi toute ta vie de notre union, adieu »)52. L’ouverture de son testament révèle sa volonté d’adopter son épouse et de lui concéder le titre d’Augusta. Ovide ne fait aucune allusion à cette décision fort surprenante dans son œuvre poétique mais il relaie toutefois le discours impérial en utilisant la nouvelle onomastique de Livie dans le premier livre de ses Fastes : utque ego perpetuis olim sacrabor in aris / sic Augusta nouum Iulia numen erit (« de même que moi je serai un jour honorée pour toujours sur les autels, de même Julia Augusta deviendra une nouvelle divinité »)53. La nouvelle du changement de nom de Livie parvient rapidement jusqu’à Tomes et dans la plupart des provinces de l’Empire comme l’attestent quelques inscriptions et monnaies54. Nulle mieux que l’œuvre poétique d’Ovide ne témoigne des répercussions de ce changement onomastique. La dernière mention du nom Liuia est survenue en Pont. IV. 13, un poème écrit après la mort d’Auguste55. Tout nous porte à croire qu’Ovide est instruit de la nouvelle onomastique de l’épouse d’Auguste puisqu’il mentionne dans le même poème le refus de Tibère d’accepter le pouvoir au lendemain de la disparition de son père adoptif56. Le poète aurait donc dû la désigner sous le nom de Iulia Augusta. Pourquoi reprend-il son ancien nom ? Dans ce passage, l’impératrice est présentée à un public gète sous les traits de Vesta, une déesse caractérisée par sa chasteté : cela justifie-t-il l’emploi de Liuia et non de Iulia Augusta ? Précisons que l’auteur a souligné auparavant la grossièreté de ce public57. S’adapte-t-il alors aux connaissances de ce dernier ? Selon nous, le poète est embarrassé pour s’adresser à son intercesseuse58. Doit-il l’interpeller dès maintenant par son nouveau nom, ou continuer à utiliser l’ancien ?
C’est dans les Fastes qu’Ovide emploie pour la première fois la nouvelle onomastique de l’impératrice mère : utque ego perpetuis olim sacrabor in aris / sic Augusta nouum Iulia numen erit (« de même que moi je serai un jour honorée pour toujours sur les autels, de même Julia Augusta deviendra une nouvelle divinité »)59. Toutefois, le nom Liuia est également usité aux cinquième et sixième livres dans la même œuvre. Cet usage n’est nullement erroné : au moment où le temple de Bona Dea et l’autel de la Concorde étaient, l’un restauré, l’autre édifié, l’impératrice s’appelait encore Liuia, comme l’atteste le nom du portique abritant l’autel de la Concorde. Dans ces deux passages, le poète associe ce nom aux vertus matronales, suivant son habitude : dans l’un, il évoque la fête de Bona Dea qui avait lieu le 1er mai ; dans l’autre, il fait allusion au jour choisi par Livie pour la dédicace de l’autel de la Concorde, le 11 juin, lequel coïncidait également avec les Matralia, fête célébrée par les matrones en l’honneur de Mater Matuta60. L’unique mention de Iulia Augusta est quant à elle liée à la place de l’impératrice mère au sein de la domus Augusta, d’abord en tant que mère, puis en tant que grand-mère de successeurs. Rappelons qu’Ovide a dédié cette œuvre à Germanicus, le petit-fils de Iulia Augusta, qui semble promis à l’Empire et est à même d’influencer Tibère en sa faveur61. Aussi mentionne-t-il la grand-mère de son dédicataire dès le premier livre, dans un passage essentiel : évoquant les Carmentalia, fêtes célébrées en l’honneur de la prophétesse Carmenta, mère d’Évandre, il rapporte les paroles de cette divinité au moment où son fils et elle touchent le sol de l’Italie62. Après avoir annoncé l’avènement d’Auguste et de Tibère63, la prophétesse prédit la divinisation de Iulia Augusta64. Ovide rappelle en termes poétiques mais très clairs sa position au sein de la domus du même nom en cette période cruciale qui correspond aux débuts du principat de Tibère. C’est par l’entremise de Liuia que son fils Tibère et ses petits-fils Drusus et Germanicus sont entrés dans la gens Iulia65. Elle-même reçoit le nom Iulia par la volonté de son époux, renforçant davantage les liens unissant Tibère et ses fils au prince défunt. Dans ce passage, Iulia Augusta n’est plus associée à Junon et à Vesta mais à la prophétesse Carmenta, déesse et mère d’un héros, puis à Vénus Genetrix elle-même, en tant que mère de la dynastie66.
C’est bien sous les traits de la genetrix que cette figure est honorée par Ovide et l’Empire tout entier : haec tua constituit genetrix et rebus et ara / sola toro magni digna reperta Iouis (« ce temple a été embelli et doté d’un autel par ta mère, la seule jugée digne de la couche du grand Jupiter »)67. Le mot le plus important est sans conteste genetrix. Le poète a certes fait allusion à la maternité de l’impératrice dans les poèmes de l’exil mais jamais il n’avait employé jusqu’alors le terme genetrix. Or, il qualifie en premier lieu Vénus, ancêtre des Iulii68. Ovide honore ici celle qui personnifie la Mère impériale, à l’instar du Sénat lorsqu’il a voulu concéder les titres de mater patriae et de parens à Iulia Augusta pour l’honorer, titres écartés par Tibère69. Iulia Augusta apparaît ainsi comme la mère de la dynastie et rejoint les plus célèbres mères de l’histoire romaine : Vénus, mère d’Énée ; Carmenta, mère d’Évandre ; Rhéa Silvia, mère de Romulus et Rémus70. Notons que Iulia Augusta clôt le discours de la prophétesse et, à une centaine de vers près, le premier livre des Fastes. Ovide adopte par conséquent la même attitude que le Sénat et certaines provinces de l’Empire en rendant hommage à la mère du Prince. Les Fastes consacrent la figure de la genetrix Iulia Augusta, désormais l’une des principales figures de l’histoire romaine, à l’instar de Jules César et d’Auguste71.
L’œuvre d’Ovide reflète assez fidèlement l’onomastique de Livie, depuis son mariage avec Octavien jusqu’à la mort du poète, à cette réserve près qu’il omet sa filiation paternelle, très souvent spécifiée sur les monnaies et dans les inscriptions. Nommer l’épouse puis la mère du Prince constitue un enjeu pour l’exilé de Tomes ; mais n’est-ce pas une manière de s’attirer sa bienveillance, de relayer le discours impérial à son sujet puis d’exprimer la puissance de l’épouse et mère de princes ?
2. La réception de l’onomastique de Livie dans les Annales de Tacite
Entre la célébration de Iulia Augusta par Ovide et l’écriture des Annales à la fin du principat de Trajan, l’onomastique de l’impératrice mère a subi un autre changement : en 41, Claude divinisait sa grand-mère sous le nom de Diua Augusta72. La figure de Livie est sans conteste l’une des plus célèbres des Annales et c’est assurément dans cette œuvre que nous pouvons analyser de manière satisfaisante la réception de son onomastique car Tacite se montre aussi précis qu’Ovide à ce sujet73. L’onomastique joue en outre un rôle essentiel dans l’élaboration de son portrait : Liuia devient sous son calame l’archétype de la saeua nouerca tandis que Iulia Augusta symbolise le pouvoir au féminin.
2.1. Une onomastique bicéphale chez Tacite
2.1.1. Liuia ou la saeua nouerca
Chez Ovide, le nom Liuia symbolisait les vertus proprement féminines ; dans les Annales, il est associé à une figure féminine caractéristique de l’historiographie romaine : la saeua nouerca74. Sitôt introduite dans le récit, les principaux éléments forgeant son identité sont réunis en une phrase lapidaire : mors fato propera uel nouercae Liuiae dolus abstulit (« [Caius et Lucius furent] enlevés par une mort que hâta le destin ou une machination de leur marâtre Livie »)75. L’impératrice apparaît dès le début de l’œuvre comme une nouerca intrigante et meurtrière dans un passage consacré à une description assez sombre du principat augustéen, notamment au sujet de la disparition de tous ceux qui étaient placés entre son fils Tibère et le pouvoir. Car Livie n’est pas seulement une nouerca, elle est également identifiée en tant que mère : [...] non obscuris, ut antea, matris artibus, sed palam hortatu (« [...] sa mère ne recourt plus à des ruses obscures, comme auparavant, mais à des exhortations publiques »)76. Quoique son statut d’épouse ait été évoqué dès le départ, par l’entremise du mot nouerca, les rapports entre Auguste et elle ne sont pas approfondis tout de suite mais à deux moments critiques du principat augustéen : la relégation d’Agrippa Postumus et la mort du premier prince. Si la figure de Livie était caractérisée chez Ovide par la concorde maritale qu’elle entretenait au sein du mariage, il en va tout autrement dans les Annales : agissant davantage en tant que mère, l’impératrice est décrite comme une femme abusant de la faiblesse de son époux et dénuée de toute tendresse77.
Ovide n’avait jamais évoqué les fils de Julie (Caius, Lucius et Agrippa Postumus) dans les poèmes de l’exil et avait fortement insisté sur la cohésion de la domus Augusta représentée par Auguste, Livie, son fils et ses petits-fils. Tacite prend le contre-pied de cette vision idyllique en présentant Liuia comme une femme acharnée à faire disparaître la descendance de son époux. Ainsi, dès la première mention de son nom, l’auteur l’accuse d’avoir perpétré le meurtre de Lucius et de Caius César puis d’avoir été à l’origine de la relégation de leur frère, Agrippa Postumus78. L’opposition entre descendants d’Auguste (Iulii) et descendants de Livie (Claudii) est clairement exprimée. Contrairement à la Liuia ovidienne, personnification de la Concorde, celle de Tacite rompt cette même concorde. Cette impression est particulièrement tangible après la mort d’Auguste : postremo Liuia grauis in rem publicam mater, grauis domui Caesarum nouerca (« enfin Livie, mère fatale à la république, marâtre fatale à la maison des Césars »)79. Le nom Liuia a des connotations funestes. Ainsi, la deuxième Livie des Annales, Claudia Livia Julia, apparaît-elle aussi néfaste que sa grand-mère80. Tacite accorde une grande attention à cette figure particulièrement malmenée dans l’historiographie romaine depuis son exécution et la condamnation de sa mémoire81. Cette femme impériale, dont l’onomastique est particulièrement sophistiquée, semble avoir mis en valeur le nomen de sa grand-mère paternelle, Liuia (felix thalamis Liuia Drusi / natisque ferum ruit in facinus / poenamque suam : « Livie, heureuse par son mariage avec Drusus et ses enfants, se précipita vers un crime sauvage et son châtiment » ; Liuia Drusi Caesaris : « Livie, épouse de Drusus César »)82, au détriment de Claudia (lequel renvoie à une gens très illustre) et de Iulia83. Tacite reprend lui aussi le nom Liuia et la présente comme une femme adultère, coupable d’introduire la discorde au sein de son couple et de la domus Augusta84. Si la première Livie n’a jamais été soupçonnée d’adultère au temps de son second mariage, il reste que sa réputation souffrit grandement de l’empressement d’Octavien à la prendre pour épouse, alors qu’elle était enceinte de son premier mari : nec domesticis abstinebatur : abducta Neroni uxor et consulti per ludibrium pontifices an concepto necdum edito partu rite nuberet (« on n’épargnait pas non plus la vie privée [d’Auguste], une épouse enlevée à Nero et les pontifes consultés par dérision pour savoir si, entre la conception et la naissance d’un enfant, elle pouvait se marier selon les rites »)85. Certes, Livie n’était pas en cause mais la rumeur eut tôt fait d’attribuer la paternité de Drusus au futur Auguste86. La jeune Liuia est en outre caractérisée par une rare beauté87. Cette beauté insigne est à l’unisson de celle de l’impératrice mère88. Toutefois, il est un domaine où elle ne peut l’emporter : la fécondité. En effet, la palme revient dans ce domaine à sa belle-sœur Agrippine l’Aînée : […] et coniunx Germanici, Agrippina, fecunditate ac fama Liuiam, uxorem Drusi, praecellebat (« […] de même, la femme de Germanicus, Agrippine, surpassait en fécondité et en réputation Livie, l’épouse de Drusus »)89. La jeune Livie prend ainsi la place de sa grand-mère dans la lutte contre la descendance d’Auguste, représentée ici par Agrippine et ses enfants. La première mention de la petite-fille d’Auguste dans les Annales évoque ses mauvais rapports avec Liuia la nouerca : accedebant muliebres offensiones nouercalibus Liuiae in Agrippinam stimulis (« à cela s’ajoutaient des animosités de femmes, Livie blessant Agrippine par des traits de marâtre »)90. Dans ce passage, Tacite utilise le nomen que la première impératrice a abandonné au profit de Iulia Augusta91 ; ceci est sans doute dû à son attitude hostile vis-à-vis d’Agrippine, l’hostilité caractérisant effectivement les nouercae dans la littérature latine. La deuxième Livie fait montre de la même animosité envers celle qui la « surpasse » en fécondité. C’est par les intrigues et le crime qu’elle favorise sa descendance, comme sa grand-mère avant elle. Toutes les valeurs que la Liuia d’Ovide incarnait sont réutilisées par Tacite au détriment de la première impératrice, sous ce même nom. Ironie du sort, c’est la figure d’Agrippine, identifiée comme « l’unique sang d’Auguste » (solum Augusti sanguinem) qui a « récupéré », en quelque sorte, les vertus matronales de Livie chez Tacite92.
2.1.2. Iulia Augusta, un nom symbolisant le pouvoir
L’unique mention de Iulia Augusta chez Ovide était suivie par l’annonce de sa divinisation. Claude, en écartant le nom Iulia pour ne conserver que le seul nom/titre d’Augusta, a fait de sa grand-mère la parèdre du Diuus Augustus. Si Tacite respecte scrupuleusement l’onomastique de l’impératrice mère, il recourt plus volontiers au seul nom Augusta pour la désigner après son adoption93. Les Annales offrent l’intérêt de donner une description détaillée de l’adoption de Livie par Auguste, son changement de nom et les conséquences que ces mesures engendrent. Comme le prévoit le testament du prince défunt, Livie abandonne son ancien nom et devient Iulia Augusta94. Malgré le prestige indéniable du titre, Tacite revient sur celui du nomen Iulia du point de vue de la dynastie julio-claudienne et de la société romaine95. Parmi les honneurs concédés à la mère du prince par le Sénat, le plus embarrassant d’après Tacite est l’ajout du lignage maternel dans la titulature de Tibère : multa patrum et in Augustam adulatio : alii parentem, alii matrem patriae appellandam, plerique ut nomini Caesaris adscriberetur Iuliae filius censebant (« les sénateurs prodiguèrent aussi les adulations à l’égard d’Augusta : les uns proposaient de l’appeler Mère, d’autres Mère de la patrie, la plupart d’ajouter au nom de César : fils de Julie »)96. Cette proposition peut paraître fort étonnante de la part de l’assemblée97. Si l’expression des liens de parenté unissant les princes julio-claudiens aux femmes impériales est devenue courante par la suite, l’identification de Tibère comme « fils de Julie » est interprétée par le Prince et, surtout, par Tacite, comme une reconnaissance officielle de la place qu’occupe désormais cette dernière au sein de la domus Augusta98. Du point de vue de l’auteur, mentionner sa filiation maternelle dans sa titulature reviendrait pour le Prince à admettre que sa mère a joué un rôle dans son avènement. Ovide, très prudent, n’usa jamais de cette formulation et se contenta de présenter Iulia Augusta comme la genetrix de Tibère. Tacite, qui écrit un siècle après les faits, n’a plus les mêmes raisons qu’Ovide pour taire cette mesure ; elle lui permet ainsi de décrier le rôle des impératrices mères dans les questions de succession. Pour cela, il attire l’attention de son public sur les « connotations matrilinéaires » des titres proposés à Iulia Augusta99. Que Tibère ait refusé leur concession ne change rien ; en outre, Tacite attribue sa réaction à la jalousie qui le submerge face à celle qui apparaît comme une rivale dans l’exercice du pouvoir : anxius inuidia et muliebre fastigium in deminutionem sui (« aveuglé par la jalousie et interprétant l’élévation d’une femme comme sa propre déchéance »)100. Sans doute l’auteur vise-t-il ici le Sénat, à l’origine de ces mesures. N’est-ce pas la même assemblée qui proposa, en l’an 105, le titre d’Augusta à Plotine et à Marciane, épouse et sœur de Trajan101 ?
À l’instar d’Ovide, Tacite utilise l’onomastique de l’impératrice pour exprimer son pouvoir, pire, sa démesure, dans un domaine étudié auparavant : l’activité édilitaire. En tant que prêtresse du Diuus Augustus, Iulia Augusta veille non seulement à l’édification de son temple mais encore à la célébration du culte impérial102. Or, c’est en dédiant une statue du diuus qu’elle outrepasse, d’après Tacite, ses fonctions : neque enim multo ante, cum haud procul theatro Marcelli effigiem diuo Augusto Iulia dicaret, Tiberii nomen suo postscripserat idque ille credebatur ut inferius maiestate principis graui et dissimulata offensione abdidisse (« en effet, comme elle avait consacré une statue du divin Auguste peu de temps auparavant, près du théâtre de Marcellus, elle avait inscrit le nom de Tibère à la suite du sien, et l’on croyait que le prince, considérant cet acte comme une offense, cachait son ressentiment »)103. Chaque détail de cette scène révèle la démesure de Iulia Augusta. La statue est placée près du théâtre de Marcellus : or, cet édifice porte le nom du neveu et gendre d’Auguste, premier héritier pressenti ; en outre, le théâtre en question est situé à côté du fameux portique d’Octavie, lequel offre aux regards les portraits des mères célèbres de l’histoire romaine. Iulia Augusta occupe symboliquement, par l’entremise de son nom et de celui de son fils, un espace imprégné par le souvenir d’Octavie, dont elle était absente. La découverte de cette dédicace confirme les propos de l’auteur et l’usage que la mère du Prince fit de sa nouvelle onomastique : insister sur son statut de fille et de prêtresse d’Auguste104. Toutefois, nous ignorons la réaction de Tibère face au geste de sa mère. Du point de vue de Tacite, Iulia Augusta fait preuve de démesure en se posant en rivale de son fils, par l’entremise de son nom.
À la manière d’Ovide, le contemporain de Trajan utilise l’onomastique de l’impératrice pour caractériser son personnage. La chaste et obéissante Liuia s’est muée en une funeste nouerca. Iulia Augusta s’appuie quant à elle sur son statut de mère du Prince mais également sur celui de fille du Diuus Augustus pour concurrencer son fils à la tête de l’Empire. Tacite reprend à son compte les thèmes développés par le poète augustéen afin de décrier le pouvoir au féminin, mais également celui de Tibère, parvenu à l’Empire grâce à sa mère. L’onomastique féminine constitue par conséquent un outil discursif efficace, ce qui est par ailleurs le cas dans les inscriptions et légendes monétaires. Ainsi, en dépit de la complexité de son onomastique, seul le nom reçu à la naissance par l’impératrice, Liuia, a acquis une certaine postérité, puisque c’est de cette manière que la plupart des auteurs anciens écrivant après Tacite la désignent dans leur récit105.
3. Faut-il nommer Julie au Ier siècle après J.-C. ?
En comparaison de Livie, l’onomastique de la fille d’Auguste est fort simple : Iulia106. La jeune femme n’a pas reçu de cognomen à la naissance, à l’instar de nombreuses aristocrates romaines de l’époque républicaine. Néanmoins, elle est la fille d’Auguste, le premier prince, et, en tant que telle, membre de la gens Iulia et descendante de Vénus Genetrix. Elle transmet notamment son nomen à l’une de ses filles, Vipsania Iulia, appelée simplement Iulia par les auteurs anciens107. Selon Tacite, Julie était particulièrement fière de son appartenance à la gens Iulia, dans laquelle entrèrent à leur tour ses fils Caius et Lucius, au point d’avoir fait sentir à son dernier époux Tibère la grandeur de sa situation108. Mais sa condamnation pour adultère, suivie par celle de sa fille, ternit l’image des Iuliae. Cette fâcheuse réputation est-elle allée jusqu’à entacher le nomen Iulia aux yeux de leurs contemporains ?
3.1. Julie, une matrone indigne aux dires de Velleius Paterculus
3.1.1. La fille de César
Velleius Paterculus, contemporain de Livie et de Tibère, a peut-être été témoin de la condamnation de Julie. C’est sous le principat de Tibère qu’il entreprend, « bien malgré lui », de rappeler les faits : at in Vrbe, eo ipso anno quo magnificentissimis gladiatorii muneris naumachiaeque spectaculis diuus Augustus […] dedicato Martis templo animos oculosque populi Romani repleuerat, foeda dictu memoriaque horrenda in ipsius domo tempestas erupit. Quippe filia eius Iulia, per omnia tanti parentis ac uiri immemor, nihil, quod facere aut pati turpiter posset femina, luxuria libidine infectum reliquit magnitudinemque fortunae suae peccandi licentia metiebatur, quidquid liberet pro licito uindicans (« cependant, à Rome, l’année même où le divin Auguste, il y a de cela trente ans […] avait, lors de la dédicace d’un temple à Mars, rassasié les esprits et les yeux du peuple romain de spectacles absolument magnifiques, consistant en un combat de gladiateurs et une naumachie, un orage dont le récit et la mémoire font frémir éclata dans sa maison. En effet, sa fille Julie, oubliant complètement la grandeur de son père et de son époux, n’omit, dans sa débauche et sa dépravation, rien de ce que peut accomplir ou endurer une femme, et mesurait la grandeur de sa condition à la licence de ses péchés, revendiquant comme licites tous ses caprices »)109. Nous pouvons penser que l’auteur nous offre ici la version officielle des événements telle qu’elle fut délivrée par Auguste lui-même dans une lettre au Sénat : de filia absens ac libello per quaestorem recitato notum senatui fecit (« en revanche, concernant sa fille, il ne parut pas devant le Sénat pour lui annoncer la nouvelle mais recourut à un billet qu’il fit lire par un de ses questeurs »)110. Velleius Paterculus est le premier auteur romain à mentionner la fille du Prince dans son œuvre ; en effet, Ovide, prudent, ne citait ni Julie, ni sa descendance, conformément à la volonté d’Auguste111. Aussi s’est-on interrogé sur l’éventuelle condamnation de la mémoire de Julie112. Velleius Paterculus la tire sciemment de l’« oubli » dans lequel elle était plongée depuis sa disgrâce en l’identifiant par son nom, Iulia, et en rappelant son lien de parenté avec Auguste et son statut d’épouse. Il se situe, par conséquent, dans la continuité d’un auteur tel qu’Horace, lequel identifiait Livie et Octavie comme épouse et sœur du Prince113. En rappelant la filiation paternelle de Julie, Velleius Paterculus veut-il la différencier de la fille de Jules César114 ? Probablement pas, cette figure étant particulièrement discrète dans l’Histoire romaine. La première mention de Julie l’identifie à la fois comme fille du Prince et épouse de Marcellus puis d’Agrippa : [Agrippa] reuersus inde filiam Caesaris Iuliam, quam in matrimonio Marcellus habuerat, duxit uxorem, feminam neque sibi neque rei publicae felicis uteri (« [Agrippa] revint et prit pour femme la fille de César, Julie, que Marcellus avait eue pour épouse, une femme dont la fécondité ne fut heureuse ni pour elle-même, ni pour l’État »)115. L’indication de la filiation paternelle est répétée dans le passage consacré à son mariage avec Tibère : admouit propius Neronem Caesari : quippe filia Iulia eius, quae fuerat Agrippae nupta, Neroni nupsit (« [la mort d’Agrippa] rapprocha davantage Néron et César : en effet, la fille de ce dernier, Julie, jadis femme d’Agrippa, épousa Néron »)116. Dans les deux cas, il s’agit de présenter Julie comme le lien unissant le Prince à Agrippa et à Tibère. Dans le passage sur la révélation de ses adultères, la jeune femme est identifiée comme la fille du Divin Auguste117. Cette formulation n’est pas neutre selon nous. En effet, Velleius Paterculus aurait dû appeler le Prince Caesar ou Augustus en rapportant le scandale de l’an 2 avant J.-C., puisqu’il ne porta le nom de Diuus Augustus qu’après sa mort. Certes, l’auteur précise écrire trente ans après les faits (abhinc annos XXX, se et Gallo Caninio consulibus : « voilà de cela trente ans, sous le consulat [d’Auguste] et de Gallus Caninius »118), ce qui autorise cette « entorse » qui n’a d’autre but que de susciter l’indignation de son public face aux agissements de Julie119. En outre, il souligne la pietas d’Auguste envers son père adoptif, le Divin Jules, en rappelant la dédicace du temple de Mars Vltor120. Julie est quant à elle caractérisée comme une fille impie, car son inconduite est révélée l’année même où son père a mené à bien la construction du temple de Mars Vltor, et où il a reçu, en outre, le titre de Pater patriae121. Son comportement est une insulte à la législation édictée par son père, tandis que le nom de son amant, Iullus Antonius, renvoie à l’inconduite notoire d’Antoine et, partant, à la période des guerres civiles, à laquelle Auguste se vantait d’avoir mis fin122. Le statut d’épouse de Julie est, finalement, fort peu évoqué : le mariage avec Marcellus et Tibère est mentionné au détour d’une phrase ; sa filiation paternelle apparaît immanquablement avant le nom de l’époux. Nous pouvons penser que la mention récurrente de son statut de fille d’Auguste est aussi une façon de la différencier de Iulia Augusta, fille adoptive du même prince et dont la conduite fut en tout point opposée à la sienne123.
3.1.2. infelix uterus
L’ombre de son père écrase Julie dans le récit de Velleius Paterculus, au point que son statut de mère est fort peu évoqué également. Avant même de mentionner ses enfants, l’auteur porte un jugement très sévère sur ses maternités : feminam neque sibi neque publicae felicis uteri (« une femme dont la fécondité ne fut heureuse ni pour elle-même, ni pour l’État »)124. Ce qui aurait dû être un titre de gloire pour Julie (la fécondité) est au contraire à l’origine de grands malheurs pour elle-même et pour l’Empire. Rappelons que Velleius Paterculus écrit sous le principat de Tibère, lequel avait dû divorcer vingt ans plus tôt de sa scandaleuse épouse par l’ordre d’Auguste. Or, il confirma les mesures prises par son prédécesseur en la laissant croupir à Rhegium. Notons qu’Agrippa Postumus fut assassiné une fois son grand-père décédé, Julie la Jeune maintenue en exil et Agrippine l’Aînée disgraciée à son tour avec ses fils aînés en l’an 29125. Ceci a pu influencer l’auteur dans sa présentation de Julie en tant que mère. À aucun moment Caius et Lucius ne sont identifiés comme ses fils dans le récit : mors deinde Agrippa […] cuiusque liberos nepotes suos diuus Augustus, praepositis Gai ac Lucii nominibus, adoptauerat (« Agrippa mourut peu après […] ses fils furent adoptés par le divin Auguste, leur grand-père, auxquels il donna les noms de Caius et Lucius »)126. Le lien avec leur mère est volontairement omis alors qu’elle est elle-même citée dans la phrase suivante pour rappeler son mariage avec Tibère127. Par contre, Agrippa Postumus est explicitement rattaché à Julie : adoptatus eadem die etiam M. Agrippa, quem post mortem Agrippae Iulia enixa erat, sed in Neronis adoptione illud adiectum his ipsis Caesaris uerbis : « hoc », inquit, « rei publicae causa facio » (« le même jour [que Tibère] fut aussi adopté M. Agrippa, que Julie avait mis au monde après la mort d’Agrippa, mais, pour l’adoption de Néron, l’on ajouta ces mots de César : je fais ceci pour la cause de l’État »)128. Il s’agit ici d’un moment crucial dans l’histoire de la dynastie : l’adoption de Tibère et d’Agrippa Postumus, respectivement époux et fils de Julie, à la suite du trépas de Caius et Lucius. Notons qu’Agrippa Postumus n’est pas identifié ici comme nepos d’Auguste, à l’inverse de ses frères aînés129. En outre, l’auteur présente cette adoption comme un pis-aller, au regard de celle de Tibère. Il est clair que Velleius Paterculus a à l’esprit la disgrâce du fils de Julie, survenue quatre ans après son adoption par Auguste130. La dernière mention de la fille d’Auguste permet à l’auteur d’opposer sa descendance masculine, représentée ici par Agrippa Postumus, à Tibère, identifié par son cognomen, Nero, ce qui est une allusion à ses nobles origines131. Ainsi donc, Julie, malgré sa fécondité, fut une mère malheureuse en raison de la disparition de Caius et Lucius, mais surtout, aux yeux de Velleius Paterculus, une mère funeste pour l’État en raison du comportement d’Agrippa Postumus et, pourrait-on ajouter, de celui de ses filles Julie et Agrippine132.
Contrairement à Ovide, Velleius Paterculus brise le silence entourant la figure de Julie en l’introduisant dans la trame de son récit, en la nommant puis en évoquant le scandale de l’an 2 avant J.-C. Le nomen Iulia, qui est son « apanage » ici puisque ni sa fille, ni Livie ne sont identifiées sous ce nom, prend des teintes sinistres. D’un côté, sa fécondité, caractéristique de la matrone romaine, comme l’a réaffirmé le discours augustéen, est funeste à l’État133 ; de l’autre, elle prend le contrepied du modèle féminin promu par son propre père en se livrant à la débauche.
4. Iulia, un nom associé à la débauche
La mémoire de Julie ne fut jamais rétablie, ni par son petit-fils Caligula, ni par sa petite-fille Agrippine la Jeune, qui préférèrent souligner leur lien de parenté avec Auguste par l’intermédiaire de leur mère Agrippine l’Aînée. Cependant, l’on compte plusieurs Iuliae parmi les femmes impériales au lendemain de la disgrâce de Julie : quatre petites-filles de Tibère portent ce nomen les rattachant au fondateur de la dynastie134. Eu égard à la condamnation dont furent victimes Julia Livilla et Julie, fille de Drusus, il est périlleux de s’appuyer sur la mince documentation épigraphique et numismatique à notre disposition pour analyser l’usage de leur onomastique par le pouvoir impérial. Mais l’exemple d’Agrippine la Jeune révèle que cette dernière préféra mettre en valeur son cognomen, Agrippina, ainsi que le titre d’Augusta, qu’elle reçut en l’an 50, plutôt que le nomen Iulia. Au début du IIe siècle, Tacite s’intéresse peu au comportement de Julie, fille d’Auguste. Tel n’est pas le cas de Suétone, lequel reprend à son compte le discours de Velleius Paterculus en ce qui la concerne. L’usage du nom Iulia lui permet notamment de faire allusion aux mauvaises mœurs de la fille et de la petite-fille d’Auguste.
4.1. « Telle mère, telle fille »135
4.1.1. Julie et ses filles
Suétone, contemporain d’Hadrien, évoque couramment les femmes impériales dans ses Vies des Douze Césars, une série de biographies comportant en général un paragraphe consacré aux alliances matrimoniales et à la descendance de chaque prince136. À l’inverse de Tacite, le biographe mentionne plus volontiers Julie mais aussi sa fille Julie la Jeune, entre lesquelles il va forger un lien puissant137 ; lien d’autant plus puissant que les deux femmes sont désignées dans le récit par le même nom, Iulia. De plus, Suétone unit les duae Iuliae à une troisième figure décriée, celle d’Agrippa Postumus, fils de l’une et frère de l’autre. L’évocation des deux Julies dans la Vie d’Auguste permet à Suétone de reprendre les accusations de débauche touchant la fille et la petite-fille du Prince et d’associer encore plus étroitement qu’au Ier siècle le nom Iulia à l’adultère. Introduites dans le paragraphe consacré aux petits-enfants d’Auguste, les filles de Julie sont identifiées par leur seul cognomen : nepotes ex Agrippa et Iulia tres habuit C. et L. et Agrippam, neptes duas Iuliam et Agrippinam (« Agrippa et Julie lui donnèrent trois petits-fils, Caius, Lucius et Agrippa, ainsi que deux petites-filles, Julie et Agrippine »)138. Comme nous l’avons rappelé auparavant, Julie a transmis son nomen à sa fille aînée, que cette dernière reprit sous la forme d’un cognomen ; la seconde a quant à elle hérité le cognomen de son père. L’auteur s’abstient de citer leur nomen, Vipsania139. Volonté de lier plus étroitement encore Julie la Jeune à sa mère ? Reflet fidèle de l’onomastique usitée par l’aînée des petites-filles d’Auguste ? Cela est vraisemblable140. La condamnation de Julie la Jeune a occasionné des dommages aussi importants que dans le cas de sa mère, au point que fort peu d’inscriptions à son nom sont parvenues jusqu’à nous. Toutefois, les quelques inscriptions à son nom attestent la mise en valeur et, partant, l’aura, du nomen Iulia au temps de sa faveur. Suétone suit, par conséquent, le discours officiel à ce sujet. La difficulté est de savoir qui fut à l’origine de la transmission de ce nom à la première petite-fille d’Auguste : le Prince ; Julie ; ou encore Agrippa ? De même, quand a-t-il été donné ? Au moment où Suétone écrit sa Vie d’Auguste, le nomen Iulia lui est utile pour décrier la conduite de la mère et de la fille.
4.1.2. Iuliae et débauche
La gradation dans le crime de Julie est perceptible dans les récits postérieurs à l’Histoire romaine de Velleius Paterculus : femme adultère choisissant des amants aux noms illustres, elle noue en outre des relations aussi illicites que scandaleuses en se comportant comme une prostituée, de nuit, sur le Forum141. Suétone reprend à son compte l’accusation de débauche : Iulias, filiam et neptem, omnibus probris contaminatas relegauit (« les deux Julies, sa fille et sa petite-fille, se souillèrent de tous les opprobres et il les relégua »)142. Puis il rappelle la lourde hérédité de Julie en la matière. En effet, c’est en premier lieu Scribonia, sa propre mère, qui fut répudiée à cause de sa conduite scandaleuse : cum hac quoque diuortium fecit, pertaesus, ut scribit, morum peruersitatem eius (« [Auguste] divorça de cette dernière, ‘dégoûté’, selon ses propres mots, ‘par le dérèglement de ses mœurs’ »)143. Or, Scribonia eut le temps de donner une fille à son époux, Julie144, autre épouse adultère : Iuliae mores improbaret (« [Tibère] désapprouvait le comportement de Julie ») ; Iuliam uxorem ob libidines atque adulteria damnatam (« son épouse Julie avait été condamnée en raison de ses dérèglements et de ses adultères »)145. Laquelle mit au monde deux filles dont l’une, qui portait son nom, se signala par son inconduite146. Notons que les passages consacrés à la débauche des trois femmes se suivent (LXIII et LXV). Suétone est volontairement vague sur le comportement sexuel de Scribonia (morum peruersitatem eius : « le dérèglement de ses mœurs ») et des deux Julies (omnibus probris contaminatas : « elles se souillèrent de tous les opprobres »), de même qu’il s’abstient de nommer leurs amants147. Cette imprécision dans les faits lui permet d’insister sur leur débauche et de confirmer le jugement d’Elaine Fantham au sujet du portrait des deux Julies dans la Vie d’Auguste148. Outre la débauche, il est un autre élément que Julie a transmis à sa fille : son nom. Or, Suétone utilise leur onomastique similaire pour associer durablement leur nom à ce vice. À trois reprises, elles sont englobées dans le pluriel Iuliae dans la narration de leur inconduite, favorisant leur association avec la débauche149. Elles rejoignent par ailleurs dans le déshonneur Agrippa Postumus et forment, d’après l’auteur, une association funeste aux yeux d’Auguste : atque ad omnem et eius et Iuliarum mentionem ingemiscens proclamare etiam solebat : Αἴθ᾽ ὄφελον ἄγαμός τ᾽ ἔμεναι ἄγονός τ᾽ἀπολέσθαι, nec aliter eos appellare quam tris uomicas ac tria carcinomata sua (« chaque fois même qu’on mentionnait en sa présence, soit [Agrippa Postumus], soit les deux Julies, il s’écriait en gémissant : ‘Plût au ciel que je ne me fusse pas marié et que je fusse mort sans descendance !’ et il ne les appelait pas autrement que ‘ses trois abcès et ses trois chancres’ »)150. L’assimilation des Julies à un abcès ou à un cancer rongeant le corps du Prince exprime l’atteinte qui lui a été portée en tant que paterfamilias.
4.1.3. De la débauchée à l’incestueuse
Pour finir, Julie est également évoquée dans la Vie de Caligula, son petit-fils. La politique dynastique de ce prince diffère de celle de son prédécesseur, notamment en ce qui concerne la concession d’honneurs aux femmes impériales. Fils d’Agrippine l’Aînée, il rétablit la mémoire condamnée de sa mère dès le début de son principat et ramène ses cendres dans le tombeau d’Auguste où elle prend place aux côtés de ses frères Caius et Lucius151. Le Prince arbore fièrement son appartenance aux Iulii par l’entremise de sa mère152. Suétone fait allusion à cette politique, mais pour mieux déconsidérer Caligula : Agrippae se nepotem neque credi neque dici ob ignobilitatem eius uolebat suscensebatque, si qui uel oratione uel carmine imaginibus eum Caesarum insererent. Praedicabat autem matrem suam ex incesto, quod Augustus cum Iulia filia admisisset, procreatam (« il ne permettait ni de croire ni de dire qu’Agrippa était son grand-père, à cause de l’obscurité de sa naissance, et s’enflammait de colère si un écrit en prose ou en vers l’insérait parmi les ancêtres des Césars. Il proclamait même que sa mère était née d’une relation incestueuse entre Auguste et sa fille Julie »)153. Que ce prince ait ou non utilisé la figure de sa grand-mère pour rappeler son appartenance aux Iulii, ce qui importe ici est l’usage que Suétone fait de Julie dans son portrait de Caligula. Le paragraphe 23 prend place dans la partie de la biographie consacrée au « monstre »154. L’auteur se plaît à souligner l’impietas du Prince envers les membres de sa famille, dont Agrippine et Auguste. Ainsi, celle qui était caractérisée jusqu’alors par une conduite caractéristique de la matrone traditionnelle (à ce titre, Suétone l’évoque fort peu), voit sa naissance entachée par les rumeurs lancées par son propre fils. Bien plus, Caligula ajoute l’inceste aux crimes déjà nombreux de Julie, même si nous ignorons qui d’Auguste ou de sa fille est tenu pour responsable de cet acte. Or, le Prince reproduit, aux dires de l’auteur, ce comportement, en nouant à son tour des rapports incestueux avec ses trois sœurs, des Iuliae elles aussi (quoique l’auteur omette leur nomen)155. Si ces relations ont été interprétées comme un topos littéraire caractérisant la figure du tyran, qu’en est-il de l’inceste entre Julie et Auguste156 ? S’agit-il d’une pure affabulation de la part de Suétone ? Selon nous, cette accusation lui sert avant tout à décrier la politique dynastique de l’arrière-petit-fils d’Auguste, lequel a souligné ses liens avec les Iulii par le biais de sa mère Agrippine, pour conforter sa position à la tête de l’Empire, politique que Suétone rappelle sous les couleurs les plus sombres. Ainsi souligne-t-il le mépris de Caligula vis-à-vis des origines de son arrière-grand-mère, Livie157. L’inceste entre Julie et Auguste fait d’Agrippine l’héritière du sang des Iulii, par son père et par sa mère. Le nomen Iulia rappellerait alors que c’est par les femmes que Caligula se rattache au fondateur du principat. Mais le rôle dynastique de Julie est obscurci par l’accusation d’inceste, accusation qui entacha également les principats des trois derniers Julio-Claudiens158. Est-ce un hasard si Suétone nomme l’épouse d’Auguste Liuia Augusta au lieu de Iulia Augusta ? Certes non, puisqu’il évoque le changement de nom de l’impératrice à la mort d’Auguste159 ; malgré cela, il persiste à la nommer Liuia Augusta dans la Vie de Caligula et use seulement du nom Augusta dans celle de Claude160. Suétone oppose-t-il de cette manière Livie à Julie ? Cela est possible. L’usage de l’onomastique féminine n’est jamais neutre dans son œuvre161. Son choix est mûrement réfléchi et, en ce qui concerne Julie, il relie son nom à la débauche puis, en second lieu, à l’inceste, même s’il juge les propos de Caligula à ce sujet extravagants. De cette manière, la mémoire de Julie, doublement utilisée par le personnage de Caligula et par Suétone, est reliée, d’une part à sa conduite indigne, d’autre part à la légitimité impériale. En effet, le nomen Iulia renvoie à la prestigieuse gens qui mit en place le régime impérial. Ne fut-il pas en outre porté par les sœurs et la fille de Caligula ? Nul doute que sous le principat d’Hadrien, ce nom conserve encore son aura. Et, même si aucune femme impériale de la dynastie antonine ne l’a arboré, fut-ce sous la forme d’un cognomen, six femmes de la dynastie sévérienne l’étaleront fièrement dans les inscriptions et légendes monétaires162.
5. Conclusion
L’étude de l’onomastique des femmes impériales chez les quatre auteurs choisis est riche d’enseignements. La fin du premier siècle avant J.-C. est un moment capital en ce qui concerne l’onomastique féminine : l’ajout d’un cognomen commence à se répandre parmi les membres féminins de l’aristocratie sénatoriale. La domus Augusta offre d’ailleurs un très bon exemple en la matière : alors que Julie en est dépourvue, ses deux filles puis ses petites-filles en reçoivent un, sans doute dans les premières années de leur existence. Il apparaît que l’emploi du cognomen permet d’individualiser ces femmes. Toutefois, l’on ne peut nier que la destinée de Livie et de Julie a pesé lourdement dans l’usage de leur onomastique : la première, honorée de son vivant comme nulle autre Julio-Claudienne ne l’a été, s’attire le respect de ses contemporains (Ovide, Velleius Paterculus, Valère Maxime) mais également d’un auteur tel que Sénèque, très critique vis-à-vis du rôle des femmes en politique163. Le sort de Julie est bien différent puisqu’elle fut diffamée et reléguée sans espoir de retour. Son contemporain, Velleius Paterculus, se fait l’écho de l’indignation d’Auguste et de la souillure qui entacha alors la maison impériale. L’étude de l’onomastique des deux femmes chez Tacite et Suétone nous permet d’examiner l’usage qui en est fait au début du IIe siècle dans le discours sur le pouvoir au féminin et sur celui du Prince : Tacite ébranle durablement l’aura attachée au nom Liuia164 tandis que Suétone associe celui de Iulia à la débauche165.
L’étude de ces quatre auteurs appuyée par celle des sources épigraphiques et numismatiques révèle la diversité des usages de cette onomastique féminine par le pouvoir impérial mais également par certaines femmes de la domus Augusta. Livie rappelle ainsi son illustre ascendance, puis, au lendemain de son adoption, ses liens avec la gens Iulia ; le cas de Julie est plus difficile à cerner mais il est clair que son nomen renvoyait à la même gens et à son illustre fondatrice, Vénus. La prise en compte de l’activité édilitaire de Livie est de ce point de vue essentielle pour notre propos puisqu’elle est un relais de ce discours sur l’onomastique féminine. Munie de ces informations, nous avons délibérément confronté ces discours à celui tenu par les auteurs anciens, contemporains ou non. Si Ovide respecte formellement l’onomastique de la première impératrice, il ne mentionne cependant pas sa filiation paternelle. Bien plus, le rapport à l’époux ou au fils n’est pas automatique. En cela, Velleius Paterculus est moins audacieux. L’exilé de Tomes s’est donc servi de l’onomastique de Livie pour souligner sa puissance et l’inclure, en fin de compte, dans l’Histoire romaine. L’étude menée chez Tacite et Suétone, écrivant dans la première moitié du IIe siècle, révèle les usages et mésusages de ladite onomastique : le sénateur respecte assez fidèlement celle de Livie mais associe son nomen de naissance au personnage de la saeua nouerca, et celui de Iulia Augusta à la toute-puissance de la première impératrice mère. Le chevalier associe quant à lui durablement le nomen Iulia à la débauche, au point que les deux Julies « rivalisent » dans ce domaine avec Messaline, pourtant parangon de l’impudeur dans les Annales de Tacite.