Si la question féminine n’est pas un débat nouveau au début du Cinquecento italien – héritière tant de la tradition scolastique philosophico-médicale médiévale, teintée de misogynie1, que des traités humanistes consacrés à la famille et à l’éducation2, souvent conservateurs malgré une approche plus bienveillante, ou encore du genre de l’éloge dont l’ambiguïté a été bien étudiée3 – elle s’invite dans nombre de traités ou dialogues consacrés à l’amour et à la cour. Les traités d’amour – pour la plupart en langue vernaculaire – fleurirent particulièrement à partir des années 15404, inspirés de la philosophie platonicienne, ravivée sur ce thème par le Commentaire sur le Banquet de Platon de Marsile Ficin en 1469 et les Dialoghi d’amore, écrits entre 1501 et 1506, de Léon l’Hébreu ainsi que des traités de cour du début du siècle, au premier rang desquels les Asolani (1505) de Pietro Bembo et le célèbre Cortegiano (1528) de Baldassare Castiglione. Soit les traités du xvie siècle italien restent dans la lignée purement philosophique, soit ils sont imprégnés du pétrarquisme qui donnait une couleur galante aux traités auliques de Bembo et Castiglione. Parmi les premiers, certains poursuivent la réflexion néoplatonicienne à l’origine de l’introduction de ce thème en philosophie, certains – tels ceux, précurseurs, d’Equicola et de Nifo dans les années 1520-1530 – s’éloignent de ce modèle pour une veine plus aristotélisante et réceptive aux réflexions sur l’amour humain que les dialogues de cour ont mis à l’honneur5. Au sein du genre hybride des trattati, qui sont bien souvent, mais pas toujours, des dialogues, la discussion sur l’amour prend un nouvel essor. Dans le monde de l’aristocratie italienne du début du Cinquecento, le débat sur la valeur, le statut et le rôle de la femme s’en trouve renouvelé en lien avec l’intérêt porté au couple et au mariage. Si les réponses apportées sont variables et que les plus audacieuses feront long feu, néanmoins, à l’aube du Cinquecento, les lignes bougent et les trattati sont en partie le reflet des mœurs du temps, entre l’ouverture humaniste et l’emprise prochaine du Concile de Trente.
Au tournant du xve et du xvie siècle italien, la question féminine trouve donc un nouveau lieu d’expression, à l’articulation de la réflexion philosophique et des dialogues auliques, en particulier autour des thèmes du couple et du mariage. Afin d’évaluer, à cette époque charnière, les thèses qui sont exprimées, nous nous proposons d’étudier, du Commentaire sur le Banquet de Platon de Ficin au Courtisan de Castiglione, paru en 1528 mais commencé dès 1513, les principaux jalons qui, au tout début du xvie siècle, témoignent du traitement de la question féminine. Ces ouvrages connurent un écho important avec nombre de rééditions, dès le xvie siècle, et de traductions en d’autres langues, en particulier en français, devenant ainsi des références pour les trattati suivants. Seul le De mulieribus (1501) d’Equicola ne répond pas pleinement à ce critère dans la mesure où il ne connut pas de rééditions. Ce silence, alors que la cour d’Isabelle d’Este était rayonnante, ses figures bien connues des humanistes et que l’ouvrage d’Equicola connut dans ce contexte précis un succès certain6, est en soi un élément intrigant, d’autant plus que son Libro della natura d’amore (1525) fut bien diffusé, reprenant d’ailleurs, ponctuellement, les thèses de ce premier opuscule dans une vaste réflexion sur l’amour. La radicalité des thèses d’Equicola dans son petit traité, au tout début du siècle, peut permettre de mettre en perspective celles qui sont exprimées ensuite dans la littérature aulique et la singularité de son propre propos. Ainsi, à travers l’étude de ces témoins, nous pouvons déterminer trois moments de la défense et de la valorisation des femmes au sein de la réflexion sur l’amour dans les vingt premières années du Cinquecento : un moment philosophique avec les traités de Ficin et de Léon l’Hébreu ; un moment polémique avec le De mulieribus d’Equicola qui, pour la première fois, fait de la question féminine un objet de la philosophie ; un moment dialogique et rhétorique dans la littérature aulique du début du Cinquecento avec les ouvrages de Bembo et Castiglione, dont les positions sur la question restent encore interprétées en des sens différents. Ainsi pourra-t-on mieux cerner, autour de la pièce maîtresse et originale qu’est le De mulieribus, les percées et les limites des traités et dialogues qui ont suivi, étroitement liées à la conception de la relation hétérosexuelle qui supplante peu à peu le modèle platonicien de l’amour pédérastique. Au cours de ce déplacement, la question féminine est peu à peu envisagée dans le cadre moral et social du mariage, offrant par là un bon révélateur de la portée véritable des discours sur la défense des femmes à l’aube du xvie siècle italien.
La place de la femme dans la philosophie sur l’amour à la fin du xve siècle et au début du xvie siècle : du non-lieu philosophique à l’élaboration du modèle hétérosexuel
Le commentaire de Ficin, sous-titré De amore, dans son intention et dans son traitement, est un ouvrage de réflexion philosophique fondé sur la relecture du Banquet de Platon, nourri par la tradition néoplatonicienne en rupture avec la tradition péripatéticienne de l’Université médiévale7. L’ouvrage a d’abord suscité les réactions des philosophes comme Pic de la Mirandole et Léon l’Hébreu avant de séduire un public raffiné8, assez éloigné de l’intention du philosophe florentin qui voulait poser la pièce liminaire et propédeutique de sa théologie platonicienne. Sur certains points, l’articulation entre le Banquet antique et la nouvelle finalité qui lui est assignée par Ficin se réalise sans heurts, grâce aux jalons posés par Plotin et ses successeurs néoplatoniciens du début de l’ère chrétienne : l’idéalisme du monde platonicien allié à la théorie de l’émanation se marie avec le christianisme. En revanche, pour ce qui est d’une approche pratique et morale, la société grecque des ve et ive siècles et la conception de l’amour éducateur pédérastique paraissent difficilement conciliables avec les normes de la morale chrétienne9 ; et ce que la société florentine aristocratique pouvait tolérer sans grande difficulté ne saurait pour autant être ouvertement exprimé et justifié. Le modèle amoureux du Banquet antique pose problème : les rapports entre hommes et femmes y sont quasiment absents, si ce n’est discrètement dans le récit fait par Aristophane du mythe de l’androgyne et, implicitement, dans le discours de Diotime, par l’évocation de la nécessaire perpétuation de l’espèce10. Le modèle amoureux et social qui prime est celui du couple amant-aimé (erastès-erômenos) exposé par Pausanias et repris par Socrate en opposition à la conception d’Aristophane. Ficin reste fidèle au modèle antique mais il éprouve des difficultés à le soutenir jusqu’au bout. En effet, là où Pausanias, dans le Banquet, restait flou sur l’aspect charnel d’une telle relation, Ficin, suivant et accentuant les positions de Diotime-Socrate, se montre plus net dans la condamnation de l’homosexualité et l’affirmation de la nécessité d’associer à l’acte sexuel la finalité procréative. C’est pourquoi, au sixième discours, alors que se dessine l’élection du modèle pédérastique, il éprouve en même temps le besoin de s’en défendre au chapitre 14, intitulé Vnde amor erga masculos, unde erga feminas (« D’où vient l’amour envers les hommes et envers les femmes »), où la référence aux Lois supplante un temps le Banquet pour condamner l’homosexualité consommée11 : les mœurs et la morale du temps exigeaient cette mise au point, révélatrice de l’importance du couple hétérosexuel envisagé – ce n’est pas une surprise – comme le lieu de la perpétuation de l’espèce, qui soutient le modèle familial. Cependant, Ficin ne développe pas pour autant le modèle amoureux hétérosexuel : bien que le désir d’immortalité soit en partie réalisé par la reproduction, la femme n’est que l’objet du désir de l’amour vulgaire. C’est pourquoi, en définitive, homosexuelles ou hétérosexuelles, la sensualité et la sexualité de plaisir sont condamnées. En soi, cette égalité est peut-être en creux révélatrice d’un penchant pour le premier type d’amour, mais on ne saurait l’affirmer, l’argument est trop faible, d’autant plus qu’au début du septième livre, on peut lire encore une défense de Socrate dont les motifs sous-jacents semblent bien être l’accusation de pédérastie12. Les passages sur l’amour charnel et sexuel sont rares chez Ficin qui ne célèbre que l’amour intellectuel, ne permettant pas de s’attarder sur les formes de l’amour humain. Sa réflexion philosophique, sans s’y opposer frontalement, n’est pas et ne veut pas être le reflet ou l’explication de la norme sociale de l’amour hétérosexuel. On pourrait néanmoins penser que celle-ci reste à l’arrière-plan, et que Ficin, ne pouvant ancrer le couple pédérastique de l’amour éducateur dans une réalité sociale et lui conférer une légitimité, s’évade des rêts d’une telle question par la sublimation que permet l’idéal platonicien13. Toujours est-il que, dans de telles conditions, pour de multiples raisons – l’idéalisme platonicien et néo-platonicien ; les contraintes de la morale chrétienne et de la société italienne de son temps ; le refus de la trivialité pour un sujet qui doit rester noble –, le discours philosophique de Ficin sur l’amour ne permet pas d’analyser l’union homme-femme autrement que comme une nécessité naturelle à laquelle il ne s’intéresse pas, non plus qu’à sa réalisation sociale dans le mariage.
Un passage cependant sur la réciprocité amoureuse mérite d’être signalé, en ce qu’il offre une présentation inhabituelle chez Ficin de la relation des amants :
Immo uero habet seipsum uterque et habet alterum. Iste quidem se habet, sed in illo. Ille quoque se possidet, sed in isto. Equidem dum te amo, me amantem, in te de me cogitante me reperio, et me a me ipso negligentia mea perditum in te conseruante recupero. Idem in me tu facis.
Or tout au contraire chacun d’eux se possède lui-même et possède l’autre. Celui-ci se possède, mais en l’autre ; l’autre aussi se possède, mais en celui-ci. Évidemment, puisque je t’aime, toi qui m’aimes, je me retrouve en toi qui penses à moi et je recouvre en toi, qui le conserves, le moi perdu du fait de ma propre négligence. Et toi tu fais la même chose en moi14.
Alors qu’au septième discours (vii, 3), Ficin renforcera la dichotomie entre deux amours de nature différente, l’un divin, l’autre bestial, allant même jusqu’à contester au second le nom même d’amour, pour le caractériser comme une maladie et un « ensorcellement » (fascinatio)15, ces quelques lignes exposent une conception plus joyeuse de la passion amoureuse, empreinte d’une influence poétique et mystique, célébrant dans l’amour réciproque l’égarement et la fusion des amants. Les influences poétiques, du Cantique des Cantiques (1, 1) à la lyrique médiévale occitane et au poème 94 du Canzoniere16, supplantent ici les habituelles références philosophiques et la troisième personne de l’exposé pour une expression plus intime, moins théorique, qui entremêle dans la relation amoureuse la première et la deuxième personne. Une faille est ici introduite par Ficin au cœur même de son système, faille ouverte par la poésie. Ce passage sur la relation-miroir d’une réciprocité à laquelle on devine que les corps peuvent participent, Léon l’Hébreu saura s’en emparer et creuser la brèche ici entrouverte dans l’évocation des rapports hommes/femmes dont il n’hésite pas à traiter.
En effet, au xvie siècle, les réflexions sur l’amour humain prennent une place de plus en plus importante et portent plus précisément sur l’amour de l’homme pour la femme. Les Dialoghi d’amore17 de Léon l’Hébreu, écrits entre 1501 et 1506, largement diffusés sous forme manuscrite et publiés à Rome en 1535, sont un moment clé de cette évolution. L’ensemble du traité prend la forme d’un dialogue entre Philon, le philosophe, et Sophia, une jeune femme dont il est épris. Si le nom du personnage féminin se prête à l’allégorie, cependant il s’agit bien d’une conversation sexuée : Sophia, qui participe activement à l’élaboration de la pensée de Philon18, est aussi l’objet de son amour, et Philon veut la convaincre d’accorder son amour en retour. La théorie de Léon l’Hébreu, encline à considérer le lien homme/femme et à le célébrer, renverse la traditionnelle hiérarchie, en philosophie, de la supériorité de l’amant sur l’aimée :
Gia t’ho detto che quanto ogn’uno ama, e fà, è per sua propria perfettione, gaudio o diletto, e ben’ che la cosa amata in se non sia cosi perfetta, come l’amante, esso amante resta piu perfetto quando unisce seco la cosa amata, o almeno resta con piu gaudio e diletto. Questa noua perfettione, gaudio, o diletto che acquista l’amante per unione de la cosa amata (sia in se stessa piu degna o manco degna) il fa inclinato a esso amato, ma non per cio lui resta difettuoso e di manco dignità, o perfettione, anzi resta di piu con l’unione e perfettione de la cosa amata19.
Je t’ai déjà dit que tout ce que chacun aime et fait, c’est pour sa propre perfection, aise et délectation : et bien que la chose aimée en soi ne soit accomplie en tant de perfection que l’amant, si reste l’amant plus parfait (ou du moins jouissant du plus grand aise et délectation) par l’union de soi et de la chose aimée. Donc cette nouvelle perfection, aise et délectation que l’amant reçoit par l’union de la chose aimée, soit plus ou soit moins digne de soi, incline icelui amant à la chose aimée : non que pour cela, toutefois, il demeure défectueux et de moindre dignité et perfection mais il s’accomplit davantage, avec l’union et perfection de la chose aimée20.
Il ne s’agit plus d’établir une hiérarchie entre l’amant et l’aimée, mais de prendre en considération le rapport au sein de la relation amoureuse. En tant qu’il aime et désire, l’amant se soumet à l’aimée car c’est elle et, surtout, l’union (unione) des deux êtres qui lui procurent sa perfection. L’aimée n’est pas seulement un échelon, le plus bas, sur l’échelle de l’élévation, mais l’autre moitié sans laquelle l’union – véritable vecteur de l’élévation – ne peut être. La brèche ouverte par Ficin au deuxième discours devient ici la thématique principale à partir de laquelle les deux amants deviennent indissociables pour le bien de l’un comme de l’autre. L’élévation vers un amour supérieur n’efface pas le degré inférieur qui y a mené. En témoigne, quelques lignes plus loin, le développement sur la divinité de l’aimée, qui, selon la distinction aristotélicienne, est en acte là où celle de l’amant n’est qu’en puissance21. S’il est vrai que la pensée de Léon l’Hébreu, par l’intermédiaire de Philon, est une métaphysique abstraite qui dépasse l’examen de l’amour humain, celui-ci n’est pas effacé, il a sa place dans un système cohérent et plein qui ne montre pas de problème de « jointure », comme on l’a vu chez Ficin souvent amené à éluder certaines des questions posées par le texte platonicien. L’une des raisons est probablement que le caractère hétérosexuel de l’amour dont parle Léon l’Hébreu lui permet de l’intégrer complètement. Et s’il est vrai que Sophia écoute attentivement l’exposé parfois dogmatique de Philon, occupe la place du disciple, elle n’est pas docile mais demande à être convaincue et pousse le maître à argumenter22.
En retour, l’amour le plus élevé, qui conduit à la félicité définie comme l’union de l’être humain avec Dieu grâce à l’acte d’amour, mène, à la fin du premier dialogue, à envisager spécifiquement l’amour des hommes pour les femmes : si la hiérarchie des sens est conservée, si le goût et le toucher restent destinés à remplir un rôle matériel, à savoir la sustentation et la reproduction, il n’empêche que, selon Léon l’Hébreu, à condition de se garder de tout excès, l’acte charnel et la sensualité ne défont ni la beauté, ni l’amour23. Bien plus, tout comme les esprits désirent être unis en un, les corps aussi y aspirent afin qu’il ne demeure aucune diversité et que l’union soit parfaite en tout :
Ma quel primo amore eletto da ragione si conuerte in gran suauità, non solamente ne l’appetito carnale, ma ne la mente spirituale con insatiabile affettione24.
Mais l’amour duquel nous avons premièrement parlé, qui est élu de la raison, se convertit en grande suavité et douceur non seulement en « la délectation de » l’appétit charnel, mais encore en l’âme, la remplissant d’une douce « et insatiable » affection25.
La conception de l’amour est ici fusionnelle, de l’être humain envers Dieu, mais aussi de l’homme envers la femme. L’amour de l’homme pour la femme est de deux sortes : le premier est engendré par le désir et l’appétition charnels, le second est le désir de l’union spirituelle et charnelle avec la personne aimée qui complète le premier et plus parfait sans l’annuler. Si Léon l’hébreu reste dans le champ philosophique et que la question pratique et sociale du mariage n’est pas vraiment examinée, elle n’est pas absente. La couple homme/femme est la norme de référence. Ainsi, assez souvent les époux sont pris pour exemple afin d’illustrer cet amour, comme c’est par exemple le cas au livre I, 43 :
Manifesta cosa è che l’amor de mariti è delettabile, ma debbe essere congionto con l’honesto, et per questa causa di poi che s’è hauuta la dilettatione, resta il reciproco amore sempre conseruato, e crescie continuamente per la natura dele cose honeste. Congugnesi ancora ne l’amore matrimoniale l’utile con il dilettabile e honesto, per riceuere continuamente li maritali utile l’uno dell’altro, il quale è una gran causa di far seguire l’amore infra di loro26.
Personne, à mon jugement, ne doute que l’amour des mariés ne soit délectable, mais il doit être conjoint avec l’honnêteté : et à cette cause, après la jouissance de la délectation, reste l’amour réciproque conservé et croissant, suivant le naturel des choses honnêtes. Davantage, en l’amour de mariage, l’utile s’assemble avec l’honnête et le délectable, recevant les mariés continuellement l’un de l’autre profit ; qui est une grande et urgente cause de l’entretènement de leur amitié27.
Désormais est établi le couple hétérosexuel dont l’amour est fondé à la fois sur l’agréable, l’utile et l’honnête, suivant les distinctions aristotéliciennes. L’homme et la femme forment à eux deux un petit tout, à l’image des principes, masculin et féminin, qui régissent l’univers28. Ce couple est formé de deux individus également actifs et utiles l’un à l’autre (utile l’uno dell’altro) et la pérennité de leur relation réside dans l’amour réciproque (reciproco amore). Le mariage apparaît alors comme le lieu privilégié d’un tel lien.
Dans les ouvrages de Ficin et de Léon l’hébreu, le modèle philosophique prime et l’idéalisme, de couleur platonicienne plus ou moins prononcée, n’envisage que de façon sporadique la forme sociale de l’amour : le mariage n’est pas une question qui entre dans le champ philosophique. Cependant, dans le traité de Léon l’Hébreu, qui connaît un grand succès, la relation homme/femme entre au cœur des préoccupations et cette relation fonde le mariage quand il est évoqué. Mais les normes juridiques et sociales de cette union ne sont pas discutées. On parle bien ici d’un mariage d’amour dont une esquisse de la relation peut se lire chez Ficin – qui ne parle cependant pas de mariage29. La femme, nouvelle aimée, deviendra de plus en plus importante dans les trattati italiens au fur et à mesure que le modèle philosophique perdra sa primauté pour se nourrir d’autres sources et d’autres influences.
La question féminine chez Mario Equicola : La défense des femmes et la critique du mariage dans le De mulieribus
À la suite de ces premières réflexions philosophiques, le Libro de natura de amore de Mario Equicola30, dont le premier manuscrit en 1507 était en latin, circulait et était connu avant d’être traduit en italien et publié en 1525 à Venise, année de la mort de l’auteur31. Vaste traité en six livres, le Libro de natura de amore s’éloigne souvent du platonisme en avançant des positions nouvelles et en multipliant les références : philosophes et poètes y sont mêlés avec une égale dignité et une égale légitimité, et, parmi ces derniers, se trouvent autant les élégiaques romains que les troubadours occitans ou les poètes italiens. L’ensemble de ces données permettent un traitement différent du thème de l’amour, qui accorde une large part à la relation homme/femme, surtout à partir du quatrième livre, quand le propos s’intéresse davantage à l’amour humain et sensuel. En exaltant amour, franchise, loyauté, les influences courtoises médiévales sont certes présentes, mais elles ne véhiculent pas pour autant le modèle de la relation adultère ; les rapports hommes/femmes sont conformes à la morale et à la société du début du xvie siècle. Le rôle et la place de la femme dans la relation amoureuse sont, comme chez Léon l’Hébreu, importants et dépassent le statut habituel de la muse et de l’aimée. Dans ce plaidoyer en faveur de l’amour humain et sensuel, au sixième livre en particulier, l’auteur s’oppose à des citations misogynes des Pères de l’Église32. Mais, dans ce traité, le mariage n’est pas un thème développé pour lui-même ; il l’est dans un traité juste antérieur du même auteur, le De mulieribus, exclusivement consacré à la question féminine33. Le propos et le ton y sont particulièrement incisifs et audacieux.
En effet, rédigé en 1501, le De mulieribus34 est, parmi les traités humanistes consacrés aux femmes35, remarquable par son originalité et la force de ses thèses. Cornelius Agrippa s’en inspire partiellement dans le De nobilitate et praecellentia foemini sexus, actuellement mieux connu que le petit ouvrage de son prédécesseur et souvent considéré comme le premier traité humaniste sur la question36. Pourtant c’est bien à la cour de Mantoue, dans l’entourage d’Isabelle d’Este, que la question connaît son premier traitement philosophique :
Pythagoras meus – diuus ille Pomponius Laetus – hera Margarita, Platonem colere, Ciceronem imitari, Io. Pontanum (cuius ingenio antiquitati nostra saecula non inuident) pro uiribus ut aemularer iubebat. Quod cum faciam, necesse est eam potissimum me philosophiam amplecti quae in utramque partem probabiliter disserit : facioque impresentiarum libentius, dum id, quodcumque erit a nobis nec opinatum nec expectatum, de mulieribus tuo iussu scribimus37.
Noble Margherita, mon cher Pythagore, le divin Pomponio Leto, m’exhortait à honorer Platon, à imiter Cicéron et à rivaliser dans la mesure de mes forces avec Giovanni Pontano (grâce au talent duquel notre époque n’a rien à envier aux temps anciens). Et, en le faisant, il est nécessaire que j’embrasse le plus possible la philosophie qui procède selon le probable par la confrontation des thèses : et je le fais maintenant bien volontiers, tout en écrivant, sur ton ordre, au sujet des femmes quelque ouvrage inédit et inattendu de moi38.
L’auteur donne clairement à sa réflexion une couleur philosophique, sous le signe des Anciens, Pythagore, Platon et Cicéron. Mais les influences sont ici mêlées et l’orientation néoplatonicienne qui lie Pythagore à Platon est balancée par la nette inflexion aristotélicienne lisible dans l’affirmation de la méthode probabiliste et dans l’éloge de Pontano, un contemporain cette fois, dont l’œuvre philosophique l’emporte ici sur l’œuvre poétique39. Le fondateur de l’Académie de Naples se caractérisait par une certaine réserve envers les néoplatoniciens de l’école de Florence tout en se défendant de l’aristotélisme universitaire héritier des philosophes arabes. S’il n’y a pas eu vraiment de politique homogène et qu’ on ne peut parler strictement « d’école napolitaine »40, néanmoins l’influence de Pontano y fut très forte et s’y retrouvent divers philosophes aristotéliciens, sans opposition radicale au platonisme, ce que l’on peut observer aussi dans l’argumentation d’Equicola dans la suite du De mulieribus. La mention de Pomponio Leto s’explique plutôt par les liens et la fidélité qu’Equicola manifeste ainsi pour son ancien maître, fondateur de l’Académie de Rome dont il fut membre de 1482 à 149441. Tout en se revendiquant de ces tutelles, Equicola souligne néanmoins la nouveauté du sujet, « inédit et inattendu » (nec opinatum nec expectatum), et c’est bien par la volonté d’une femme qu’il a entrepris ce projet en présentant Margherita Cantelmo42, dont il fut le secrétaire à Ferrare43, dédicataire du De mulieribus, comme étant également la commanditaire. Épouse de Sigismondo Cantelmo, qui était alors exilé, Margherita Cantelmo était une proche amie d’Isabelle d’Este si bien que l’on peut parler au début du xvie siècle de la constitution, ponctuelle et, certes, en cela limitée, d’une forme de pouvoir féminin étayé par une cour d’hommes de lettres ; et ces patronnes ont voulu œuvrer à la défense de leur propre puissance44, ne se contentant pas d’une influence de l’ombre, que l’on parle, concernant Isabelle d’Este, de partage du pouvoir avec son mari ou d’une autonomie plus radicale45. Ce désir d’émancipation, soutenu par la commande de textes de soutien en faveur de la défense des femmes, est lisible dans les dernières lignes du De mulieribus :
Iam tibi, Margarita Cantelma, maris et feminae eandem esse animae formam ostendimus, partes quoque mulieris organicas (si quod a natura datum est, ars uiuendi tueatur, et quod deest acquirat) ad omnem uirtutem percipiendam aptissimas. Auctoritate ratione et exemplo (ut licuit) monstrauimus. In angustias, fateor, patente campo, in quo exultare potuisset oratio, me sponte compuli, ne contra hos, qui sunt sapientiae sanctitatis et doctrinae titulo insignes, mutire uiderer, et in obstrectatores muliebris sexus religiosus pater – uir ingenio et litteratura eminentissimus – tuus Augustinus Stroza optime diligentissimeque libero ore patrocinium susceperit46.
À présent, nous t’avons montré, Margherita Cantelmo, qu’homme et femme possèdent la même forme d’âme et aussi que les organes féminins – s’il y a quelque don de la nature, que la façon de vivre le préserve et permette d’acquérir ce qui manque ! – la rendent tout à fait apte à se saisir de toute vertu. Nous l’avons montré, comme nous l’avons pu, à l’aide de l’autorité, de la raison et d’exemples. Dans ce vaste champ dans lequel mon propos aurait pu se donner libre cours, je me suis volontairement limité à des voies étroites, je le reconnais, afin de ne pas sembler muet face à ceux qui se targuent de leur sagesse, de leur sainteté et de leur savoir ; et afin de laisser ton père spirituel, Agostino Strozzi, homme brillant tant par ses dons naturels que par sa culture, entreprendre, avec excellence et soin, en toute liberté, la défense du sexe féminin contre ses détracteurs47.
Equicola annonce ici la parution d’un autre traité à l’appui et en complément du sien, celui d’Agostino Strozzi48. Dans ce passage conclusif, Equicola rappelle aussi le but de sa démonstration qui n’était pas tant de célébrer et d’affirmer la supériorité des femmes – comme on pouvait le trouver assez communément au XVe siècle dans les ouvrages consacrés aux femmes, des collections de portraits sur le modèle du De claris mulieribus de Boccace, ou même, un peu plus tard, dans le De nobilitate et praecellentia foemini sexu de Cornelius Agrippa –, mais bien d’affirmer l’égalité des deux sexes, et cela à partir d’un raisonnement théorique et philosophique plutôt qu’à partir d’exempla, propos plus novateur sur l’argumentation duquel nous allons revenir : certes, Equicola recourt aussi aux exempla dans le dernier tiers de son opuscule, en particulier avec la louange d’Isabelle d’Este, mais ceux-ci ne constituent pas le fondement de son argumentation, ni le propos principal qui est théorique et préalablement exposé, ce en quoi réside sa singularité.
C’est surtout dans le premier temps, quand il examine les arguments des naturalistes et des religieux, dont Equicola montre les limites, que l’auteur se démarque des défenses et éloges habituels en axant sa démonstration sur l’égalité des sexes plutôt que sur la célébration de qualités proprement féminines. Equicola commence par s’opposer à toute la tradition misogyne des écrits sur l’infériorité féminine, infériorité supposée tant physique et physiologique qu’intellectuelle et morale qui, à partir des écrits philosophiques et médicaux de l’Antiquité – de la tradition aristotélicienne, hippocratique et galénique –, a alimenté bien des traités de l’Université médiévale et renaissante, notamment à partir du Canon d’Avicenne, ce que de nombreuses études ont mis en évidence49. Ainsi écrit-il à propos de la différence de complexion en les hommes et les femmes :
Frigidas et humidas coniectatur quod pilis ad exeundum denegatur accessus, et humor arteriam, per quam sonus uocis ascendit, crassiorem efficiens uocis angustet meatum. Ac si alae et femen pilis uacent, et uacca non grauius tauro sonet, nec plane conspiciamus plurium mulierum actiones argumenta maioris caliditatis et siccitatis quam uirorum. Nihil est quod id pro certo nobis naturales affirment : scimus enim huiusmodi de rebus physicorum concertationes uariasque esse opiniones. Scimus complures addubitare quaenam animalia membraue calida sint, quaeue frigida50.
On conjecture qu’elles [les femmes] sont froides et humides parce que les poils ne pourraient sortir et que l’humidité, en rendant plus épaisse la trachée par laquelle passe le son de la voix, resserrerait le canal vocal. Mais si les bras et les cuisses étaient dépourvus de pilosité, la vache aussi n’émettrait pas un son plus grave que le taureau et nous n’observerions pas du tout que les actions d’un très grand nombre de femmes démontrent une chaleur et une sécheresse plus grandes que celles des hommes. Il n’est rien que les naturalistes puissent affirmer avec certitude au sujet de cette thèse : en effet, nous savons qu’au sujet des phénomènes de ce genre, il y a débat et il existe différentes opinions chez les physiciens. Nous savons qu’ils sont nombreux à exprimer des doutes sur les animaux ou les membres qui seraient froids ou chauds51.
Equicola, dans son argumentation contre les préjugés hérités des savoirs naturalistes et médicaux, n’entre pas dans les détails des différentes thèses et ne se fourvoie pas dans des exposés physiologiques, qu’il ne prétend pas maîtriser, entre les tenants d’Aristote – pour qui la femme n’est que le réceptacle passif de l’embryon – et les héritiers d’Hippocrate – pour qui le corps de la femme est doublement actif, par sa semence et par la nourriture formatrice de l’embryon. Il s’en tient à réfuter l’image négative de la femme, toujours définie en référence au corps masculin, résumée à sa faiblesse : soit, en suivant Galien, la femme est plus froide, mais elle éprouve un grand plaisir sexuel, double, en émettant sa propre semence et en recevant la semence masculine, soit, en suivant Aristote, son excès d’humidité est cause à la fois de sa démesure et de sa passivité naturelles52. Chez les uns comme chez les autres, les causes sont liées à la complexion féminine, froide et humide. Equicola procède donc en philosophe et non pas en médecin en laissant de côté ces subtilités pour mieux identifier les causes – la complexion froide et humide – qu’il s’applique à réfuter uniquement d’un point de vue logique, d’une part en opposant l’observation de contre-exemples (contre-exemples de la vache et du taureau et, surtout, de la femme et de l’homme) et, d’autre part, en soulignant le défaut de consensus chez ces spécialistes, les physici, c’est-à-dire les philosophes naturalistes. Il aboutit ainsi à l’affirmation de la stricte égalité des hommes et des femmes une fois mise de côté la nécessaire différence des organes sexuels :
Nos per euidentiora uagemur, luce clarius cum pateat iisdem concretam feminam quibus uir elementis : eodem enim semine corpus nascitur, alitur, crescit, senescit, moritur ; eundem ipsa haurit spiritum ; ad eundem tendit beatitudinis finem ; opinionem mentem et orationem sortita ratiocinatur ; una siquidem rationalibus mortalibus est natura, omnibus per innata libertas. Nam Deus uoluit irrationalibus, non homini, dominari. Quod sic nunc secus est, uiolentia contra diuinum ius naturaeque leges regna, imperia et tyrannidem exerceri, sanae mentis negabit nemo ; et sic illa feminis naturalis libertas aut legibus interdicta aut consuetudine intercisa, usuque absoluta restinguitur, aboletur, extirpatur, cum uiuendi diuersa sit ratio53.
Mais nous, nous irons aux faits plus évidents, puisqu’il apparaît plus clairement qu’à la lumière que la femme a été faite des mêmes éléments que l’homme : de la même semence son corps naît, se développe, croît, vieillit, meurt ; elle recueille le même esprit ; elle tend à la même finalité, la béatitude ; elle raisonne, ayant reçu en partage l’opinion, l’esprit et la parole ; puisque la nature est la même pour tous les mortels doués de raison, la liberté naturelle est également impartie à tous. En effet, Dieu a voulu dominer les êtres privés de raison, mais pas l’être humain. Donc s’il en est autrement actuellement, c’est qu’une violence contre le droit divin et les lois de la nature exerce son règne, son empire, sa tyrannie ; personne de sain d’esprit ne le niera. Et, ainsi, la liberté naturelle de la femme, interdite par les lois, ou mutilée par la coutume et dissoute par l’usage, est éteinte, anéantie, détruite, puisque la façon de vivre est différente54.
Le propos est bien différent de celui des éloges traditionnels des femmes qui célèbrent des qualités qui seraient proprement féminines, beauté du corps et vertus de l’âme telles que la pudeur, la chasteté, la retenue. Equicola, à partir de la réfutation des thèses physiologiques qui attribuent à la femme une complexion différente de celle de l’homme, soutient lui une position qui repose sur le partage des mêmes caractéristiques pour les individus, mâle ou femelle, d’une même espèce. Ainsi, l’homme et la femme sont-ils identiques, ce que souligne l’emploi insistant, au début de l’extrait, du pronom adjectif idem, Equicola ayant très probablement à l’esprit et pour modèle le passage de la lettre 47 où Sénèque insistait sur l’égalité des hommes libres et des esclaves (Vis tu cogitare istum quem seruum tuum uocas ex isdem seminibus ortum eodem frui coelo, aeque spirare, aeque uiuere, aeque mori55 ! : « Songe que cet homme que tu appelles ton esclave est né de la même semence que toi, qu’il jouit du même ciel, respire de la même façon, vit de la même façon et meurt de la même façon »). Sénèque soulignait la communauté de nature entre les humains que devrait refléter le même droit à la liberté. Ainsi l’auteur, en s’appuyant sur la sagesse antique, vise-t-il précisément ses principaux détracteurs, à savoir religieux et naturalistes de l’Université dont les opinions reposaient sur une anthropologie différenciée. L’analogie implicite entre la position de la femme et celle de l’esclave aboutit dans le deuxième temps de l’extrait à une critique rationnelle et incisive des lois que soutiennent les fondements d’une société patriarcale qui offense aussi bien l’ordre naturel que la volonté divine. Les lois et la coutume qui seules ont créé de telles différences sont des productions humaines, ni naturelles, ni divines, et même l’expression d’une volonté proprement masculine d’imposer son pouvoir, évoqué ici en des termes politiques dont la gradation accentue la puissance et l’illégitimité : le règne (regnum), l’empire (imperium), la tyrannie (tyrannis). Comme l’esclave des temps anciens, la femme a été réduite à la servitude :
Domi femina detinetur, ubi ocio marcescit nec quicquam aliud mente concipere permittitur quam acus et filum : hinc minus habere uigoris, naturales in causa esse non negant. Augeri enim uiris robur naturale in laboribus, feminis autem in desidia exolui, Galeni est sententia. Mox uix annos pubertatis excedens in mariti datur arbitrium, et si paulo altius se erigit et actollit, uelut summae rerum et altioris prouinciae non capax, oeconomicae dedicatur quasi ergastulo. Illa aetate uiri in quo sapimus ? Siquid delinquitur pueritiam causamur. Femina siquid a senili grauitate matronalique decentia remittit, uenia excusationeque indigna iudicatur, et leuitatis aut stultitiae perpetuo inustam retinet notam : ut bello uicti uictoribus, sic uirili muliebris cedit animus consuetudine, quam non naturali necessitate constare, sed uel exemplo et disciplina priuata uel fortuna et occasione quadam, aut etiam ex his omnibus congregari non ignoramus56.
La femme se trouve détenue à la maison, où elle se flétrit dans l’oisiveté et où rien d’autre ne lui est accordé pour exercer son esprit que l’aiguille et le fil : de là vient qu’elle manque de force ; les naturalistes ne sauraient le contester. En effet, quand les hommes voient leur robustesse naturelle se développer dans les travaux, les femmes se relâchent dans l’inaction – c’est ce que pense Galien. À peine passé l’âge de la puberté, elle est confiée à la tutelle d’un mari, et si elle se redresse et s’élève un peu plus haut, comme si elle était incapable d’explorer des domaines plus élevés, on la relègue aux affaires domestiques comme une esclave. À cet âge-là, nous les hommes, à quoi sommes-nous bons ? Si on commet quelque faute, on en accuse la jeunesse. Mais la femme, si elle s’écarte du sérieux d’un vieillard ou de la décence d’une matrone, on la juge impardonnable et inexcusable, et elle porte pour toujours l’injuste tache de la légèreté ou de la stupidité : tout comme, à la guerre, les vaincus cèdent aux vainqueurs, l’esprit féminin cède à l’esprit masculin en vertu de la coutume que n’a établie – nous le savons bien – aucune nécessité naturelle, mais plutôt qu’ont formée l’exemple et la règle privés, la fortune et quelque hasard, ou encore la conjonction de tout cela57.
La femme est « détenue » (detinetur) et reléguée aux tâches domestiques « comme une esclave » (quasi ergastulo) – la comparaison est désormais explicite. Mais les femmes souffrent moins de l’abondance de travaux que de la pauvreté de leur champ d’action, limité à la pratique de la couture au sein d’une éducation étriquée. Equicola renverse ici le lien habituel de cause à effet : c’est parce qu’elles sont maintenues dans l’inaction que leur corps est faible par manque d’exercices. De même, c’est parce qu’elles sont contraintes d’accomplir des tâches de second ordre qu’elles ne peuvent s’élever intellectuellement. Ainsi passent-elles des mains de leur famille d’origine à celles d’un mari qui poursuivra le même traitement. Les propos et l’argumentation sont d’une grande clarté et le tableau peint par Equicola de la condition féminine est d’autant plus implacable qu’elle est mise en contraste avec l’indulgence bienveillante dont bénéficient les jeunes hommes. Les filles, elles, doivent, déjà toute jeunes, se conformer au modèle de la digne mère de famille ou ressembler à des vieillards. La vivacité du ton est propre à l’auteur, mais surtout le retournement des mécanismes argumentatifs et l’analyse des causes témoignent d’une réflexion inhabituellement approfondie : si les thèses des naturalistes étaient déjà contestées au xve siècle, le raisonnement n’allait guère au-delà de l’indignation devant des propos excessifs à une époque où les femmes, dans les milieux cultivés et aristocratiques italiens, occupaient des positions respectées et dignes d’intérêt. Equicola est plus mordant parce qu’il remet en cause des usages et des lois qui sont clairement présentés comme les causes uniques des injustices que subissent les femmes. Le mariage apparaît alors comme une institution coercitive, lieu de la domination des hommes sur les femmes, et d’une violence qui, sans être ouvertement décrite, est imagée par la métaphore de la guerre, avec ses vainqueurs et ses vaincus.
Si les défenses des femmes étaient présentes dès le xve siècle, de telles analyses, aussi nettement exprimées, sont inédites, comme l’a annoncé lui-même l’auteur dans son introduction. Le De mulieribus dépasse largement la finalité ordinaire de ce type d’ouvrages où la célébration de la supériorité féminine, en particulier dans les domaines de la beauté et de la vertu, ne vise pas à sortir les femmes de la place qui leur est dévolue, à savoir la soumission aux hommes et aux lois, d’usage ou strictement juridiques, qu’ils ont établies. En revanche, on retrouve en partie les analyses d’Equicola quelques années plus tard dans le De nobilitate et praecellentia foemini sexu de Cornelius Agrippa58. Mais la parenthèse est vite refermée, et le monde policé et codé de la cour saura assagir de telles revendications et leur donner un tour plus nuancé.
Limites de la défense des femmes et valorisation du mariage dans la littérature aulique du début du Cinquecento
L’un des points forts de la critique sociale d’Equicola repose sur la dénonciation de l’éducation des femmes, réduite aux travaux domestiques fondés pour la plus grande part sur les ouvrages de couture (acus et filum, « l’aiguille et le fil »). La description assez rapide qu’il en fait – il n’y a pas matière à un long exposé –, est conforme à l’idée qu’en donnent les études consacrées à ce sujet59 : la maternité – présentée comme un privilège, mais aussi une charge – reste l’élément important de l’identité féminine qui est déclinée selon les trois statuts que sont ceux de la fille, de la mère et de la veuve. Dans ce contexte, le couvent peut paradoxalement représenter une issue, malgré la réclusion, pour trouver tranquillité et culture60. Néanmoins, les aristocrates bénéficient assez souvent d’une éducation intellectuelle, ou du moins littéraire, valorisée dans les salons où l’on peut observer l’émergence du modèle de la savante, en particulier au xve siècle italien, mais leur liberté reste limitée61. Il existe dans les milieux aristocratiques une véritable tension dont les traités auliques du début du xvie siècle offrent une illustration.
En 1505, à Venise, paraissent les Asolani62 de Pietro Bembo qui inaugurent la vogue des dialogues auliques63 du xvie siècle italien faisant des femmes des interlocutrices privilégiées. La présence importante de la parole féminine induit un certain nombre de nouveautés que l’on a souvent caractérisées par l’introduction du pétrarquisme dans la réflexion sur l’amour, sujet sur lequel ces personnages féminins interviennent principalement, à l’image de la Sophia de Léon l’Hébreu dont elles s’éloignent néanmoins de la dimension allégorique pour incarner des personnages, encore fictifs chez Bembo, souvent réels et historiques par la suite, dans un cadre plus contextualisé64. Par elles, on s’éloigne du pur idéalisme platonicien que commentait Ficin pour pénétrer le monde de la haute société italienne. Le ton de la conversation qui est le plus souvent choisi trouve alors son expression la plus naturelle dans la langue vulgaire. C’est dans cette nouvelle orientation que l’influence de Pétrarque, en ce qu’elle peut s’accorder avec les thèses de Ficin, devient alors prégnante, lui qui, en chantant Laure, avait déjà réalisé la synthèse de l’idéalisme philosophico-religieux et de la littérature courtoise. L’influence du modèle rhétorique et littéraire est sensible, qu’il s’agisse, dans la fiction même du dialogue, de la poésie élégiaque romaine ou de la poésie des poètes italiens pétrarquistes65.
Dans les Asolani, c’est d’abord par le biais de la beauté et de l’amour qu’est abordée la question féminine. L’inflexion, réelle, que donne Bembo au traité philosophique sur l’amour qui, après les commentaires de Ficin et de Pic, avait déjà emprunté la forme du dialogue avec Léon l’Hébreu, est, au contact de la littérature aulique, le reflet des mœurs de la société aristocratique66 : conversation aimable entre hommes et femmes de la haute société, de tonalité galante et mondaine, le dialogue présente avec une légèreté tolérante des thèses diverses. Si les interlocutrices féminines sont bien actives dans cette conversation, et dans celle des dialogues italiens en général, néanmoins il est rare qu’elles prennent en charge les parties théoriques de cette conversation67. L’action se déroule à la cour de Caterina Cornaro, reine de Chypre, et les trois protagonistes, Perottino, Gismondo et Lavinello, sur trois journées et en trois livres, exposent à tour de rôle leur conception de l’amour : le premier livre s’ouvre sur quelques échanges avec la reine, à la suite de quoi Gismondo, après le repas, propose d’aller dans le jardin où Perottino, l’amant désespéré, dénonce, dans un long discours plaintif, les méfaits et les malheurs de l’amour ; la deuxième journée, c’est au tour de Gismondo d’exposer son point de vue et de se faire l’avocat de l’amour humain de l’homme pour la femme. Le propos est souvent entrecoupé de chansons, et les exemples littéraires, comme celui de l’amour malheureux de Didon pour Énée, illustrent le propos. Le troisième discours, le troisième jour, opère la synthèse des deux premiers orateurs et les dépasse en célébrant l’amour divin. On ne peut exclure que l’ironie malicieuse de Bembo invite à considérer avec recul cette version platonisante de bon ton placée dans la bouche d’un vieil ermite68. Quoi qu’il en soit, Bembo contextualise l’amour philosophique dans le monde humain et, plus précisément, dans la société de cour de son temps en occultant la relation homosexuelle et le modèle platonicien. L’hétérosexualisation et l’amour ainsi mis en cour s’opposent implicitement moins à l’amour philosophique – quoiqu’il le relègue nettement au second plan de ses préoccupations – qu’à toute conception homosexuelle. Si la question du mariage ne trouve pas encore de place au cœur de la réflexion sur l’amour, le couple homme-femme est devenu, depuis les Dialoghi Léon l’Hébreu, la norme autour de laquelle est élaborée la réflexion sur l’amour, moins philosophique et davantage en prise avec les réalités contemporaines, sans que soient pourtant vraiment abordées des questions sociales, comme celle du mariage. Elles seront plus largement développées quelques années plus tard par Castiglione dans Le Courtisan, paru en 152869, mais composé en 1513 et ensuite corrigé et complété70.
Comme l’avait fait Bembo, Castiglione poursuit la réflexion en offrant un espace dialogique et non-dogmatique plus ouvert encore à la diffusion des idées et des discours. L’ouvrage était composé à l’origine de trois livres, le dernier fut ensuite divisé en deux, et la part accordée à la question féminine en fut accrue. Ce sont principalement dans ces deux derniers livres – le troisième, consacré aux femmes, et le quatrième, consacré à l’amour – que le débat est exposé, offrant une sorte d’état des lieux de la question, en de longues prises de parole71. En effet, prenant place dans l’univers de la cour d’Urbino, le courtisan reflète, comme chez Bembo, la société aristocratique italienne de la fin du Quattrocento et du début du Cinquecento, une société cultivée et mixte où les femmes côtoient les hommes : la maîtresse des lieux d’abord, à la fois mère de famille, symbole de pouvoir et compagne raffinée, mais aussi les autres dames de la cour, femmes mariées ou jeunes femmes célibataires. Le premier point marquant est, au livre iii, l’importance accordée à la nouvelle figure féminine de la dame de cour (donna di palazzo) :
Perché come corte alcuna, per grande che ella sia, non po aver ornamento o splendore in sé, né allegria senza donne, né cortegiano alcun essere aggraziato, piacevole o ardito, né far mai opera leggiadria di cavalleria, se non mosso dalla pratica e dall’amore e piacer di donne, cosi encora il ragionar del cortegiano è sempre imperfettissimo, se le donne, interponendovisi, non danno lor parte di quella grazia, con la quale fanno perfetta ed adornano la cortegiana72.
Il n’y a pas de cour, aussi grande soit-elle, qui puisse posséder ornement, splendeur ou allégresse sans les femmes, ni de courtisan qui soit gracieux, plaisant ou hardi, ou qui puisse jamais faire un acte de chevalerie, s’il n’est mu par la fréquentation et par l’amour et par le plaisir des dames. De la même façon le discours sur le courtisan est toujours très imparfait si les femmes, en y intervenant, ne donnent pas leur part de cette grâce par laquelle elles rendent parfaite et ornent la condition du courtisan73.
La dame de cour est ici caractérisée comme « ornement » ou encore « splendeur ». Le registre, esthétique, peut être vu comme réducteur, et il l’est assurément, mais il ne faut pas sous-estimer dans le contexte de la société cultivée de la Renaissance italienne la beauté, l’éclat et l’ornement, qui restent valorisants quand il s’agit de sortir les femmes des lieux clos de leur domaine domestique. S’il ne s’agit ici que d’offrir un extérieur aux femmes, une possibilité d’exister hors de la solitude ou de la sphère familiale, il s’agit tout de même d’un élargissement de la place qui leur est assignée, déjà mis en scène dans le dialogue de Bembo et réel dans la noblesse. Castiglione donne un statut et un nom à cette dame de cour, symétrique du courtisan dont elle devient la compagne. Cependant, on ne peut ignorer que cette compagne a surtout un rôle de faire-valoir : la notion de perfection ici évoquée ne semble pas avoir le sens plein de complétude, comme on le trouvait chez Léon l’Hébreu dans la description qu’il faisait de l’apport de la femme dans le couple amant/aimée. La perfection est ici comme une grâce ajoutée à la condition de courtisan, et non pas à l’homme amoureux ou à l’amour. La femme acquiert néanmoins un statut et un nom, qui induisent une légitimité certaine dans l’univers de la cour, en particulier dans les choses de l’amour : sans les femmes, pas de propos amoureux74. Le Courtisan rejoint sur ce point les Asolani : ils offrent tous deux la même conception de la présence des femmes et de leur rôle que Castiglione définit plus explicitement que son prédécesseur.
En effet, Castiglione mêle à la forme du dialogue le schéma rhétorique scolaire offert par le débat des arguments pro et contra75. Ainsi est introduite et débattue la question du mariage dans la réflexion sur l’amour et sur les femmes. Avant d’aborder ce thème, dès le deuxième livre, les thèses physiologiques sur l’infériorité féminine sont exposées et elles seront remises en question de façon très nette au livre iii76. Sur ce point, en effet, les humanistes du xvie siècle suivent ceux du siècle précédent qui, pour la plupart, s’étaient déjà désolidarisés de telles positions, d’autant plus qu’elles sont associées aux naturalistes et aux religieux issus d’une tradition scolastique qu’ils critiquent avec une virulence et un plaisir toujours renouvelés. Castiglione, en exposant la thèse de l’imperfection du corps féminin (ii, 91 ; iii, 11 ; iii, 15 par la voix de Gasparo) et en exposant les thèses adverses par la bouche de plusieurs personnages masculins (Bernardo, Ottaviano Fregoso, Gasparo Pallavicino et Julien de Médicis), rend donc compte d’un débat déjà ancien. Sur la question, plus délicate, de la relation et de la soumission de l’épouse à son mari, la position exprimée dans le traité de Castiglione reste plurivoque. Au deuxième livre, la voix de Bernardo s’était élevée pour valoriser les femmes vertueuses et justifier leur indocilité face à un mari brutal (ii, 96), mais au livre iii, Julien de Médicis revient sur ces propos : s’il rejette les accusations traditionnelles déjà évoquées sur l’infériorité naturelle de la femme – qui, à la rigueur, concerne le corps mais ne saurait concerner l’esprit (iii, 12 ; iii, 16) –, il est bien plus circonspect sur la question de la liberté des femmes hors et dans le mariage. Là où Bernardo défendait la femme en amant, Julien greffe sur sa défense des femmes le portait de la parfaite donna di palazzo, cette femme de la haute société, mère de famille ou destinée à le devenir, éduquée et formée à la vie de cour, tenue à une attitude morale irréprochable en tant que fille, en tant qu’épouse, en tant que mère. La position du prince est alors très conservatrice. En effet, les longues listes d’exempla du livre iii, qui permettent d’illustrer la réplique aux arguments misogynes et d’en renforcer la valeur persuasive77, donnent en même temps pour modèles des femmes vertueuses, parangons de courage, de retenue et de pudeur, de Camma (iii, 26) à Isabelle d’Este (iii, 36). Elles sont autant de figures incitatives, de modèles à suivre pour la dame du xvie siècle. À ce titre, en iii 43, l’anecdote de la jeune fille, qui, mariée de force par son père, refusa les avances et les présents de son amant éperdu et préféra mourir que de céder à son inclination sentimentale fait écho à la position de Julien de Médicis à l’égard de la femme mariée :
Anzi a se stesse fanno ingiuria amando altri che il marito –, rispose il Magnifico –. Pur, perché molte volte il non amare non è in arbitrio nostro, se alla donna di palazzo occorrerà questo infortunio che l’odio del marito o l’amor d’altri la induca ad amare, voglio che ella niuna altra cosa allo amante conceda eccetto che l’animo ;né mai gi faccia dimostrazione alcuna certa d’amore, né con parole, né con gesti, né per altro modo, tal che esso possa esserne sicuro78.
Elles se font plutôt offense à elles-mêmes en en aimant d’autres que leurs maris, répondit le Magnifique. Pourtant, parce que très souvent il ne dépend pas de notre volonté de ne pas aimer, s’il échoit à la dame de palais l’infortune que la haine de son mari ou l’amour d’un autre la presse à aimer, je ne veux pas qu’elle accorde à son amant aucune autre chose que son cœur ni qu’elle lui fasse aucune démonstration certaine d’amour, par des paroles, par des gestes ou par un autre moyen lui donnant l’assurance d’être aimé79.
Julien opère une séparation nette entre les sentiments et leurs manifestations. S’il ne prétend pas juger des sentiments, toute forme de marivaudage est interdite à la femme mariée, fût-elle malheureuse dans son mariage. L’expression de son amour, par quelque moyen que ce soit, est fermement interdite : le cœur devient alors une forteresse intérieure, une nouvelle prison d’où rien ne doit filtrer. La femme reste, dans la relation homme/femme, l’aimée, elle ne peut être pleinement l’amant80. Julien répond ici à Federico, qui le trouve bien austère et qui défend, lui, les femmes mariées de force, parfois à des vieillards, parfois à des hommes qui les maltraitent. Les propos de Federico, du fait même qu’ils aient ici une place non négligeable, attestent d’un souci certain du sort réservé aux femmes au sein du mariage et probablement d’une certaine liberté des mœurs dans les milieux aristocratiques. Néanmoins, Julien de Médicis reste intraitable. S’il est vrai que la grande liberté de la forme du dialogue de Castiglione permet à plusieurs visions de coexister et de s’exprimer dans une atmosphère qui reste détendue et aimable81, cependant, en suivant sur ce point Constance Jordan82, pour la même raison, la question reste non résolue et les ambiguïtés des défenses des femmes se retrouvent ici : en effet, malgré l’ouverture dialogique aux différents discours sur la question, émerge une norme sociale révélatrice de la morale du temps. Il nous paraît assez évident que Julien de Médicis est supposé incarner la position juste, ne serait-ce qu’en raison de son statut, ou du moins la position dominante à défaut d’être juste. Sa parole est rigoureuse lorsque sont abordées les limites fixées à la liberté des femmes, dans le cadre du mariage mais aussi avant le mariage. S’agissant de la femme célibataire, qui est également représentée dans Le Courtisan, elle ne doit, selon Julien de Médicis, jouer le jeu de l’amour qu’avec celui qui sera destiné à devenir son mari (lvii) :
Se la mia donna di palazzo –, rispose il signor Magnifico –, non sarà marita, avendo d’amare voglio che ella ami uno col quale possa maritarsi ; né reputaro già errore che ella gli faccia qualche segno d’amore83.
Si ma dame de palais, répondit le seigneur Magnifique, n’est pas mariée, si elle doit aimer, je veux qu’elle aime quelqu’un avec qui elle puisse se marier ; et je ne considérerai pas comme une faute qu’elle lui montre quelque signe d’amour84.
Comme dans le cas de la femme mariée, le comportement de la femme célibataire en matière amoureuse est strictement encadré. Si la formulation (né reputaro già errore, « je ne considérerai pas comme une faute ») semble indiquer une plus grande souplesse, celle-ci est conditionnée par la phrase précédente dont l’autorité du ton (voglio, « je veux ») laisse en réalité peu de marge de liberté : certes la jeune femme pourra encourager un prétendant, mais celui-ci sera celui qui sera en mesure de devenir son mari. La finalité du mariage reste la ligne de mire dont on ne saurait dévier. La question demeure de savoir qui « peut » devenir ce mari et qui le choisira. Au xvie siècle, le mariage est un débat de société, et les questions posées, explicitement ou implicitement, par Castiglione reflètent celles qui agitent les autorités religieuses : le mariage est-il une union choisie par deux individus ou un « pacte de familles »85 ? Si tout le monde s’accorde pour condamner la clandestinité des mariages secrets, les avis sont partagés sur la position à adopter quant au choix des parents. L’oscillation est régulière. Mais, au milieu du Cinquecento, l’Église contrôlera l’institution matrimoniale en comblant un vide du pouvoir séculier et en en faisant un acte religieux, même si la question de l’intérêt des familles ou des futurs époux n’est pas définitivement tranchée. Julien de Médicis n’évoque pas clairement ici cette question, mais la tournure restrictive qu’il emploie (voglio che ella ami uno col quale possa maritarsi : « je veux qu’elle aime quelqu’un avec qui elle puisse se marier ») laisse entendre que le choix du conjoint ne saurait être – du moins uniquement – du ressort des jeunes gens et des jeunes femmes.
Le quatrième livre peut conforter notre lecture. En effet, ce livre, qui résulte en fait de la division du troisième en deux parties s’est accompagné, dans le troisième livre, d’une part accrue accordée à la femme et à sa louange, qui n’existait pas dans la version initiale86. Cette louange – nous l’avons vu – nous semble ambiguë et l’exposé consacré à l’amour dans le quatrième livre soulignerait plutôt les limites de la conception du rôle et de la liberté de la femme dans Le Courtisan. En effet, si nous sommes loin de la caricature des positions traditionnellement misogynes, les qualités féminines sont toujours les mêmes, qu’il s’agisse de la beauté, de la grâce, de l’esprit et, surtout, des vertus de modération et de pudeur qui ont été célébrées dans les nombreux exempla du livre iii. Plus que la réflexion sur l’amour néoplatonicien, l’influence pétrarquiste donne le ton, avec, pour les femmes, ses apports et ses restrictions : le fait que Castiglione place dans la bouche du personnage de Bembo ces derniers développements est significatif. Castiglione salue ainsi l’auteur des Asolani et reprend avec lui, et non pas contre lui, cette même distance amusée vis-à-vis du chaste amour des platoniciens. Quand le personnage d’Emilia met en garde Bembo contre une tendance à oublier les réalités mondaines dans ses envolées sur l’amour intellectuel, nous ne pensons pas qu’il faille y voir une contre-parole à l’intérieur du dialogue : ici les deux voix parlent de conserve en réalité, le Bembo de Castiglione, prêt au compromis raisonnable, est proche du Bembo réel et de ses critiques de l’idéalisme platonicien87. Mais ces tolérances et l’excuse du jeune âge pour expliquer les écarts sensuels ne profitent qu’aux garçons. Si l’amour charnel est présenté comme une erreur, un leurre, aux jeunes hommes, dont la faiblesse des sens est considérée avec une bienveillance complice, on concède de pouvoir y succomber. La dissymétrie qu’avait dénoncée Equicola entre l’indulgence envers les hommes et la dureté envers les femmes est ici parfaitement illustrée : les doux écarts, tel le baiser, ne sont accordés qu’aux hommes, même si l’on peut s’interroger sur l’identité des partenaires qui reste dans un angle mort de la conversation.
La défense des femmes, chez Castiglione, va de pair avec la valorisation du mariage quand, souvent, en suivant certains pères de l’Église, les propos les plus misogynes prescrivaient presque le célibat. Ainsi le mariage devient-il le cadre de l’amour entre hommes et femmes et il est valorisé par Castiglione à l’image du couple complémentaire et parfait de l’homme et de la dame de cour. Mais la réalité offre aussi beaucoup de cas d’unions imparfaites, alors ce même mariage est aussi soutenu, quel que soit le sort réservé à l’épouse. Le courtisan est le lieu de la défense de la femme pour, quasi simultanément, lui imposer d’endurer au sein du mariage l’adversité avec vertu et soumission. Ainsi cet espace où peuvent s’épanouir l’amour et la solidarité des époux reste-t-il le cadre strict, en cas de malheur, de la subordination de la femme toujours « sous la tutelle de son mari » (in mariti arbitrium), pour reprendre les termes d’Equicola, quand elle n’est plus sous celle de son père. Si la critique de l’éducation est en grande partie partagée et que la haute société accorde aux femmes l’accès à la culture, en revanche la critique sociale et juridique qui était celle d’Equicola ne trouve pas de soutien dans la littérature aulique du début du Cinquecento.
En ce début du Cinquecento, on voit la réflexion sur l’amour s’éloigner du modèle philosophique platonicien en même temps que la place de la femme est affirmée et légitimée en tant que digne objet du désir. Si des analogies subsistent, néanmoins, plus l’importance de la femme est accrue, plus le développement néoplatonicien s’efface, est détourné, voire renversé : en effet, dans ces traités, avec la valorisation de la femme liée au discours sur l’amour, on ne veut plus revendiquer le modèle de l’amour philosophique et homosexuel, si ce n’est par le biais du pétrarquisme qui l’altère fortement aussi dans sa visée purement intellectuelle. Dans un certain nombre d’ouvrages, notamment dans Le courtisan, le discours sur l’amour, tout en s’en inspirant, se désolidarise de la pensée platonicienne et de ses implications pédérastiques. Une telle évolution va de pair avec la reconnaissance et l’intégration dans la réflexion de la norme sociale du mariage. Les Dialoghi de Léon l’Hébreu sont un point de bascule important de cette évolution, qui correspond à un premier temps de la défense et de la valorisation des femmes dans le cadre de la réflexion sur l’amour. Mais, quand celle-ci est reprise au sein des ouvrages sur la cour, le débat – rendu et mis à distance grâce à la forme dialogique – reste comme suspendu, les thèses étant partagées entre différents discours. Néanmoins, deux lignes de force peuvent être dégagées : d’une part, la réfutation nette des thèses misogynes issues de la tradition médicale antique et médiévale et, d’autre part, l’adhésion à la norme sociale du mariage, lieu ambivalent de la reconnaissance des femmes et des limites de cette reconnaissance. Celles-ci sont, en véritables partenaires, invitées à adhérer d’elles-mêmes au respect de règles qui sont celles d’un modèle de société inchangé, bien qu’une place existe, dans le dialogue, pour des voix dissonantes. Mais même ces voix s’élèvent surtout pour dénoncer des excès, des situations extrêmes, elles ne remettent pas en question les fondements du modèle patriarcal. La distribution de la parole propre au dialogue permet d’entendre des opinions différentes, mais permet aussi de déplacer sans cesse l’accent, de ne pas s’attarder sur certains points, en particulier quand les valeurs individuelles viennent heurter les valeurs collectives. Ainsi la radicalité des thèses et du discours de Mario Equicola dans le traité De mulieribus en 1501 n’en est-elle que plus frappante et marquante. Sans doute a-t-elle porté et donné de la force à certaines aspirations dans les milieux aristocratiques les plus émancipés – ce dont témoignent certains interlocuteurs du Courtisan –, mais ces aspirations sont aussitôt ramenées aux convenances, aux lois et aux usages dont Equicola dénonçait précisément les abus. La représentation du mariage comme union harmonieuse, caractérisée par l’amitié amoureuse de l’homme et de la femme de cour, célèbre un modèle qui est lui aussi un idéal et qui résiste mal aux coups de la réalité. Si l’égalité qu’Equicola appelait de ses vœux a pu être exprimée, elle n’a pu aboutir. Les dialogues auliques du début du siècle font une diffusion maîtrisée de cette revendication, d’autant mieux cernée qu’elle n’est pas totalement niée ou censurée, mais privée d’une réelle critique sociale et d’un fondement philosophique.