Sur les traces des praticiennes antiques : questions méthodologiques
L’existence de femmes exerçant une activité thérapeutique dans l’Antiquité grecque et romaine a peu à peu été pleinement reconnue par les chercheurs au cours de la deuxième moitié du XXe siècle1. L’examen des traductions modernes fait prendre conscience des obstacles épistémologiques et culturels qui ont longtemps freiné leur identification. Au début du XXe siècle, des auteurs ont ainsi traduit sans justification le terme grec ἰατρίνη, la forme féminisée de ἰατρός, médecin, non par « femme médecin », mais par « sage-femme »2. De même, le terme latin medica, le féminin de medicus, médecin, a parfois été traduit par « infirmière » ou « garde-malade ». Dans les Métamorphoses (milieu IIe s. apr. J.-C.), Apulée rapporte ainsi les propos de la sœur revêche de Psyché qui se plaint de devoir s’occuper des bandages de son mari :
Ego uero maritum articulari etiam morbo complicatum curuatumque ac per hoc rarissimo uenerem meam recolentem sustineo, plerumque detortos et duratos in lapidem digitos eius perfricans, fomentis olidis et pannis sordidis et faetidis cataplasmatibus manus tam delicatas istas adurens, nec uxoris officiosam faciem sed medicae laboriosam personam sustinens.
Perclus, tordu de rhumatismes, et ne rendant pour cette raison que de rares hommages à mes charmes, voilà le mari que j’endure : ses doigts déformés et durcis comme la pierre, continuellement je les frictionne ; des compresses puantes, des linges sordides, de fétides cataplasmes brûlent ces mains délicates ; ce n’est pas d’une épouse dévouée, que j’ai l’air, c’est d’une garde-malade, medica, que je tiens le pénible emploi3.
La tâche de medica est qualifiée de laboriosa, pénible et fatigante, sans doute parce qu’elle implique des actes complexes, comme les compresses et les bandages, qui diffèrent des devoirs attendus, officia, d’une épouse, uxor. En 1941, Paul Valette traduit cependant medica par « garde-malade » en le justifiant en note par le contexte familial de la pratique :
[garde-malade] C’est la traduction qui paraît le mieux convenir à la situation. Mais nous savons que, sans parler des accouchements, des femmes dans l’antiquité ont exercé la médecine.
La formule s’inscrit dans le courant de pensée du XIXe siècle relayé par Salomon Reinach en 1904, dans son article « medicus » du Dictionnaire Daremberg et Saglio ; le savant règle en une phrase la question de la pratique médicale au féminin, jugée « naturelle » et limitée au cercle familial4 : « Il va de soi que les femmes, nées, pour ainsi dire, gardes-malades et infirmières, se sont de tout temps acquittées de ces fonctions ».
Attestée par de nombreuses sources fragmentaires, mais variées (épigraphiques, papyrologiques, littéraires, archéologiques, iconographiques), la présence féminine dans le champ de la pratique médicale antique n’est aujourd’hui plus contestée. Toutefois, de nombreuses questions restent débattues. Dans des sociétés caractérisées par une distribution différenciée des rôles sociaux selon les sexes, une répartition genrée du soin des corps était-elle une évidence ? La santé des femmes était-elle gérée exclusivement par d’autres femmes, ou des hommes avaient-ils aussi accès au corps féminin ? A l’inverse, les femmes ont-elles uniquement soigné d’autres femmes ou pouvaient-elles aussi traiter des hommes ? De manière plus large, avaient-elles des pratiques et des connaissances médicales spécifiques, différentes de celles des hommes ? Leur contribution au développement des théories et pratiques médicales antiques, ainsi que leur degré d’autorité auprès de la clientèle et de leurs collègues masculins constituent d’autres sujets d’interrogation encore ouverts.
La recherche est compliquée par différents facteurs : le premier n’est pas lié aux femmes mais au caractère pluriel de la pratique médicale antique, sans diplôme, ni durée obligatoire de formation, exercée par des personnes de différents statuts sociaux, libres ou non, citoyens, pérégrins ou étrangers ; s’ajoute la coexistence de différentes formes de thérapeutiques, rationnelles et magiques, avec l’apparition de spécialisations dès l’époque hellénistique5.
Le deuxième obstacle réside dans la difficulté de faire abstraction de nos étiquettes modernes. Helen King et Monica Green ont bien montré combien notre vision du partage des champs de compétences entre praticiens hommes et femmes était issue d’une construction occidentale moderne qu’il s’agit de désapprendre6. Il reste ainsi à définir de manière précise les activités désignées par les termes μαῖα en grec, obstetrix en latin, communément traduits par « sage-femme », et à saisir ce qui diffère dans l’appellation ἰατρός / ἰατρίνη en grec, medica en latin, « médecin », sans projeter nos catégories sur la terminologie antique.
Il convient de relever que les Anciens eux-mêmes nous ont tendu des pièges en construisant des figures imaginaires à prendre avec une distance critique, comme celle de la femme experte en philtres et poisons, qui conforte une distribution traditionnelle des rôles entre les sexes. En Grèce ancienne déjà s’élabore le personnage déviant de la magicienne qui personnifie la gestion de savoirs associés aux φάρμακα, ces drogues utilisées tantôt comme médicaments, tantôt comme poisons. Aux figures mythiques d’Hélène, Andromaque, Médée et Circé, succèdent les empoisonneuses de la littérature latine, toutes origines sociales confondues7. Leurs activités se déroulent dans la sphère domestique. Ces femmes font usage d’ingrédients parfois étranges qui semblent renvoyer à une expertise dans le domaine de l’alimentation et de la cuisine, ici pervertie à des fins médico-magiques8. Il était tentant d’en conclure que les savoirs féminins étaient de l’ordre de l’empirique, confinés au registre de la recette, transmis oralement dans l’intimité de la sphère domestique, opposés aux savoirs rationnels « savants » masculins, mis par écrit et transmis de maître à disciple. Dans cette perspective, de nombreux travaux se sont attachés à reconstituer le contenu de « secrets » spécifiquement féminins, principalement en rapport avec la contraception et la procréation9.
La vision que nous transmettent les Anciens est cependant biaisée. La démonstration en a été faite pour la magie. Alors que les sources littéraires mettent en scène de dangereuses magiciennes, les textes épigraphiques et les papyrus opèrent un renversement, car les femmes y apparaissent majoritairement comme les victimes de pratiques érotiques agressives exercées par des hommes10. Relevons aussi que l’intérêt pour les pharmaka n’est pas une exclusivité féminine, comme en témoignent les sources relatives aux expérimentations de puissants à la recherche d’une thériaque ou antidote efficace contre les poisons11. Comme pour la figure de la magicienne, qui est le fruit d’une construction antique, le discours des Anciens sur l’exercice de la médecine au féminin doit aussi être réévalué.
La variété des témoignages disponibles n’a pas encore été pleinement exploitée. La majorité des recherches se sont concentrées jusqu’ici sur les sources écrites dont les apports sont contrastés : dans les inscriptions, funéraires, votives ou honorifiques, le traitement des femmes et des hommes praticiens est relativement similaire (en dehors du nombre réduit d’occurrence pour les femmes), alors que les sources littéraires minimisent ou marginalisent la contribution des femmes à la construction et à la diffusion de savoirs écrits12. Les documents archéologiques et iconographiques, grecs et romains, sont rarement sollicités13, alors qu’ils contiennent des informations différentes, susceptibles de modifier notre compréhension de l’ars medica au féminin14.
1. La Grèce classique et hellénistique
1.1. Le discours des textes
La mise en place d’un vocabulaire féminisé spécialisé a souvent été associée aux étapes de la reconnaissance sociale des compétences médicales de femmes. D’autres dynamiques peuvent aussi être à l’œuvre dans l’évolution de la langue. Au Ve siècle av. J.-C., un vocabulaire technique prend ainsi forme dans différents domaines de savoirs avec le développement de traités sur des technai spécialisées, comme l’architecture, la sculpture et la médecine15. En Grèce classique, différents termes nomment celles qui s’occupent principalement d’autres femmes, mais pas uniquement. Le terme grec le plus ancien, μαῖα, « la petite mère »16, désigne des femmes étroitement associées à l’obstétrique et aux soins du nouveau-né, qui prodiguent des soins dans un cadre familial et privé, sans indice clair d’une formation particulière. On sait peu de choses d’elles, hormis le fait qu’elles sont expérimentées, « fières de savoir couper le cordon », qu’elles ont en principe eu des enfants, tout en ayant passé l’âge d’en avoir, comme la mère de Socrate17. Elles peuvent être des proches de la parturiente, des parentes ou des voisines18, mais ces liens ne sont pas toujours mentionnés. Platon les décrit expertes en drogues, φάρμακα, et en incantations, ἐπωιδαί19 :
Σωκράτης - καὶ μὴν καὶ διδοῦσαί γε αἱ μαῖαι φαρμάκια καὶ ἐπᾴδουσαι δύνανται ἐγείρειν τε τὰς ὠδῖνας καὶ μαλθακωτέρας ἂν βούλωνται ποιεῖν, καὶ τίκτειν τε δὴ τὰς δυστοκούσας, καὶ ἐὰν †νέον ὂν† δόξῃ ἀμβλίσκειν, ἀμβλίσκουσιν;
Les accoucheuses savent encore, n’est-ce pas, de par leurs drogues et leurs incantations, éveiller les douleurs ou les apaiser à volonté, conduire à terme les couches difficiles et, s’il leur paraît bon de faire avorter le fruit non encore mûr, provoquer l’avortement ?
La distribution des compétences médicales au féminin et au masculin est cependant nuancée. Le recours aux pratiques magiques n’est pas propre aux femmes. Les vertus des herbes et des incantations font aussi partie des savoirs que transmet Chiron à Asclépios et Achille20. La magie est d’abord l’un des modes d’action permettant aux femmes, comme aux hommes, de contrôler un « dedans » mystérieux, impossible à atteindre par d’autres moyens, dans les moments de grands périls comme lors d’une hémorragie. Dans l’Odyssée, les fils d’Autolycos soignent ainsi Ulysse blessé par un sanglier en alliant magie et médecine21 : « ils bandent avec art la jambe du héros, arrêtent le sang noir par le moyen d’un charme, epôidê ». Le souci d’accéder à des parties cachées du corps se retrouve dans la glyptique dite magique. Parmi les pierres à usage thérapeutique, utilisées tant par des femmes que par des hommes, un nombre très élevé est précisément destiné à prévenir ou soigner les maux de ventre, utérins ou d’estomac, ainsi qu’à juguler les saignements22.
Les accouchements ne sont également pas une affaire exclusive de femmes. Comme Ann-Ellis Hanson l’a relevé la première23, une lecture attentive des traités hippocratiques révèle qu’il est impossible d’assigner le suivi d’une grossesse à des hommes ou des femmes uniquement24. Hommes et femmes y assistent, seuls ou ensemble, à des accouchements de toutes sortes, faciles et compliqués25. La différence majeure est que le praticien masculin est régulièrement désigné par le terme iatros, « médecin », qui apparaît déjà à l’époque archaïque26, tandis que les femmes apparaissent plus rarement et sont nommées par des termes variés. Deux mots ont un sens proche de iatros, mais les savants modernes ne les ont pas traduits par « médecin ». L’auteur du traité hippocratique Chairs nomme la femme qui s’occupe d’une parturiente ἡ ἀκεστρίς, de ἀκέομαι, « soigner, réparer », que Littré traduit par « guérisseuse »27 :
Quiconque est peu au courant de ces choses s’étonnera que l’enfant vienne à sept mois ; pour moi, j’en ai été bien des fois témoin ; et, si l’on veut s’en convaincre, cela est facile ; on peut s’en informer auprès des guérisseuses, ἀκεστρίς, qui assistent les femmes en couches.
Le deuxième terme est un participe substantivé, ἡ ἰητρεύουσα, dérivé de ἰατρεύειν, « soigner », comme iatros, et proche de la forme féminisée plus tardive iatrinê (ou iatreina). Dans Maladies des femmes, l’auteur l’utilise pour désigner une femme qui intervient avec habileté lors d’un accouchement qui se complique. Littré traduit par « sage femme », tandis que Jacques Jouanna propose prudemment « celle qui traite », « bien qu’il n’y ait pas encore de médecin à l’époque d’Hippocrate »28 :
La sage-femme [celle qui traite] ouvrira doucement l’orifice utérin, ce qu’elle fera avec précaution, et elle tirera le cordon ombilical en même temps que l’enfant.
Ann-Ellis Hanson traduit par « the woman who doctors »29 en arguant de la proximité du terme avec iatros. Un troisième terme, ἡ ὀμφαλοτόμος, « celle qui coupe le cordon »30, se trouve dans un autre passage de Maladies des femmes, désignant une femme qui intervient cette fois avec maladresse en coupant trop vite le cordon, avant que le placenta ne soit expulsé de la matrice. Leur présence discrète se devine parfois uniquement à l’emploi d’un participe féminin qui indique qu’une femme procède à une manipulation délicate, comme πρώσασα « celle qui repousse », en l’occurrence la matrice vers le bas d’une femme qui a perdu connaissance dans Nature de la femme31. Dans Excision du fœtus, elles sont quatre, simplement dénommées γυναῖκες, un terme qui s’applique aux femmes mariées ou âgées ; elles interviennent dans une naissance difficile en secouant violemment la parturiente pour tenter de modifier la position du fœtus32. La patiente elle-même est parfois celle qui agit sur son corps33.
Le statut des femmes auxquelles les hippocratiques s’accordent à reconnaître des compétences médicales est toutefois imprécis. Pourquoi les auteurs usent-ils d’une grande variété de termes, comme ἰητρεύουσα et ἀκεστρίς, et pas des termes génériques iatros ou iatrinê ? Cette absence pourrait s’expliquer par le genre littéraire. Elle constituerait une manière rhétorique de leur refuser une autorité égale aux praticiens masculins.
Les femmes présentes avaient-elles des connaissances auxquels les hommes n’avaient pas accès ? Le nombre élevé de recettes en rapport avec la gynécologie et l’obstétrique a pu donner l’impression de se rapporter à un savoir féminin que les hommes se seraient appropriés34, mais rien ne permet de l’affirmer. Dans le Corpus hippocratique, les hommes donnent des conseils similaires à ceux de la maia de Platon sur le comportement à adopter pour être enceinte, l’alimentation à suivre pendant la grossesse, comment se préparer à l’accouchement, et exécutent aussi un toucher interne35.
Un passage d’Hippolyte d’Euripide (428 av. J.-C.) suggère cependant que les femmes préféraient être soignées par d’autres femmes qui ne sont pas qualifiées de soignantes. La nourrice de Phèdre distingue les maux que les femmes gardent pour elles et ceux qu’elle encourage à communiquer à un médecin, iatros, mais sans préciser pourquoi36 :
κεἰ μὲν νοσεῖς τι τῶν ἀπορρήτων κακῶν,
γυναῖκες αἵδε συγκαθιστάναι νόσον·
εἰ δ’ ἔκφορός σοι συμφορὰ πρὸς ἄρσενας,
λέγ’, ὡς ἰατροῖς πρᾶγμα μηνυθῇ τόδε.
Si tu es atteinte d’un mal secret, ces femmes m’aideront à soulager ta souffrance : mais si ton mal peut être révélé à des hommes, parle, pour qu’on en instruise les médecins.
Ces réticences rappellent le regret du iatros hippocratique qui doit gérer les silences de ses malades. L’auteur du traité Maladies des femmes déplore que bien souvent la patiente ne se met à parler que quand le mal est devenu incurable37 :
Par pudeur elles ne parlent pas, même quand elles savent ; l’inexpérience et l’ignorance leur font regarder cela comme honteux.
À côté des traités hippocratiques, quelques textes des Ve et IVe siècles av. J.-C. attestent l’existence d’une activité thérapeutique féminine. Dans l’Économique de Xénophon (vers 362 av. J.-C.), elle est confinée à la sphère familiale. La jeune épouse d’Isochomaque ne semble pas avoir reçu de formation particulière, mais elle est appelée à soigner l’ensemble de la maisonnée, hommes et femmes, libres et esclaves, comme le lui explique son mari38 :
ἓν μέντοι τῶν σοὶ προσηκόντων, ἔφην ἐγώ, ἐπιμελημάτων ἴσως ἀχαριστότερον δόξει εἶναι, ὅτι, ὃς ἂν κάμνῃ τῶν οἰκετῶν, τούτων σοι ἐπιμελητέον πάντων ὅπως θεραπεύηται.
Il est toutefois, lui dis-je, une de tes fonctions qui peut-être t’agréera moins : quelque soit celui des esclaves qui tombe malade, tu dois t’occuper de tout ce qui devra aboutir à sa guérison.
Sans rechigner, celle-ci lui répond :
νὴ Δί᾽, ἔφη ἡ γυνή, ἐπιχαριτώτατον μὲν οὖν, ἂν μέλλωσί γε οἱ καλῶς θεραπευθέντες χάριν εἴσεσθαι καὶ εὐνούστεροι ἢ πρόσθεν ἔσεσθαι.
Par Zeus ! dit ma femme, rien ne m’agréera davantage, puisque rétablis par mes soins ils me sauront gré et me montreront plus de dévouement encore que par le passé.
Dans La République (fin du Ve s. av. J.-C.), toutefois, Platon énonce comme un fait établi l’aptitude des femmes pour la médecine, sans juger nécessaire de la démontrer. Pour lui, la compétence est indépendante de la nature, phusis, et donc du sexe. L’homme et la femme paraissent être également bons en médecine, sans distinction. Il utilise pour tous deux un adjectif substantivé, au féminin iatrikê39 :
ἀλλ᾽ ἔστι, γὰρ οἶμαι, ὡς φήσομεν, καὶ γυνὴ ἰατρική, ἡ δ᾽ οὔ, καὶ μουσική, ἡ δ᾽ ἄμουσος φύσει.
Nous dirons plutôt, je pense : il y a des femmes douées pour la médecine, d’autres qui ne le sont pas, des femmes douées pour la musique, d’autres qui ne le sont pas.
1.2. Le discours des images
À l’époque hellénistique, le substantif masculin ἰατρός est appliqué pour la première fois à une femme sur une stèle funéraire attique du milieu du IVe s. av. J.-C. (fig. 1 ; vers 360-340 av. J.-C.)40. Le monument porte un bas relief qui représente la défunte assise en compagnie d’autres personnages. Des noms sont gravés au-dessus du bas relief, au sommet :
Φανοσ[τράτη - - -, - - - ] ||Μελιτέως
Phanostratê, [fille ou épouse de], du dème de Mélité.
Le nom Phanostratê est répété à droite au-dessus de la femme assise, tandis qu’à gauche se trouve ’Αντιφίλη « Antiphilê » au-dessus de la femme debout.
Sous le bas-relief, une inscription en hexamètres répète le nom de la défunte et indique sa profession au moyen de deux termes distincts, μαῖα καὶ ἰατρὸς, qui semblent vouloir différencier deux types d’activité :
μαῖα καὶ ἰατρὸς Φανοστράτη ἐνθάδε κεῖται || [ο]ὐθενὶ λυπη<ρ>ά, πᾶσιν δὲ θανοῦσα ποθεινή.
Sage-femme (maia) et médecin (iatros), Phanostratê repose ici, à nul elle ne causa de chagrin et tous, à sa mort, la regrettent.
Fille ou épouse de citoyen, Phanostratê est donc une femme libre. Rarement attestée dans les épitaphes féminines, l’expression « tous la regrette », πᾶσιν ποθεινή, semble faire référence à une activité dont le rayonnement sort de la sphère familiale41. Pour Lesley Dean-Jones, le terme iatros et ses composés pourrait désigner des femmes qui ont reçu une formation étendue, analogue à celle des hommes. La formule du Serment : « je tiendrai ses enfants, γένος, pour des frères, ἀδελφοῖς... ἄρρεσι », indiquerait que les filles d’un médecin pouvaient en bénéficier à l’instar des garçons, « comme des frères »42.
Le monument offre l’intérêt supplémentaire de mettre en scène la défunte. Au premier coup d’œil, rien ne caractérise son métier. Vêtue d’un chiton et d’un himation, Phanostratê est assise sur un klismos, une chaise à dossier, les pieds sur un repose-pied. Elle serre la main d’une femme debout, sans doute Antiphilê, qui porte un chiton et tient de la main gauche l’himation qui recouvre sa tête inclinée dans une pose codifiée exprimant la tristesse. Au-delà du lien que traduit le geste conventionnel de la dexiosis, rien ne permet d’en savoir plus sur les rapports des deux femmes. Comme Natacha Massar le relève, l’inscription du nom d’Antiphilê suggère qu’elle avait un rapport particulier avec la défunte, mais que rien ne permet de préciser43. Antiphilê est tantôt interprétée comme une parente, tantôt comme une patiente qui a commandité la stèle en reconnaissance des services de Phanostratê44. Aucun homme, père, frère ou époux n’est figuré. L’attention est attirée par la présence de quatre petits enfants de tailles et d’âges différents, un nombre inhabituel sur les stèles funéraires attiques45. Antiphilê est encadrée par deux fillettes, l’une debout derrière elle, l’autre devant, se retournant vers elle, Phanostratê par deux enfants de sexe indéterminé, l’un accroupi sous son siège, le dernier, au relief très abimé, debout derrière sa chaise. Seraient-ils les enfants d’Antiphilê, mis au monde et soignés par Phanostratê ? Les enfants pourraient aussi servir d’attributs de la compétence de Phanostratê à un deuxième niveau, en la désignant comme une mère accomplie, conformément à la description de Socrate qui recommande de recourir à des femmes ayant enfanté46. Ce statut d’épouse et mère est associé à d’autres praticiennes sur des monuments plus récents. Quelques reliefs funéraires le suggèrent visuellement (cf. fig. 5 et 6), d’autres le décrivent de manière explicite ; le médecin Glycôn vante ainsi les qualités de son épouse Pantheia, comme lui médecin à Pergame (Ier-IIe s. apr. J.-C.), qui alliait aux vertus conjugales celles de mère de « fils qui nous ressemblent tous », et de praticienne qui a « rehaussé une gloire médicale qui nous était commune »47.
L’absence d’attribut supplémentaire peut surprendre à une époque où l’identité du médecin masculin est définie par des conventions iconographiques qui se mettent en place au début du Ve s. av. J.-C. Sur la stèle de Grèce de l’Est conservée à Bâle (vers 490 av. J.-C.)48, le médecin est assis sur un siège, vêtu d’un riche himation finement plissé, la tête coiffée d’un bonnet ou d’un bandeau, les pieds chaussés de bottines, tenant un long bâton qui désigne le citoyen, et peut être aussi un activité itinérante. Sa barbe soignée indique son âge, et par extension son expérience49. Deux ventouses, les instruments les plus représentatifs d’une médecine humorale, sont sculptées dans le champ du relief entre sa tête et celle de son aide qui apporte d’autres accessoires, une ventouse et ce qui pourrait être un scalpel, suggérant peut-être le mode de transmission de son savoir, de maître à disciple.
Sur l’aryballe de la collection Peytel conservé au musée du Louvre (vers 480-470 av. J.-C.)50, le praticien est représenté dans un espace défini par l’activité qu’il y déploie. Le médecin est assis sur une chaise à haut dossier, la tête ceinte d’une bandelette ; sa barbe naissante indique son jeune âge. Il tient le bras d’un patient debout et semble s’apprêter à pratiquer une saignée avec un instrument difficile à distinguer, à moins qu’il ne soit en train de faire un pansement dont le rehaut blanc a aujourd’hui disparu, mais dont des traces étaient repérables à la surface du vase en 190651. La consultation se déroule en présence d’autres clients qui attendent leur tour. Leurs bandages au bras et à la jambe pourraient signaler un traitement par la saignée, mais leur principale fonction est visuelle : ils désignent à la fois le statut de malade et l’habileté du médecin52. Dans le champ de l’image, trois ventouses font à nouveau référence à une médecine humorale. Chaque élément du vase met ainsi en scène la compétence d’un jeune médecin : le nombre élevé de patients témoigne de sa bonne réputation, les accessoires montrent l’aisance que son métier lui procure – l’élégante chaise à dossier, le tabouret confortable garni d’un coussin, la luxueuse vasque en bronze aux pieds léonins. Sur l’épaule du vase, deux Érotes volent en portant des guirlandes végétales pour couronner ses succès. On relèvera aussi qu’aucune femme n’est présente, ni comme aide, ni comme patiente.
Tous ces éléments, instruments, geste technique, aide, sont absents sur la stèle de Phanostratê. La typologie du monument s’apparente à celle d’une autre catégorie de femmes qui travaillent, la nourrice, titthê, bien documentée au IVe siècle av. J.-C. Comme Phanostratê, elles sont représentées vêtues d’un chiton et d’un himation, assises sur un klismos, les pieds sur un tabouret, en compagnie d’un enfant ou serrant la main d’un jeune adulte, de sexe féminin ou masculin53. Sur la stèle de Mêlitta, titthê, la nourrice fait face à une fillette que l’épitaphe nomme Hippostratê (fig. 2 ; vers 330-320 av. J.-C.)54 ; l’enfant y exprime avec affection et respect la valeur particulière du lien que crée le partage du lait nourricier55. Comme dans le cas de Phanostratê, l’identification de leur métier serait impossible sans l’inscription qui les désigne comme nourrice, aucune n’étant figurée en train d’allaiter ou de procéder à des soins56.
La plus ancienne attestation de la forme féminisée iatreinê ou iatrinê57, se trouve sur la stèle funéraire de Mousa, provenant d’Istanbul/Byzance (IIe-Ier s. av. J.-C.)58. Aucun époux n’est mentionné dans l’inscription, seul un patronyme « fille d’Agathoclès », suggérant le statut particulier d’une femme apparemment célibataire. Elle est représentée debout, de face, vêtue d’un chiton et himation. Aucun accessoire thérapeutique ne caractérise son activité, à l’exception du rouleau qu’elle tient dans la main gauche, ainsi que de son nom, Mousa, « la Muse » qui indiquent son statut de lettrée. Elle est entourée à sa droite par une servante, qui indique son niveau social, et à sa gauche par deux chiens qu’il est tentant d’associer au monde d’Asclépios59.
A la même époque, les médecins se distinguent sur les reliefs funéraires non seulement par la présence d’un rouleau, mais aussi de la trousse médicale complète. Une des plus anciennes représentations de trousses médicales se trouve sur un relief provenant probablement d’Asie Mineure, conservé à Berlin, dont l’inscription n’est pas conservée (Ier s. av. J.-C.)60. Le médecin, héroïsé, est assis sur un klismos face à un autel. Il fait de la main droite un geste d’orateur, deux doigts tendus, et tient dans la main gauche un rouleau fermé, tandis qu’un jeune garçon s’approche en lui donnant un autre rouleau, insigne d’un savoir transmis par l’écrit. Au fond du relief, devant la tête du défunt, une trousse est ouverte, révélant six instruments chirurgicaux différents, rangés en bon ordre. La trousse est investie d’un sens analogue à celui de la ventouse. Elle renvoie au mode d’action du médecin sur le corps, intrusif cette fois, au moyen de la saignée, de la cautérisation ou de la petite chirurgie. L’association trousse et livre caractérise dès cette époque de nombreux monuments funéraires de médecins dont elle montre la double compétence, manuelle et intellectuelle61.
Le nombre très réduit de représentations de praticiennes grecques est probablement trompeur. Il est sans doute plus important, mais l’absence d’inscriptions ou d’attributs du métier nous empêche de les identifier. Sur les monuments funéraires réalisés pour une femme morte en couches, des maiai, akestrides ou iêtreuousai sont ainsi probablement représentées parmi les aides, soutenant la parturiente ou portant le nouveau-né62. L’adjectif chrestê, utile, pourrait signaler la fonction de soignante, comme dans l’inscription de « Malthakê, fille de Magadis, qui fut utile, chrestê » sur une stèle athénienne de la fin du IVe s. av. J.-C. (vers 330-320 av. J.-C.)63 ; la défunte honorée semble être figurée dans l’exercice de sa fonction, debout soutenant le bras d’une femme allongée sur un lit. Sur le lécythe en marbre conservé à Athènes, un indice vestimentaire s’ajoute (fig. 3 ; vers 330 av. J.-C.)64. Derrière Theophantê, affaissée sur un siège, les cheveux dénoués, une femme a glissé une main sous son bras droit pour l’empêcher de tomber ; elle porte une coiffe qui évoque le bonnet du médecin de Bâle et la tenue des sages-femmes de l’époque romaine.
D’autres attributs iconographiques peuvent être présents. Le monument votif d’Euphrosynê, maia, de Paros (IIe-Ier s. av. J.-C.)65 porte au revers deux serpents qui pourraient faire référence à son activité thérapeutique ; ils boivent dans une phiale posée sur une colonne, un schéma familier dans l’iconographie d’Asclépios et d’Hygie.
2. Le monde romain : une compétence élargie
2.1. Des femmes au chevet d’autres femmes : des textes aux images
À l’époque romaine tardo-républicaine et impériale, les praticiennes sont attestées en nombre beaucoup plus élevé qu’en Grèce classique et hellénistique dans des sources variées, épigraphiques, littéraires, iconographiques et archéologiques66. Dans l’épigraphie, la distinction entre medica, la forme féminisée de medicus, et obstetrix, « sage-femme » (« celle qui se tient devant »), semble se moduler selon le statut social, comme l’ont montré les travaux d’Alfredo Buonopane (2003) et d’Angeles Alonso Alonso (2011)67. Sur les 32 obstetrices répertoriées, aucune n’est de naissance libre, onze sont des affranchies aux cognomina grecs, tandis que sept medicae sur 23 sont citoyennes romaines. À ce biais s’ajoute une différence de formation, plus ou moins poussée. Seule l’érudition des medicae est ainsi vantée, telle Naevia Clara, medica philologa, épouse de C. Naevius Philippus, medicus chirurgus, et Scantia Redempta, morte à l’âge de vingt-deux ans et dix mois, une femme remarquable, incomparabilissima femina, au premier rang de l’art médical, antistes disciplinae in medica68. Aucune information de ce type n’est donnée pour les obstetrices. La medica peut aussi bénéficier d’une reconnaissance publique, associée à son statut social. La medica Metilia Donata, citoyenne romaine, fut ainsi assez fortunée pour offrir à ses frais, de pecunia sua, à la cité de Lugdunum un monument imposant dont seule la base de plus de deux mètres de long est conservée69. Aucune trace n’est conservée des statues qui s’élevaient sur cette base, s’agissait-il d’Asclépios et Hygie, ou de la medica elle-même70 ?
La principale sphère d’activité de ces femmes, quand elle est suggérée, semble se rapporter aux soins prodigués à d’autres femmes. Un nouveau terme grec apparaît dans les sources, réunissant les deux activités distinguées sur la stèle funéraire de Phanostratê : maia (ou mêa) et iatros (ou iatreina) deviennent iatromaia, latinisé en iatromea71. Cette innovation lexicale semble fixer dans le vocabulaire l’importance du rôle des femmes au chevet d’autres femmes.
Les raisons de cette spécialisation s’inscrivent dans la continuité du phénomène observé en Grèce classique, où des femmes paraissaient réticentes à se faire traiter par des hommes. Soranos d’Ephèse signale pourtant l’existence de gynécologues masculins et crée une expression pour les désigner : « Nous appelons certains médecins ‘médecins des femmes’, iatrikos gynaikeios, parce qu’ils soignent les affections des femmes », en ajoutant que « le public a généralement recours à des sages-femmes, maia, mais en cas de maladie lorsque ce sont des femmes qui souffrent d’une affection propre à leur sexe et qu’elles ne partagent pas avec les hommes »72. Comme en Grèce, quelques textes suggèrent que les femmes préféraient s’adresser d’abord à d’autres femmes avant de recourir aux services d’un médecin. La femme de Boéthos se serait ainsi d’abord confiée à une, puis à plusieurs sages-femmes, maiai, dont Galien relève qu’elles étaient les meilleures de la ville73. Chez Martial (Ier s. apr. J.-C.), des medicae (traduites par des « femmes de l’art »)74 prennent soin d’une femme qui se plaint de souffrir de maladie hystérique, faute de relations sexuelles avec un mari trop âgé ; elles se retirent quand arrivent les medici qui transgressent leur fonction en soignant la patiente de la façon qu’on s’imagine. La satire suggère en creux que le choix de recourir à des soignantes arrangeait bien un mari suspicieux75.
Dans le traité de gynécologie de Célius Aurélien (Ve s. apr. J.-C.)76, l’existence de spécialistes en gynécologie et obstétrique est clairement justifiée par le souci de respecter la pudeur féminine :
Hinc denique consultum est ut medicas instituere antiquitas prouidisset, ne femine pudendorum uitia uirilibus offerrentur oculis perscrutanda.
Les Anciens ont institué des medicae afin que les maladies des organes génitaux des femmes ne soient pas offertes aux yeux des hommes pour être examinées.
Célius Aurélien fait probablement référence, sans le nommer, au mythe fondateur d’Hagnodikê rapporté dans les Fables d’Hygin (IIe s. apr. J.-C.). Comme l’a bien montré Helen King77, l’histoire de cette femme légendaire résume à sa manière le contexte idéologique dans lequel s’est opérée l’émergence de femmes médecins. Ce récit étiologique s’inscrit dans la liste de différents inventeurs. Il fait ainsi d’Hagnodikê la première sage-femme, obstetrix, d’Athènes au milieu du IVe s. av. J.-C., ce qui correspond à l’époque de Platon et de Phanostrate. Selon Hygin, les Athéniennes mouraient car elles refusaient d’être examinées par des hommes, les femmes n’ayant pas le droit d’apprendre ni d’exercer la médecine. Hagnodikê décida de transgresser cet interdit en se faisant passer pour un garçon afin de partir se former auprès d’un certain Hérophile, dont le nom fait sans doute référence au célèbre médecin qui vécut à Alexandrie vers 300 av. J.-C.78. De retour à Athènes, son succès auprès des femmes lui valut de comparaître en tribunal, accusée par ses confrères de séduire ses clientes. Hagnodikê se serait défendue en dévoilant son sexe, ce qui entraîna une deuxième condamnation. Elle fut finalement acquittée grâce à la pression exercée par ses patientes, entrainant une modification de la loi qui permit désormais aux femmes de condition libre d’apprendre l’ars medicina.
Sans fondement historique, cette histoire livre cependant de nombreux éléments révélateurs d’une façon culturelle de penser une femme praticienne. L’auteur n’opère pas la distinction moderne entre sage-femme et médecin79, mais indique que son travail implique une formation et qu’il est étroitement associé au souci de respecter l’intimité des femmes. Future obstetrix, qu’Hygin aurait peut-être appelée en grec iatromaia, Hagnodikê part étudier l’ensemble de la médecine auprès d’un maître réputé, comme le ferait un homme, une démarche facilitée par sa transformation en homme. Comme Madalina Dana l’a bien relevé, les femmes d’ordinaire semblent se former dans leur famille, auprès de leur père, sans partir80. Hagnodikê quitte sa cité, mais ne pratique pas à l’étranger. Elle revient exercer dans sa communauté d’origine.
L’iconographie de quelques monuments funéraires permet de préciser le champ d’activité de ces femmes. Sur les plaques en terre cuite ornant la fameuse tombe commune de Scribonia Attice et M. Ulpius Amerimnus dans la nécropole d’Ostie, Scribonia Attice est immortalisée en train de procéder à un accouchement, tandis que M. Ulpius Amerimnus est assis face à son patient debout devant une trousse d’instruments chirurgicaux ouverte (fig. 4 ; vers 140 apr. J.-C.)81. Le couple semble illustrer une distribution genrée des rôles, suggérant que Scribonia est une sage-femme, obstetrix, prête à faire intervenir son conjoint, un medicus chirurgus, en cas de complication. Aucun terme ne nomme toutefois leurs activités dans l’inscription au-dessus de la porte de la tombe82. Comme nous l’avons vu plus haut, dans Maladies des femmes, deux hommes secouent la patiente, mais c’est la ἰητρεύουσα qui retire le fœtus et le placenta83. Chez Soranos, il revient à la sage-femme de procéder elle-même à la version de l’enfant s’il se présente mal. La réponse n’est pas univoque. Soranos décrit aussi comment un médecin, iatros, procède à la terrible embryotomie quand l’expulsion du fœtus est entravée84.
Comme en Grèce, sur d’autres monuments les enfants servent d’attributs de compétences élargies à la pédiatrie. Sur l’autel funéraire de Iulia Saturnina, medica optima, morte à l’âge de quarante-cinq ans à Mérida en Espagne, aucun portrait n’est sculpté, aucun instrument médical ne fait référence au métier, mais l’image d’un enfant emmailloté sur la face postérieure de la pierre suggère que son activité devait inclure les soins des plus jeunes (fig. 5 ; fin du IIe s. apr. J.-C.)85.
Cette association se retrouve, mais avec des enfants plus grands, sur le relief funéraire d’Antonia Artemeis, médecin, iatreinè, d’Asie Mineure (fig. 6 ; fin du IIe s. apr. J.-C.)86. Antonia Artemeis se tient debout sur le registre supérieur avec son époux, Antonius Chariton, et leurs six enfants, dont trois sont debout sur des bases, peut être pour indiquer qu’il sont morts. Quatorze enfants adoptés, threptoi, défilent sur le registre inférieur, douze fillettes, avec deux garçons placés aux extrémités. Son surnom, Artemeis, pourrait se rapporter à son rôle de sage-femme, patronnée par Artémis, protectrice des femmes enceintes et des accouchements.
2.2. L’apport de l’archéologie : des femmes spécialistes ?
Les femmes médecins n’ont-elles pratiqué que des soins relatifs au corps des femmes ? En Italie et dans les provinces occidentales, à l’exception de Naevia Clara, medica philologa à Rome, textes et inscriptions parlent uniquement de medicae, alors qu’au masculin s’ajoute souvent un deuxième terme qui désigne une spécialité, tel le medicus ocularius ou le medicus auricularius87. À part une possible medica clinica à Tarragone au IIe s. apr. J.-C.88, aucune medica chirurga ou medica ocularia n’est attestée dans les sources écrites. L’archéologie, souvent négligée, révèle cependant l’existence de femmes expertes dans ces spécialités89. Les tombes de médecins sont quasiment les seules à livrer des objets liés à l’exercice d’une profession90. Dans une série de découvertes anciennes, le fouilleur, conditionné par les préjugés de son temps, n’a pas su reconnaître la présence d’une femme médecin. Soit le sexe de la défunte était manifeste, mais l’équipement n’a pas été correctement identifié comme de type médical, soit le fouilleur a bien identifié l’équipement d’un médecin, mais l’a attribué à un homme, comme si l’existence d’une femme médecin était inconcevable91.
Un cas bien documenté est celui de la tombe de la villa de Saint-Médard-des-Prés (fig. 7 ; IIIe s. apr. J.-C.), en Vendée, découverte entre 1845 et 184792. La taille menue du squelette conduisit les fouilleurs à l’interpréter comme celui d’une jeune femme, sans exclure la possibilité qu’il s’agisse d’un homme âgé. Un matériel abondant se trouvait dans la sépulture, plus de 80 récipients en verre de différentes tailles, des mortiers, des cuillères en cristal de roche, et surtout une boîte en bronze avec un couvercle à coulisse renfermant des substances colorées logées dans des compartiments bien fermés. Le tout fut longtemps interprété comme la boîte de couleurs d’une femme peintre ou une boîte à fards. Muriel Pardon-Labonnelie a montré que ce type de boîte et ses accessoires, une tablette à broyer et un étui à cuillerons, appartenaient à une trousse d’oculiste93. Certains produits conservés pourraient avoir une fonction cosmétique (bleu égyptien, terre de Vérone, noir de fumée), sans contredire l’hypothèse de l’oculiste. La présence de fards thérapeutiques pourrait très bien s’expliquer dans l’instrumentum d’une femme oculiste, surtout si celle-ci soignait des femmes.
D’autres découvertes illustrent la situation inverse, un matériel médical correctement identifié, mais pas le sexe du défunt, automatiquement attribué au sexe masculin, sans examen des restes osseux. Les restes incinérés sont aujourd’hui souvent perdus, comme ceux du praticien de Bingen étudié par Valérie Martini94, ou l’identification du sexe reste incertaine car elle ne repose que sur le matériel déposé dans la tombe, comme les bijoux et les miroirs. Des découvertes récentes viennent cependant confirmer l’existence de praticiennes possédant le même type de matériel que leurs confrères, sans instrument spécifique à l’exercice de la gynécologie. Ernst Künzl a ainsi mis en évidence la découverte en 2004 d’une femme inhumée avec deux ventouses en bronze dans une nécropole proche du camp militaire de Neuenheim (début du IIe siècle apr. J.-C.)95. À Strée en Belgique, le nécessaire de la défunte se composait d’un scalpel et d’un rasoir, tandis qu’à Wederath en Allemagne, une grosse pince semble se rapporter à l’activité d’une dentiste96. Le cimetière sud du vicus proche du camp militaire de Vindonissa a aussi livré une tombe à crémation contenant les restes d’une femme de 18 à 25 ans associés à ceux d’un enfant de trois ans. À côté de l’urne en verre se trouvait une panoplie d’instruments chirurgicaux : deux scalpels, une pincette en bronze, les restes d’une sonde-spatule, une petite boîte en bronze et des balsamaires (fig. 8 ; vers 25-50 apr. J.-C.)97. Le contenu de ces tombes suggère qu’une femme médecin s’occupait d’une large gamme de soins, y compris la petite chirurgie, même si aucun texte n’en parle. Aucun instrument ne semble pouvoir être identifié comme associé spécifiquement à une activité féminine, à l’exception peut-être de la dimension cosmétique des soins des yeux de la medica de Saint-Médard-des-Prés, si l’on accepte cette identification. Quelques monuments funéraires apportent des informations similaires, comme le relief de la medica de Metz, représentée debout, en pied, dignement drapée dans sa palla, portant dans la main gauche une capsa qui contenait peut être des rouleaux ou des médicaments98.
2.3. Des femmes au chevet d’hommes
De manière plus générale, les femmes ont-elles aussi soigné des hommes ? L’idée reçue que le corps féminin est soumis aux besoins d’un organe capricieux, l’utérus, qui rend la femme elle-même imprévisible, émotionnelle, impropre à gérer des responsabilités99 ne semble pas avoir eu d’impact sur le champ d’activité des praticiennes. En Grèce classique, les recommandations d’Isochomaque à sa femme suggèrent qu’en contexte familial et domestique, les femmes prodiguaient des soins à l’ensemble de la maisonnée, libre et servile, sans distinguer le sexe du patient100. Dans les traités hippocratiques, des soignantes s’occupent aussi d’hommes, comme dans Épidémies101, où le participe féminin « celle qui lave », σμήχουσα, désigne une femme qui prend soin de la tête d’un jeune garçon, pas d’une jeune fille.
Plusieurs chercheurs ont relevé que les remèdes mis au point par des femmes ne concernent pas que des maux spécifiquement féminins102. Pline rapporte les recettes de Laïs et de Salpê contre la rage et les fièvres et celles de Sotira contre les fièvres tierces et quartes103. De même, une certaine Antiochis aurait mis au point un emplâtre qui soulageait la rate douloureuse. Asclépiade de Bithynie (Ier s. av. J.-C.) et Galien la citent comme une autorité également pour les soins de la dropsie ou rétention d’eau et de la sciatique, l’arthrite104 ; le médecin empirique Héraclide de Tarente lui aurait dédié un ouvrage pharmacologique sur les saignements de nez vers 90 av. J.-C. Une base de statue quadrangulaire découverte au sud-est de l’agora de Tlos en Lycie (95-55 av. J.-C.)105 porte une inscription honorifique qui pourrait se rapporter à la même personne106 : « Antiochis de Tlos, fille de Diodotos, ayant reçu témoignage du Conseil et du peuple de Tlos pour ses capacités dans l’art médical, iatrikê technê euperia, a fait dresser sa propre statue pour elle-même ». Qu’il s’agisse ou non de l’Antiochis citée dans les sources écrites, cette femme eut sa propre statue sur l’agora de la cité, un témoignage de reconnaissance sociale pour des soins qui n’étaient probablement pas limités aux femmes107. Cette dimension officielle apparaît dans l’usage du terme archiatrinê, la forme féminisée de archiatros qui désigne le médecin attitré d’une cité108. L’unique occurrence conservée se trouve dans une inscription funéraire de la cité de Lycaonie (IIIe-IVe s. apr. J.-C.) relative à un couple de praticien. L’époux, Aurelius Gaius, archiatros, dresse une stèle pour sa femme Augusta, archiatrinê, en faisant référence aux soins donnés, sans distinguer le sexe des patients : « [elle] a apporté la guérison à bien des corps malades ». Comme Évelyne Samama le relève, l’emploi des termes archiatrinê et archiatros place l’épouse sur le même niveau professionnel que son mari.
Un autel funéraire d’époque romaine, aujourd’hui encastré dans la muraille d’enceinte de Dion, en Grèce du nord, confirme sans ambiguïté que les femmes soignaient aussi des hommes (fig. 9 ; fin IIe s. apr. J.-C.)109. Il porte une inscription réalisée à la demande de Ulpius Zosas pour son épouse Iulia Eutychianê, d’excellente réputation, periklêistos. Il spécifie que sa clientèle était composée non seulement de femmes, mais aussi d’hommes, en précisant qu’elle était médecin (au masculin) pour les hommes, andrôn iêtêr, et sage-femme pour les femmes, maia de thêluterôn. La distinction suggère que l’emploi des termes n’est pas associé à la qualité de la formation, comme on le déduit communément : aux sages-femmes s’opposeraient les femmes médecins, plus qualifiées. Les deux termes sont utilisés ici en fonction du genre du patient : maia désigne les soins donnés spécifiquement aux femmes, iatros ceux prodigués aux hommes.
Certaines femmes médecins ont peut-être exercé dans de véritables cabinets, à l’instar de leurs confrères. Une stèle anépigraphe en marbre récemment découverte dans la région de Kelli (Florina ?) en Macédoine pourrait le confirmer (fig. 10 ; milieu IIe-début IIIe s. apr. J.-C.)110. Dans le registre principal, deux personnages se tiennent debout, de face, de part et d’autre d’une table portant des instruments médicaux. À gauche, une femme, vêtue d’un chiton et d’un himation dont un pan recouvre sa tête, à droite, un jeune homme, de taille plus petite, vêtu d’une tunique courte, tenant dans la main droite un rouleau. Constantinos Moschakis propose d’identifier la femme à une praticienne dont l’activité serait définie par les objets qui l’entourent : dans le champ de l’image, deux ventouses et des forces111, sur la table un récipient globulaire qui pourrait contenir un produit pharmaceutique, et une trousse ouverte avec des instruments chirurgicaux ; sous la table un serpent, symbole d’Asclépios, fait référence à l’omniprésence de la religion dans la pratique médicale. Le jeune homme pourrait être l’aide, voire le disciple d’une femme cultivée, active dans la construction et la diffusion d’un savoir112. La symétrie des personnages pourrait aussi suggérer qu’il s’agit d’un couple de praticiens.
Conclusion
Une approche pluridisciplinaire permet peu à peu de saisir les conditions de l’émergence de l’activité médicale de femmes au-delà du cercle familial, l’étendue de leur formation, leurs compétences et leur contribution au développement des théories et pratiques médicales antiques.
La stèle de Dion (fig. 9) nous rappelle combien nos catégories ne correspondent pas à la terminologie antique. Derrière l’usage des termes maia/obstetrix et iatros/iatrinê/medica, d’ordinaire interprétés comme une manière de distinguer le niveau de formation et de spécialisation, opposant la sage-femme au médecin, se lit le statut social de la soignante, libre, affranchie, ou servile, et surtout le champ d’activité d’une femme soignant d’autres femmes, différenciée de femmes traitant aussi des hommes113. Cette inscription nous invite à reconsidérer l’étendue des activités de Phanostratê (fig. 1), μαῖα καὶ ἰατρὸς, qui était peut être aussi une praticienne exerçant pour l’ensemble de la communauté, féminine et masculine, ce qui expliquerait l’usage de l’expression relativement rare « tous la regrettent », πᾶσιν ποθεινή, dans son épitaphe.
À l’époque romaine impériale, les femmes médecins semblent avoir acquis une reconnaissance officielle dans la cité. Moins nombreuses que les hommes, moins mobiles et moins visibles, elles jouent cependant un rôle central dans la communauté. À part le récit légendaire d’Hygin, aucun texte, ni loi ne fait allusion à une interdiction ou une limitation de l’exercice de leur activité. Comme leurs collègues masculins, elles prennent des noms de personnages célèbres (Cléopâtre), théophores (Aretemeis, Métrodora), ou signalant leur qualité (Empeiria, Mousa), donnés par leur maître ou choisis par elles-mêmes114. L’absence de biographie nous interpelle mais n’indique pas nécessairement une marginalisation. Les silences des sources sont difficiles à gérer, mais pourraient simplement signifier que leur existence n’avait rien d’exceptionnel, et n’appelait pas de commentaire particulier115.
L’impact des préjugés antiques – et modernes – sur l’infériorité « naturelle » des femmes et leur incapacité à gérer les responsabilités doit être nuancé. Sans remettre en question la place inférieure du féminin dans une hiérarchie du vivant à laquelle la pensée médicale a largement contribué116, le croisement des sources écrites, iconographiques et archéologiques met en lumière les modalités d’une agency féminine discrète et parfois insoupçonnée, avec différentes formes d’autorité et de reconnaissance sociale au-delà de la sphère familiale.
Comme les hommes, les femmes placent leurs activités sous le patronage de divinités révélant parfois qu’elles détiennent des compétences spécifiques. La sage-femme est ainsi bien plus qu’une simple technicienne. Longtemps on a répété que le sort du nouveau-né était suspendu au geste du pater familias qui devait le relever de terre pour manifester sa légitimité et le faire entrer dans le monde des vivants. Le cérémonial paternel est cependant une construction moderne117. La sage-femme déterminait la première si l’enfant « vaut ou non la peine qu’on l’élève », avant de le relever de terre pour couper et nouer le cordon ombilical118. Sur une intaille en verre conservée au British Museum, une métaphore visuelle traduit la dimension religieuse de ses actes (fig. 11 ; Ier s. av. J.-C.)119. Les trois Parques, caractérisées par leurs attributs (livre, quenouille, fuseau, balance, torche), entourent le nouveau-né posé à terre. Au centre, la fileuse divine tient la quenouille et le fuseau. Sa « laine moelleuse » symbolise le fil de la vie nouvelle qu’il revient à la sage-femme de nouer au cordon de l’enfant en opérant sous le regard de son double divin120.
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