Le personnage de Jeanne d’Arc compte des milliers d’entrées et son évocation n’est jamais anodine. Il présente cette double caractéristique de posséder une biographie et une légende qui continuent d’être l’objet de débats. Avant 1600, Jeanne d’Arc bénéficie déjà d’une vingtaine de parutions dans la littérature, et ce corpus présente l’héroïne sous divers aspects. Le récit le plus ancien, celui du Mystère du siège d’Orléans1, donne à la Pucelle un rôle militaire et religieux qui fonde sa légende. François Belleforest2, Bernard de Girard, seigneur du Haillan3, et Étienne Pasquier4 ont relaté son histoire, qui a été utilisée sous les Valois et les Guise comme un modèle alliant valeurs militaires et chrétiennes. En 1581, Fronton du Duc5, jésuite, produit une pièce éponyme à l’occasion du passage à Pont-à-Mousson de Charles III de Guise, duc de Lorraine. Cette tragédie suit l’histoire officielle de la Pucelle. Nicolas Chrétien a tiré un intermède de ses exploits pour agrémenter sa pièce Les Amantes ou la grande Pastorelle6. En 1599, le ton change et ce sont des aventures imaginaires qui lui sont prêtées par Béroalde de Verville, dans un roman intitulé La Pucelle d’Orléans7. Shakespeare la met en scène dans Henry VI sous les traits d’une Mégère ovidienne. Le passé littéraire et la légende largement connus, tout particulièrement en Normandie, présentent Jeanne comme le prototype du pouvoir féminin vaincu politiquement mais magnifié par sa piété.
Jean de Virey du Gravier8 propose, dans sa Tragédie de Jeanne d’Arques dite la Pucelle d’Orléans, native du village d’Emprenne, près de Voucouleurs en Lorraine9, des personnages qui se distinguent de la production existante par des préoccupations et des réflexions anachroniques. Le cadre spatio-temporel superposé à celui dans lequel Jeanne a vécu dessine certains événements politiques de la fin du règne d’Henri III (1574-1589), ce dont témoignent les précautions prises par l’éditeur dans « Au lecteur sur l’argument de la tragédie ». Du Petit Val y redit le respect de l’auteur pour l’héroïne tout en stipulant qu’il ne fera pas mention de sa mort :
Je vous advertisse de sa part, qu’il recognoist privement, que l’exécution de la Pucelle fut faite en la place du vieil Marché de la ville de Rouen, le 30 Jour de May, la vigile de la feste Dieu, en l’an 1422. Combien qu’il n’en face aucune mention en pas un de ses actes.
Virey conserve dans sa tragédie les éléments qui lui permettent de dénoncer les manipulations judiciaires. L’histoire de Jeanne, emblématique de celle de la catholicité, sert donc au dramaturge de support pour faire apprécier le sort d’une autre femme politique, oubliée par la population française de son vivant : Marie Stuart (1542-1587), décapitée en 1587 par Élisabeth Ière d’Angleterre (1533-1603), dont la légende et le passé historique se font déjà concurrence.
Ne doit-on pas comprendre, à la lecture de cette anamorphose, qui se traduit aussi bien dans les descriptions physiques que dans le langage employé, que l’auteur, homme de loi, dénonce les méfaits à venir d’un pouvoir centralisé, aspiration des Bourbon ?
Indices de temps
Jean de Virey (1542-1624), homme de loi et militaire au service du Maréchal de Matignon, a certainement mis cette pièce en chantier vers 1590, juste après les États Généraux de Blois (1588), auxquels il avait participé comme élu de la noblesse valognaise. Les dissensions liées à la montée de la Ligue, l’importance prise par Henri de Guise10, champion du catholicisme, et les conséquences négatives qui en découlent pour le pouvoir royal, ont certainement influencé son choix.
La Tragédie de Jeanne d’Arques, en cinq actes et en alexandrins, suit fragmentairement le parcours historique de Jeanne. L’auteur présente trois temps de la vie de l’héroïne, sa jeunesse, une victoire et sa détention. La chronologie des événements est disjointe, sans transition d’un acte à l’autre. Les indices de temps et de lieu sont à rechercher dans les allusions historiques semées dans les différents discours.
Dans l’acte I, Charles VII converse avec le Duc d’Alençon. Le roi s’épanche en un long monologue sur sa vie. Il ouvre la tragédie par sa situation présente :
Un peuple parfumé d’Arabiques odeurs11.
Cœur lasche, cœur failli déchainer ses fureurs […]
Contendre d’arracher les lauriers de ma12 teste,
Et pendre par le fer quelque heureuse conqueste,
Qui s’éforce blanchir les plaines de nos os,
Teindre les eaux de sang, rompre nostre repos,
Nous embraser de feux, et planir de nos peres
Les tombeaux vrais tesmoins de nos saintes prieres,
Qui eleve un char d’or13 pour marque de sa gloire,
Cherchant la palme14 ainsi que l’heur d’une victoire. (v. 21-34)
Ce tableau renvoie aux moments qui précèdent l’entrevue de Jeanne et de Charles VII à Chinon. La situation se présente comme des « images » connues, le royaume est bien attaqué par un ennemi extérieur, objet du dialogue entre le roi et son frère. S’il est question du peuple anglais qui combat le roi de France, le vocabulaire employé pour les désigner est en discordance avec les épithètes habituelles : les « arabiques odeurs » n’ont que peu de raison d’être évoquées, de même que « le char d’or », qui sont des références à l’Espagne, pas davantage que la recherche de « la palme » puisque le roi d’Angleterre est aussi roi de France. Ce sont ces détails, qui semblent décrire l’Angleterre tout en désignant l’Espagne de Philippe II, qui autorisent la double lecture. Le roi désigné dans la tragédie est un roi sacré dont la couronne est convoitée. Cette situation est étrangère à l’entrevue de Chinon et le dialogue dessine des affrontements politiques autres que ceux de la Guerre de Cent Ans.
Puis le roi énumère ses exploits militaires, évoque son rapport difficile avec les « Sarmates »15, et sa lutte contre un barbare anglais qui pourrait être le roi Henri VI d’Angleterre, hormis que celui qui en parle n’évoque à aucun moment cette époque :
Il vaudroit beaucoup mieux que lorsque tu conduis
Tes naux (Scitique Anglois16) sur le dos de Thétis,
Que le pere océan qui embrasse le monde
T’eust plongé malgré toy sous l’escume de l’onde, [...]. (v. 97-100)
Enfin le roi traite d’une proposition de lutte à engager contre les Anglais qui concerne essentiellement le duc d’Orléans17 et non pas le royaume de Charles VII. Cette question se solde par l’envoi de « troupes légères », terme qui peut lui aussi prêter, à l’époque de la composition de la tragédie, à une double lecture, d’un côté un contingent militaire mobile, de l’autre « l’escadron volant » composé des filles d’honneur de Catherine de Médicis. Cet aréopage, dont Madame de Sauve est la plus représentative, servait à la reine-mère à recueillir les renseignements dont elle faisait usage à des fins politiques. Ces éléments supplémentaires révèlent peu à peu l’époque de référence de la tragédie et l’identité véritable du personnage qui n’a que peu de points communs avec le petit roi de Bourges. À aucun moment le roi ne fait allusion à un individu qui manifeste la volonté de combattre pour lui, il ne s’exprime qu’une seule fois, ne mentionne ni ne rencontre jamais Jeanne et le lieu de l’entretien reste indéterminé.
Le roi auquel le texte fait référence n’est autre qu’Henri III, roi de France et de Pologne. Cette identification en permet une autre, celle de son protagoniste le duc d’Alençon qui est bien le frère du roi, comme au temps de Jeanne, mais celui que Virey fait apparaître est le fils puîné de Catherine de Médicis, d’abord duc d’Alençon puis duc d’Anjou. Les allusions à l’opposition politique menée par Guise et la Ligue, et au mariage du duc d’Alençon / Anjou qui avait été projeté avec Élisabeth Ière, raison pour laquelle le duc voulait combattre la présence espagnole aux Pays-Bas, désignent comme modèles le dernier Valois et son frère.
L’ensemble de cet échange traite de sujets étrangers au XVe siècle et ignore totalement la Pucelle. Ce maniement de l’anachronisme touche l’ensemble des personnages de la tragédie qui voient exploiter leur patronyme toujours actif au travers de leur descendance. Le personnage de Talbot est exemplaire ; ce grand militaire anglais de la fin de la Guerre de Cent Ans a un descendant qui fut le geôlier de Marie Stuart, celui-là même qui eut la charge de lui lire son acte de condamnation à mort. Virey le fait se suicider dans la tragédie, comme Lucrèce, pour retrouver son honneur perdu, soulignant ainsi que ce n’est pas du héros médiéval dont il veut parler. Il fait de même en confondant le rôle du Bastard d’Orléans, demi-frère de Charles VII, avec celui de James Stuart, comte de Moray bâtard de JacquesV d’Ecosse et demi-frère de Marie Stuart. Ce sont bien des bâtards et grâce à cette position l’anamorphose du second dans le rôle du premier se révèle dès que l’on trouve la bonne place face à ce tableau littéraire.
Une Jeanne anachronique
Le personnage de la Pucelle qui ne croise ni religieux, ni militaires, ni juges, s’exprime aux actes II, III et V. Son arrivée en scène n’est absolument pas annoncée mais elle est attendue comme personnage principal. Les propos qu’elle tient pourraient très bien servir de commencement à la tragédie. Virey emploie, pour la présenter, le même procédé que pour le roi, soit un long monologue en alexandrins. Sa jeunesse, d’abord, est partagée entre une vie bucolique qu’elle évoque comme une fréquentation de « bois muets » (v. 214)18, et la chasse qui semble occuper une grande part de son temps. Elle fait état de son statut de princesse couverte de perles, « les ronds d’armans » (v. 236), et de robes brodées de fils d’or. Elle justifie son désir soudain de combattre par le récit d’un rêve qui lui enjoint de « Venge[r] l’injure faite à [son] propre pays » (v. 257). Dès ce moment elle glorifie la guerre, le sang, le carnage, exalte les vertus des Amazones auxquelles elle se compare et fustige les hommes qui se croient les seuls à pouvoir porter l’armure.
Les hommes pensent-ils qu’ils ayent seulement
Le bras, le cœur, le fer pour choquer vivement :
Et que nous ne devons pour nos belles despoüilles
Que manier chez nous les fuseaux et quenoüilles,
Garder nostre maison, et pour tous nos malheurs
Lire les braves faits des gendarmes vainqueurs ? (v. 277-282).
Enfin au vers 303 le mot « France » prononcé pour la première fois localise l’action.
Le personnage qui fait face à Jeanne est le Bastard d’Orléans, qui ne se présente pas, mais lui fait valoir tous les désagréments du combat. Son discours montre une certaine familiarité avec son interlocutrice et il se permet même quelques moqueries :
Madame, ce n’est pas chasser dedans les bois,
Ce n’est pas topier19 le fuseau dans les doigts
Qu’avoir le glaive en main, quand deux épesses tropes
Choquent dru et menu en forme de Cyclopes20 [...]. (v. 317-320).
Cette raillerie devient ouvertement une provocation lorsque ce personnage se permet de lui suggérer qu’elle peut faire des conquêtes beaucoup plus sûres avec ses charmes.
Peut estre que vos yeux (deux flammeches mortelles),
Que ce poil, que ce front, que ses lèvres jumelles,
Que ce lait peint de lis, et que vostre beauté
Pourroit vaincre et tuer autant de leur costé [...]. (v. 339-342).
La Pucelle se défend de recourir à ce type de ruse qui la ferait comparer à Judith ou à Salomé et elle amène le débat sur la religion. Dieu lui commande de faire la guerre. Cette injonction fait écho aux voix de Jeanne et recentre le personnage sur l’histoire de la Pucelle. Mais c’est pour mieux s’en éloigner de nouveau puisque le traditionnel interrogatoire de la Pucelle sur la foi, conduit ici par le Bastard et non par un religieux, insiste sur les puissances démoniaques qui l’inspireraient.
À partir de ce point, le personnage, même en admettant les fantaisies que se permet par exemple Béroalde de Verville, ne peut plus être confondu avec la Jeanne d’Arc traditionnelle. Ce personnage, en effet, déclare : « Les Dieux ne veulent pas perdre encore sa prouvince » (v. 392)21. Effectivement, à l’époque de la Pucelle, Dieu ne perdait jamais de fidèles du fait d’une guerre. Anglais, Français et Bourguignons adhéraient tous à l’Église de Rome. Seuls les royaumes subissaient des modifications territoriales. Cette crainte n’a de sens que si l’on considère une présence musulmane, comme ce fut le cas en Espagne, ou si l’action se déroule après le schisme de l’Église d’Angleterre. La remarque peut donc difficilement valoir pour l’héroïne médiévale, pour laquelle la référence à Dieu ne s’applique qu’à la légitimation de son Prince. Le personnage qui s’exprime dans la tragédie de Virey n’appartient pas à la période où l’Europe était entièrement catholique. Deux tendances religieuses sourdent, celle de Jeanne, catholique comme il convient, et celle de son interlocuteur, ici le Bastard. Ce dernier n’est pas un familier de Charles VII, mais le frère bâtard de Marie Stuart, le comte de Moray, acquis, comme une grande part de l’Écosse, aux idées de John Knox, réformateur acharné.
Si la présentation de la jeunesse de l’héroïne avait permis de conserver des doutes sur l’identité du personnage, l’orthographe « Arques »22 choisie par Virey dans le titre de la tragédie évoque la victoire remportée par Henri IV et renvoie le spectateur d’alors à des actions et à des personnages contemporains. La mort de Marie, qui est une Guise, est aussi encombrante pour les Français que pour les Anglais Ce recadrage historique nuance le portrait de Jeanne / Marie, puisqu’il rappelle le rôle négatif des Guise et leur fin calamiteuse. Si le titre de la tragédie justifie l’élimination politique des Guise en glorifiant la légitimité des Bourbon, le texte de la tragédie en déplore le mode qui est le fait des Valois et pose la question des procès manipulés qui servent la raison d’État.
L’acte III ménage le suspens. Le comte de Suffort qui représente l’armée anglaise dessine une image diabolique23 de Jeanne, ce qui confirme l’idée préalablement avancée par le Bastard et que renforce la reprise du terme « charme » dans le sens de perversité :
Ny tes enchantemens, exercable Medee,
Ny ta thessale voix ny ta forme empruntee,
Ny ton onde avernalle ou tes Colchiques feux
Ne te pourront sauver des fleuves stigieux.
Tu peux bien comme on dit arrester les rivieres
Apeler les ruisseaux, et leurs sources premieres,
Tirer du ciel la lune, et par ton noir venin24,
Faire parler l’aurore et noircir l’Appenin
Mais tu ne pourras point avecques ta Megere
Ton Hœcate, ta nuict Thessalique sorciere
Ny avec tes dragons, tes fossez tes flambeaux
Tes autels ensouphrez, tes roues, tes tombeaux
Tes herbes d’Eridan ou d’Emphrise ou d’Empee
Ou cueillie sur Pinde à la cime gelee,
D’Iole veneneuse, ou de ton Ibenie
Nous ravir par ton charme, et le cœur et la vie. (v. 537-552)
Lorsque la Pucelle apparaît pour savourer sa victoire que l’on suppose être celle d’Orléans, l’Anglais est mis en fuite. Jeanne exprime sa satisfaction des victoires acquises honnêtement, des « saintes conquêtes » (v. 572) qu’elle oppose à la corruption et au prosélytisme de son adversaire :
C’est assez : l’ennemy ne se pourra vanter
Enfouyr sous les banquets, qu’il a peu remporter
Les lauriers arrachez de nos terres fertilles [...]. (v. 573-575)
L’héroïne viréenne correspond dans cet acte au modèle de référence par des éléments solides. Ce courage de Jeanne face aux Anglais est conforme à la tradition, de même que l’accusation de sorcellerie et la prédiction de sa mort par les Anglais. Cependant lorsqu’elle reprend la parole après la fuite de Suffort, elle parle de ses « chères sœurs » et précise : « Qui vivez comme moi sous les lois de Lucine » (v. 607). Or Lucine, autre nom d’Héra, est la déesse du mariage. L’héroïne viréenne est entourée et mariée. Sans cette précision de mariage, cette partie du texte s’appuierait complètement sur l’histoire de Jeanne.
À la fin de cet acte, nous avons un profil composite de l’héroïne qui, à la cour de Charles VII, réaffirme sa foi et attend de reprendre le combat contre les Anglais qui la menacent de mort et la traitent de sorcière. À ce portrait traditionnel s’ajoute celui d’une femme mariée qui fut, élevée à la cour de France.
Nous sommes là au cœur de la stéganographie, l’identité du véritable modèle médiéval de Virey demeure imprécise même si la certitude est acquise qu’il ne s’agit pas de la Pucelle. L’acte III largement emprunté à l’histoire du siège d’Orléans concourt à consolider l’ensemble de l’évocation de sa vie. Le recours aux mythes grecs et latins comme l’histoire des Amazones ou de Lucine sert de masque aux écarts chronologiques entre le personnage titre et l’anamorphose dont il est l’objet par le biais d’anachronismes finement choisis.
L’acte V donne dans le même registre et grâce à l’absence de localisation et de temporalité reste fidèle au récit de l’emprisonnement de Jeanne à Rouen, jusqu’au moment où l’héroïne adopte une position revendicative.
Mais, las, quand je me voy condamnee à grand tort […]
Pourquoy ne suis-je pas sus un brasier ardant
Pour avoir enrougy les campagnes de sang,
D’un peuple furieux, et non comme sorciere
Ganidie25 execrable insensee Megere ? (v. 922-932)
Jeanne / Marie, prisonnière des Anglais, se plaint de l’inexactitude du libellé de sa condamnation même si elle accepte l’idée de la mort par le fer :
Donc puis que s’en est fait et que la parque folle
Au devant de mes yeux desja vole et revole :
Que le grand Gnosien26 desja branle hautain
Le fer pour éfacer ce qui reste en sa main [...]. (v. 942-945).
Les Filles de France, porteuses de la légende, diront cependant, à la fin de l’acte, que les flammes ont dévoré sa vertu.
Avant de disparaître l’héroïne se dévoile. Et si elle rappelle sa jeunesse, c’est parce qu’elle a été prisonnière pendant vingt-neuf ans et que ses quelques années de règne sur l’Écosse ont fait d’elle une femme d’âge mûr qui se souvient. La tragédie occulte ce temps, pour ne conserver de lien qu’entre les deux périodes glorieuses de sa vie, ce qui donne l’impression fausse que les deux femmes sont également jeunes. Ce choix est peut être guidé par la dénonciation des parodies de procès intentés à Jeanne comme à Marie et des méthodes de gouvernement qui en découlent. Ce que semblent cautionner ces paroles de Jeanne / Marie :
France de l’univers, la mere et la maistresse,
Nourrice de Mavors27 qui porte sur le front
Les rameaux ébranchez des palmes sur le mont28,
De l’odeur odoreuse [...]. (v. 950-953)
Elles soulignent que la couronne de France est en péril et qu’elle sent la charogne. Cette critique imagée de la politique française a deux composantes : l’exécution de Marie Stuart, reine douairière de France, et l’absence de descendance des Valois. Le message est envoyé des rives du « Phénice », qui désigne l’Angleterre comme une autre Carthage. L’exécution aura donc lieu en Angleterre. Puis elle dicte son testament : « Je me contenteray si mon nom est entier » (v. 1002). Du point de vue de Jeanne, qui semble s’être peu souciée de son image, il s’agirait de sa réputation. Pour Marie, l’enjeu est celui des trois couronnes qu’elle aurait dû porter : reine d’Écosse, de France et d’Angleterre. Enfin, rejoignant l’attitude de Jeanne d’Arc, elle se recommande à Dieu, implorant son aide pour être épargnée par les bourreaux puis sauvée chrétiennement.
Dans l’ensemble de la tragédie les notions de temps et de lieu éloignent Jeanne des repères traditionnels connus du spectateur ; tout particulièrement lorsqu’elle dévoile le lieu de son supplice : l’Angleterre où elle périra par le fer.
Ces éléments ne correspondent pas, dans la pratique, au portrait de la Pucelle tissé antérieurement par l’histoire et la légende. Seules des situations typées, à la façon d’images, comme la rencontre entre le roi et son frère, le monologue sur les remparts ou les oraisons, entraînent le spectateur dans le sillage du récit connu.
Marie Stuart, véritable anamorphose littéraire
À la fin de la tragédie le personnage qui se détache du texte n’est plus Jeanne, mais Marie Stuart, reine d’Écosse, reine douairière de France. Craignant les agissements d’Henri VIII d’Angleterre qui voulait s’adjuger le trône d’Écosse, Marie de Guise, veuve du roi d’Écosse Charles V, contracta avec Henri II de France une alliance qui faisait de sa fille Marie, alors âgée de sept ans, la future reine de France par mariage avec le dauphin François29. Elle fut élevée à la cour des Valois et son règne ne dura que quelques mois. Sa décapitation a constitué un véritable drame pour ceux qui avaient connu l’enfance française de la reine d’Écosse.
Sa jeunesse et sa beauté furent célébrées par tous, amis et ennemis. Lorsque la Jeanne de Virey parle de sa beauté, celle-ci est calquée sur celle que chacun reconnaissait à Marie Stuart. Ronsard, qui lui dédie Le premier livre des Poemes30, chante sa personne :
Quand vos yeux estoilez, deux beaux logis d’Amour,
Qui feroyent d’une nuict le midi d’un beau jour,
Et penetrant les cœurs pourroyent dedans les ames
Des Scythes imprimer la vertu de leur flames [...].31
Du Bellay avait déjà souligné les charmes de la jeune femme dans le sonnet 170 des Regrets composé à l’occasion de son mariage avec le Dauphin François II :
Ce n’est pas sans propoz qu’en vous le ciel a mis
Tant de beautez d’esprit, et de beauté de face.32
Même Buchanan, l’un de ses plus farouches détracteurs avec Knox, n’a pas réussi à échapper à son charme33. Marie a reçu un enseignement très soigné auquel a veillé Catherine de Médicis et ses facilités intellectuelles faisaient l’admiration d’Henri II, de la cour et même des ambassadeurs étrangers. La lecture des récits antiques qui parlent souvent de guerres est présentée comme un malheur parce qu’elle tient le lecteur passif face aux combats (v. 282) ; cette remarque met en évidence le désir de l’héroïne de participer à la politique de son temps par un engagement direct. Marie inquiète à cause de son caractère et l’entretien avec le Bastard d’Orléans/Jacques Stuart, comte de Moray, son frère bâtard, en témoigne34. Tout en l’encourageant à rentrer dans son pays pour y occuper son trône laissé vacant depuis la mort de sa mère, Marie de Guise, Moray tempère les ardeurs de sa sœur et souhaite qu’elle soit davantage un élément de représentation que de décision. Il craint que son statut de princesse catholique ne soit préjudiciable à son propre pouvoir de Lord protestant, Régent d’Écosse. Cette opposition entre ces deux enfants d’Écosse reprend les tensions qui se sont installées entre les Guise et le pouvoir royal lors de l’accession au trône de Charles IX35, et celles qui n’ont cessé d’être entre l’Écosse et l’Angleterre et que Marie aurait dû assumer. Mais elle n’était pas prête pour cette tâche.
Le texte de Virey ne fait aucune impasse sur les qualités et la vitalité de Marie. Elle y fait preuve de distinction d’esprit et d’allure (v. 339-352). Son goût pour la chasse (v. 224), la fête (v. 235) et les perles (v. 236) est aussi évoqué. Non seulement elle s’exprime en princesse, mais elle parle aussi des autres femmes du même rang : le portrait d’Élisabeth Ière pointe dans les vers 287 et suivants. Celles qu’elle appelait « ses chères sœurs » (v. 607), les quatre Marie qui l’ont accompagnée toute sa vie, Mary Seton, Marie Fleming, Marie Livingston et Marie Beaton, sont évoquées et illustrent sa fidélité envers ceux qui l’assistent. Ce dernier point vise à détruire les accusations de meurtre qui pèsent sur elle. L’auteur lui donne une stature de femme déterminée, contestant aux seuls hommes le droit de prendre part à la guerre. Comme Jeanne, Marie a personnellement conduit plusieurs événements militaires. Knox, son ennemi le plus avéré, dit d’elle :
Il y eut une épouvantable tempête de vent et de pluie, comme on n’en avait depuis longtemps, de sorte qu’un petit ruisseau se transforma en grosse rivière ; l’armée n’avancait qu’avec peine, mais alors que presque tous se fatiguaient, la reine se conduisit avec plus de courage que les hommes et chevauchait en tête de ses troupes.36
C’est une femme courageuse comme le montre sa fin et si elle n’a été en mesure de résoudre ni ses problèmes matrimoniaux, ni les difficultés politiques que connaissait l’Écosse, elle est prête à retrouver sa dignité comme le montre la devise qu’elle brodait volontiers : « En ma fin est mon commencement », que redit Jeanne / Marie en son dernier monologue : « La mort est une vie où je vais soulageant » (v. 948) et « Je meurs, et toutefois je me plais à ma fin » (v. 973).
Cette beauté et cette détermination affolent l’ennemi. Le peuple, lui, est conquis, au début de son règne, mais l’opinion opère un revirement. Après ses erreurs matrimoniales et sa défaite finale la reine est vue comme une sorcière, Médée. Par les prouesses qui lui sont attribuées, elle ne peut appartenir au commun des femmes. L’habit d’homme qu’elle porte, comme celui que Jeanne avait revêtu, devient une preuve de déviance démoniaque. Pour ce qui est de Marie, ses tentatives de fuite et ses relations trop catholiques excitent la vindicte du gouvernement anglais, qui craint une remise en cause de sa légitimité d’Elisabeth Ière, car Marie estime avoir des droits sur l’Angleterre37. Si ses ennemis ont patienté avant « d’organiser la nécessité de son exécution »38, c’est qu’ils ne savaient pas comment les cours catholiques réagiraient à l’exécution d’une de leurs reines. Il est temps de prononcer une condamnation et des éléments subjectifs y suffisent.
Ainsi Virey superpose les deux actions militaires et les deux condamnations parce qu’il ne retient pour Jeanne que les propos de source anglaise. Marie prisonnière se distingue de Jeanne par son comportement et ses occupations mais s’en rapproche par le recours à des propos religieux que l’auteur exempte le plus souvent de comparaison avec l’Antiquité. Cependant la dénonciation d’un jugement inique domine ses propos.
Or Marie continue à se penser en reine couronnée deux fois et soucieuse de sa représentation. Pendant ses années de règne, la dramatisation de sa personne et de son pouvoir ont toujours été un atout pour elle ; sa fin doit lui permettre de renouer avec cet avantage et de le pérenniser. Tenant un discours de reine, elle ne veut pas mourir au sens historique du terme et elle organise sa propre survie politique. Ni le roi de France dont elle était la belle-sœur, ni le roi d’Espagne si attentif aux volontés de favoriser le catholicisme dans un pays passé à la Réforme, ni son fils le roi d’Écosse ne s’engagent pour la sauver. L’obscurité volontaire autour des procès dont elle a été l’objet39 lui fait redouter l’oubli, à juste titre. C’est précisément le soin qu’elle prend de son image de « sainte femme » qui assure, presque immédiatement, l’écriture de sa légende. L’Anglais est définitivement un « barbare serf, sans force et sans courage » (v. 1058), et comme Jeanne, Marie, parvenue à l’âge mûr, va devenir un modèle de vertu.
Je ne crains d’un brasier les cuisantes ardeurs,
Ny nul autre tourment, nul’ autres cruautez,
Nuls autres maux çà bas des humains inventez
Pour bourreller nos corps puis que chere patrie
J’espandray ce jourd’huy en ta faveur ma vie. (v. 978-982).
Elle recourt à Dieu, dont elle n’attend plus qu’un secours spirituel lui octroyant la force de subir avec grandeur ce qu’elle entrevoit comme un martyre et elle le prie :
Dieu favorise moy, et jette tes beaux yeux
Sur moy pauvre, durant que j’œillade les Cieux.
Que je respire encor, que je suis sur la terre,
Et que le froid tombeau encore ne m’enserre. (v. 1019-1022).
Sa faiblesse contenue puis montrée, lorsqu’elle tente d’influencer son destin en rappelant à Dieu les miracles dont la Bible le rend capable, la rend humaine et touchante.
Virey laisse les Filles de France développer le moment où le personnage devient lui-même un mythe, domaine dans lequel il n’est plus possible de porter un avis qui tienne compte de l’Histoire.
Derrière Jeanne / Marie, la raison d’État
Marie prisonnière se distingue de Jeanne parce qu’elle conteste son chef d’accusation, démythifie le propos et y introduit la dimension politique (v. 929-932).
Le passage de l’acceptation du verdict à la dénonciation du chef d’accusation comme illégitime marque une progression radicalisant le propos juridique de Marie. Elle dit même sa préférence pour une sentence criminelle, certainement parce que celle-ci devrait s’assortir de preuves matérielles. La condamnation injuste place les deux femmes évoquées dans cette tragédie sur le même plan. Jeanne est accusée de sorcellerie, puis condamnée comme relapse pour s’être vêtue en homme. Pour Marie le chef d’accusation est d’abord sa participation au meurtre de Darnley, son second mari, ce à quoi s’ajoutent des soupçons d’avoir voulu éliminer son fils ; puis elle est accusée de traîtrise et de complot contre Élisabeth Ière grâce à l’affaire Babington, véritable piège tendu par Cecil et Walshingam, alors ministres de la reine d’Angleterre.
Jeanne comme Marie eurent une succession de procès irréguliers. Les « magistrats » qui les ont entendues puis condamnées n’étaient pas des hommes de loi mais des personnages choisis en fonction de leur obéissance au pouvoir. Ni sur l’application de la procédure relative à la tenue du procès, ni sur les attendus toujours énoncés sans pièces authentiques à l’appui, ni sur le choix du président du tribunal auquel il revient de prononcer la sentence, le droit ne fut jamais respecté. Les ouvrages de Duchein et de Dufour montrent ce détournement de la loi lors des procès de Marie Stuart et Jean Favier fait de même pour le procès de Jeanne dans Pierre Cauchon : comment on devient le juge de Jeanne d’Arc40.
Son influence comme reine catholique représentait, aux yeux des protestants, un danger pour Élisabeth Ière et son entourage41 qui ne voulaient pas, cependant, condamner Marie pour raison religieuse. Il devenait nécessaire de le faire pour des raisons politiques42. La justice ordinaire, de toute évidence, n’y suffisant pas, Jeanne comme Marie sont devenues, au fil des procès, des sorcières. L’une des causes de cette dérive est la liberté de propos laissée à leurs détracteurs qui banalisaient et légitimaient l’opinion répandue. Déjà Ronsard soulignait le rôle de ces rumeurs dans Remontrance au peuple de France43 :
Or ceste opinion, fille de fantaisie,
Outre-vole l’Afrique, et l’Europe et l’Asie
Sans jamais s’arrester : car d’un vol nompareil
Elle atteinct en un jour la course du Soleil. (v. 255-258)
Mais il n’est pas le seul. Une partie du portrait traditionnel et négatif que les écrits du siècle proposent sur Catherine de Médicis a une origine semblable. Ne peut-on avancer que les rumeurs qui couraient sur le duc de Guise ont concouru à sa perte ? Pour Marie, les soupçons débutèrent dès 1568 lorsque des Lords protestants décédèrent après avoir séjourné dans l’entourage de la reine. Ces rumeurs furent violemment transformées en accusation par John Knox :
Il [Knox] excita bien du monde en accusant Marie Stuart, la papiste, d’un tel forfait. L’adorable visage de la si jeune reine devenait celui masqué du diable. Une reine sulfureuse qui commettrait, il en était sûr, d’autres crimes abominables.44
Cette mise en cause de la justice royale invite le spectateur et peut-être davantage le lecteur à une réflexion sur l’étendue que l’on doit accorder au pouvoir du souverain, comme le souligne Jean-Dominique Beaudin dans l’introduction de l’Antigone de Garnier :
Le roi a-t-il le droit d’édicter n’importe quelle loi ? Y a-t-il un devoir moral, qui, dans certaines circonstances, l’emporte sur l’obéissance au roi ou à la loi ? En somme existe-t-il une légitimité morale qui, parfois, surpasse la légalité ?45
Si Garnier est influencé par Jean Bodin et ses Républiques, Virey semble, lui, l’être par Montaigne. Ce dernier mène une réflexion à propos « De l’utile et de l’honnête » dans le chapitre premier de son troisième livre des Essais. En effet il reconnaît une double justice :
La justice en soy, naturelle et universelle, est autrement reiglee, et plus noblement, que n’est cette autre justice speciale, nationale et contrainte au besoing de nos polices.
Elle repose la question de la raison d’État et de la limitation du pouvoir royal.
L’héroïne viréenne a une dimension politique et en appelle à l’honnêteté. Or cette posture morale est souvent contraire à l’exercice du pouvoir qui ne veut pas justifier ses motivations. La conduite au bûcher fait peser l’opprobre sur celle qu’on y mène dans l’intention que seul l’aspect négatif du personnage soit retenu et suivi d’un oubli rapide. C’est exactement ce que Marie refuse. Le chœur des Filles de France donne toute la dimension à ces remarques en décrivant le passage à l’acte et en révélant l’origine du drame :
Mais d’où vient que tes yeux ne purent contenter
Ton cœur maigre-vautour pour la voir tourmenter :
Pour la voir bourreller d’un milion de peine,
Sans difamer son los ! seulement tu ne gesne
Sa teste, mais son bruit espandu faussement
Tu penses assoupir par un mesme tourment,
Et son sens et son nom : tu tasches à mesme heure
Que son corps et l’esprit de sa louenge meure
Puisse-tu malheureux Athamente insensé
Endurer tous les maux qu’onques tu as pensé [...]. (v. 1063-1072)
Les termes « diffamer » et « faussement » confirment le procédé qui a accompagné la condamnation. Tout ce procès faussé, qui débouche sur la catastrophe, a pour origine l’« Athamente insensé » (v. 1071), celui qui n’a pas su protéger Dionysos des fureurs de sa mère Héra, couple incarné par Henri II et Catherine de Médicis. Ils n’ont pas su ou voulu informer Marie des risques encourus par une trop grande confiance accordée à ses oncles Guise.
Si Jeanne passe d’un tribunal royal à un tribunal religieux avant d’être condamnée au bûcher, le jugement de Marie est encore plus radical puisque la reine d’Angleterre concentre maintenant tous les pouvoirs entre ses mains : elle est à la fois chef spirituel et temporel. Elle a donc un pouvoir absolu puisqu’en dernier ressort c’est elle qui signe la condamnation à mort.
Dès la nouvelle de la mort de Marie, la cour de France prit le deuil. Henri III organisa un service de requiem à Notre-Dame, au cours duquel un éloge funèbre fut prononcé par Renaud de Beaune « là même où, vingt-neuf ans plus tôt, l’infortunée princesse, dans tout l’éclat de sa jeunesse, avait épousé le dauphin François »46. Les pays catholiques se sont émus du sort de la reine d’Écosse sans inquiéter tant soit peu le pouvoir anglais : « Objectivement, les alliés de Marie Stuart – l’Espagne, le Pape, les Guise – étaient les ennemis du roi de France, dont les intérêts coïncidaient, au moins temporairement, avec ceux du gouvernement anglais »47. Cette dimension catholique de Marie, véritable raison de son supplice, ravivait l’opposition entre Henri III de France, sans héritier, et les Guise alors en pleine ascension vers le pouvoir. L’accumulation dans le texte de termes négatifs pour souligner l’événement rejoint les témoignages historiques dont l’oraison funèbre prononcée par Renaud de Beaune fut l’apothéose. La pompe déployée est inversement proportionnelle à la sincérité des Valois. La déstabilisation du pouvoir anglais que visait le Pape en promulguant une bulle d’excommunication à l’encontre de la reine Élisabeth, loin de l’intimider, a précipité l’exécution de Marie, seul personnage politique qui, aux yeux des Anglais, pouvait rassembler assez de partisans pour faire vaciller son trône. Quant à la France, elle a laissé décapiter une ancienne reine48 :
Mais que pouvait-il [Henri III] en pratique ? Il était ruiné, acculé à la défensive contre la Ligue, réduit à tenter en vain de s’entendre – lui, le roi très chrétien – avec le protestant Henri de Navarre pour sauver son trône. Une rupture avec l’Angleterre était impensable : c’eût été jouer le jeu des Guise, qui jetaient feu et flammes, avec leurs alliés espagnols, contre la Jézabel [Élisabeth] hérétique et meurtrière.49
La fin de Marie, comme celle de Jeanne, fut un soulagement pour la politique française qui pouvait alors profiter des largesses de l’Angleterre.
Comme l’éditeur du Petit Val le souligne dans son adresse « Au Lecteur » :
Lesquels [les Anglais] pour reparer leur fuite, qui avait tant de fois monstré le dos à la face de ceste Amazone masquée non d’un cache-nez50, mais d’un heaume, firent tourner visage à leur coüardise, sachant que son courage estoit bien libre dans les prisons de son servage : Mais que ses bras enchainez ne pourroyent executer la vengeance de ses desirs : dont la vie neantmoins menaçoit celles des adversaires […].
L’exécution de Marie, reine sacrée, est ressentie comme un meurtre et condamnée, non seulement par l’auteur et son éditeur mais aussi par une fraction de la noblesse. À l’issue des guerres civiles qui avaient secoué la France pendant quarante ans, Marie apparaît donc comme une figure prémonitoire de l’assassinat de ses oncles par Henri III et du roi lui-même, le tout au nom de luttes de pouvoir teintées de catholicisme. L’auteur attribue les mêmes caractéristiques aux deux femmes, Jeanne se distingue par sa jeunesse, sa vaillance, à l’époque sa sainteté n’est pas encore reconnue. La population oublie ses actes d’indépendance par rapport à la volonté royale, dont sa capture est une des conséquences. Marie, elle, est reine, son parcours matrimonial et ses erreurs de gouvernement sont occultés. Leurs exécutions sont des meurtres politiques au cours desquels Jeanne comme Marie se sont conduites en martyres. Leur attitude commune de défense du catholicisme fait d’elles des héroïnes.
La fusion entre la vie de ces deux femmes n’a pas pour objet de reporter sur Marie l’idéal de vertu acquis par Jeanne mais de montrer comment le rayonnement qu’elles ont eu, est perçu comme une menace pour le pouvoir, même lorsqu’elles sont emprisonnées.
Virey propose avant tout un schéma tragique dans lequel il fait se rencontrer la vie des deux femmes en taillant dans leur existence le patron qui lui convient pour dénoncer la récurrence des crimes d’État. L’Édit de Nantes (1598) n’a pas apaisé les esprits. Il est ressenti comme une menace qui pèse sur les hiérarchies religieuses. Ces exemples tendent donc à mettre en éveil l’opinion des contemporains de l’auteur sur les intentions du monarque et l’aspect versatile du pouvoir. Grâce à l’ambiguïté des situations décrites aux marges de la légende, Virey introduit, dans l’ombre de la Pucelle, des phases de la vie de Marie Stuart ; une victime de la politique menée par la Ligue, Henri III et l’Espagne. C’est aussi à lui que revient l’honneur de faire monter Marie sur le théâtre, en même temps qu’il rend à Jeanne le premier hommage dramatique normand, unissant ces deux femmes à travers les procès iniques qui ont scellé leur fin et les ont consacrées héroïnes nationales.