Jeanne d’Arc (1412-1431) est une figure historique particulière dans l’Histoire de France. Elle est ordinairement représentée comme une simple fille du village de Domrémy, intervenant au cours de la dernière crise de la Guerre de Cent Ans, sous l’injonction de voix mystérieuses, pour sacrer Charles VII, roi de France, contre les prétentions anglaises. Cristallisation d’un idéal patriotique et catholique au cœur de la fille aînée de l’Église, elle est béatifiée en 1909, puis canonisée en 19201. Son extraordinaire parcours inspire très tôt la littérature qui contribue ainsi à l’élaboration de la figure héroïque et à sa renommée. Le Ditié de Jeanne d’arc, en 1429, écrit par Christine de Pisan, cité dans le roman de Max Gallo, la célèbre dès le début des exploits et des miracles2. Si l’époque classique estompe son souvenir, si le siècle des Lumières, sous la plume de Voltaire, utilise son existence dans un objectif burlesque, le romantisme, intéressé par l’Histoire et particulièrement par le moyen âge, en retrouve les traces historiques et miraculeuses. Jules Michelet dans le tome V de l’Histoire de France fait de Jeanne une incarnation de la France3. Aujourd’hui, après Charles Péguy, Paul Claudel, et alors que le personnage est entré au cinéma, il n’est pas étonnant que Max Gallo s’inspire à son tour de la Pucelle, pour rédiger un roman intitulé Jeanne d’Arc, jeune fille de France brûlée vive4.
Agrégé d’histoire et docteur en lettres, l’écrivain et homme politique, né en 1932, mène une carrière d’historien, d’essayiste et de romancier qui lui a valu d’entrer en 2007 à l’Académie Française. Auteur de nombreux ouvrages, d’abord sous le pseudonyme de Max Laugham pour les titres qu’il nomme lui-même de « politique-fiction », comme La Grande peur de 1989, il a publié, sous son nom propre, les biographies de personnages illustres de l’Histoire : il consacre une série de quatre volumes à Napoléon en 1997, une autre au Général De Gaulle en 19985. Plus récemment, il s’est intéressé à Louis XVI6. Cependant, pour présenter sa Jeanne d’Arc, il s’éloigne du genre codifié de la biographie pour investir celui du roman. Ce n’est pas la première fois qu’il rédige un « roman-Histoire » selon ses propres termes, mais ici, plus encore, la tension, entre l’histoire-fiction et l’Histoire, tentative d’analyse objective vis-à-vis des faits relatés, s’exacerbe. En effet, la vie de Jeanne s’intègre, par les événements mêmes qui l’ont jalonnée, à un univers merveilleux. Les voix qu’elle affirme entendre, les prophéties que les minutes du procès et les témoignages relatent, rapprochent sa biographie de l’écriture du conte. Faut-il considérer cette partie de l’Histoire de France comme appartenant à la légende ?
Le roman écrit par Max Gallo, Jeanne d’Arc, jeune fille de France brûlée vive, interroge le lecteur autour d’un personnage que le titre de l’ouvrage présente d’emblée dans sa complexité. La figure historique « Jeanne d’Arc » superpose l’humanité de la « jeune fille » et l’image de la sainte ou de la sorcière « brûlée vive ». L’originalité de Max Gallo consiste dans son refus d’adhérer à l’affirmation de Jules Michelet en conclusion de sa Jeanne d’Arc publiée en 1841 : « Que l’esprit romanesque y touche s’il ose ; la poésie ne le fera jamais. Eh ! Que saurait-elle ajouter ?... ». L’académicien a osé, et, dialoguant avec l’auteur romantique, propose une vie de Jeanne à travers le prisme du romanesque. Or, la vraie difficulté de l’historien face à l’aventure johannique consiste justement en ce que Philippe Contamine appelle « Le problème de sa crédibilité […] de notre point de vue rationnel et désenchanté »7. Voltaire y avait répondu dans le poème épique La Pucelle d’Orléans par le sarcasme et le burlesque au profit de la satire religieuse et de celle du pouvoir. Max Gallo paraît trouver dans la fiction les outils qui, entre merveille et histoire, entre mensonge romanesque et vérité historique, résolvent le problème de la distanciation nécessaire à l’historien. Par le biais de la diégèse, nous assistons alors à l’avènement d’une figure doublement héroïque. L’écrivain nous propose d’abord, à la suite de Jules Michelet, l’image qu’imposent un imaginaire collectif depuis les derniers temps de la Guerre de Cent Ans, et une histoire religieuse qui font de Jeanne, la Pucelle d’Orléans, une sainte, devenue seconde patronne de France en 1922. Parallèlement, se souvenant peut-être de sa lecture de La Pucelle d’Orléans écrite par Voltaire, il dresse le portrait d’une héroïne qui, dans toute son exceptionnelle humanité, surplombe le commun des mortels, illustration de ce qui permet à partir de la réflexion de Friedrich Nietzsche de faire du saint homme, par sa valeur, un surhomme8.
« Et j’ai décidé de tenir la chronique de sa vie »9
Le cadre romanesque témoigne du peu de liberté que l’écrivain s’est autorisé par rapport au contexte historique. Les grandes étapes de la Guerre de Cent Ans au XV ͤ siècle sont présentées, et elles l’étaient déjà chez ses prédécesseurs. La première partie du roman s’ouvre sur la bataille d’Azincourt, massacre de la noblesse de France écrasée par les troupes anglaises d’Henri V, rappelle l’assassinat de Jean Sans Peur en 1419, le traité de Troyes en 1420, ou la folie de Charles VI, événements appartenant à l’Histoire, qui justifient la guerre civile opposant les Bourguignons, parti des Anglais, aux Armagnacs, fidèles à un roi français10. La France, coupée en deux, est au plus mal, le dauphin ne gouverne que ce qu’on appelle le royaume de Bourges, la France Bourguignonne va de la Bourgogne à la Flandre, les Anglais occupent la Normandie jusqu’à la région parisienne. Pour venir à bout des positions françaises, ils ont franchi la Loire et siègent devant Orléans11. C’est en historien que l’auteur rend compte des enjeux politiques de cette lutte pour la succession du trône de France, mais, parallèlement, il crée une ambiance qui éclaire le lecteur de l’intérieur du texte. En effet, la narration est un long récit rétrospectif des souvenirs d’un jeune chevalier, compagnon de Jeanne d’Arc. C’est à partir de son expérience que l’histoire de la Pucelle est transmise. De fait, le lecteur plonge dans des villes animées comme Chinon, au sein des batailles, au cœur de cette fin de moyen âge, aidé en cela par le style de l’auteur qui s’attache à rendre celui des écrits médiévaux12. La langue utilisée par les personnages se veut représentative du moyen français, le rythme romanesque ne refuse pas les redondances et répétitions, comme si, dit à haute voix, il marquait ses éventuelles interruptions. L’intérêt consiste bien sûr en l’intégration, dans le roman, des lettres et des propos de Jeanne tels qu’ils ont été tirés des textes du procès sans trop de heurts13. Mais, plus encore, ces procédés installent une illusion : le lecteur ressent le désespoir de cette France meurtrie à l’aube du XV ͤ siècle, partage les émotions de ceux qui combattent pour elle. Il attend auprès d’eux le sauveur de cette France déchue et foulée au pied, ce que souligne clairement l’évocation, dans la fiction, du Quadrilogue invectif d’Alain Chartier :
Je [Guillaume de Monthuy] lisais le poète rhétoriqueur Alain Chartier […]. Il exaltait la Dame France, et évoquait ses malheurs, ses beaux vêtements froissés et déchirés, sa couronne d’or prête à tomber. Elle s’adressait à ses enfants. Noblesse, clergé, Tiers état, elle leur reprochait leur ingratitude, elle les incitait à « l’amour naturel du pays » […] [Robert de Baudricourt] entendait comme moi la voix de l’âme française.14
L’état pathétique de l’allégorie de la Nation à venir, ses dignes reproches, contrastent avec la barbarie des Anglais, « les femmes convaincues d’avoir ravitaillé [les partisans du Dauphin] étaient enterrées vivantes », et obligent le lecteur, ici représenté par Guillaume et Robert, à l’élan patriote15.
La composition du roman contribue également à cet effet en créant un horizon d’attente particulier. L’ouverture proleptique du roman, par le récit du martyre et de la souffrance de Jeanne au bûcher, méprisée, éprouve celui qui lit. Max Gallo se souvient de l’introduction de Jeanne d’Arc de Jules Michelet : « telle est la force de cette histoire, telle sa tyrannie sur le cœur, sa puissance pour arracher les larmes »16. Il mêle les outils romanesques aux faits historiques pour mieux « arracher les larmes » et placer son lecteur, par le biais de l’émotion, au cœur du parti armagnac, aux côtés de la Pucelle.
En effet, c’est à travers la subjectivité d’un regard que se révèle l’épopée johannique. Puisant chez Jules Michelet, « un gentilhomme se sentit aussi toucher et déclara qu’il suivrait cette sainte fille », le romancier choisit un narrateur homodiégétique, utilisant une focalisation interne17. Ainsi, si l’historien ne légitime pas vraiment la prise de position contre le camp bourguignon et anglais, celle-ci existe tout au long du roman grâce à la participation aux événements du jeune Guillaume dont ce sont les ennemis : « Godons », « loups », « Ils rompaient avec toutes les règles de la chevalerie », « chiens des Anglais », « Français reniés »18. C’est finalement un récit biographique que propose Max Gallo. Le parcours de Guillaume de Monthuy, depuis l’adoubement à quinze ans jusqu’à la fin de la carrière d’homme d’armes, à cinquante-six ans, double l’aventure de Jeanne dont il devient l’écuyer. Racontant son histoire, il témoigne alors de la personnalité et des actions de « la fille du laboureur ». La scène de première rencontre laisse dans l’âme du jeune homme un souvenir indélébile19. Il la connaît bien, et avoue que parfois, il éprouve les mêmes sentiments, partage les mêmes douleurs, les mêmes pensées. Il admire « cette pure jeune fille » dont les exploits sont ceux d’une guerrière et, surtout, prend en charge le récit des miracles en homme du temps. De fait, le récit entrepris à la première personne du singulier, s’il implique le lecteur et rend la narration plus vivante, permet aussi au narrateur d’exercer une fonction testimoniale. Ce qui est vu ou entendu gagne alors en vraisemblance. Pourtant, Max Gallo ne se détourne pas de la distance nécessaire de l’historien vis-à-vis des faits qu’il relate. Les interrogations, nombreuses, de Guillaume, l’expression d’un doute parfois, relaient cette volonté de distanciation. Par ailleurs, l’intime lien qui l’attache à la Pucelle et son âge au début du roman font de la parole de Guillaume une parole orientée que pourrait chercher à mettre en doute le lecteur. Ce que réalisait Voltaire, au nom de la raison, en utilisant le sarcasme afin de dégrader l’explication religieuse du comportement de Jeanne. Cependant, dans Jeanne d’Arc, jeune fille de France brûlée vive, le choix de l’instance narrative permet en définitive de dépasser le problème de la crédibilité de cette histoire sans la déconsidérer, justement parce qu’elle est vue et racontée par un compagnon de la Pucelle, sûr de sa foi et de son droit. Seules les épigraphes des différentes parties de l’œuvre attestent de l’historicité du récit des prodiges ou des faits. Max Gallo rédige d’abord une fiction et non pas un essai, comme le montre l’absence de notes qui indiqueraient, dans la trame narrative, les sources historiques au lecteur ignorant, il interroge finalement moins le fait historique que les valeurs que celui-ci supporte. L’écriture romanesque autorise l’auteur à installer un mythe difficilement justifiable d’un point de vue rationnel, et par conséquent, à mieux en transmettre le message.
« La Pucelle est de Dieu »20
L’écriture construit en effet une figure mythique que le lecteur connaît bien sans toutefois toujours l’accréditer.
Max Gallo, écrivant sa Jeanne d’Arc, reprend le mode traditionnel de présentation du héros aristocratique, figure initiée par les mythes antiques et retrouvée dans la Bible, dont l’exception se lit à travers une structure narrative marquée par les étapes d’un chemin de vie : généalogie, enfance/éducation, exploits, mort21. Les héros homériques de l’Iliade, ou Moïse dans l’Exode répondent à ce schéma qui alimente également la littérature afin de désigner les hommes fabuleux au destin exceptionnel y compris sur un mode parodique : Rabelais ne présente pas autrement ses géants Gargantua ou Pantagruel22. Ainsi, Jeanne, fille d’un notable du pays et d’Isabelle, dite Romée en souvenir d’un pèlerinage, grandit dans un milieu proposé d’emblée comme favorable à un avenir hors du commun : la fonction du père autorise la compréhension des difficultés politiques et militaires de l’époque par la jeune fille, la piété de la mère double celle de Jeanne et renvoie à l’élection divine23. Max Gallo légitime de fait non seulement l’inscription de Jeanne dans le temps de l’Histoire, les éléments sont vérifiables et d’autres historiens y souscrivent, mais aussi, il indique comme possible dans la narration, le caractère extraordinaire du personnage, et « fabrique » une héroïne. À ce titre, au début du roman, à l’issue de la « folie » d’Azincourt, Guillaume affirme une exception johannique visible dès l’enfance, « elle me consolait comme on le fait afin d’effacer la tristesse et le désespoir, alors qu’en ce mois de novembre 1415, elle n’était âgée que de trois ans », élection confirmée par l’épisode des voix entendues à treize ans24.
Mais quand Jeanne, [...] cette Jeanne dont tous les habitants de Domrémy disaient qu’elle était bonne et chaste, de comportement honnête et pieuse plus que tout autre jeune fille, quand Jeanne raconta que l’archange saint Michel, que sainte Marguerite et sainte Catherine s’étaient adressées à elle. Je la crus. […]
Et je crois Jeanne parce qu’elle a marché vers le bûcher, prête, comme les saintes Marguerite et Catherine, à sacrifier sa vie plutôt que de renoncer à sa vérité.25
L’adjectif possessif « sa vérité » indique que cette croyance n’implique que le narrateur ; cependant, le passage montre clairement que Jeanne n’appartient pas au commun, sa piété et sa mort la font entrer dans la catégorie des hommes d’exception, héros ou saints, « deux figures [qui] peuvent se nourrir l’une l’autre »26. Si Jules Michelet atténuait l’originalité du personnage en insistant sur les raisons sociales, politiques et militaires de ses succès, Max Gallo, au contraire, l’exacerbe : c’est le lien qui unit la jeune fille à Dieu qui permet à celle-ci de trouver la force de refuser un mariage devant une cour de justice et contre les volontés parentales, comme de défier les seigneurs de guerre27. De même, si la spiritualité du moyen âge favorise les inspirés, le roman dans l’ensemble présente ces illuminés comme des usurpateurs ; seule Jeanne fait figure de mystique au même titre que sainte Thérèse.
C’était devoir des rois d’entendre les prophéties et celui des saints de parler aux rois.
Et si l’on découvrait qu’il s’agissait non de saintes mais de sorcières, de menteresses, on pouvait les livrer au tribunal de l’Inquisition qui les condamnait à être brûlées vives [...]. Je ne doutais pas de la Pucelle.28
Le texte construit alors un portrait orienté de la Pucelle. Son destin répond à des annonces miraculeuses : la prophétie de Merlin répétée dans le texte, la prière de Bertrand de Poulengy, le trouble des parents devant une fille qui ne fait que prier et communier, qui parle comme une exaltée, « comme une prophétesse »29. Jules Michelet rapprochait Jeanne de Saint François d’Assises, Voltaire, malgré la dérision, la place à la suite d’une lignée de femmes bibliques évocatrices ; Max Gallo, par l’intermédiaire du narrateur, reprend le procédé, jusqu’à l’analogie avec la première patronne de France : le texte insiste sur la virginité de la jeune fille au « pennon sur lequel était l’image de Notre-Dame recevant le salut de l’ange »30.
En outre, le rappel de la vie des saintes à l’origine des Voix souligne dans le corps romanesque, par la mise en abyme, la sainteté de l’entreprise johannique : Sainte Marguerite, brûlée vive, Sainte Catherine, « la glorieuse, la guérisseuse, la libératrice et la martyre »31. Le lecteur ne s’étonne plus des merveilles ou alors à hauteur de la surprise exprimée par Guillaume. La découverte de l’épée sainte, la reconnaissance du roi au milieu de sa cour, les prophéties que Jeanne réalise sur sa mission, « je ne durerai qu’un an », constituent des merveilles que Max Gallo reprend des sources antérieures, mais ici, la narration les présente comme vraisemblables32. Faire de Jeanne une hallucinée, même sincère, malgré les doutes qu’exprime parfois Guillaume, reste hors de propos dans la trame narrative, le narrateur y renonce d’ailleurs bien vite, convaincu qu’il est de la mission divine portée par celle dont il fut le compagnon d’armes : « je sais maintenant qu’elle entendait chaque jour ses voix célestes »33. Les merveilles deviennent autant de signes de l’élection de Jeanne. Tout ce qui pourrait entacher l’aura du personnage se trouve balayé par le récit, seuls subsistent à la lumière, jusqu’à la dernière page du roman, les éléments qui démontrent le caractère divin des intentions :« nous sommes tous perdus car c’est une bonne et sainte personne qui a été brûlée »34. Tout s’écrit pour que, finalement, le lecteur ait, lui aussi, envie d’y croire.
Pour renforcer cette caractéristique de la Pucelle, à la suite de Jules Michelet, puisqu’elle sauve au nom de Dieu la France, Max Gallo rappelle la figure christique35. Tout d’abord, l’épisode du cerf dénonçant les Anglais « dans le désert de Beauce » existe dans le texte de Michelet où il est cependant qualifié de « chose étrange qui peint et l’état du pays et cette guerre toute fortuite », Max Gallo le reprend en accentuant la symbolique religieuse de l’animal réputé détruire les serpents grâce aux paroles de Jeanne rapportées directement : « Dieu nous les envoie pour que nous les punissions »36. L’analogie entre la volonté de Dieu et celle de Jeanne se trouve alors renforcée. Par ailleurs, si Voltaire les transforme en bêtise, parodiant La Fontaine par les mots : « Jeanne étonnée, ouvrant un large bec », Jules Michelet insiste, tout au long de son ouvrage, sur la candeur et l’innocence de Jeanne d’Arc, qualités que restitue Max Gallo à travers la répétition d’épithètes presque homériques (« bonne, simple, sincère », « bonne, humble, et douce fille »), et la mise en avant de sa virginité37. Elle est pure et jamais elle ne portera atteinte à une vie humaine. Pleine de compassion, elle pleure sur les cadavres des deux camps, elle ressent la grande souffrance du peuple, elle ne songe qu’à délivrer38. Les attributs johanniques sont ceux du Christ. Jules Michelet éclaire son martyre en suggérant qu’au moment de son dernier souffle une colombe est sortie de sa bouche, Max Gallo répond en évoquant « les entrailles et le cœur que les flammes n’ont pu réduire »39. Les résurrections qu’elle accomplit, malgré elle, sont traitées comme véridiques dans le roman : « J’ai vu », dit Guillaume, le verbe est éloquent40. L’écrivain paraît utiliser et le fonds historique et le fonds des procès de béatification puis de canonisation, afin de renforcer l’analogie entre la fille de Dieu et le fils de Dieu, sous couvert évidemment de la croyance de son narrateur. Il en fait littéralement un guide, du troupeau du village d’abord, or ce point est déjà contesté par Jules Michelet, puis des hommes41. Il met également en lumière, par la répétition qu’en fait Guillaume, les couleurs de Jeanne dont la symbolique renforce le message de son étendard. L’armure est blanche comme la lumière qui émane de son visage, « nimbée d’une grande clarté », contrastant avec le noir de ceux qui l’entourent, tandis que la robe qu’elle porte auparavant, certes délavée et rapiécée – le Christ est pauvre, le royaume de Dieu appartient aux plus humbles – est rouge42. Cette association renvoie aux vertus théologales de la foi et de la charité. Mais si le blanc est la couleur du Christ transfiguré sur le Mont Tabor, le rouge incarne aussi la vie, le sang qui coule à l’extérieur des corps, la violence et la guerre, et rappelle sinon l’humanité du Christ, du moins l’humanité de « la fille du laboureur »43.
« Qui m’aime, me suive »44
En effet, la croyance en la sainteté de l’entreprise johannique dépend de la foi de ceux qui l’établissent. La figure mystique et mythique appartient à la chrétienté et au désir humain d’y voir un signe de la préoccupation de Dieu envers ses créatures pour autant qu’elles soient françaises : « Je n’ai jamais vu sang de Français que mes cheveux ne se dressent sur ma tête, dit [Jeanne] »45. Les auteurs n’en sont pas dupes, y compris Michelet qui pourtant au fur et à mesure de son étude se plaît à renforcer l’idée de la sainteté de la Pucelle. Voltaire, rédigeant La Pucelle d’Orléans sur le mode de la parodie épique voire blasphématoire, discrédite la merveille des actions de Jeanne par l’écriture des corps et du désir amoureux qui projette en définitive la sainteté de l’épopée johannique dans le domaine de l’imaginaire et du mythe. La figure historique est bien une figure humaine pour l’auteur des Lumières. Sans aller aussi loin, Max Gallo souligne cependant l’improbabilité de l’origine divine des actions de la guerrière : « on se persuada que c’était gage de victoire, signe du ciel »46. Son roman met aussi en valeur les caractéristiques humaines de son personnage. Comme tout un chacun, Jeanne boit et mange, doute, craint, souffre, pleure. La palette des émotions de l’homme s’exprime à travers elle. Elle ressent la fatigue de la route, celle des combats, est blessée, quelquefois hésite47. De fait, tandis que Jules Michelet insiste davantage sur « l’âme chrétienne » de « cette chaste et sainte fille », Max Gallo montre l’ambivalence du personnage de manière plus évidente48. En effet, cependant que Guillaume de Monthuy reprend le propos du premier, « la sainte devenait capitaine », son observation constante de la personnalité de Jeanne révèle plus fréquemment l’alternance des démonstrations de bienveillance et des réactions colériques de la guerrière49. Cela témoigne sans doute de l’intention de Max Gallo d’humaniser davantage son personnage dans le but de le rendre plus vraisemblable, en inscrivant celui-ci plus sûrement dans la communauté humaine. Si son attitude est changeante, si Jeanne alterne enthousiasme et désespoir, assurance et effroi, c’est parce qu’elle possède les faiblesses de l’homme. Toutefois, cela tient aussi à l’écriture de la fresque épique, qui plus que l’analyse historique réclame un récit d’actions rédigé selon un code. Selon Philippe Sellier, « l’agrandissement épique est une nécessité imposée par le « modèle », mais les suggestions de celui-ci conduisent à maintenir la réalité simplement humaine du héros », afin de favoriser l’identification de l’auditoire au personnage héroïque : « nous oublions un moment nos limites pour célébrer secrètement une force dont nous rêvons qu’elle est la nôtre » ; or c’est bien ce qui est à l’œuvre dans la Jeanne d’Arc de Max Gallo50.
Jeanne reste une exception au sens où les différents auteurs mettent en évidence le contraste qui existe entre la jeune fille et son entourage. Elle est d’abord une victime politique facilement manipulée par ignorance de la diplomatie et des ambitions personnelles, mais, en même temps, elle domine ceux qui se servent d’elle, tout d’abord par son intelligence, alors que les autres ne montrent que « sottise », ensuite par son intégrité, sa compassion et sa bonté dans une époque marquée par la cruauté et l’oubli des règles chevaleresques, enfin parce qu’elle incarne la justice alors qu’on la lui refuse51. Seulement, si Jules Michelet trouve l’origine de l’audace de la jeune fille dans la dimension romanesque d’une enfance en terre de légendes, et souligne que « Malgré tout son héroïsme, c’était une femme pourtant », Max Gallo, à la suite de Voltaire, utilise la féminité de la Pucelle afin d’accentuer son caractère extraordinaire52. Résistant aux préjugés et à la jalousie, elle décide seule de prendre le commandement des troupes. Devenue « femme d’armes », « femme de guerre », « guerrière », elle apparaît aux yeux de Guillaume « fièrement campée », capable de décision et d’autorité même devant les plus grands, elle convertit ses hommes au respect des lois divines, elle refuse d’appeler Charles VII autrement que Dauphin tant qu’il ne sera pas sacré53. La narration met en valeur sa détermination, soit en s’appuyant sur l’histoire, soit en souscrivant au modèle héroïque que Philippe Sellier définit à partir des textes épiques : solarité et occultation premières du personnage, puis signe de l’héroïsme au cours d’épreuves qui correspond à l’acte de naissance de la figure.. La description de Jeanne répond bien, dans le roman de Max Gallo, à ce schéma. La jeune fille manifeste les caractéristiques empruntées au soleil qui la distinguent : Jeanne possède des « yeux si clairs que je n’avais pu soutenir leur éclat »54. Elle est une figure lumineuse dont le parcours suit une aurore, acte de naissance de la guerrière, un zénith, le couronnement du roi de France, un crépuscule, l’emprisonnement et le bûcher. Son enfance obscure, qui correspond à la nécessaire période initiale de la vie cachée du héros précédant son avènement, elle est fille du peuple et normalement destinée à l’anonymat, est ponctuée de présages comme le rêve de son père qui la voit entourée d’hommes d’armes. Max Gallo reprend alors un signe des textes-sources pour amener le personnage à la lumière, la reconnaissance du roi, mais il insiste aussi sur le choix de l’épée : « l’épée de Charles Martel, vainqueur des Infidèles […] qu’elle avait vue en songe »55. Forte de cet héritage, échappant au commun, elle délivre Orléans, fait sacrer le roi à Reims, autant d’épreuves qui marquent sa carrière d’héroïne.
Le traitement épique des actions de Jeanne trahit l’intention de l’auteur. L’intérêt du romantisme pour la figure de la Pucelle s’explique par la similitude qui existe entre elle et le héros défini par le mouvement : elle échappe à la médiocrité de sa société, marquée finalement par la solitude, abandonnée de ceux qui l’avaient soutenue, conduite, contre toute logique, mais au nom d’intérêts particuliers, au bûcher56. Pourtant, ce n’est pas l’image que va conserver le romancier. S’il ne peut se départir des faits historiques, il inclut le compagnonnage héroïque nécessaire à l’épopée. Ainsi, la force de la jeune fille éclate, parce que Guillaume emporte le lecteur dans le tourbillon de la force johannique, subjugué par la capacité de cette « fille de labour » à entraîner les hommes d’armes ou les foules.
Il y eut vingt assauts. Et les routiers étaient économes de leur vie.
Ils avaient vu tant de guerres et tant de cadavres qu’ils ne s’exposaient pas, et c’était Jeanne qui offrait sa poitrine aux flèches et aux traits anglais.
Et elle criait, quand les hommes refluaient :
« Ayez bon cœur, ne vous retirez pas. Vous aurez la bastille de bref. »57
C’est la valeur individuelle et son impact sur la foule que dit avant tout le texte romanesque, écrivant une position de sujet agissant et son impact sur un monde. Max Gallo offre une image exemplaire de Jeanne qui, à la différence de tous ses compagnons, poursuit son objectif, dût-elle le faire au sacrifice de sa vie, « pour le Roi du Ciel et le royaume de France »58. L’insistance sur la vassalité de Charles VII vis-à-vis de Dieu, la relation des oppositions de Jeanne au Conseil des hommes, l’hommage que lui rendent les combattants ou le peuple vont dans ce sens59. Affirmant sa liberté d’être, elle gagne une notoriété et une aptitude à l’action collective que n’ont pas d’autres héros ou héroïnes. À ce titre, Max Gallo reste silencieux à propos des autres guerrières du temps que rappelle pourtant l’historien du dix-neuvième siècle, et alors que Voltaire crée une héroïne anglaise, Judith de Rosamore60. Jeanne demeure incomparable par l’exercice d’une volonté implacable qui la condamnera à être brûlée vive. Elle réussit à imposer le roi français, presque malgré lui, à donner l’impulsion nécessaire aux armées et aux populations pour « bouter les Anglais hors de France », voire terminer la mission fixée par elle61. De fait, elle incarne l’espérance, et le terme se répète à l’envi dans les premières parties du livre, au point que son entourage ressent le besoin de croire en son retour dans la personne de Claude des Armoises, pour continuer : « J’avais tant besoin de l’espérance qu’elle représentait […] que j’écoutais tous ceux qui juraient l’avoir vue » avoue Guillaume62. Par conséquent, la figure historique reflète la « volonté de puissance » nietzschéenne. Plus qu’héroïque, elle intègre la notion d’homme fort : Jeanne entre en guerre comme par instinct (« [Le roi] n’aura secours si ce n’est de moi »), sans ressentiment, sans culpabilité, refuse de se soumettre à l’Eglise au profit de ses voix intérieures, accomplit sa geste tendue vers un but, « que se relève le royaume de France », et en dépit de toutes les règles inhérentes à sa condition : elle porte un habit d’homme qu’elle refuse de quitter puisqu’il est signe de ce qu’elle est63. Elle échappe alors à la condition commune. Guillaume ne s’y trompe pas lorsqu’il s’interroge : « Voulait-elle accomplir le destin premier d’une femme, prendre mari et devenir mère ? […] je ne croyais pas à ce destin paisible »64. Jeanne, « née de la guerre », ne peut trouver de raison d’exister qu’à travers elle ; renoncer au combat reviendrait à renoncer à elle-même65. Alors, elle est évidemment, et les mots closent le roman de Max Gallo, « symbole du patriotisme français », puisqu’elle signifie la résistance d’une volonté à une autre volonté, et rend compte d’une représentation d’un monde où la soumission à l’occupant n’existe pas66. En ce sens, Max Gallo propose dans son roman un modèle de ce qui, pour lui, constitue l’esprit français, mais pas seulement. Jeanne devient, en effet, au fil des pages, une incarnation de la Nation, ou de ce qu’elle devrait être selon l’auteur. Si Jules Michelet, en conclusion de son introduction, soulignait déjà : « Souvenons-nous, Français, que la patrie chez nous est née du cœur d’une femme, de sa tendresse et de ses larmes, du sang qu’elle a versé pour nous », le romancier dépasse l’allégorie67. Son héros n’appartient pas seulement au passé : il donne des valeurs d’avenir au lecteur d’aujourd’hui comme la foi en une nation française forte, l’opposition morale aux « Français reniés », la légitimation de la guerre pour la patrie. En construisant la figure héroïque dans son roman, Jeanne d’Arc, jeune fille de France brûlée vive, Max Gallo offre une nouvelle fois à son lectorat la possibilité d’être Fier d’être Français68. Cependant, ce faisant, il donne à son texte une orientation politique qui interroge le lecteur, le personnage de Jeanne d’Arc se voyant aujourd’hui revendiquée par les groupes nationalistes français. Certes, la conclusion du roman propose une fin morale à l’aventure johannique, « Et Jeanne avait été aussi brûlée vive parce que les hommes ne supportent pas, du fond de leur mauvaise foi, que la vérité et la pureté s’incarnent dans une vie », lignes qui invitent à une conduite exemplaire, mais l’ouvrage se clôt sur un propos plus subversif : « Et cette plaie saigne à jamais »69. De même, le post-scriptum rappelle que « le parlement français décida que qu’une fête nationale célébrerait, le deuxième dimanche de mai, la Pucelle d’Orléans, symbole du patriotisme français ». Il est alors possible de se demander dans quelle mesure, et avec quelle intention, l’auteur associe les valeurs illustrées par l’écriture romanesque : catholicisme, patriotisme, et la nécessité de la lutte pour défendre ces dernières. Le choix de la figure historique, loin d’être innocent, et celui de l’écriture romanesque qui autorise une subjectivité, conduisent en définitive à inscrire l’ouvrage dans une voie politique connotée. Donner à lire l’histoire de la Pucelle d’Orléans, sur ce modèle, c’est aussi ériger un emblème national et, par là, inviter le lecteur à un nationalisme actif.
« Quelle légende plus belle que cette incontestable histoire ? Mais il faut se garder bien d’en faire une légende », conclut Jules Michelet à la fin de son analyse sur Jeanne d’Arc70. Max Gallo ne propose pas une légende et s’il ne souscrit pas à lucidité historique réclamée par l’auteur romantique, c’est parce qu’il a fait le choix de la fiction. L’histoire de la Pucelle d’Orléans constitue un riche matériau littéraire, et tout l’art du romancier consiste à recréer, à partir des éléments historiques, une Histoire telle que jamais nous ne la connaîtrons, avec son frémissement, ses bruits, ses combats. Par la voix de Guillaume, l’écrivain échappe à l’aridité de l’analyse et permet au lecteur de mieux comprendre l’« épiphanie » johannique, corroborant ainsi les propos de Philippe Contamine : « Je ne pense pas que l’on puisse comprendre Jeanne d’Arc, si l’on oublie que le royaume de France était alors réputé le Saint Royaume de France »71. La naissance du personnage comme sa compréhension dépendent d’abord du fonds religieux qui avait cours en son temps, et en ce sens, l’écrivain fait œuvre d’historien. Cependant, la magie du roman tient à la vraisemblance que construit l’imaginaire autour des faits de la Pucelle. Jules Michelet était fasciné par l’opposition qui existait entre la pure Jeanne et la noirceur de son époque, Max Gallo adoptant le point de vue d’un homme de ce temps contraint le lecteur à éprouver la croyance en la Sainte. À l’opposé de l’écriture satirique de Voltaire, il met en lumière l’exception johannique par la force d’âme, l’exercice de la volonté, le don d’elle-même pour la France, son roi, son Dieu. Grâce à l’écriture, Jeanne gagne un statut d’héroïne. Elle est l’Espérance. Sorcière ou « Fille de Dieu » qu’importe, tout n’est qu’affaire d’interprétation, le lecteur reste libre de choisir ; la figure historique restera dans sa mémoire sous les traits de la merveille, qu’elle soit chrétienne ou humaine. C’est bien cela que vise Max Gallo en construisant, à partir des œuvres antérieures, une Pucelle qui est aussi, dans le roman, une illustration de la gloire nationale et de l’art de « boxer à la française », thèmes, qui, finalement, parcourent toute son œuvre72.