Parmi les nombreux auteurs qui ont remis au goût du jour le Moyen Âge durant la première moitié du XXe siècle (Barrès, Péguy, Benoit, Cocteau...), Louis Aragon est sans conteste un de ceux sur qui cet héritage du passé aura une influence des plus fortes et des plus durables. C’est surtout durant la Seconde Guerre mondiale que son œuvre sera marquée par « l’imaginaire médiéval [...] qui, s’il se construit progressivement dans la personne de l’auteur et de l’érudit, se divulgue, dans une lyrique brutalité, aux pires heures de la nation française »1.
Ainsi en 1940, Aragon, mobilisé, se retrouve au cœur de la « drôle de guerre » et devient le témoin de la débâcle des armées françaises. À l’heure de cette sinistre réminiscence d’Azincourt, le poète se retrouve près du village de Ribérac, terre natale du troubadour Arnaud Daniel, épisode qui inspire une réflexion sur l’importance du Moyen Âge et le rôle de la France2. Cette première convocation d’une grande figure historique en appellera de nombreuses autres et, par la suite, pour glorifier l’épisode tragique vécu par une France abattue mais finalement triomphante, Aragon puise dans les vicissitudes de la Guerre de Cent Ans les inspirations de son poème « Olivier Bachelin », publié en 1946 dans Le Nouveau Crève-cœur et évoquant la rébellion normande contre l’envahisseur anglais.
« Olivier Bachelin » se présente au lecteur comme un texte polyphonique, inauguré par un narrateur (en lequel on peut voir un porte-parole d’Aragon lui-même) qui donne ensuite la parole, par le biais de deux longues prosopopées, aux figures de Bachelin et de Jeanne d’Arc. Le choix du contexte n’est de loin pas anodin : ayant joué un rôle majeur dans le développement de l’identité nationale à la fois française et anglaise3, la Guerre de Cent Ans permet l’émergence de conceptions nouvelles parmi lesquelles se détache l’idée de « mourir pour la patrie », alors que ce concept était plus ou moins étranger à l’homme médiéval. Ainsi, « les croisés qui mouraient pour Dieu allaient au ciel, mais le chevalier mort à Crécy dans la violence pouvait se voir refuser la terre bénie du cimetière »4.
Cependant, dès le début du XVe siècle, la mort au combat connaît une valorisation progressive où l’héroïsme et le sens du devoir viennent transcender la cruauté des batailles. La défense du territoire national acquiert une authentique valeur spirituelle, apportant gratitude et louanges à celui qui tombe au champ d’honneur. Après la défaite d’Azincourt, le patriotisme connaît un élan sans pareil : Christine de Pisan qualifie les soldats morts de « martyrs de Dieu » et le juriste Jean de Terrevermeille évoque la sacralité du « corps mystique du royaume », tandis que se multiplient les appels au désintéressement et au sacrifice suprême5.
Toute cette ambiance d’exaltation nationale est donc parfaitement conforme au climat que souhaite décrire Aragon : un pays occupé par l’ennemi, des autorités parfois défaillantes ou corrompues, un fort sentiment d’identité et de résistance animant la population constituent autant de facteurs qui rapprochent la France de 1450 de celle des années 1940.
Le lecteur ne se sentira ainsi guère dépaysé et ne tardera pas à lier les figures historiques du poème à celles qui ont marqué de leur présence ou de leurs actes la Seconde Guerre mondiale. Mais magnifier l’image de Jeanne d’Arc après 1945 pouvait sembler un pari risqué. L’ensemble des références médiévales tombe en effet en désuétude, pour ne pas dire en disgrâce, durant les années qui suivent l’effondrement des fascismes. C’est l’heure de gloire des auteurs agnostiques ou athées, le triomphe de l’existentialisme. Mises à part de rares exceptions, la littérature délaisse totalement ce qui pourrait raviver les blessures encore vives d’une France meurtrie par une guerre à la fois mondiale et civile, durant laquelle Jeanne d’Arc, canonisée en 1920 et nommée sainte patronne secondaire de la France en 1922, aura été abondamment exploitée.
Des remous suscités par les doutes d’Anatole France sur certains aspects de la biographie de Jeanne d’Arc jusqu’au fameux duel opposant Paul Déroulède à Jean Jaurès, cet usage politique et polémique n’est pas nouveau : depuis la fin du XIXe siècle, de nombreux mouvements, aussi bien de gauche que de droite, ont vu dans celle que Michelet considérait comme une « sainte laïque » la quintessence de leurs valeurs. Déjà durant l’hiver 1908-1909, Jeanne avait été au cœur de l’affaire Thalamas, où l’Action Française avait manifesté à plusieurs reprises contre un professeur de la Sorbonne en estimant qu’il avait « tenu dans sa classe d’abominables propos sur le compte de Jeanne d’Arc [...], [qui] ne tendaient pas seulement à rejeter le caractère surnaturel de la mission de Jeanne, mais osaient aussi s’attaquer à sa moralité et dénigrer son rôle national »6.
Bien des années plus tard, les milieux de la collaboration ne se priveront pas non plus de s’approprier cette icône à maintes occasions. Les francistes de Marcel Bucard, tout comme le P.P.F. (Parti Populaire français) de Jacques Doriot, associeront ainsi dans un même culte Jeanne d’Arc et les Communards7, tandis que le gouvernement de Vichy élaborera une affiche anglophobe montrant la Pucelle au bûcher, au-dessus de Rouen bombardé et avec le commentaire suivant : « Les assassins reviennent toujours sur les lieux de leur crime »8.
Le Parti Communiste aura quant à lui une attitude ambiguë vis-à-vis de la sainte. Charles Tillon, résistant de la première heure, ancien ministre, et comptant parmi les fondateurs des F.T.P., ne manquera pas de stigmatiser avec ironie la récupération à la fois gaulliste et pétainiste du mythe de la Pucelle :
Si l’humour de l’Histoire veut que le nom de Wavrin [chef du B.C.R.A.] évoque celui du Bourguignon Jean de Wavrin, au service des Anglais au temps où ceux-ci faisaient feu de tout bois pour brûler Jeanne d’Arc, Passy et ses lieutenants ne manqueront pas de prendre à leur compte la mystique de Jeanne d’Arc recréée par de Gaulle. Les voix que nous entendons, l’armure qui se forge autour de l’étendard à croix de Lorraine, les pieuses évocations, tout nous rapporte à la sainte légende.
L’Église officielle restant encore cette fois du côté de l’envahisseur en même temps que de la cour du Maréchal […]. L’évêque de Nîmes, Monseigneur Gerbeau [déclare] le 24 janvier 1941 : « C’est la main qui lui donna Jeanne d’Arc qui a donné à la France ce grand politique et ce grand chef. Il est l’homme de la Providence ».9
Ces quelques exemples suffisent à montrer l’âpreté des combats idéologiques qui se sont livrés autour de certaines figures du passé et justifieraient sans aucun doute leur abandon, ou du moins leur oubli provisoire par un auteur aussi proche du Parti Communiste que le fut Louis Aragon. Or, c’est bel et bien sous sa plume que nous retrouvons, peu de temps après la guerre, des symboles qui ne furent nullement négligés par des familles politiques radicalement opposées à la sienne. Comment expliquer ce paradoxe apparent ? Pour répondre à cette question, il est nécessaire de comprendre le rapport complexe d’Aragon avec le Moyen Âge.
En effet, contrairement aux milieux réactionnaires qui le voyaient comme l’incarnation d’un ordre ancien et regretté, il le considère plutôt comme une période de pureté, d’innovation et de progressisme, et manifeste à son égard un attachement dévoué :
Pour parler ainsi du Moyen Âge, pour le magnifier en tant que creuset et que terreau, il faut certes en avoir une connaissance, mais il faut aussi savoir le lire et l’aimer, à l’image de certains médiévistes de la fin du XIXe siècle ou du début du XXe [...]. Le Moyen Âge est analysé certes, mais avec un enthousiasme non dissimulé. Il sert d’ancrage pour la prise de conscience de la nation.10
Cette approche ne le mettra cependant pas à l’abri des critiques venant de puristes comme Benjamin Péret, qui s’emporte contre les « abstractions sacralisées [qui] encombrent la poésie de la Résistance » et va même jusqu’à reprocher à Aragon le simple usage du mot « France », révélateur selon lui d’un nationalisme étroit11.
« Qui se souvient de vous Olivier Bachelin ? » Cette question qui clôt la première strophe du poème consacré à ce mystérieux personnage mérite en effet d’être posée.
Car contrairement à Arnaud Daniel, « Olivier Bachelin » (ou Basselin selon Armand Gasté) semble avoir été largement oublié par la plupart des médiévistes ; on ne retrouve à son sujet qu’un opuscule obscur datant de la seconde moitié du XIXe siècle qui donne cependant nombre d’informations sur Olivier et ses compagnons12. Le sous-titre de l’ouvrage (Leur rôle pendant les guerres anglaises et leurs chansons) permet en outre de mieux comprendre pourquoi Aragon a jeté son dévolu sur cette nouvelle figure tutélaire.
Les rares éléments biographiques dont on dispose à son sujet le décrivent comme un « joyeux compagnon », natif de Vire et propriétaire d’un moulin à fouler13, ce qui fait de lui un personnage relativement opulent, ce type d’installation étant en principe la propriété d’un seigneur local. Aragon sous-entend cependant que ses activités professionnelles étaient passablement négligées (« oublieux de fouler les draps à mon moulin »14) et qu’il passait la majeure partie de son temps à composer des chansons ou à soulever les habitants contre les Anglais. Bachelin était en effet l’inventeur d’une forme particulière de chant appelé Vaudevires, tenant à la fois de la chanson à boire et du refrain patriotique, ce qui devait sans doute lui valoir l’hostilité des occupants. Le texte de Gasté comporte malgré tout quelques zones d’ombre, comme lorsqu’il évoque une éventuelle mise en curatelle du héros, et il reste en outre fort vague sur les autres « chansonniers patriotes » qui devaient probablement l’entourer.
Toujours selon son biographe, Olivier trouva la mort à la bataille de Formigny en 1450. Cette mention mérite d’être analysée de manière un plus détaillée. L’épisode se situe en effet à la fin de l’occupation anglaise en Normandie, à l’heure où beaucoup de villes capitulent devant les armées de Charles VII. Rouen est ainsi évacuée le 29 octobre 1449, suivie de près par Harfleur et Honfleur. Mais le 15 mars 1450, les troupes de Sir Thomas Kyriel débarquent à Cherbourg, avec la ferme intention de porter secours aux armées de Somerset repliées à Caen. Un mois plus tard, Kyriel et ses hommes, qui se trouvent au village de Formigny, sont attaqués par le comte de Clermont. En plein cœur de la bataille, des renforts bretons arrivent par le sud, sur une « colline près d’un moulin » (peut-être celui de Bachelin). L’artillerie française et ses fameuses couleuvrines parviennent à contrer les archers gallois tant redoutés par le passé et infligent alors une sévère défaite à l’envahisseur, bientôt acculé à Formigny et promptement massacré15.
Cette victoire française sonne le glas des ambitions anglaises sur la Normandie et devient dès lors un symbole de résistance acharnée. Georges Minois mentionne en outre un détail particulièrement intéressant, signalé par quelques chroniqueurs : vers la fin de la bataille, de nombreux paysans seraient intervenus, achevant les chevaliers à terre16.
Formigny fut donc une bataille impliquant non pas exclusivement des soldats de profession, mais aussi de simples civils, que l’on pourrait, sans excès de langage, qualifier de « résistants ».
On constate alors que même si cette bataille n’est pas mentionnée de manière directe dans le poème d’Aragon, le contexte dans lequel Olivier Bachelin est censé avoir combattu ressemble considérablement à celui qu’a connu une partie de la Résistance durant la Seconde Guerre mondiale : littérature et chansons engagées, fin de l’occupation ennemie dans un climat de débâcle, participation à des escarmouches, etc.
Les similitudes entre Bachelin et la figure idéalisée du résistant sont multiples : meneur « d’insurrections qui éclatèrent en si grand nombre en Normandie vers la fin de l’occupation anglaise et qui ne furent réprimées que pour renaître plus tard avec plus d’énergie »17, il est aussi qualifié de « maître galant »18 et de « capitaine de compagnie », ce qui reflète d’indéniables qualités militaires.
À la tête d’une « sorte de chouannerie »19, il constitue un véritable maquis du bocage prêt à harceler les « Godons ». Plus étonnant encore, les qualificatifs de ces groupes armés sont déjà identiques à ceux que l’on retrouvera en 39-45 :
Les rois d’Angleterre, Henry V et Henry VI, multiplient les ordonnances contre ceux qu’ils appellent les brigands & font faire des perquisitions périodiques dans les villages pour constater si les habitants résident bien chez eux : les absents sont réputés brigands, traduisons « patriotes ».20
Ces quelques lignes et le mot « brigand » évoquent bien sûr les termes de « bandits » ou « terroristes » fréquemment utilisés par les autorités allemandes pour désigner les résistants, ainsi que les nombreuses perquisitions effectuées pour traquer les fugitifs ou les réfractaires au Service du Travail Obligatoire. Combattant traqué et martyr, Olivier Bachelin est donc pour Aragon l’icône parfaite de la Résistance, transcendant le temps et l’espace pour unir les patriotes dans un même esprit. C’est d’ailleurs des tréfonds d’un passé lointain qu’il est « réveillé » pour « d’autres ennemis portant d’autres emblèmes » (« Olivier Bachelin », p. 102). La croix gammée a en effet remplacé les lions d’Angleterre, mais l’héroïsme demeure intact et permet aux « fantômes anciens » de raviver la flamme éternelle du combat, du Plateau des Glières au Mont Mouchet.
La plupart des repères biographiques de Bachelin ont été en outre repris dans le poème afin de recréer l’ambiance de bonhomie et d’aventure qui semble avoir entouré l’épopée d’Olivier et de ses compagnons :
Nous arrivions le soir avec la veste blanche
Les filles apportaient pour nous les gobelets
On nous donnait à boire un peu de vin d’Arvanches
Les valets de labour chantaient nos virelais (p. 102)
On l’aura compris, tout est mis en œuvre pour illustrer le côté éminemment populaire et spontané de cette sédition. Les armes sont d’ailleurs totalement improvisées (branches, pierres, faux) et de nombreux termes renvoient au topos de la campagne. Si les rebelles se rassemblent autour d’un personnage charismatique qui était peut-être un noble ou un officier, leurs origines demeurent modestes (« Et les vilains fêtaient Olivier Bachelin », p. 103) ; Olivier lui-même est d’ailleurs plutôt dépeint comme un aimable vagabond, allant de « ville en ville avec [sa] vielle », que comme un chef de guerre.
Tout ceci concorde à magnifier la volonté simple et rustique du peuple qui contraste fortement avec l’attitude veule des puissants... Ces derniers sont en effet décrits avec peu d’égards : Charles ne fait que compter sur Jeanne « en son palais » (p. 103), les seigneurs tremblent au Mont-Saint-Michel, et le Roi finira par « faillir à ses enseignes » et désavouer « le parfum des lys » (p. 103).
Si ces images rappellent évidemment l’attitude du gouvernement français à l’heure de l’effondrement de 1940 ou durant les années de Vichy, il est cependant légitime de se demander si ce tableau manichéen reflète bel et bien une certaine réalité historique. Dans ses passages consacrés à la naissance du sentiment national, Minois nuance considérablement cette idée d’exaltation populaire :
Il semble bien qu’en France le « patriotisme » soit plutôt une attitude dictée par des exigences administratives, et diffusée d’en haut par la propagande royale, relayée par quelques intellectuels.
Le patriotisme n’est pas né dans le peuple. C’est un instrument dont les dirigeants découvrent alors le potentiel et qu’ils utilisent dans un but politique et militaire. Les écrits patriotiques de l’époque sont tous des écrits de propagande.21
Cette analyse historique n’est pas dépourvue de pertinence si on la déplace dans le contexte de la Seconde Guerre mondiale. Certes, on ne peut nier le patriotisme de la majorité des résistants, mais là aussi, les intrigues politiques ont quelquefois terni l’unité et la grandeur du combat ; il serait en fin de compte plus judicieux de parler de « résistances » que de « Résistance », tant ce terme sert à désigner des mouvements différents et parfois antagonistes. Rappelons ici que les Francs-Tireurs et Partisans (dont la section M.O.I.22 de Missak Manouchian fut honorée par Aragon dans un poème), organisés et unifiés dès le printemps 1942, constituaient le bras armé du Parti Communiste au sein de la Résistance et furent très fréquemment en conflit avec l’Armée Secrète (gaulliste)23.
Ainsi, le patriotisme pouvait, tout comme durant la Guerre de Cent Ans, recouvrir des significations fort différentes, voire contradictoires. Il est donc assez étonnant de constater qu’Aragon glorifie volontiers des symboles liés à une faction politique, en l'occurrence le gaullisme, que d’autres communistes jugeront avec passablement de sévérité.
Mais l’auteur d’« Olivier Bachelin » ne partage pas cette intransigeance et l’avait déjà prouvé en dédiant « La Rose et le Réséda » (publié en 1944 dans La Diane française) à Gabriel Péri et d’Estiennes d’Orves, ainsi qu’à Guy Môquet et Gilbert Drû. Le député du PCF, l’officier ancien membre de l’Action Française, le militant clandestin des Jeunesses Communistes et le responsable de la Jeunesse Étudiante Chrétienne se retrouvent ainsi unis sans discrimination dans un même amour pour la France. « Et leur sang rouge ruisselle / Même couleur, même éclat »24, soulignera d’ailleurs Aragon à la fin du poème pour marquer la parenté des fusillés martyrs au-delà des divisions idéologiques.
C’est en effet dans le sacrifice que se révèle toute la grandeur de la figure patriotique ; c’est là qu’elle rencontre une pureté qui l’exempte de tout jugement et la fait pénétrer de manière définitive dans la mémoire collective. Olivier Bachelin ne fait pas exception à la règle et contrairement à toute attente, sa mort ne survient pas comme une apothéose finale, mais est déjà annoncée dans le premier tiers du poème. Ce trépas prématuré ne nuit cependant en rien au développement du texte où les frontières entre la vie et la mort sont aussi floues que mouvantes.
D’après Armand Gasté, la mort du Bachelin historique fut ressentie avec douleur par ses compagnons, leur inspirant des vers aussi nostalgiques que vengeurs :
Hellas Ollivier Basselin,
N’orrons-nous point de vos nouvelles ?
Vous ont les Engloys mys à fin
[...]
Nous priron Dieu, de bon cueur fin,
Et la doulce Vierge Marie
Qu’il doint aux Engloys malle fin,
Dieu le Père fi les mauldye !25
Chez Aragon, la mort du poète-soldat n’a manifestement pas lieu à la bataille de Formigny : capturé par des soldats « sur la route [...] du côté de Saint-Lô », il est « laissé troué près d’un bois de bouleaux », sans doute trahi par la mélodie qu’égrenait sa vielle. Ces deux derniers détails méritent l’attention du lecteur car ils sont tous deux susceptibles de conserver leur pertinence dans un contexte moderne. La musique a en effet joué un rôle considérable dans la vie des résistants : du Chant des partisans à celui des Marais en passant par les versions parodiques de Maréchal nous voilà, combien de chansons subversives auraient risqué de conduire compositeurs et interprètes à la prison ou à la mort ? Vaux-de-Vire et autres « chansons de guerre contres les Anglais, ces oppresseurs de la Normandie »26 constituent donc les ancêtres honorables des hymnes de la Résistance, et c’est sans doute en chantant l’une de ses « villanelles » que Bachelin a attiré le courroux, ou du moins l’attention de l’ennemi. Quant au verbe « trouer », quelque peu inattendu à cet endroit, il permet d’évoquer de manière imagée aussi bien l’effet des flèches anglaises que celui des balles allemandes, tout en sous-entendant que l’exécution d’Olivier et de ses héritiers spirituels possède une dimension éminemment christique. À la fin du poème, Bachelin dormira d’ailleurs « les bras en croix ». Le peintre et affichiste Paul Colin n’a-t-il pas représenté, en 1944, une Marianne aux mains stigmatisées dans une œuvre intitulée Libération (visible au Musée des Arts décoratifs de Paris) ?
Si nous nous penchons sur la description du cadavre, nous constatons qu’elle est l’objet d’une attention toute particulière et d’un souci du détail frappant :
Olivier les corbeaux dans ses prunelles creuses
Vainement dévoraient ses rêves merveilleux
Le visage tourné vers le ciel des macreuses
La lumière y baignait l’absence de ses yeux (p. 103)
On aura reconnu ici l’allusion au fameux vers de la « Ballade des pendus », « Pies et corbeaux nous ont les yeux cavés », qui ajoute une touche quelque peu morbide au tableau ; là encore, Aragon reste fidèle à l’esprit du XVe siècle, profondément marqué par les danses macabres et fasciné par la « contemplation hypnotisée du cadavre ou plutôt du « transi », mort pourrissant et desséché tout à la fois, délivrant un témoignage et une leçon »27. Après la leçon de Ribérac, vient celle de Formigny et de son cadavre supplicié : malgré la cruauté du destin et l’horreur du faciès ravagé par la mort, l’idéal et la lumière demeurent, cette même lumière qui accompagnera aussi les fusillés de « L’Affiche rouge » (« Adieu la vie adieu la lumière et le vent [...] Un grand soleil d’hiver éclaire la colline »28).
Quant à l’image sinistre du corbeau, elle est adoucie par celle de la macreuse, oiseau marin vers lequel se porte le regard d’Olivier. Ainsi, pour lui comme pour Manouchian et ses compagnons, « la mort n’éblouit pas les yeux des partisans »29.
Le décès du modèle historique constitue certes un paroxysme tragique du poème, mais reflète également une conception particulière du patriotisme, où la victoire n’est pas une condition indispensable de la célébration.
Comme Roland ou Joseph Bara, le héros se contente d’accomplir son devoir ultime et ce quel qu’en soit le prix, sans aucune arrière-pensée, le détachement et la grandeur du geste l’emportant sur toute autre considération. Il n’est même pas nécessaire que l’action porte ses fruits : on ne sait finalement pas si Bachelin a, d’une manière ou d’une autre, contribué à la défaite des Anglais et aucun indice ne vient confirmer cette hypothèse. Sa bravoure suffit à le transfigurer et son attitude fière et provocatrice face à l’occupant vaut les faits d’armes les plus audacieux. D’ailleurs, cette exaltation très chevaleresque du beau geste et de l’action gratuite n’est pas dénuée de parfum réactionnaire et s’avère encore une fois assez éloignée des aspects pratiques et matérialistes du marxisme (les F.T.P.-M.O.I. de Manouchian furent un groupe d’action particulièrement efficace, responsable entre autre de l’assassinat du colonel allemand Julius Ritter). Faut-il en déduire qu’Aragon prend simplement ses distances avec l’orthodoxie du parti en chantant les mérites d’un martyr au sens quasi chrétien du terme ? Ou doit-on plutôt voir dans cet apparent défaitisme enluminé la marque d’une tradition qui fait primer le sang versé sur les conquêtes et glorifie l’humilité du sacrifice silencieux ? Cette seconde hypothèse s’impose si nous suivons les distinctions qu’établit Georges Minois entres les belligérants de la Guerre de Cent Ans :
Patriotisme pratique des Anglais, théorique et intellectuel des Français. Un pays plus vaste, aux limites plus floues, avec une grande diversité de langues et de coutume : cela explique le retard dans la diffusion du sentiment national [...]. Les Français ont eu besoin qu’on les persuade qu’ils forment un peuple ; puis l’occupation anglaise les a convaincus. [...] le patriotisme anglais s’est forgé dans la victoire, ce qui lui donne une teinte triomphaliste, voire arrogante ; il est sûr de lui. Le patriotisme français s’est forgé dans la défaite, c’est aussi pour cela qu’il a besoin de constructions intellectuelles pour se rassurer ; vaincu sur les champs de bataille mais vainqueur dans les joutes orales.30
Or, il se trouve que la situation durant la Seconde Guerre mondiale et au sortir de celle-ci est tout aussi grave pour l’unité française : déchiré entre collaborateurs et résistants, miné par la guerre civile, blessé par des drames terribles, le « peuple du désastre », pour reprendre l’expression de l’historien Henri Amouroux, a perdu en quatre ans la plupart de ses repères moraux. À l’heure de la victoire, la France sait pertinemment que les haines et les rancunes qui l’embrasent ne sont pas près de s’éteindre avec le seul silence des armes.
En choisissant la figure d’Olivier Bachelin pour illustrer ces temps troublés, Aragon montre au peuple la grandeur de ses défaites, la force de ses faiblesses. Il rend hommage à ces milliers d’anonymes torturés ou tués, mais aussi à ces hommes de lettres qui payèrent le prix de leur engagement, comme l’écrivain Jean Prévost (alias Capitaine Goderville dans la Résistance), tué par les Allemands lors des combats du Vercors. Figure glorieuse et guerrière, l’image du poète défunt n’en est pas moins porteuse d’oubli et de paix. L’injonction finale d’Aragon à son inspirateur médiéval (« Olivier mon ami tu dors heureusement », p. 105) préfigure le lancinant refrain de la « Chanson pour oublier Dachau »31 , « Nul ne réveillera cette nuit les dormeurs », conjuguant le sommeil et la mort dans un point de vue éminemment médiéval : « Mort des saints, mort des preux [...] le héros, pour mourir, se met en position de rendre son âme à Dieu, adoptant la posture de la commendatio animae, yeux ouverts ici, dans l’attente du jugement, clos ailleurs dans le « profond sommeil » d’une béatitude déjà obtenue »32 .
Mais malgré l’omniprésence de Bachelin dans les premières strophes, le lecteur comprend rapidement qu’Olivier est profondément lié à Jeanne d’Arc, dont la présence discrète habite quasiment chaque vers. Cependant, elle demeure dans l’ombre : son nom n’est mentionné que quatre fois dans le texte, et elle est toujours simplement appelée « Jeanne », sans aucun autre qualificatif, si ce n’est la mention de ses « yeux pervenche ». Cela permet également d’immerger le lecteur au cœur de la période décrite. La Pucelle d’Orléans n’est en effet connue que par son prénom, et n’est nulle part qualifiée de sainte, alors que cet épithète est curieusement accordé à Louise Labé dans un autre poème33. Jeanne n’est encore qu’une « enfant », certes héroïque mais méconnue. Cette simplicité apparente ne doit cependant pas dissimuler le fait qu’elle joue un rôle capital, prenant la parole bien plus longuement que le chanteur des Vaux-de-Vire.
Contrairement à lui, elle n’est pas « convoquée » directement par le narrateur, et c’est plutôt le spectre de Bachelin qui fait office de psychopompe pour la placer sur le devant de la scène. Sa première apparition est en effet directement mêlée à la mort d’Olivier, ce qui accentue encore leur communion dans le martyre :
À Reims en ce temps-là Jeanne enfin mène Charles
Dans un ciel déchiré d’oiseaux et d’instruments
Que pour les tambours noirs trompes et timbre déparlent
Olivier n’a pas su la fin de ce roman (p. 103)
On relèvera encore une fois la passivité du roi, « mené » et non accompagné par la jeune fille. Mais si c’est ainsi qu’elle fait son entrée dans le poème, Jeanne n’est de loin pas une étrangère dans les textes précédents du Nouveau Crève-cœur. Elle se retrouve dans la « Comptine du Quai aux Fleurs » : « Jeanne et Péri ce n’est qu’une / Longue histoire mes amis »34 et pourrait parfaitement être reconnue dans la métaphore des deux premiers quatrains qui ouvrent le recueil « Et depuis quand l’alouette / Chasse-t-elle l’épervier »35.
La partie consacrée à Jeanne d’Arc prend la forme d’un long dialogue entre l’accusée (sept quatrains) et ses accusateurs (quatre quatrains). Aragon l’introduit en rappelant qu’« Olivier n’a pas vu le fossé de Compiègne / Ni la fausse justice à cette enfant jouée ». L’Histoire offre ici à l’auteur l’occasion d’un beau mais cruel rapprochement : si les Bourguignons capturèrent la sainte à Compiègne, c’est dans cette même commune de Picardie que se trouvait, durant la Seconde Guerre mondiale, le camp de Royallieu, antichambre de la déportation pour de très nombreux prisonniers. C’est là que fut interné le poète Robert Desnos36, auquel Aragon dédia « Robert le Diable », poème où il évoque également le souvenir du lieu. Une fois de plus, le passé rejoint le présent dans ses plus modestes détails...
L’analyse du « procès » repris par Aragon révèle deux volets bien distincts : nous retrouvons d’une part les accusations à caractère religieux formulées à l’encontre de la sainte et d’un autre côté, des considérations patriotiques sur la guerre, émises aussi bien par Jeanne que par ses juges. Il est important de noter que l’héroïne ne se prononce jamais sur les questions d’ordre théologique, preuve évidente du fait que l’auteur retient essentiellement l’aspect patriotique (et non surnaturel) de son épopée. Grâce à une argumentation subtile et à des images frappantes, Aragon parvient à recréer l’atmosphère du procès d’Inquisition ouvert le 9 janvier 1431 sous la houlette de Pierre Cauchon, symbole éloquent de traîtrise :
Parmi les plus zélés des « collaborateurs » figurent les professeurs et étudiants de l’Université de Paris, dont Cauchon a été recteur du 23 juin au 10 octobre 1397, puis en octobre 1403 : il y entretient alors « des relations suivies avec la nation anglaise » et en 1423, lorsqu’il est évêque de Beauvais, il est choisi par l’Université comme conservateur de ses privilèges.37
Si l’on retrouve dans le texte plusieurs questions historiques qui furent réellement posées, il faut avant tout y voir une puissante allégorie de l’occupation, de la collaboration et de la résistance.
Commençons d’abord par voir la dimension religieuse de certaines accusations, cherchant à reconnaître Jeanne coupable de sorcellerie et d’hérésie. Les juges demandent par exemple si les anges et les saints portent « les cheveux longs et des bagues aux doigts » (p. 104) et veulent savoir si « Monsieur Saint-Michel » ne lui montre pas des « images maudites ». Le thème principal[e] développé dans ces arguments est évidemment celui de la tentation charnelle (« Est-il beau cet archange au corps d’homme ? Est-il nu ? », p. 104.), la présence d’une sensualité teintée de magie venant immanquablement diaboliser les visions de la jeune fille.
Durant son procès historique, lorsque ses assesseurs aborderont ces points, Jeanne répondra, nous dit Régine Pernoud, avec « un sens de l’humour imperturbable : « En quelle figure était saint Michel quand il vous est apparu ? Était-il nu ? – Pensez-vous que Dieu n’ait pas de quoi le vêtir ? » Ou encore : « Avait-il des cheveux ? – Pourquoi les lui aurait-on coupés ? » »38
Mais cette dimension ironique sera totalement éludée par Aragon, qui semble définitivement réticent à prêter à Jeanne un trop grand mysticisme, ou même une simple familiarité avec le monde divin. Après avoir donné une réponse laconique (« Beaux maîtres je ne sais ce que vous voulez dire »), elle transpose directement le débat dans la sphère du patriotisme, dénonçant le poids des « maîtres étrangers » sur son peuple. Commence alors une longue plaidoirie où Jeanne d’Arc tentera avant tout de démontrer l’infamie de la trahison et le scandale de l’oubli vis-à-vis de ceux qui se sont précédemment sacrifiés pour la France.
Dès lors, le message a le mérite d’être clair : avoir signé l’armistice avec l’Allemagne est un acte aussi honteux que celui que commirent jadis ceux qui pactisèrent avec les Anglais. Tous les soldats tombés au champ d’honneur, tous ceux qui sont morts pour la patrie sont profondément insultés par ces nouveaux Judas dont il est dit, dans une des rares métaphores religieuses du texte, qu’ils « soldent le champ des morts de leur trente deniers ». Et c’est bien au nom du peuple entier que Jeanne s’exprime ; elle en devient l’incarnation la plus parfaite, au même titre que ces « héros d’hier tombés en déshérence » dont elle semble savoir qu’elle risque de partager le sort aux heures qui suivront la clairière de Rethondes (qui, nouvelle ironie du sort, se situe sur la commune de Compiègne !).
Sans entrer dans les détails, on notera aussi dans les réponses de Jeanne une certaine naïveté, qui se traduit essentiellement par la formulation de questions rhétoriques qu’elle destine, tout comme Aragon, à ceux qui s’inclinent devant l’envahisseur. Ne retrouve-t-on pas ici cette fameuse humilité de la sainte, si éloignée du patriotisme anglais, et qui préfère questionner plutôt que condamner ? D’ailleurs, les deux derniers quatrains de sa prise de parole constituent une remise en question claire du régime de Vichy, d’autant plus poignante qu’elle s’adresse cette fois non plus aux juges, mais aux « victimes » :
Voici que l’on vous dit avec des voix hautaines
Qu’il n’est que temps pour vous de donner votre main
À ceux qui sont venus suivant leurs capitaines
Dévaster votre avoine et cueillir vos jasmins (p. 105)
On constatera au passage que cette caricature des appels à la collaboration et à l’amitié franco-allemande comporte une métaphore végétale (dont Aragon est coutumier), et qui pourrait être interprétée comme une image du pillage économique (dévastation des céréales) et de la spoliation culturelle auxquels se livre l’occupant (cueillette des fleurs).
Ce sont surtout les deux dernières répliques de l’accusation qui permettent d’appréhender pleinement ce que dénonce Aragon. Tout y est empli d’un fatalisme révoltant qui conçoit la défaite comme un fait acquis et stipule qu’un « pays pour vous seuls n’est plus dans vos moyens », ce qui semble parfaitement pasticher la caution apportée aux théories du Lebensraum par certains Français. Ainsi, tenir de tels propos aboutit en fin de compte à prôner la réconciliation des « deux chiens de faïence / Même si l’un deux est mâtiné de loup ». L’image n’est certes pas choisie au hasard : animal souvent lié à la culture germanique païenne, reposant volontiers aux pieds du dieu Wotan, le loup fut, durant tout le Moyen Âge, un symbole négatif par excellence39, dont l’image terrifiante connut une postérité particulièrement fructueuse.
Mais revenons un peu sur les conseils prodigués au peuple envahi par ces « maquilleurs de gloire » et autres « prévaricateurs ». On sait que, de manière générale, la collaboration française comportait deux tendances, avec ce que l’on pourrait qualifier d’un côté de vieille garde maurrassienne, soucieuse de conserver ses distances vis-à-vis de l’Allemagne, et d’un autre, la phalange germanophile, comportant des dissidents de l’Action Française comme Lucien Rebatet ou Robert Brasillach. Si Maurras avait en effet condamné « le mythe d’une « Internationale blanche » opposée à l’« Internationale rouge » [...] il pouvait difficilement empêcher ses jeunes disciples de choisir « l’alliance des nationalismes » plutôt qu’une politique limitée à l’entente des puissances latines »40. On retrouvera donc à Vichy aussi bien d’anciens virulents adversaires de l’Allemagne qui considèrent le Maréchal Pétain comme un sauveur, que des auteurs comme Alphonse de Chateaubriant qui éprouvent pour le national-socialisme une vénération quasi religieuse. Aragon ne soutient naturellement aucune de ces factions, mais semble plutôt s’attaquer directement à la seconde, en mettant dans la bouche de Cauchon de grotesques appels à la fraternité ( « Qu’il n’est que temps pour vous donner votre main / À ceux qui sont venus suivant leurs capitaines ») ou de douteuses considérations cosmopolites et pacifistes (« Sur la carte d’Europe effaçons les distances »). Dès lors, le réquisitoire et les arguments de l’accusation finissent par se retourner contre elle en raison du caractère excessif et intolérable de sa quintessence ; Jeanne ne donnera d’ailleurs pas de réponse à ces deux derniers quatrains, comme s’ils contenaient déjà en eux-mêmes les ferments de leur réfutation.
Quelle leçon tirer de la manière dont Jeanne d’Arc nous est présentée sous la plume d’Aragon ?
Dans un premier temps, relevons que la dimension religieuse n’est pas la seule à être totalement occultée. Contrairement à Bachelin dont la dimension corporelle est omniprésente, Jeanne est dépeinte de manière éthérée, voire angélique : un pur esprit livré à la brutalité et à la sournoiserie des hommes. Les seules choses qui lui donnent réellement vie, ce sont ses paroles, et il semblerait que sa présence ne s’affirme que par le biais de sa voix, tant ses actions sont laissées de côté. Voix de l’archange qui parle à la bergère de Domrémy, voix de Jeanne d’Arc devant ses juges, voix d’Aragon à ses lecteurs : cette polyphonie ne serait-elle pas en fin de compte l’âme même de la nation française, dont Olivier Bachelin serait le corps meurtri ?
Il est certain cependant que malgré ses spécificités, la Pucelle d’Aragon correspond fort bien à l’image johannique traditionnelle, résistant aux puissants corrompus, seul appui au sein de la tourmente. Et cette absence de personnification, de matérialisation, est elle aussi une constante de ses descriptions élogieuses : Malraux parlera d’elle en tant que Jeanne sans sépulcre et « sans portrait », ayant donné son visage « inconnu » à tout ce pour quoi la France fut aimée41, tandis que Régine Pernoud soulignera le « visage si impersonnel de celle qui fut par excellence une personne, dans l’universelle dérobade des rois et des peuples, de l’Église et du monde »42.
Sur l’issue du jugement et la mort de la sainte, le lecteur n’aura pas le moindre commentaire. Le dialogue du procès, qui comme on l’a montré, n’est en réalité qu’une brillante argumentation en faveur de Jeanne d’Arc, se termine d’une manière abrupte qui évoque la fin d’un songe ou d’une transe durant laquelle les ombres du passé se seraient exprimées. La confusion de ce « réveil » est totale et on finit par ne plus savoir quel narrateur a, jusqu’à maintenant, pris la parole. La voix initiale du poème, celle-là même qui a invoqué ces mânes du passé, ne s’adresse maintenant plus qu’à Olivier, répétant son nom à plusieurs reprises et évoquant « le vin que [s]es lèvres chantèrent ». Cette forme finale déroutante peut s’expliquer par la volonté d’illustrer une sorte d’ivresse, suscitée à la fois par le vin d’Arvanches (un auteur inconnu précisait que Bachelin « fust de fort rouge visage, [...] Buveur & dissipateur »43 ) et par l’impossibilité de garder le silence face au scandale de ce « monde damné ». La présence du vin dans plusieurs vers ne doit pas être négligée : considéré comme la « boisson par excellence de l’Occident [...] marque de richesse ou de simple aisance, d’urbanité, source de santé et de réconfort, salaire, cadeau, objet de la fête publique et privée »44 , il joue non seulement un rôle capital durant tout le Moyen Âge mais aussi durant la Guerre de Cent Ans. Plus que simple symbole, la vigne et le vin devinrent, durant ce conflit, un enjeu économico-culturel de taille, particulièrement en Aquitaine, importante productrice viticole et province clé du conflit. Les vendanges ou le commerce du vin tiennent parfois une place inattendue, en favorisant par exemple l’émergence d’un sentiment anglophile au sein d’une bourgeoisie qui voit dans l’occupation les promesses d’un commerce florissant. Ainsi, Jean-Marc Soyez, dans une étude au titre évocateur, Quand les Anglais vendangeaient l’Aquitaine, mentionne que, durant les campagnes de Du Guesclin en 1377,
Les paysans quittent leurs villages et affluent vers Bordeaux. Pour la première fois depuis des siècles, on ne vendange pas. L’armée française n’a pas les effectifs nécessaires pour prendre Bordeaux. En attendant des renforts, elle pille avec application tout le vignoble et les soldats s’extasient sur la richesse de ces vilains qui ont « coffres, vaisselles, draps et celliers tout comme gras bourgeois ».45
Dans sa biographie de Bachelin, Armand Gasté relève aussi que les envahisseurs se livrèrent à d’impardonnables outrages vinicoles en Normandie : « Les Anglais, maîtres du pays par la conquête, envahirent leurs maisons et leurs caves, prirent le vin pour eux & laissèrent l’eau de la cruche aux vaincus... Le désespoir inspira des Vaux de Vire comme avait fait autrefois l’ivresse »46. Ivresse et désespoir, ivresse du désespoir : le chansonnier d’Aragon est encore une fois très proche de son ancêtre historique, lui qui « ne peut plus se taire » sous les effets conjugués du vin et de la patrie souffrante. C’est sur la triple répétition du prénom d’Olivier que s’achèvera le poème, comme un ultime écho venant démentir la question qui l’avait ouvert : « Qui se souvient de vous ? ».
La mise en récit de l’Histoire chez Aragon passe donc dans notre texte à travers un processus double et complémentaire : l’évocation d’une figure historique extrêmement connue, utilisée par de nombreux auteurs, et l’exhumation d’un véritable « fantôme » médiéval, oublié de tous, mais qui sert d’introducteur à la précédente. Cette approche peut s’expliquer par la nécessité de ne pas mettre trop en avant Jeanne d’Arc qui, comme nous l’avons largement montré, risque d’être entachée de connotations malvenues. En incluant la figure bohème et champêtre de Bachelin, Aragon atténue le côté réactionnaire de la Pucelle : le poète représentera les martyrs de la Résistance, tandis que la sainte incarnera l’idéal qui les inspire. De là à y voir la figure du Général de Gaulle, il n’y a qu’un pas que l’auteur s’empresse d’esquiver dans un autre texte du recueil, « Prose de Sainte Catherine » (qui fut, avec Sainte Marguerite, une des « voix » de Jeanne) :
Mais surtout mes amis, quels que soient les péripéties de l’immense troupeau, les catastrophes des continents, les aléas monstrueux de l’histoire [...] ô mes amis surtout, tant que s’élèvera la double harmonie au répons merveilleux, qui de deux noms dit tout un peuple, et c’est Jeanne d’Arc et Fabien, soyez-en sûrs on l’entendra...
... car c’est la chanson de France.47
On ne saura point si les yeux pervenche de la sainte brillaient, comme les yeux bleus de la Révolution, d’une « cruauté nécessaire »48, mais il est en tout cas certain qu’en plaçant ainsi Jeanne d’Arc aux côtés du Colonel Fabien, célèbre résistant communiste, Aragon fait tout son possible pour la rapprocher du Parti des Fusillés, où l’attend déjà un poète normand criblé de flèches.
Au terme de cette analyse, une dernière question reste en suspens : dans quelle mesure les figures historiques reprises par Aragon peuvent-elles être vues comme une image d’Aragon lui-même et du rôle important qu’il joua durant la guerre ? Faute de sources, je me contenterai de fournir ici une réponse qui restera une simple hypothèse mais qui ne me paraît pas dépourvue de fondements. Le lecteur aura constaté que l’ensemble du poème parle fort peu des Anglais (nommés en tout et pour tout une seule fois !) et donc, par métaphore, des Allemands. Les longues accusations de Jeanne d’Arc ne s’adressent nullement à eux, mais uniquement à ceux qui s’accommodent de leur présence : on ne reproche en effet pas le manque de déférence envers les héros du peuple envahi à un envahisseur étranger, mais bel et bien aux élites de ce même peuple. Pourtant, et Gasté confirme abondamment sur ce point, le Bachelin historique ne se privait guère de se déchaîner contre les « goddam »... Chez Aragon cependant, le régime de Vichy peut être considéré comme la cible quasi unique des accusations. Pour expliquer cette attitude, il n’est pas inutile de rappeler le parcours du poète durant la Seconde Guerre mondiale. Mobilisé en 1940, il entre bientôt dans la clandestinité avec Elsa Triolet mais continuera malgré tout à écrire et publier. Arrêté à Tours en 1941, il est relâché peu après et ne connaîtra pas les persécutions qui s’abattront sur tant d’autres communistes, ce qui le placera parfois dans certaines situations délicates, comme le souligne Gisèle Sapiro :
Or le capital moral qu’Aragon peut faire valoir pour affirmer son autorité face aux membres du C.N.E. de zone nord dépend précisément de la condamnation du pétainisme, sans quoi son activité semi-légale jusqu’à l’invasion de la zone sud, en novembre 1942, perd de sa valeur symbolique, comparée à l’activité illégale des membres du premier comité de zone nord et aux risques qu’ils ont encourus bien plus tôt que lui. Aragon y met du reste d’autant plus de bonne foi qu’il s’est tout entier investi dans la lutte contre le régime de Vichy (qui était un des mots d’ordre du parti communiste), à la différence de ses confrères de zone nord, pour lesquels Vichy n’était qu’une lointaine réalité sans consistance en regard de l’invasion allemande.49
Au vu de ces considérations, la figure de Jeanne d’Arc peut donc nous apparaître comme une véritable incarnation d’Aragon lui-même, qui, en raison de sa situation durant la guerre et peut-être aussi par mesure de dédouanement, fit de la lutte contre la collaboration son cheval de bataille. Elle dépasserait ainsi son rôle de personnage historique pour devenir un alter ego de l’auteur...
Pour conclure, on relèvera qu’« Olivier Bachelin » demeure sans doute un des textes les plus longs et les plus admirables qu’Aragon aura consacrés à la Résistance. En faisant le choix d’y ressusciter deux figures estompées durant les « jours sans mémoire » qu’il évoque au début du texte, c’est le Moyen Âge entier qu’il rappelle à notre souvenir, dans tout ce qu’il possède d’universel et d’intemporel. Quant à son illustration de la Pucelle, de son aplomb face à ses juges, de son éternelle actualité, elle confirme la clarté d’une période que l’on a trop souvent qualifiée de ténébreuse, comme l’a si justement déploré Régine Pernoud :
Et il est à peine surprenant que l’époque se termine sur un visage de femme : celui de Jeanne d’Arc, laquelle, soit dit en passant, n’aurait jamais pu aux siècles suivants obtenir l’audience et susciter la confiance qu’en fin de compte elle obtint.50
Leçon de Ribérac, leçon de Formigny, leçon de Reims ou de Rouen : la présence du Moyen Âge dans les lettres et les arts ne serait-elle en fin de compte que l’éternel retour des valeurs les plus immuables de la civilisation ?