Rares sont les grandes figures historiques qui ont pu acquérir et conserver au fil des siècles une notoriété semblable à celle que connut Jeanne d’Arc. À l’exception peut-être de Charlemagne, Robin des Bois, Richard Cœur de Lion et Dagobert – dont on retient surtout des aspects réducteurs ou caricaturaux –, elle est probablement la seule figure médiévale qui continue encore de nos jours à susciter l’intérêt des milieux académiques tout en étant omniprésente dans la culture populaire ; cet engouement avait d’ailleurs débuté de son vivant et pour saluer ses prouesses militaires, Christine de Pisan écrivait déjà ces vers admiratifs :
Choses est bien digne de mémoire
Que Dieu, par une vierge tendre
Ait ainsi voulu [chose voire (vraie)]
Sur France si grande grâce étendre.1
Dans la décennie qui suit sa fin tragique, une première œuvre artistique d’importance est consacrée à la Pucelle : le Mystère du Siège d’Orléans, pièce de théâtre qui fut peut-être commandée par Gilles de Rais lui-même et vraisemblablement jouée dès 1435, inaugurant ainsi une longue et riche série d’adaptations et de variations autour de ce qui n’allait pas tarder à devenir un véritable mythe. Qu’il s’agisse de peinture, de sculpture, de littérature ou encore de cinéma, il serait bien malaisé de citer un seul domaine où Jeanne n’a pas été représentée avec plus ou moins de précision historique. Mais toutes les périodes n’ont pas fait preuve d’une égale curiosité à son endroit et si nous n’irons peut-être pas aussi loin que Barrès en affirmant comme lui que « jusqu’à la Révolution, on n’a pas su ce qu’elle était »2, force est de reconnaître que, passé l’enthousiasme du XVe, la légende johannique a vécu trois siècles de calme relatif. Shakespeare, qui la fait intervenir dans Henry VI, reste inconnu en France, Chapelain fut, comme on le sait, vivement critiqué par Boileau, et même La Pucelle de Voltaire, d’ailleurs très démystificatrice, ne parviendra pas à s’imposer.
Il faudra attendre le romantisme pour que les choses changent et que Jeanne d’Arc retrouve le devant de la scène, tantôt louée, tantôt calomniée à travers des œuvres de fiction et des travaux historiographiques à l’image de ceux de Michelet (1841) ou de Quicherat, qui publiera les textes du procès de condamnation et de réhabilitation entre 1841 et 1849.
Toutefois, c’est avec la guerre franco-prussienne de 1870 et l’idée de Revanche faisant suite à la défaite française que cette réception va prendre une tournure nettement plus politisée, Jeanne d’Arc trouvant en la personne de Paul Déroulède le héraut dévoué qui fera d’elle une protectrice de l’Alsace-Lorraine et un symbole de résistance aux Prussiens. Dressant ainsi le portrait d’une sainte guerrière et patriote, il contribuera à figer un stéréotype qui restera vivace durant toute la Troisième République et conduira à d’âpres polémiques.
De manière générale, c’est en effet durant la période troublée allant de 1870 à 1945 que se mettra en place un processus de réactualisation et d’instrumentalisation de la Pucelle dépassant largement toutes les controverses du passé : son histoire, son destin, sa fonction et son identité même allaient connaître des bouleversements énormes, ravivant parfois d’anciennes querelles ou en créant de nouvelles. Plus que jamais, on retrouve une Jeanne construite sur mesure dont les variations s’adaptent aux souhaits de ses thuriféraires ou de ses détracteurs : elle est tour à tour celte et latine, républicaine et monarchiste, catholique et laïque. Au gré des contraintes politiques ou esthétiques, Péguy, Delteil, Maurras, Anouilh, France et tant d’autres la tiennent pour folle ou mystique, abandonnée ou soutenue par Charles VII, fille du peuple ou représentante d’une bourgeoisie campagnarde, et seul Léautaud ose jouer les iconoclastes en la qualifiant de « fille à soldats canonisée »3. Mais quoi qu’il en soit, il s’agit là d’un véritable âge d’or, comme l’illustrent les chiffres avancés par Christian Amalvi : 151 biographies en 1869 contre 522 en 1924, pour un total de près de 800 productions historiographiques recensées4 ! L’époque est certes fertile, mais aussi déchirée par les passions contraires : on se bat dans les rues ou autour des statues de Jeanne tandis que l’Action française et ses Camelots du Roi iront perturber le cours donné à la Sorbonne par Amédée Thalamas pour défendre leur vision de la Pucelle.
La réception johannique s’est en effet toujours montrée très attentive aux aspects dichotomiques de la Pucelle : qu’il s’agisse de la bergère écoutée par les puissants, de la femme commandant à des armées ou encore de la sainte accusée de sorcellerie, les apparentes et parfois tragiques contradictions de son épopée n’ont jamais cessé de surprendre. Elles ont aussi nourri bon nombre de réécritures et d’adaptations, et ce sans jamais perdre leur pouvoir attrayant ; j’en veux pour preuve la récente série de bandes dessinées Jeanne la Pucelle de Fabrice Hadjadj et Jean-François Cellier5, dont les titres Entre les bêtes et les anges, À la guerre comme à la paix et Sorcière ou Sainte ? évoquent incontestablement ces paradoxes. Dans un même ordre d’idée, les couvertures des tomes 1 et 2 sont également parlantes : alors que la première représente Jeanne en jeune bergère surveillant des porcs et brandissant son bâton à la manière d’une guerrière, la seconde montre l’héroïne en armure, au milieu d’un champ de bataille, pleurant et tenant un soldat mort entre ses bras – image qui tient plus de la Pietà que de l’amazone. Ce choix témoigne bien de la difficulté de concilier l’humble paysanne et le chef de guerre, deux des facettes les plus dissemblables de la Pucelle, et toute tentative de réécriture se trouve en effet confrontée à la nécessité de dépeindre un être hybride qui continue de troubler le lecteur du XXIe siècle, période où les déterminismes du genre se sont pourtant passablement assouplis. La Jeanne d’Arc guerrière demeure donc bien plus problématique que la Sainte ou la martyre, ne serait-ce que par son caractère unique dans l’occident médiéval et même contemporain6.
Malgré l’immense documentation dont on dispose à son sujet, Jeanne d’Arc reste l’objet d’un traitement subjectif que ne connaît presque aucune autre figure historique et sa vérité est donc tributaire de la plume qui la décrit. La moindre altération de vocabulaire transforme le propos et peut lui conférer un sens radicalement différent : la mythologie johannique ne serait-elle pas en grande partie construite sur un ensemble d’éléments-clés fonctionnant à la manière de signaux de reconnaissance pour guider le lecteur vers une connotation idéologique bien précise ? On sait par exemple que les fameuses Voix, selon qu’elles sont ou non imputées à une réelle intervention divine, peuvent infléchir de façon drastique la dimension religieuse de l’épopée et le simple fait de les attribuer à l’imagination de Jeanne permit à Michelet de construire une héroïne laïque et révolutionnaire, allant même jusqu’à la qualifier de sœur de Danton7.
C’est en partant de ce double postulat – ambiguïté de Jeanne en tant que chef de guerre d’une part et subjectivité fluctuante de tout portrait johannique de l’autre – que je souhaiterais aborder un important texte politique et polémique de la Grande Guerre, Jeanne d’Arc et l’Allemagne de Léon Bloy paru chez Georges Crès en 1915. Cet auteur n’est naturellement pas le premier à mobiliser ainsi la Pucelle, dont les statues seront portées en procession dès le début du conflit : les catholiques lui attribueront les succès des armées françaises, l’archevêque de Paris promettra de lui élever une basilique et Claudel affirmera même qu’elle était à la bataille de la Marne aux cotés de sainte Geneviève et de saint Rémi8…
Mais l’essai de Bloy s’avère particulièrement intéressant par bien des aspects, l’auteur instrumentalisant le récit médiéval et réutilisant les topoi johanniques pour dénoncer sa propre époque. Bien documenté, son texte est souvent en accord avec les historiens modernes, tout en étant très orienté idéologiquement ; en outre, il contient déjà la plupart des aspects qui vont caractériser l’image de Jeanne durant la guerre : parallélisme entre les Anglais d’autrefois et les Allemands d’aujourd’hui, nécessité de se rassembler autour de la Pucelle pour chasser l’ennemi et restituer son intégrité au territoire national ainsi que dimension métaphysique du conflit traduite par l’affrontement entre « le royaume du Christ » et un protestantisme appréhendé comme une hérésie.
Jeunesse et vocation
De l’enfance de Jeanne, de son milieu familial et même de son appel, Bloy ne nous dira cependant pas grand-chose, conformément à ce qu’il avait annoncé en préambule du chapitre V, L’Épopée, avec une mise au point méthodologique le dédouanant par avance d’éventuels oublis : « Ce livre ne veut pas et ne peut pas être l’histoire de Jeanne d’Arc, histoire cachée ou dénaturée honteusement durant quatre siècles […] Il me suffira d’indiquer rapidement quelques-unes des grandes lignes. »9 Les éléments qu’il met en évidence n’ont en outre guère d’importance vis-à-vis de sa future vocation de chef : à peine mentionne-t-il la piété de sa région natale et le fait que Jeanne, « née en 1412, était donc Française et d’extraction vraiment française »10, détail qui ne manque pas d’importance dans un pamphlet aussi xénophobe. Tel qu’il le conçoit, l’ancrage de Jeanne dans sa terre natale est tout empreint d’accents barrésiens : « La maison de ses parents, nous dit Bloy, était contiguë au cimetière, circonstance peu connue qui expliquerait peut-être la profondeur singulière de sa piété […] Cette âme souveraine dut avoir ses racines les plus puissantes parmi les morts. »11 Si la circonstance était peu connue, elle n’avait en tout cas pas échappé à Barrès lui-même, qui, tout en lui donnant une tonalité plus bucolique, n’omet pas de relever ces détails :
Nous visiterons la maison de ses parents et sa chambre basse, dont la faible lucarne s’ouvrait jadis sur le cimetière […] La petite maison, avec ses beaux sapins, sa cour sablée, sa grille circulaire, est un cottage. Les morts de Domrémy collaborent à ce gracieux confort installé sur le vieux cimetière. Que l’on est bien, en mai, dans le jardin de l’héroïque Jeanne !12
Toutefois, nous allons voir que ce déterminisme des générations passées est à peu près le seul à jouer un rôle considérable durant les premières années de la Pucelle. Ainsi, malgré une assez longue présentation historique de la châtellenie de Vaucouleurs, Bloy ne s’étend guère sur la situation particulière de la région, pourtant capitale de par son statut d’enclave loyale au roi de France au milieu d’un territoire acquis à la Maison de Bourgogne : « À Domrémy, le village natal de Jeanne d’Arc, la guerre civile est vécue au quotidien : dans le village voisin, Maxey, les habitants sont « Bourguignons » et les galopins des deux localités s’affrontent souvent »13, indique l’historien Bertrand Schnerb. Bloy donne peu de précisions sur les premiers contacts de Jeanne avec la guerre, bien qu’elle ait dû, en 1428, quitter son village et se réfugier à Neufchâteau pour échapper aux Bourguignons14, et n’accorde à cet épisode qu’un écho assez faible, d’où il ressort clairement que la jeune fille est à ce moment-là d’avantage mue par une compassion humaine que par des motivations théologiques ou même patriotiques :
Lorsque la guerre qui était alors partout apporta dans la vallée de la haute Marne le meurtre et l’incendie et que Jeanne vit de ses yeux la fuite éperdue de ses pauvres concitoyens se réfugiant avec leurs bestiaux dans une citadelle du voisinage, elle sentit la grande misère du royaume, une surhumaine clarté se fit en elle et elle entendit les Voix du Ciel.15
Sa vocation est donc bel et bien une révélation et tout porte à croire que Bloy tend à passer sous silence les facteurs qui auraient pu avoir une influence quelconque sur la mission de Jeanne afin de lui refuser tout conditionnement non divin, et ce pour mieux imposer l’idée du miracle total, stratégie argumentative que l’on retrouvera d’ailleurs tout au long de l’essai.
Une fois le message des saintes Auxiliatrices délivré, Jeanne n’a plus d’hésitations : quand bien même elle « aimerai[t] bien mieux filer avec [s]a pauvre mère16 », elle décide de partir à la rencontre de Charles VII, voyage épique dont la description, longue et détaillée, contraste avec la brièveté dévolue au récit de l’entrevue royale – preuve supplémentaire du mépris affiché par Bloy à l’égard du roi. Au cours de ce périple, Jeanne fait déjà montre des qualités qui lui seront attachées par la suite :
Elle part avec six compagnons respectueux et dévoués qui croyaient en elle. Mais quel voyage ! Environ 150 lieues, y compris les détours, sur un territoire en guerre, coupé de cours d’eau, hérissé de garnisons et la moitié en pays ennemi. Seule, la Pucelle se montre inaccessible à tout sentiment de crainte et quand on lui parle des dangers qu’elle va courir, elle répond avec assurance qu’elle a son chemin ouvert et que si l’ennemi se rencontre et veut l’arrêter, Dieu son Seigneur saura bien lui frayer sa voie jusqu’au Dauphin qu’elle doit faire sacrer.17
Historiquement, les éléments relevés par Bloy sont attestés : ces détails et bien d’autres encore se retrouvent dans les témoignages de Bertrand de Poulengy et Jean de Metz18 dans le cadre du procès de réhabilitation, comme le signale Régine Pernoud19 qui estime par ailleurs que cette « chevauchée […] constituait déjà une épreuve presque décisive – pour ses compagnons en tout cas : l’épreuve de la vie quotidienne et de la chasteté »20. On retrouve ici un véritable effet de contagion charismatique, mentionné à plusieurs reprises dans le texte : qu’il s’agisse en effet de chasteté ou de courage, la sainte est toujours en mesure d’insuffler les plus hautes vertus à ses compagnons, en fussent-ils indignes. Quant à la rencontre avec le roi, elle se déroule sous le signe de la défiance du souverain vis-à-vis de son interlocutrice, comportement que l’auteur n’hésite pas à qualifier d’« affection de l’âme21 », renforçant ainsi l’hypothèse d’un homme au seuil de la folie, tout comme son père Charles VI.
Au demeurant, cette rencontre n’a guère d’importance aux yeux de Bloy, qui préfère y voir l’occasion d’introduire dans son récit le lieu où va se forger le mythe, là où l’histoire devient légende : Orléans, dont « la chute risque de mettre en péril l’ensemble des positions tenues par les partisans de Charles VII sur la Loire et compromettre peut-être la survie du royaume… »22
Unir les hommes et le royaume
Ouvrant sa réflexion en citant la Consolation des 4 Vertus où Alain Chartier affirme qu’au temps de Jeanne, la France était « comme la mer où chacun a tant de seigneurie comme il a de force23 » – et affichant de fait sa volonté de recourir aux sources médiévales – Léon Bloy dresse un effrayant tableau de la situation politique et militaire du royaume. Divisé, en proie à une multitude de querelles internes, déchiré par le conflit entre Armagnacs et Bourguignons, le pays est livré à un tel chaos qu’y rétablir un semblant d’unité ou d’autorité relèverait déjà de l’exploit. Il en va de même dans le domaine militaire, ce qui n’est guère étonnant quand on sait qu’une grande partie des troupes se battait uniquement pour de l’argent ou des motivations encore plus honteuses : « Les gens de guerre, avant l’arrivée de Jeanne, ignoraient la discipline. C’étaient des bandes disparates, sans cohésion, d’ondoyante humeur, incapables de constance et rebelles à l’impulsion d’un chef unique. »24 Pire encore, ces soudards font tout pour s’attirer l’hostilité des populations qu’ils sont censés défendre et finissent même par devenir un fléau à part entière venant s’ajouter aux autres calamités. « Le triste roi avait mis en eux sa confiance et ces mercenaires, mal payés d’ailleurs, grands pillards et violeurs de femmes qui vivaient cruellement sur le pays, n’étaient pas ce qu’il aurait fallu pour gagner à sa cause les sympathies de la nation »25, précisera encore Bloy, rejetant ainsi la responsabilité de cette situation sur Charles VII qui apparaît une fois de plus comme un désolant incapable, dont les vassaux et les officiers ne valent guère mieux que lui – quand ils ne le trahissent pas ouvertement comme le comte de Foix ou René d’Anjou.
Dans le même ordre d’idée, Bloy relève le caractère hétéroclite des forces armées, qui, de par la variété de leurs origines, ne sont en aucun cas susceptibles d’être fidèles à une nation dont ils ne se rapprochent que par opportunisme :
Il n’y avait absolument pas d’armée nationale. Les soldats, pour la plupart, étaient levés à l’étranger. C’était des Écossais que la haine de l’Angleterre et l’instinct du pillage attiraient en France. Chaque année, des vaisseaux allaient faire le recrutement de ces aventuriers. C’étaient aussi des archers lombards attachés à la maison de Valentine de Milan, des Aragonais, des Gascons, des Armagnacs, soldats non de la France, mais de Douglas, de Stuart, de Visconti.26
Dans un tel contexte, le premier miracle de Jeanne, avant même de mener une quelconque action militaire, sera donc d’imposer son autorité dans ce vaste désordre et de rassembler ces remuantes factions ennemies. Quant au but ultime de la Pucelle, il est de « réaliser vraiment le Royaume de Jésus-Christ, la Lieutenance, ainsi qu’elle disait, une France une et compacte, des Pyrénées aux Flandres et de l’Océan aux Alpes et au Rhin. »27 Autrement dit, il s’agit de créer une armée qui n’existe pas pour défendre un royaume qui n’existe pas vraiment non plus – ou qui est à l’article de la mort, comme le dira Bloy paraphrasant Michelet – et ce afin de lui conférer une existence réelle, défi qui semble tout à fait hors de portée d’une modeste bergère. Ce n’est pas un hasard si l’accent ne cesse d’être mis sur la discorde qui gangrène le pays avant la venue de Jeanne : en éliminant ces maux, la Pucelle contribue à l’édification d’une unité, élément qui, d’après l’historien Raoul Girardet, constitue un des quatre « grands ensembles » politico-mythologiques souvent mis en exergue dans la construction identitaire nationale :
C’est en fonction d’ailleurs du critère d’unité, ou plus précisément de participation à une même œuvre d’unification, que se trouve construite la figuration légendaire de nos souverains, de leurs ministres et de nos hommes d’État. L’histoire de France tout entière tend ainsi à se présenter sous la forme d’une lutte sans cesse entretenue entre deux faisceaux de forces contradictoires : les forces bénéfiques d’une part qui sont celles de la convergence, du rassemblement, de la cohésion ; les forces maléfiques d’autre part, celles de la dispersion, de l’éclatement, de la dissociation.28
On peut pleinement appliquer ces commentaires à l’action de Jeanne d’Arc telle que Bloy nous la présente, y compris – et peut-être surtout – dans sa dimension métaphysique. La mission de la Pucelle ne se limite en effet pas à une simple représentation politique et la question religieuse demeure centrale, car comme l’affirmait Joseph de Maistre : « Qu’on eût laissé les princes indomptés du Moyen Âge […] et bientôt on eut vu les mœurs des païens. »29 Commentant cette citation, Girardet ajoute en outre que « c’est à l’effondrement de cette autorité [papale], victime de l’aveuglement ou de la passion dominatrice des princes, qu’il faut en fait attribuer les grandes tragédies des temps modernes. » En mettant en parallèle unité temporelle et spirituelle, Bloy confirme sa fidélité à Joseph de Maistre, à qui il emprunta l’essentiel de « la Vulgate du traditionalisme politico-religieux »30, à savoir sa haine de Rousseau, du protestantisme, de la Révolution et de la modernité. Vues à travers le prisme maistrien, les actions unificatrices de Jeanne d’Arc sont donc d’ores et déjà sacrées : rassembler les énergies éparses en vue de constituer une armée, c’est faire œuvre de foi ; calmer les ardeurs des puissants et les soumettre à un dessein supérieur, c’est encore et toujours faire œuvre de foi en vue de restituer au Christ son Lieutenant – le roi – et son Royaume.
Citant une autre source médiévale, le Journal d’un Bourgeois de Paris, Bloy décrit la situation économique et sociale du pays : partout ce ne sont que misère, famine, fosses communes, et bandes de loups errants, toute l’imagerie des fameuses ténèbres médiévales déployée pour symboliser l’immense détresse d’un peuple envahi qui semble avoir attiré sur lui la colère de Dieu et ne dispose même plus des consolations de la Foi :
La France déjà paraissait morte. Les quatre chevaux de l’Apocalypse, le Blanc, le Roux, le Noir et le Pâle avaient galopé sur elle avec leurs effrayants cavaliers. […] Dans les pauvres églises non encore incendiées ou profanées, arrivaient de l’extérieur les rafales de la peur et du désespoir. […] Où était l’âme de la France dont le corps gisait à la façon des cadavres et qu’on croyait morte quand elle n’était qu’endormie ?31
Face à cette terrible question, Bloy n’hésite pas avant de répondre : « L’âme de la France était à Domrémy et se nommait Jeanne d’Arc. »32 On l’aura compris, tout le soin mis à dépeindre le contexte de la venue de Jeanne comme un véritable enfer sert une fois de plus à magnifier l’intervention de la sainte, perçue dès lors comme un véritable Messie. N’est-ce pas le Christ qui, dans le livre de l’Apocalypse, revient sur une Terre dévastée pour anéantir le mal de manière définitive ? On peut donc affirmer que Bloy projette ainsi sur la Pucelle un des autres grands mythes politiques, celui du Sauveur, qui se rapproche de l’image du chef spirituel – que nous retrouverons ultérieurement – et préfigure déjà la sainte patronne de la France, canonisée deux ans après la fin de la guerre. Mais restons-en pour le moment à la figure de l’unificatrice…
La plupart des qualités dont Jeanne d’Arc fera preuve par la suite se manifestent en effet déjà avant même qu’elle n’entreprenne une action d’importance, et ce à commencer par l’incroyable autorité naturelle dont elle va se servir pour commander son armée. « Les compagnons et contemporains de Jeanne l’avaient surnommée l’Angélique et Dunois, le fier bâtard d’Orléans, ne craignait pas de déclarer qu’il voyait en elle quelque chose de divin. Ce quelque chose domptait, assouplissait incroyablement ces routiers endurcis de la Guerre de Cent Ans. Le plus rude et le plus violent de tous ces hommes, la Hire lui-même, fut subjugué »33, nous dit Bloy, faisant état d’un respect quelque peu anecdotique, Jeanne ordonnant à ses soldats d’être moins grossiers et demandant à la Hire de ne jurer « que par son bâton » ! Mais ce ne sont là que les prémisses d’une autorité bien plus grande, la « bonne fille de Dieu » ne tardant pas à devenir bientôt « stratège invincible, conductrice des plus hauts princes et leur conseillère sans erreur.34 »
Pour accentuer le contraste avec les autres commandants, Bloy relève également que la reprise en main de l’armée avait déjà été tentée au préalable sans succès :
Les chefs eux-mêmes ne reconnaissant pas d’autorité supérieure, ne parvenaient pas toujours à se faire obéir. Des princes du sang, des généraux expérimentés avaient essayé vainement de transformer ces corps francs, épars et divisés, en une véritable armée de défense.35
Bloy relève ainsi que la bergère de Domrémy n’a ni le sexe, ni la naissance ni l’expérience de son côté, triple transgression qui confère d’emblée à sa mission de chef une origine surnaturelle. Son charisme n’est pas non plus un gage suffisant d’autorité, le roi ayant semble-t-il l’habitude de pareilles requêtes : « Il n’est pas surpris outre mesure », précise Minois à ce sujet, « car les illuminés courent les rues en cette époque de tensions exacerbées. »36 C’est donc bel et bien par un miracle et pour un miracle que Jeanne d’Arc va prendre la tête de la résistance aux Anglais. Mais si elle a été bénie de nombreux dons, la vertu principale que Bloy met en exergue au début du texte est bien l’obéissance, facilitée par ses origines modestes et une nature humble. Lorsqu’elle reçoit « le glaive redoutable qui doit remplacer à l’avenir sa jolie quenouille de filandière », l’auteur affirme qu’« elle ne comprend pas d’abord ce qui lui est demandé. Elle ne sait pas l’histoire de la France, elle ne sait pas la guerre ni les politiques affreuses. Elle ne sait rien sinon que Dieu souffre dans son peuple et qu’il y a grande pitié au Royaume […]. »37
L’image de cette Jeanne inoffensive, ignorante même des plus célèbres vicissitudes historiques de sa patrie, contribue à rendre toujours plus remarquable la mission accomplie : n’est-il pas inconcevable qu’une si modeste jeune fille puisse assumer seule le destin d’un Royaume entier, et qui plus est un destin divin ? Car c’est bien la solitude qui caractérise en premier lieu ce contexte si défavorable : la malheureuse ne bénéficie d’aucun appui dû à son rang, d’aucune érudition qui garantirait sa crédibilité et surtout d’aucun soutien parmi les puissants ; elle apparaît au milieu du néant, fille d’une nation divisée et d’une époque sanglante dont sont absentes toutes les valeurs qu’elle vient pourtant incarner et défendre.
Il y a ainsi tout un processus de dramatisation qui se met en place autour de l’entrée en scène de Jeanne et de sa première prise de pouvoir à travers ses actes d’unifications. En insistant sur la déréliction patriotique, morale et spirituelle qui frappe la France – devenue tout comme dans la légende arthurienne Gaste Terre par la corruption de son souverain – Bloy met en évidence le caractère surnaturel de cette union d’abord militaire, puis géographique et diplomatique ; une fois de plus, les conclusions proposées par Girardet s’appliquent très bien au texte : « Encore une fois, autour et à propos du thème de l’Unité, c’est sur la mystique que l’on voit déboucher la politique, ou si l’on préfère, c’est la mystique que l’on voit envahir la politique. »38
« Heureux ceux qui sont morts pour des cités charnelles / Car elles sont le corps de la cité de Dieu… » disait en 1913, dans son poème Ève, un autre admirateur de la Pucelle, Charles Péguy… C’est à peu de choses près la consolation qu’aurait pu offrir Bloy aux soldats de la Marne comme à ceux de Jargeau ou de Beaugency, tant il est vrai que Jeanne d’Arc incarne pour lui un lien entre la terre et le Ciel, concrétisé par l’unité enfin retrouvée du Royaume…
Le siège d’Orléans
Si la levée du siège d’Orléans correspond à une des plus éclatantes victoires des Armagnacs et marque véritablement l’entrée de Jeanne dans l’Histoire, retracer les péripéties qui entourent ce fameux épisode est un exercice narratif périlleux, et encore de nos jours, on trouve dans le récit des évènements des divergences frappantes : Régine Pernoud consacre une cinquantaine de pages à cet épisode dans un de ses ouvrages les plus connus39, alors que l’historien Georges Minois règle la question du rôle de Jeanne pendant le siège en quelques lignes, avant de conclure très laconiquement : « le 8 [mai], on se prépare à une bataille rangée sous les murs de la ville, lorsque les Anglais décident de lever le siège. »40
Pour bénéficier d’un éclairage contemporain, ouvrons le Journal d’un bourgeois de Paris à l’année 1429 :
Item en celui temps avait une Pucelle, comme on disait, sur la rivière de Loire, qui se disait prophète […]. Et disait-on que malgré tous ceux qui tenaient le siège devant Orléans, elle entra en la cité à toute grande foison d’Armagnacs et grande quantité de vivres qu’oncques ceux de l’ost ne s’en murent [Sans que les Anglais bougent].41
Certes, la source n’est pas des plus objectives, son auteur – probablement un chanoine de Notre-Dame – étant partisan des Bourguignons, mais nous avons déjà là des indices qui plaident en faveur de quelque intervention surnaturelle, comme le confirme un peu plus loin le moment où Jeanne prédit à un des assiégeants une mort imminente :
Et partout allait cette Pucelle armée avec les Armagnacs et portait son étendard, où était [tant] seulement [en] écrit Jésus, et disait-on qu’elle avait dit à un capitaine anglais qu’il se départit du siège avec sa compagnie […] lequel la diffama moult de langage, comme [la] clamer ribaude et putain ; et elle lui dit que malgré eux tous ils partiraient bien bref, mais il ne le verrat jà [qu’il ne le verrait pas], et si seraient grande partie de ses gens tués. Et ainsi en advint-il, car il se noya le jour devant que l’occision fut faite.42
Prémonition ? Malédiction ? Pour le bourgeois de Paris, il ne fait aucun doute que Jeanne est une hérétique… mais il semblerait en tout cas que c’est au cours du siège d’Orléans que les opinions vont se radicaliser, délimitant de manière définitive deux camps qui ne vont plus cesser de s’affronter pour savoir si Jeanne était sainte ou sorcière. Cet aspect des choses ressort tout particulièrement de l’enquête menée à Orléans au cours du procès de réhabilitation, moment propice pour recueillir l’avis de témoins directs, les faits remontant alors à moins de trente ans : « À Orléans tout change, nous dit Régine Pernoud. Pour la première fois, la notion de miracle dut se faire jour dans l’esprit des membres du tribunal. »43 Certes, il y avait eu le précédent de Chinon, où la Pucelle avait tout de même reconnu le roi déguisé et dissimulé parmi ses courtisans, mais cette fois, « ses actes sortaient, de toute façon, du cadre naturel et normal de l’existence et ne pouvaient s’expliquer par simple prémonition ou même autosuggestion… »44 Tournant symbolique qui marqua fortement les imaginations, la levée du siège fit également office d’acte fondateur avec l’instauration par les citoyens de la ville libérée d’une procession pour commémorer la date du 8 mai45, coutume qui s’est maintenue jusqu’à présent et qui, en fonction de ses colorations politiques, joue un rôle capital dans la réception et la réactualisation du mythe johannique.
Pour Léon Bloy, la nature divine des éléments est une évidence indiscutable et ce siège marque véritablement pour Jeanne le début de son action en tant que chef de guerre. Et pas seulement pour elle, serait-on tenté de dire à la lecture de ce passage :
En une heure d’angoisse extrême, ayant appris que les Anglais allaient assiéger Orléans, enjeu final de la couronne de France, et songeant à la honte proverbiale de sa mère Isabeau, il avait demandé dans le secret de son oratoire que s’il était bien le légitime héritier du trône, le Dieu de Saint Charlemagne et de Saint Louis le lui manifestât clairement. […] Charles ne pouvait plus hésiter.46
Voilà comment le miracle se produit aussi pour le roi qui, dans un éclair de lucidité, va enfin prendre les dispositions nécessaires pour contrer le plan de Bedford, qui avait confié au comte de Salisbury le commandement des opérations destinées à priver les Français de leur plus important centre stratégique et symbolique. Pour la première fois, Charles VII sort de son indifférence et se décide à assumer son rôle de chef politique et militaire, avant de replonger dans l’apathie qui aura les sinistres conséquences que l’on sait aux heures de Compiègne et de Rouen… Paradoxalement, avant de prendre pleinement son rôle de chef de guerre, Jeanne d’Arc va donc inciter les autres à assumer le leur, qu’il s’agisse des fougueux mercenaires qu’elle va unir et discipliner, de la Hire dont elle va tempérer les ardeurs ou encore du Dauphin, qui va enfin comprendre les grandeurs auxquelles il est destiné.
S’il est conçu comme un événement catalyseur de l’épopée johannique, le siège d’Orléans est aussi une occasion de rappeler les caractéristiques de chaque armée, à commencer par la violation systématique des conventions militaires que Bloy impute aux Anglais, en particulier lorsqu’il souhaite les rapprocher des Allemands de 14. « Il n’était pas dans les coutumes de la guerre de s’attaquer à une ville dont le seigneur était alors captif – le duc d’Orléans était prisonnier en Angleterre depuis Azincourt – et ne pouvait en assurer la défense, mais les Anglais n’en étaient plus à s’embarrasser de principes »47, nous dit Schnerb à ce sujet, confirmant les imprécations de Bloy. Quant à l’armée française, ses premières actions autour d’Orléans illustrent bien ses divisions et le chaos qui en découle : « À Orléans même, Dunois ne réussissait pas à dominer les rivalités et les discordes. On en vit la preuve avec la fameuse journée des Harengs, bataille facile à gagner et stupidement perdue, après laquelle Orléans fut à la veille du désespoir. »48 Épisode archétypal d’une guerre où des soldats rétifs et inefficaces affrontent un ennemi lâche et cruel, le siège d’Orléans nous montre aussi que ce conflit ne pourra jamais être gagné sans la volonté de Dieu s’incarnant bientôt dans le génie militaire d’une jeune fille de dix-sept ans…
« Le Chef de guerre allait paraître »49, nous annonce Bloy au moment où le roi, après de longs atermoiements, se décide enfin à lui confier un groupe de soldats afin de ravitailler les Orléanais. « Allez-vous-en dans votre pays […] Roi d’Angleterre, si ainsi ne le faites, je suis chef de guerre et en quelque lieu que j’atteindrai vos gens en France, je les ferai en aller veuillent ou ne veuillent »50, dira Jeanne en personne dans la lettre de sommation adressée au Anglais… Le doute n’est plus permis : à partir du moment où elle reçoit l’aval du roi, sa vocation militaire est entièrement confirmée. Avec elle se profile dorénavant le mythe du Sauveur, que Girardet classe en quatre grands types distincts : Cincinnatus (la prudence et la modération), Solon (le législateur), Moïse (le chef prophétique) et enfin Alexandre, le conquérant. C’est bien à ces deux dernières figures que se rattache Jeanne d’Arc au moment où elle s’apprête à briser le siège :
Celui-ci ne porte ni le sceptre, ni la main de justice, mais l’épée. Il ne fait pas « don de lui-même », il s’empare des foules qu’il subjugue. La légitimité de son pouvoir ne procède pas du passé, ne relève pas de la piété du souvenir ; elle s’inscrit dans l’éclat de l’action immédiate. Le geste de son bras n’est pas symbole de protection, mais invitation au départ, signal de l’aventure. Il traverse l’histoire en un éclair fulgurant.51
De même, la jeune bergère ne peut évidemment compter sur aucun antécédent familial pour asseoir son autorité ; si elle se réclame d’un passé marqué par la grandeur du royaume et de la chrétienté, elle n’a connu jusqu’à présent que les prés de Domrémy et doit tout miser sur cet incroyable baptême du feu face à un ennemi supérieur et dans une urgence qui limite drastiquement toute élaboration stratégique52. Mais cette nécessité d’une action rapide est aussi l’occasion d’illustrer le fameux éclair que Girardet mentionne – apanage du Sauveur conquérant – et que Bloy relèvera à maintes reprises, matérialisé par les victoires de Jeanne sur les champs de bataille, comme au moment de la « fulgurante campagne de la Loire ». C’est en tout cas le tout premier élément sur lequel il insiste au sujet du siège d’Orléans, afin de mieux frapper l’imagination de ses lecteurs : « … Orléans qu’assiège, depuis sept mois, une formidable armée, que les capitaines les plus renommés désespèrent de conserver au roi, et qui va se rendre. Et elle fait comme elle a dit. Orléans est délivré par elle en quatre jours. »53
Bloy et son temps
Nous allons maintenant voir que la figure de Jeanne en tant que chef de guerre présente, sous la plume de Bloy, deux niveaux de lecture avec d’une part la réactualisation du mythe via une attaque virulente contre les catholiques contemporains de l’auteur et d’autre part un commentaire historico-théologique dévoilant le caractère tout à fait exceptionnel de cette vocation contre nature, dépassant de loin tous les autres aspects remarquables de la Pucelle.
Commençons par analyser la façon dont Bloy instrumentalise le récit médiéval pour dénoncer sa propre époque, en rappelant tout d’abord la conversion de l’auteur, vers la fin des années 1870, à un catholicisme traditionnel, étroitement lié à l’apparition de la Vierge à la Salette – d’ailleurs mentionnée dans Jeanne d’Arc et l’Allemagne – et qui se distinguera par un ton souvent pamphlétaire, voire carrément agressif, en particulier à l’encontre des conceptions bourgeoises et bien-pensantes répandues dans les milieux catholiques. Même Raïssa Maritain, convertie par Bloy et qui fut pourtant une de ses amies proches, évoquait avec une certaine inquiétude « ces commentaires implacables, si éloignés de toute justice humaine, dont il entoure les catastrophes comme l’incendie du Bazar de la Charité, ou comme le tremblement de terre de la Martinique, où trente mille hommes ont péri »54. Attaquant l’hypocrisie et la tiédeur qu’il déteste par-dessus tout, il n’hésite en effet pas à faire montre d’un cynisme terrible confinant à l’antihumanisme. Aussi prendra-t-il fréquemment pour cible certains membres du clergé qu’il accuse de vivre bien loin de l’idéal ascétique attendu, à l’image de Mgr Henry Bolo :
Mgr Bolo appartient à une autre école et me fait penser à un de nos évêques, de cheminée, lui aussi, qui les pieds en l’air devant un bon feu et fumant un gros cigare après un copieux repas, rotait, en se gaudissant, cette véridique parole : « Dire que nous sommes les successeurs des apôtres ! » Bolo est pour « la royauté des salons », pour les parfums, pour la bonne cuisine surtout, estimant que la gourmandise est un plaisir essentiellement intellectuel […].55
Non content de dresser ce portrait sans complaisance de l’ecclésiastique jouisseur, Bloy donne une tonalité alarmiste à ses paroles, prophétisant que « de tels prédicateurs sont ordinairement procurés à la veille des catastrophes. »56 Tout porte à croire qu’il considère ces dérives religieuses comme annonciatrices de vastes destructions, mettant non seulement la chrétienté mais aussi la civilisation entière en danger de mort : « Nous voici donc à Byzance. Les Turcs ne doivent pas être bien loin »57, proclamera-t-il encore après avoir qualifié la mystique moderniste d’hérésie renouvelée, montrant par là qu’il comprenait au sens littéral le titre Au seuil de l’Apocalypse donné à la partie de son journal qui couvre la période allant de 1913 à 1915… Car c’est bien d’un danger imminent qu’il s’agit ici, l’éternel spectre de la décadence brandi par les antimodernes dont Bloy partage les idées et plus encore la plume, communiant avec ses maîtres dans ce qu’Antoine Compagnon qualifie de style de la véhémence. « L’antimoderne s’adresse volontiers au monde sur le ton du prophète, nous dit-il d’ailleurs, ou, mieux, du prophète du passé »58, ce qui s’applique parfaitement à Bloy lorsqu’il annonce avec fracas la chute de l’ancien monde ou la victoire de la Croix de bois sur la Croix de fer59 dont il a eu l’intuition par le triomphe de Jeanne sur les Anglais.
De même, dans Jeanne d’Arc et l’Allemagne, les attaques contre la mollesse des catholiques sont aussi dirigées vers la modernité : le reproche essentiel que Bloy leur adresse n’est-il pas de s’être détournés de la piété médiévale, d’être « mille fois inférieurs à ces gens du pauvre peuple qui sanglotaient en voyant mourir la Sainte de France ? »60 L’image de Jeanne chef de guerre constitue à cet égard un des plus sûrs moyens de bousculer leurs médiocres conventions, de choquer leur esthétisme sulpicien et de rappeler le caractère éminemment brutal du contexte dans lequel la France a pu être sauvée, fût-ce par un être angélique ; c’est finalement la certitude d’arracher la Pucelle « à l’imagerie sentimentale des boutiques de piété et de la sucrerie littéraire des panégyriques dévots […] [à] la confiture ou [au] papier coloré de [la] décadence religieuse. »61
Construit sur un mode d’exaltation rebelle mais toujours fidèle au dogme catholique, le mythe johannique de Léon Bloy représente ainsi un paradoxe remarquable dans le champ de la réécriture : le fait que Jeanne mène jusqu’au bout sa mission en s’affranchissant de tous les déterminismes – à commencer par ceux liés aux statuts de la femme à son époque –, ainsi que tous les éléments d’insoumission que récupérèrent les écrivains progressistes sont cette fois-ci utilisés contre la modernité !
« Effaroucher les génisses de la dévotion en exaltant la guerrière » ou assener sans détour qu’elle « pratiquait la vraie guerre où on tue des hommes »62 sont donc pour Bloy autant de stratégies susceptibles de provoquer une prise de conscience et, dans une démarche éminemment réactionnaire, de renouer avec un Moyen Âge perdu vers lequel les dangers de l’heure présente devraient inciter à revenir.
Enfin – et c’est peut-être là un des aspects les plus fondamentaux de ces attaques contre la mièvrerie chrétienne –, les doutes exprimés quant à la capacité de Jeanne à conduire des troupes et à vaincre les Anglais rapprochent ses détracteurs modernes des bourreaux d’antan, qui contestaient l’identité même de la jeune fille :
Certains, pensant tout arranger, voudraient peut-être que cette virile Pucelle de dix-huit ans n’eût été femme qu’en apparence, Jésus déléguant ainsi une sorte de monstre pour sauver la France. Les théologastres assassins de Rouen voulurent en avoir le cœur net et la pauvre Jeanne dut subir, par l’ordre de ces pharisiens pudibonds, le plus humiliant examen.63
Par ce paradoxe de la pucelle guerrière, Bloy attaque directement ce que l’école de Constance qualifiera d’horizon d’attente du lecteur, et qui, en l’occurrence, correspondait dans les milieux catholiques à une héroïne bien policée, à « la cuirasse mitigée par le jupon »64. Comme le relevait Hans Robert Jauss, « une œuvre littéraire ne se présente pas comme une nouveauté absolue surgissant dans un désert d’information », mais « évoque des choses déjà lues, met le lecteur dans telle ou telle disposition émotionnelle »65 : on peut donc légitimement penser que le lectorat chrétien attendait une image bien précise de Jeanne d’Arc, conforme à ses antécédents littéraires. Par la rupture ironique et la réorientation, deux procédés d’ailleurs évoqués par Jauss, Bloy invite le lecteur à reconsidérer son horizon d’attente et à s’ouvrir à l’image d’une Jeanne à la fois sainte et rebelle, bouleversant ainsi ses convictions. Pour ce qui est de les bouleverser, l’exercice semble en tout cas avoir été réussi, mais pas forcément à l’avantage de Bloy : « La vente de ma Jeanne d’Arc est nulle ou presque », déplorera-t-il en mai 1915. « Nulle autre réclame que quelques lignes de Gustave Téry qui semblent plutôt avoir tué mon livre. Cette nouvelle, quoique prévue, m’accable un peu. Dieu ne veut pas pour moi de ce genre de victoire. »66
Mais l’image de Jeanne en tant que chef de guerre sert avant tout à consolider l’idée du miracle ; mieux encore elle la dépasse, Bloy allant jusqu’à déclarer qu’avec cette aptitude militaire, « on est tellement en présence de l’inexplicable que même le mot de miracle ne contente pas l’esprit »67. Plus que la jeune interlocutrice des Saintes et des Anges, plus que l’unificatrice du royaume et même plus encore que la martyre, la guerrière témoigne en faveur du caractère absolument inouï de sa propre épopée. Mais est-ce uniquement en raison du contraste de cette vocation martiale avec sa personne et son statut ? Cet aspect des choses est en tout cas fondamental, et même les auteurs qui attribuaient à Jeanne d’Arc un rôle bien différent de celui envisagé par Bloy – je songe ici par exemple aux penseurs de l’Action française qui voyaient avant tout la sainte comme une royaliste dont la principale prouesse fut le sacre de Reims – n’hésitaient nullement à vanter les mérites de ses compétences stratégiques, et de manière parfois fort détaillée. Charles Maurras lui-même, bien que partisan d’une armée de métier et peu enclin à célébrer les exploits d’une héroïne du peuple, salue sans retenue son brillant usage de l’artillerie et incite les historiens à exalter ses talents :
Ces spécialistes font aussi remarquer qu’entre deux formes d’action militaire, entre deux opinions de techniciens, comme on dit aujourd’hui, entre deux partis de conseil de guerre, elle saisissait toujours, avec une impétuosité d’esprit merveilleuse, le pratique, le court, le prompt, le décisif. On a bien raison de signaler ces éléments du génie de Jeanne, toute son histoire les crie : à les faire connaître, on se rend mieux compte des chemins par lesquels elle est allée droit à son objectif.68
À l’évidence, des qualités entraînant de tels succès militaires ne peuvent être que des dons de Dieu. Sauf que, corrige Bloy, Jeanne d’Arc ne les reçoit pas tels quels, mais y ajoute son propre génie ; par « la liberté intangible des enfants de Dieu, [elle a] le pouvoir d’accomplir d’elle-même des actes surérogatoires, bien qu’enveloppés dans la Préscience éternelle »69, c’est-à-dire sans se reposer entièrement sur la Providence et la Grâce mais aussi par le biais de sa propre volonté. Il en résulte donc que la vocation guerrière de Jeanne est le domaine par excellence où va se manifester sa double nature : divine par l’inspiration mais profondément humaine par l’usage de son libre arbitre, ce qui contribue naturellement à la rapprocher du Christ – topos récurrent dans la littérature catholique et déjà suggéré par Michelet.
Si Jeanne est reconnue par ses alliés comme un chef de guerre modèle – et à plus forte raison encore par les capitaines expérimentés comme la Hire –, elle fait aussi l’unanimité auprès de ses ennemis, désormais contraints d’accepter la dimension surnaturelle des combats qu’ils livrent. Le temps est loin où l’on raillait la vachère, devenue pour les Bourguignons le génie de la guerre70, plus craint que n’importe quel autre officier. Les Anglais eux-mêmes ne peuvent que reconnaître leur désarroi face à de telles dispositions :
Les soldats anglais de goujate espèce purent croire à des maléfices, mais leurs chefs qui savaient la guerre, ayant combattu à Azincourt et ailleurs depuis trente ans, comprirent très bien, sans l’avouer, qu’ils se trouvaient en présence d’une habileté militaire incomparable dans la stratégie et dans la tactique, sciences difficiles qui ne se peuvent acquérir qu’à grand labeur.71
On peut rapprocher ces considérations d’un passage postérieur, relatif à la captivité de Jeanne, où l’on retrouve la peur irraisonnée de Pierre Cauchon « insuffisamment rassuré par les chaînes et la cage de fer qu’il avait eu l’infamie d’infliger à sa victime, en voulant qu’elle s’engageât formellement à ne tenter aucune évasion »72. Cette crainte suscitée chez l’adversaire – revers de l’admiration ressentie par les alliés – possède une signification bien particulière dans le cadre du mythe johannique, servant en quelque sorte de caution à la véracité des évènements. Le soupçon d’une fabrication ou d’une amplification artificielle plane en effet toujours sur les héros dont l’existence historique confine à la légende : « Les ethnologues nous l’enseignent : il n’est pas de chamanisme sans une certaine mise en scène, pas de sorcier qui ne soit aussi comédien »73, remarque Girardet – et à plus forte raison dans un contexte où les détracteurs de la Pucelle ne se privèrent pas de crier à la possession ou aux troubles psychiques. Or, si même les Godons et les vils théologiens de la Sorbonne finissent aussi par s’incliner, n’est-ce pas le plus solide argument en faveur de la sainteté réelle de Jeanne ? Cette appréhension va d’ailleurs si loin, nous dit Bloy, « que les Anglais, « gens superstitieux » d’après un commun proverbe, […] n’osaient se remettre en campagne, la Pucelle vivant encore »74. La figure du chef de guerre acquiert ainsi une légitimité que le plus ardent soutien de ses trop rares partisans n’aurait sans doute pas suffi à établir…
Dans un même ordre d’idée, la comparaison avec d’autres grands meneurs historiques permet aussi de relever la singularité de celle que rien ne destinait à être mise sur le même pied qu’Alexandre ou Napoléon, le parallélisme avec ce dernier apparaissant très tôt dans le texte :
[…] elle était apparentée au Feu, symbole visible et redoutable de l’Amour, en la même sorte que, plus tard, Napoléon fut affilié au Tonnerre, et c’est une fête pour la pensée d’oublier, un instant, les siècles intermédiaires en rapprochant l’une de l’autre ces deux destinées incomparables : Jeanne créant le royaume très particulier de Jésus-Christ, et Napoléon dilatant prodigieusement ce royaume pour y instaurer l’image grandiose du futur Empire de l’Esprit-Saint !75
Si Bloy se démarque ici clairement de l’Action française qui rejetait toute valorisation de l’empereur – elle ne voyait en lui que la sinistre prolongation des idées révolutionnaires et lui déniait une quelconque filiation avec Jeanne – il se contente de reconnaître cette proximité tout en soulignant le mérite infiniment plus grand de la Pucelle : la bataille de Patay est ainsi décrite comme « plus incroyable que la victoire des Pyramides »76 et il insiste sur le fait que, contrairement à la modeste bergère, Bonaparte était déjà reconnu comme un « officier remarquable »77 au moment où il assuma le commandement. Mais il fallait toute l’audace du pamphlétaire pour oser l’analogie avec le Christ et clamer que « la guérison instantanée d’un paralytique, la résurrection d’un mort, le cheminement d’un saint sur la face des eaux peuvent se concevoir en tant que miracles »78 tandis que la métamorphose de Jeanne en chef de guerre constituerait d’une certaine manière un miracle encore plus remarquable que ceux décrits par les Évangiles. On comprendra sans peine l’étonnement du lectorat catholique devant ces insinuations qui donneraient presque raison au Bourgeois de Paris lorsqu’il reprochait à Jeanne « plusieurs grands péchés énormes qu’elle avait faits et fait faire, et comment à Senlis et ailleurs, elle avait fait idolâtrer le simple peuple. »79
Commander pour le Christ
La figure de Jeanne en tant que chef religieux occupe quant à elle deux chapitres, « La Prophétesse » et « La Thaumaturge », que je traiterai cependant conjointement, leur contenu différant assez peu. Avec la faculté de connaître l’avenir, Bloy rapproche cette fois l’héroïne du quatrième archétype politique, Moïse le prophète, dont Girardet décèle la présence symbolique aussi bien chez Napoléon que De Gaulle. Tout comme Jeanne, ce modèle est étroitement lié à la voix, « une voix, qui vient de plus haut ou de plus loin, qui révèle ce qui doit être vu et reconnu pour vrai »80 ; mais ce don de prescience va bien au-delà d’un banal phénomène de divination et débouche sur un « processus d’identification d’un destin individuel et d’un destin collectif, d’un peuple tout entier et de l’interprète prophétique de son histoire »81. À l’image de Moïse accueilli comme guide suprême par les Hébreux, la Pucelle ne sera-t-elle d’ailleurs pas l’incarnation du peuple français, de la chevalerie, de tout ce que le Moyen Âge avait de noble et pur ? Le don de prophétie se manifeste en outre chez elle très tôt – « Dès 1424, n’ayant alors que douze ans, elle connut le secret de sa vocation »82 , nous apprend Bloy – mais son usage demeure cependant limité à des objectifs militaires, comme si la voyante était essentiellement là pour servir la guerrière. Elle déconseille en effet à Charles VII de se battre avant la mi-carême, annonce la débâcle de l’armée française durant la journée des Harengs et utilise son talent pour asseoir ses propres victoires : « Les mêmes éclairs prophétiques illuminent les champs de bataille »83, dit encore Bloy. De même, durant le siège d’Orléans, ses capacités extralucides lui permettent de sauver les situations les plus délicates :
Après avoir changé en victoire un commencement de défaite devant la forteresse de Saint-Loup, elle ranime par sa prescience les vaillants qui luttent depuis sept mois et annonce solennellement pour le dimanche suivant, 8 mai, fête de l’Apparition de saint Michel, la délivrance d’Orléans et la fuite de tous les Anglais.84
Encore une fois, Jeanne diffuse ses vertus dans son entourage et quand elle annonce l’imminence d’une victoire, il est évident que le cours de la bataille risque fort d’être bouleversé, même si tout espoir semble perdu. Les sources médiévales vont dans le même sens que Bloy en relevant à quel point les visions du futur sont déterminantes pour l’effort de guerre et je citerai ici le Mystère du Siège d’Orléans85, dont l’auteur anonyme relate lui aussi les harangues prophétiques que la Pucelle adresse aux Anglais après avoir annoncé à ses compagnons que Dieu leur donnerait « victoire et grands avantages »86 :
Si vous refusez de le faire [de lever le siège]
Moi je suis là pour vous combattre
Vous mourrez tous de mort amère.87
Parallèlement à ce don de prophétie surtout utilisé comme une arme psychologique, la Pucelle se sert aussi de sa prescience lors des combats destinés à ouvrir la route de Reims et conduire le roi vers le sacre, poursuivant ainsi sa mission unificatrice. Mais la cérémonie elle-même revêt peu d’importance, Bloy n’y voyant qu’un moyen de laver l’humiliation du traité de Troyes et non l’objectif final de la mission de Jeanne, comme pouvaient le concevoir les milieux royalistes. « Après ce triomphe, Jeanne sentit que l’heure de l’abandon allait sonner »88, rappelle-t-il d’ailleurs presque immédiatement pour relativiser les faits.
En ce qui concerne les miracles accomplis, ils viennent eux aussi appuyer les efforts du chef de guerre – en prévenant par exemple les blessures graves dans les rangs des soldats – mais ne sont cependant pas décrits de manière détaillée, Bloy arguant que la Sainte n’a fait que « le moindre usage » de ses pouvoirs de thaumaturges lors de son bref passage ici-bas. On relèvera tout de même cette exception notoire, qui renvoie bien sûr à l’exemple du Christ et permet à Bloy d’affirmer sa posture résolument antimoderne :
Sans parler de l’enfant mort sans baptême à Lagny-sur-Marne que Jeanne ressuscitera, le 18 mai 1430, cinq jours avant la catastrophe de Compiègne, pour qu’on eût le temps de le baptiser ; sans insister sur ce fait que les historiens modernes ont estimé sans doute insuffisamment patriotique ou trop naïvement légendaire […].89
Vers le sacrifice
« Un homme, prêtre ou laïque, même très vertueux, n’est pas un martyr parce qu’il souffre et parce qu’il meurt. Le Martyre est autre chose… »90. Par cette citation tirée d’Au seuil de l’Apocalypse, Léon Bloy entend donner au terme de martyr une signification différente de celle admise par le sens commun et les derniers chapitres de Jeanne d’Arc et l’Allemagne confirment que la Pucelle est digne de cette élogieuse appellation. Son procès, son supplice et sa mort sont en effet sans cesse ramenés à des dimensions rédemptrices et christiques, comme par exemple lorsque l’auteur affirme qu’au jour de l’Ascension, le chapitre de la cathédrale, ayant pour coutume de libérer un prisonnier, préféra un violeur à Jeanne d’Arc91. Mais la description de ces tourments est surtout marquée par la stigmatisation du clergé, associée à une position d’anti-intellectualisme typiquement réactionnaire ; les accusateurs de la Pucelle étant liés à l’Université de Paris, c’est l’occasion idéale de lancer un réquisitoire contre les institutions contemporaines, écho des campagnes menées contre la Sorbonne Nouvelle quelques années auparavant et décrites dans l’enquête d’Agathon92, Les jeunes gens d’aujourd’hui. À travers le portrait de Pierre Cauchon, Bloy va régler ses comptes avec une génération d’intellectuels hostiles au nationalisme et de catholiques compromis avec le pouvoir, tout en renouant avec l’idée d’une héroïne abandonnée par les puissants et la monarchie avant d’être persécutée par l’Église, thèmes abondamment exploités par la gauche :
Ce serait une erreur de croire que Cauchon était une mitre quelconque. […] [Il] était, au contraire, un des plus célèbres docteurs de son temps, licencié en droit canon, maître es arts, docteur en théologie, ancien recteur de l’Université de Paris et conservateur de ses privilèges ; grand praticien en matière de droit, ce que le procès qui a voué son nom à l’ignominie suffirait à établir, et l’un des universitaires les plus engagés dans la cause antinationale.93
Avec cette insistance à souligner le prestige du personnage, Bloy s’en prend également à la figure du mauvais maître, épouvantail récurrent de la littérature antimoderne qui se retrouve aussi bien dans Les Déracinés de Barrès que dans Le Disciple de Bourget. Homme respecté et entièrement dévoué aux puissances du moment, Cauchon préfigure aussi à sa manière les penseurs corrompus par la bassesse politique que Benda dénoncera dans La Trahison des Clercs mais en ajoutant encore l’ignominie religieuse à la soif de pouvoir. « Excommunié à Bâle, anathémisé plus tard par la cour de Rome, suspect d’hérésie et notoirement rebelle à l’autorité du Saint-Siège ; – où l’Angleterre des Lancastre et de la Rose rouge, apostate future et déjà pressentie, aurait-elle pu trouver plus désirable serviteur »94, demandera d’ailleurs Bloy à son sujet, soulignant qu’à l’époque de Jeanne, les individus les plus coupables sur le plan moral et religieux, les ancêtres véritables des hérétiques prussiens, se trouvaient déjà à l’intérieur même de la France et y occupaient de surcroît des places privilégiées.
Après ces assauts contre l’Église, le chapitre intitulé « L’Holocauste » permet de jeter encore une fois le discrédit sur le comportement du roi, dont l’indolence prend soudain une tournure criminelle et entraîne une passation de pouvoir : alors que Jeanne perd son statut de chef après Compiègne, Charles VII abandonne également le sien et préfère se tourner vers les charmes d’Agnès Sorel, quand bien même il lui aurait été extrêmement facile – Bloy ne se prive pas de le démontrer – d’organiser une expédition militaire pour délivrer la Pucelle. Dès lors, la vacance du pouvoir permet aux religieux hypocrites et aux intellectuels dévoyés de s’affirmer comme les vrais maîtres de la France, tout ceci confirmant bien que seule Jeanne d’Arc avait la stature adéquate pour assurer un commandement digne de ce nom. Mais il est maintenant trop tard et l’image de la conquérante cède face à un autre mythe politique habilement mis en place par l’auteur, celui de la conspiration, que Girardet définit comme un « immense réseau de malveillance [où] la victime voit chacun de ses actes surveillés et [où] une même main invisible a pris la charge de son destin et le conduit irrévocablement vers le malheur »95. Tout concourt en effet à montrer que la Pucelle est l’objet d’un complot ecclésiastique où son humilité évangélique contraste avec le cynisme des docteurs qui ne tarderont pas à devenir bourreaux :
L’antique Université de Paris, vénérée dans le monde entier, ne manqua pas une si belle occasion de se déshonorer à jamais. […] On se représente la situation d’une simple fille de la campagne, ignorante autant qu’il se peut des formes judiciaires et des captieuses manigances de la théologie, en présence de cette meute de savants haineux et perfides, privée de conseils et forcée de défendre, seule contre tous, son âme limpide !96
Le mythe politique conserve toute son actualité en 1915, la conspiration médiévale se prolongeant à travers l’attitude des catholiques qui refusent de voir la vraie nature de la sainte et préfèrent se réfugier dans une « imagerie bondieusarde »97, tout autant que par les déclarations du Pape Benoît XV : « Par l’effet de la plus inconcevable injustice, le Saint-Père aurait adressé d’identiques objurgations ou implorations à tous les souverains et à tous les peuples, les faisant tous également responsables de la monstrueuse iniquité des agresseurs ! »98, s’indignera Bloy, qui aurait manifestement préféré un appel à la croisade contre l’Allemagne pour faire écho à ses propres imprécations.
De Domrémy à Compiègne, de la guerre au bûcher, Jeanne d’Arc et l’Allemagne apparaît comme une vaste mosaïque dont l’auteur est allé puiser dans différents courants de réception les éléments nécessaires à la construction d’une héroïne qui, au XVe comme au XXe siècle, représente le seul espoir d’une France à genoux et incarne successivement toutes les grandes figures de chefs temporels et spirituels. Remarquable d’éclectisme, Bloy emprunte ainsi à la mythologie républicaine ses invectives contre le roi tout en conservant les explications catholiques sur l’origine des Voix, ce qui ne va pas sans paradoxe : ses violentes diatribes contre l’Église et les croyants sont ainsi nourries de rhétorique anticléricale mais servent finalement à prêcher un catholicisme du passé, plus pur et plus profond… S’il reproche à ses adversaires de s’attacher à une Jeanne d’Arc construite de façon artificielle et subjective, force est de constater qu’il n’échappe pas non plus à ce travers, même si son ton pamphlétaire et prophétique donne toutes les apparences d’une logique évidente. Mais comment pourrait-il en être autrement ? Hormis peut-être les compilations strictement historiques, toute adaptation littéraire de la vie de Jeanne n’est-elle pas éminemment subjective, et à plus forte raison encore si elle est politisée ? En arrangeant à sa guise les grandes étapes de l’épopée, en modifiant quelques détails de l’enfance, des batailles ou du procès, chacun est susceptible de donner sa propre interprétation de la Pucelle, et c’est peut-être là aussi une des raisons de son succès à travers les siècles.
Même si la dimension conflictuelle de sa réactualisation accuse un net recul depuis les années 50, Jeanne continue en effet de nous interpeller près de 600 ans après sa mort, et ceci reste selon moi étroitement dépendant de la conception du Moyen-Âge qui a prédominé à l’époque moderne : une vision manichéenne, caractérisée par l’opposition entre une période obscure et un âge d’or idéalisé. « Pour les uns, il est entièrement blanc, et pour les autres, absolument noir », affirmait Durtal dans Là-bas99, exemple parfait de roman où l’histoire rencontre le mysticisme. Or Jeanne d’Arc n’est-elle pas la synthèse parfaite de cette dichotomie signalée par tant de chercheurs ? Après tout, elle naît au milieu de ces ténèbres médiévales, qui n’ont rien d’imaginaire et ne sont pas seulement une fantaisie littéraire de progressiste. « Il y eut aussi des guerres horribles, des maux insupportables en France, des meurtres au cours de ces guerres, si longues et dures, qui opposèrent le roi d’Angleterre Édouard au roi de France »100, disait déjà la Chronique dite de Jean de Venette, en 1369… et c’est dans ce contexte ô combien bouleversé que la Pucelle vint rétablir la Foi, l’espoir et les valeurs chevaleresques. Lumière dans la nuit, figure de contraste où se mêlent toute l’horreur et la splendeur d’un temps mythifié, Jeanne d’Arc finit par se confondre avec le Moyen Âge dont elle est issue et demeure, à ce jour comme à celui de Bloy, l’image la plus vive et la plus touchante d’une période qui continue inlassablement de nous fasciner.