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Qu’est-ce qu’une figure historique ? Si l’on estime que le qualificatif « historique » désigne ce qui a authentiquement existé, la question paraît bien inutile ; est historique toute personne dont la vie ne relève pas – ou du moins pas uniquement – de la fiction. Toutefois, le critère de véracité est insuffisant à expliquer l’intérêt d’une figure historique, comme du reste celle d’un événement historique. Ils ne deviennent objet de recherche que si l’on estime qu’ils peuvent livrer quelque chose, un sens à élucider, une clef pour la compréhension d’une époque. C’est par ce parti pris que l’histoire se distingue de la chronique, simple chambre d’enregistrement, discréditée par la Poétique. On le sait, Aristote lui reproche, au chapitre IX, d’être engluée dans le « particulier » quand la poésie, elle, atteint au « général », déployant ses récits dans le champ supérieur de la philosophie1. Étant donné l’influence de ce texte, l’histoire a dû se justifier non sur le terrain de la seule véracité, mais en vertu de principes plus conformes aux exigences aristotéliciennes, les faits relatés devant être investis de ce caractère « général » et « philosophique » sous peine de rester vides d’instruction. En corollaire, ils devaient s’organiser en un « tout », un récit qui comporte un début, un milieu et une fin nettement délimités et fermement articulés (selon une exigence formulée au chapitre VII de la Poétique).

Qu’on nous permette de laisser (temporairement) de côté cet aspect formel, assurément fondamental, pour examiner plutôt le premier critère. Dans sa quête du « général », l’histoire a longtemps centré ses travaux sur les empereurs, rois, chefs militaires, dont les traits de caractère et les actions pouvaient affecter la destinée d’un peuple, comme si la discipline faisait sienne la définition que Corneille donne de la tragédie : « Sa dignité demande quelque grand intérêt d’État […] »2. Si l’on adopte ce parti (ce qui, bien entendu, est loin d’être le cas de l’ensemble des historiens), littérature et histoire, au lieu d’être opposées l’une à l’autre comme relevant respectivement de la fiction et de l’authentique, peuvent être appréhendées à travers la catégorie commune de l’exemplarité, critère fondamental pour apprécier l’historicité d’une figure. Seul est historique un personnage d’exception, dont on ne considérera, du reste, que les actions d’envergure, en rejetant d’autres aspects de sa vie jugés triviaux : de même que Corneille refuse de qualifier de tragédie les pièces représentant les amours du roi, de même on voit la « grande » histoire se démarquer de la « petite », celle-ci relevant du domaine privé (et donc du « particulier », pour reprendre le terme d’Aristote), celle-là du domaine étatique et collectif.

De telles distinctions sont bien entendu faites pour être transgressées. Par un processus d’échanges continu, la grande histoire vient se nourrir d’historiettes, d’anecdotes, qui la vivifient et la dynamisent. Pour citer Benjamin,

Die Konstruktionen der Geschichte sind militärischen Ordres vergleichbar, die das wahre Leben kuranzen und kasernieren. Dagegen der Straßenaufstand der Anekdote. Die Anekdote rückt uns die Dinge räumlich heran, läßt sie in unser Leben treten.3

Les constructions de l’histoire sont comparables à des ordres militaires qui tourmentent et casernent la vraie vie. À l’inverse, l’anecdote est comme une révolte dans la rue. Elle nous rend les choses spatialement plus proches, elle les fait entrer dans notre vie.4

L’anecdote, selon Benjamin, est perçue à la fois comme un récit non élitiste (donnant la parole à « la rue » plutôt qu’au palais) et comme un récit plus efficace, plus parlant, plus apte à livrer « la vraie vie », parce qu’elle opère un rapprochement entre celle qui est relatée et celle du lecteur (ce que Benjamin qualifie de « pathos de la proximité », « Pathos der Nähe »5). Elle acquiert ainsi un caractère d’exemplarité, mais qui diffère fondamentalement de celui qui caractérise le personnage de tragédie tel que l’envisage Corneille (ou Aristote). Toute la question est de savoir ce qu’on entend par « exemple » et « exemplarité » : faut-il réserver ces termes aux actes d’envergure et aux êtres d’exception ? Ou au contraire aux actes et aux individus ordinaires ? Dans lequel de ces types la collectivité est-elle invitée à se reconnaître, à se représenter elle-même ?

Le critique littéraire Raymond Williams souligne à quel point la notion de type, d’emblématicité, de représentativité, a évolué dans la tragédie du XIXe siècle :

The former typicality was « universal » in character : depending at once on a social and metaphysical order, it took the prince (the hero) as in this sense representative of human destiny. The liberal revolution against the social and metaphysical order overthrew any such definition. The insistence on the drama of ordinary life, on the dramatic importance of people without formal rank, altered action and character in a single movement.6

Assurément, la littérature n’a pas attendu le XIXe siècle pour se pencher sur la « vie ordinaire » et les personnages dépourvus de prestige social. Mais le choix de tels sujets a longtemps entraîné un classement de l’œuvre dans des genres dits mineurs, ceux de la comédie, des « romans comiques », des « antiromans »7, ou du « burlesque ». Bien que certaines de ces œuvres contestent explicitement les prétentions de la grande littérature, leur critique ne suffit pas à renverser la hiérarchie solidement établie des genres. Tout autre est l’entrée en scène de l’ordinaire dans le genre de la tragédie.

Il est remarquable que la discipline historique ait connu des débats similaires, se détournant des chefs d’état pour des groupes sociaux réputés plus représentatifs. Faut-il se demander dans quelle mesure l’un de ces domaines (littérature et histoire) a précédé l’autre, voire montré la voie à l’autre, dans cette réflexion ? En tout cas, ils n’ont pas manqué d’entrer en dialogue au sein de différents cercles lettrés ; il se peut que des convergences se révèlent entre les débats qui les ont animés. Fiona McIntosh-Varjabédian signale ainsi que, dans le temps où le déterminisme des naturalistes est critiqué, des reproches comparables sont formulés à l’encontre de « Gobineau, Darwin et Spencer, pour leur déterminisme ethnologique »8 : là où l’histoire des grands hommes, pour élitiste qu’elle soit, peut exalter l’action individuelle9, l’historien choisissant de mettre l’accent sur le groupe se voit reprocher de raboter le libre-arbitre et la virtus en faveur de purs mécanismes socio-économiques.

Toutefois, il n’entre pas dans le but de cette introduction de rendre compte des débats historiographiques que cette question a suscités. Notre propos est plutôt de rappeler que le refus de la grande figure affecte non seulement « l’ordre social et métaphysique », pour reprendre les termes de William, mais aussi, comme il le souligne, le style, la caractérisation des personnages, et jusqu’à la forme de l’œuvre, qui pour traiter de « la rue » doit trouver un autre type de mise en intrigue. Les choix méthodologiques de l’École des Annales, pour ne citer qu’un exemple, se répercutent sur la forme du récit dès lors que, se détournant d’une conception de l’histoire fondée sur les grands événements, ils se vouent aux évolutions de longue durée. Le présent numéro souhaite se consacrer aux différents aspects de cette question, qu’il s’agisse du rapport de l’individu à collectivité, du caractère emblématique prêté à l’un ou à l’autre, ou de la forme du récit qui les met en scène.

On signalera tout d’abord l’article qu’Édouard Galby-Marinetti a consacré aux représentations des villes de Londres et de Paris à l’époque du siège de 1870-1871. S’appuyant sur les articles de journaux et les mémoires contemporains, l’auteur souligne que ces textes dévalorisent les dirigeants (le gouvernement anglais, notamment, qui n’est pas à la hauteur des exigences du moment) alors que la collectivité, au contraire, y est mise à l’honneur : celle des Londoniens qui prennent, pour secourir les Parisiens affamés, les initiatives dont leurs dirigeants sont incapables ; celle des Parisiens qui se révèlent si étonnants durant le siège. L’article retrace l’émergence de ces nouveaux types, de ces nouvelles représentations de la collectivité, montrant en outre qu’il s’agit d’un nouveau genre de collectivité, non pas la nation mais la cité et ses citoyens, corps solidaires en même temps que déterritorialisés, susceptibles de fraternités internationales. Les figures mises à l’honneur par ces différents textes (notamment le francophile Richard Wallace, resté à Paris durant le siège, et qui mit sa fortune au service des affamés) représentent, comme le formule Galby-Marinetti, « la modernité citadine, cette déterritorialisation du citoyen, partout chez lui, […] figure internationalisée »10, et en corollaire figure privée, dont « l’initiative individuelle vient contredire la politique publique ou remédier à ses insuffisances »11. L’article permet de saisir un mouvement par lequel l’intérêt se détourne à la fois du dirigeant et de la nation, au profit de l’individu privé et des nouvelles formes de collectivité dont il se fait le représentant.

Inutile de dire que le grand homme n’a pas pour autant disparu des représentations, qu’elles soient historiques ou littéraires. Toutefois cette figure n’a pas échappé au décentrement copernicien que relèvent Raymond Williams dans le domaine littéraire, Croce et d’autres dans le domaine de l’histoire12. Le présent numéro souhaite consacrer une série d’études à ce décentrement, illustré par divers romans extrêmement critiques envers les figures de dirigeants. Si on peut les dire exemplaires, c’est au sens où elles s’avèrent emblématique des collectivités qu’elles dirigent, de l’époque où elles vivent. Les romanciers hésitent en revanche à leur prêter un caractère d’exception qui introduirait une fracture entre le dirigeant et le groupe dont il est issu. On pourrait juger que Jeanne d’Arc ou l’Allemagne, le texte de Léon Bloy qu’étudie Olivier Wicky13, constitue un cas particulier. Bloy, en effet, réclame implicitement un dirigeant exceptionnel qui, tel Jeanne d’Arc, se montre capable de hausser tout un peuple aux valeurs éthiques qu’il incarne. En d’autres termes, l’exemplarité que Bloy accorde à Jeanne d’Arc est, si l’on ose dire, d’ancien régime. Pourtant il dévalorise la figure de Charles VII, piètre souverain, inconsistant et faible – choix peu stratégique, étant donné que Bloy vise avant tout un lectorat catholique qui, sous la Troisième République, s’allie aux partis royalistes et antirépublicains. Wicky montre également que le sacre du roi, à Reims, n’est nullement le point fort de l’épopée johannique telle que Bloy la relate, trait par lequel il se distingue nettement d’auteurs contemporains et politiquement proches, royalistes ou porte-paroles de l’Action Française. En corollaire, Bloy insiste sur les origines modestes de son personnage : la représentative du peuple français est issue de ce peuple, et non de sa caste dirigeante. Il n’insiste pas moins sur la piété de Jeanne d’Arc, le trait qu’il juge le plus essentiel, et qui est en même temps celui par lequel son personnage s’avère particulièrement fidèle à ses origines. En effet, aux yeux de Bloy, la qualité emblématique du peuple français, à l’époque de la guerre de Cent Ans, est son catholicisme authentique (dont les contemporains de Bloy lui paraissent si indignes). Si exceptionnelle que soit cette héroïne, elle est en même temps, sous la plume de Bloy, l’émanation du peuple français ; et en bonne logique, l’action la plus remarquable de Jeanne d’Arc est à ses yeux d’avoir donné à ce peuple l’unité, l’identité, la conscience de soi qui lui faisaient jusque-là défaut.

On retrouvera des traits comparables dans des textes pourtant écrits par des auteurs de coloration politique bien différente ; ainsi d’Albert Cohen qui exalte le comportement de Churchill aux heures les plus menaçantes de la Seconde Guerre mondiale. Tout en faisant l’éloge de ce dirigeant qui rehausse la valeur morale d’une nation tout entière, il en fait un être représentatif plutôt que singulier, faisant corps avec l’Angleterre et les Anglais. Et ceux-ci font l’admiration de Cohen justement par leur méfiance envers l’emphase, leur systématique understatement qui leur interdit d’exalter l’héroïsme de leur propre combat. L’héroïsme, chez Cohen, s’efface devant l’humanité, cette valeur bien plus fondamentale à ses yeux14. De même, ses contemporains John Dos Passos et Alfred Döblin considèrent comme une fêlure la tentation qu’éprouvent certains dirigeants de se dissocier du peuple, de se singulariser dans un élan héroïque et exaltant15 ; les véritables héros sont, à leurs yeux, ceux qui parlent avec la voix du peuple, qui lui donnent voix.

Les romans analysés par Cécile Brochard ne se montrent pas moins méfiants envers toute figure d’exception ou réputée telle. Dans ces œuvres, toute singularité, tout héroïsme relève d’une mise en scène dont le lecteur est invité à voir les coulisses, et où les figures du pouvoir sont réduites au rang de (piètres) figurants. L’autorité se fissure, sur le plan politique, mais aussi littéraire, puisque ces dirigeants s’avèrent peu fiables en tant que narrateurs, et se voient contestés par des narrateurs rivaux dans un « véritable chaos discursif »16. Cécile Brochard s’appuie, dans ses analyses, sur Gabrielle Le Tallec-Lloret qui estime que de tels romans veulent casser non seulement le personnage du dictateur, mais également « l’auteur, conçu lui aussi comme tout-puissant », et en corollaire « l’autorité linguistique imposant une langue standard incompatible avec l’Histoire et la réalité […] »17. Loin de consacrer la figure du dirigeant, les auteurs qu’étudie Brochard contribuent à une remise en cause radicale de toute autorité, la déconstruction du personnage s’accompagnant d’une dislocation du roman.

C’est aussi ce que relève Alice Pintiaux dans un article consacré au roman de Vladimir Pozner, Le mors aux dents18. L’auteur choisit de relater l’histoire du baron Roman von Ungern-Sternberg, l’une des figures les plus hautes en couleur de la guerre civile en Russie orientale. Le roman de Pozner aurait donc pu faire la part belle à la légende héroïque, d’autant plus qu’il s’agissait d’un ouvrage de commande, destiné à s’intégrer dans une collection – les « Têtes brûlées » – consacrée à diverses figures d’aventuriers19, promettant au lecteur d’exaltants récits. Quoi de mieux, dès lors, que ce baron qui rêvait de marcher sur les traces de Gengis Khan ? De fait, il a inspiré nombre d’écrivains – citons, à titre d’exemple, Hugo Pratt, qui s’attarde sur cette figure paradoxale dans Corto Maltese en Sibérie. Mais contrairement à Pratt, Pozner ne compose pas un récit d’aventures. De son personnage principal, il fait un avatar de don Quichotte, aspirant à ordonner sa vie en fonction d’un modèle manifestement inadapté. À ce héros anachronique, inspiré par des formes littéraires anachroniques, Pozner oppose son propre parti pris : « parler au présent »20, c’est-à-dire faire choix d’un personnage ambivalent et, en corollaire, d’une forme qui avance à tâtons, exhibant sa quête et son inachèvement.

On pourrait estimer que Cohen, Döblin ou Dos Passos, au contraire, reprennent un genre solidement établi, la biographie d’une personnalité politique ou publique, soit un récit ordonné en fonction d’un schéma implicite mais transparent – les années de jeunesse laissant deviner les premiers frémissements de la grandeur à venir, les années de maturité montrant l’impact décisif de cette vie individuelle sur une nation tout entière… Mais que ce soit dans le court texte « Churchill d’Angleterre » de Cohen ou dans les épaisses trilogies des deux autres auteurs, la biographie se défait de ses habitudes et de ses certitudes : le récit n’y est pas chronologique, d’autant qu’il est souvent allusif, et fortement sélectif, sur le plan des événements ; il est morcelé en vignettes chez Cohen et, chez Dos Passos, par une mise en page qui segmente la phrase même. Plus fondamentalement encore, chez Dos Passos et Döblin, la biographie n’est plus une fin en soi, une construction close sur elle-même ; elle participe d’une configuration aussi ambitieuse que nébuleuse, affichant ouvertement sa quête et ses incertitudes. On pourrait peut-être arguer que Bloy donne un caractère d’évidence miraculeuse à l’action de son héroïne et à la forme de son récit ; ce n’est pas le cas des autres auteurs étudiés ici, qu’ils écrivent dans les années trente et quarante comme Dos Passos, Döblin ou Cohen, ou qu’ils relèvent d’une période plus récente comme Augusto Roa Bastos, Alejo Carpentier ou Gabriel García Márquez, voire contemporaine pour Yasmina Khadra et Rachid Mimouni.

On le comprendra, le propos de ce numéro est donc à la fois politique et formel. Politique, dans la mesure où les auteurs esquissent, par le choix de modèles et de contre-modèles, leur conception du dirigeant, de son rôle et de son rapport à la collectivité, dans des contextes (qu’il s’agisse du siège de Paris, de la Première Guerre mondiale, de l’approche de la Seconde, ou de régimes dictatoriaux et violents) ayant entraîné une profonde crise des valeurs, une défiance exacerbée envers le culte du dirigeant et de l’exception. Formel, dans la mesure où les schémas narratifs connaissent un ébranlement non moins fondamental. Cela se lit tout particulièrement dans l’une des biographies que John Dos Passos intègre à son œuvre U.S.A. Stratégiquement placée à la fin de la seconde partie, 1919, elle ne relate pas, comme les autres biographies de la trilogie, la vie d’un homme connu, mais celle d’un inconnu, un cadavre sans identité, gratifié du nom « John Doe » que les médecins légistes américains attribuent par convention aux morts anonymes. Progressivement, le lecteur comprend qu’il s’agit d’un anonyme quelque peu particulier, un mort non identifié de la Première Guerre mondiale sélectionné pour des funérailles nationales en tant que Soldat Inconnu. Dos Passos cite la fin du discours prononcé à cette occasion par le président Harding, qui évoque le mort en ces termes éloquents : « un soldat typique de cette démocratie représentative »21, et Dos Passos lui-même prend soin de ne s’écarter à aucun moment d’une existence « typique » et « représentative ». Ou plutôt de plusieurs existences, car l’auteur envisage pour son personnage, au sein d’une même phrase, plusieurs lieux de naissance possibles, plusieurs enfances, plusieurs métiers. Il brise ainsi les limites de la biographie, de la phrase même, de manière à faire de son personnage le représentant des États-Unis, unissant en lui toutes les facettes de ce peuple :

John Doe was born

and raised in Brooklyn, in Memphis, near the lakefront in Cleveland, Ohio, in the stench of the stockyards in Chi, on Beacon Hill, in an old brick house in Alexandria, Virginia, on Telegraph Hill, in a halftimbered Tudor cottage in Portland, the city of roses,

in the Lying-In hospital old Morgan endowed on Stuyvesant Square,

across the railroad tracks, out near the country club, in a shack cabin tenement apartmenthouse exclusive residential suburb […].22

John Doe naquit

et fut élevé à Brooklyn, à Memphis, près du bord du lac à Cleveland, Ohio, dans la puanteur des halles aux bestiaux de Chi, sur Beacon Hill, dans une vieille maison de briques à Alexandria, Virginia, sur Telegraph Hill, dans un cottage à colombages de style Tudor à Portland, la cité des roses,

à la Maternité que le vieux Morgan dota sur Stuyvesant Square,

de l’autre côté des voies de chemin de fer, hors la ville près du country club, dans une bicoque baraque logement de rapport immeuble d’appartements faubourg résidentiel distingué […].23

Pour rendre compte d’une identité nationale multiple, complexe, Dos Passos fait éclater la forme du récit biographique, montrant que la réflexion politique et historique est inséparable d’une réflexion formelle. Ce lien fondamental constitue l’objet de recherche de ce numéro spécial de Grandes figures historiques dans les lettres et les arts.

Notes

1 « c’est pour cette raison que la poésie est plus philosophique et plus noble que la chronique : la poésie traite plutôt du général, la chronique du particulier. Le « général », c’est le type de chose qu’un certain type d’homme fait ou dit vraisemblablement ou nécessairement. C’est le but que poursuit la poésie, tout en attribuant des noms aux personnages. Le « particulier », c’est ce qu’a fait Alcibiade ou ce qui lui est arrivé », Aristote, La poétique, texte, trad. et notes par R. Dupont-Roc et J. Lallot, Paris, Seuil, 1980, chap. IX, p. 65. Return to text

2 « Discours de l’utilité et des parties du poème dramatique » (1660), in Œuvres complètes, vol. 3, éd. Georges Couton, Paris, Gallimard [coll. Pléiade], 1987, p. 117-141, ici p. 125. Return to text

3 Walter Benjamin, Das Passagen-Werk, in Gesammelte Schriften (ou GS), vol. V.2, éd. Rolf Tiedemann, Frankfurt am Main, Suhrkamp Verlag [coll. « Suhrkamp Taschenbuch »], 1982, p. 677. Return to text

4 Walter Benjamin, Paris, capitale du XIXe siècle. Le livre des passages, tr. Jean Lacoste, Paris, Éditions du Cerf, 2006, p. 561. Return to text

5 GS V.2, op. cit., p. 677 ; Paris, capitale du XIXe siècle, op. cit., p. 561. Return to text

6 Raymond Williams, Drama from Ibsen to Brecht, London, Chatto & Windus, 1968, p. 336-337. Return to text

7 On se réfère ici aux titres choisis par Scarron (Roman comique, 1651), Furetière (Roman bourgeois, 1666), ou Sorel (qui ajoute le sous-titre « Antiroman » à la deuxième édition de son Berger extravagant, 1627-1628, et se livre à quelques réflexions sur les « romans comiques » dans sa Bibliothèque française, 1664). Comme l’ont souligné divers critiques, ces titres, associant un genre aux prétentions élevées et un qualificatif qui les contredit, ont valeur de manifeste, transgressant les frontières des genres et contestant leur hiérarchie. Return to text

8 Fiona McIntosh-Varjabédian, « Causalité historique et place du grand homme. Pour un état du débat », in Daniel Fulda, Franz Leander Filafer (dir.), Literatur und Geschichte. Handbücher zur kulturwissenschaftlichen Philologie, à paraître (De Gruyter). Return to text

9 F. McIntosh-Varjabédian rappelle cependant que cette exaltation de l’action individuelle ne va pas de soi, même chez des historiens comme Guizot, Ranke ou Carlyle qui, tout en centrant leurs travaux sur la figure d’un grand homme, peuvent le représenter comme vecteur de la volonté divine, ou cristallisation de tendances collectives profondes, plutôt qu’agent au sens plein du terme, ibid. Return to text

10 Cf. « Sur un air de Brexit – Sympathie des populations et logiques diplomatiques dans les relations entre Paris et Londres en 1870-1871 », p. 63. Return to text

11 Ibid., p. 62. Return to text

12 Cf., entre autres, Benedetto Croce, Théorie et histoire de l’historiographie, tr. Alain Dufour, Genève, Droz, 1968, notamment p. 64 ; Christophe Bouton, « Splendeurs et misères du grand homme », in Alexandre Escudier et Laurent Martin (dir.), Histoires universelles et philosophies de l’histoire, Paris, Presses de Sciences Po, 2015, p. 191-205. Return to text

13 Cf. « Quand la pucelle s’en va-t-en guerre : Jeanne d’Arc et l’Allemagne », p. 8-28. Return to text

14 Cf. « Poètes et prophètes : figures de dirigeants dans U.S.A. de John Dos Passos et Novembre 1918 d’Alfred Döblin », p. 37-39. Return to text

15 Ibid., p. 50-53. Return to text

16 Cf. « La faillite de l’autorité dans les romans du dictateur algériens et hispano-américains contemporains », p. 62. Return to text

17 Ibid., p. 65. Return to text

18 Alice Pintiaux, « « Don Quichotte à rebours » : une lecture du Mors au dents de Vladimir Pozner », in Littérature, histoire et politique au XXe siècle : hommage à Jean-Pierre Morel, dir. Vincent Ferré et Daniel Mortier, Paris, Le Manuscrit [coll. L’Esprit des Lettres], 2010, p. 131-145. Return to text

19 Selon Pintiaux, René Hilsum, éditeur Au Sans Pareil, fonda en 1931 cette collection confiée à Blaise Cendrars ; projet éphémère, puisque la maison d’édition cessa toute activité en 1935. Le roman de Pozner, de ce fait, parut chez Denoël en 1937. Return to text

20 C’est par ces mots que Pozner, dans son roman, explique le choix du personnage : après avoir consulté divers livres, le romancier écarte diverses figures « de moines, de diplomates, de banquiers, d’agents provocateurs. [...] Ils ne m’intéressaient pas ; je tenais à parler au présent. / Alors je songeais à Ungern », Vladimir Pozner, Le mors aux dents (1937), Arles, Actes Sud [coll. Babel], 1985, p. 12. Return to text

21 « a typical soldier of this representative democracy », John Dos Passos, U.S.A., Londres, Penguin, 1966, p. 724 ; « représentant typique des soldats de notre démocratie », selon la traduction imprécise d’Y. Malartic, à moins que l’imprécision ne soit imputable aux révisions de C. Jase, in John Dos Passos, U.S.A., Paris, Gallimard [coll. « Quarto »], 2002, p. 757. Return to text

22 Ibid., p. 723. Return to text

23 Traduction propre ; cf. l’édition française citée en note 21, p. 756. Return to text

References

Electronic reference

Alison Boulanger, « Introduction », Grandes figures historiques dans les lettres et les arts [Online], HS 1 | 2016, Online since 05 décembre 2016, connection on 14 janvier 2025. URL : http://www.peren-revues.fr/figures-historiques/348

Author

Alison Boulanger

Université Lille 3-Alithila

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