Figure historique américaine par excellence, Benjamin Franklin a la particularité d’avoir œuvré activement à sa propre « canonisation » au panthéon américain, en publiant son autobiographie1 ainsi qu’un recueil de maximes destinées à l’édification morale du grand public : Poor Richard’s Almanack2. Outre ses qualités et accomplissements divers (politiques, philosophiques, scientifiques…), Franklin savait ainsi construire sa renommée et l’inscrire durablement dans l’histoire nationale. Même si certains historiens ont nuancé le statut héroïque de Benjamin Franklin3, son crédit auprès du public américain reste vivace. On retiendra à titre d’exemple que, dans « House of America » du Disney World d’Orlando, les deux personnages historiques choisis pour présenter l’histoire de la nation sont Mark Twain et Benjamin Franklin4. Franklin jouit également d’un prestige constant dans le monde universitaire : de l’hommage à ses accomplissements politiques et diplomatiques rendu par Herman V. Ames dans les années 19305, jusqu’à des tentatives plus récentes pour adapter ses maximes morales dans une perspective religieuse interconfessionnelle6.
À l’époque de l’American Renaissance, alors que le mythe de Franklin était florissant, Herman Melville entreprend une attaque sans concession contre le grand homme, en le faisant figurer comme personnage de son roman historique, Israel Potter7. Franklin y apparaît mesquin, hypocrite, orgueilleux et verbeux, en tout point détestable. Au-delà de la visée comique, on doit lire ce portrait dissonant d’une figure respectée et aimée du public américain comme une charge subversive contre les fondements mêmes de la république américaine dont les figures historiques établies sont les garants. Le choix du roman historique, dont le héros est un inconnu et un homme simple, Israël Potter, participe de cette remise en cause du culte du héros national et de la vision idéalisée de la démocratie américaine.
Jacques Rancière a analysé la critique du concept de figure historique mise en œuvre par Lev Tolstoï8. Tolstoï défend une vision de l’histoire selon laquelle ce ne sont pas les grands hommes qui impulsent les changements historiques, ils n’en sont que des bénéficiaires chanceux et habiles. Ainsi, selon Rancière, Tolstoï substitue à la vision classique d’une histoire modelée et menée par les grands hommes, celle d’une histoire qui s’accomplit en quelque sorte d’elle-même, de manière à la fois aléatoire et prédéterminée, et où les hommes plus tard acclamés comme héros ou figures historiques n’ont qu’une part contingente et souvent chanceuse dans la marche des événements. Melville semble partager cette théorie, qui prend une résonance particulière dans le contexte américain.
À travers la figure historique du héros national qui s’avère en fait banal, Melville va à l’encontre de l’exaltation patriotique des héros telle qu’elle a été pratiquée par Washington Irving, et interroge le modèle démocratique américain et sa contradiction fondamentale : peut-il seulement y avoir des hommes exceptionnels, érigés en figures historiques, dans une démocratie égalitaire fondée sur le principe de l’abolition des individualités, mis en œuvre dans le but de profiter à la communauté ?
Lorsque Israël Potter arrive à Paris pour rencontrer Benjamin Franklin, il est investi d’une mission secrète dont dépend l’avenir de la nation américaine. La première rencontre avec le grand patriote concentre toute la férocité et l’ironie dévastatrice de Melville :
And immediately Israel stood in the presence of the venerable Doctor Franklin.
Wrapped in a rich dressing-gown – a fanciful present from an admiring Marchesa – curiously embroidered with algebraic figures like a conjuror’s robe, and with a skull-cap of black satin on his hive of a head, the man of gravity was seated at a huge claw-footed old table, round as the zodiac. It was covered with printed papers ; files of documents ; rolls of MSS. ; stray bits of strange models in wood and metal ; odd-looking pamphlets in various languages ; and all sorts of books ; including many presentation-copies ; embracing history, mechanics, diplomacy, agriculture, political economy, metaphysics, meteorology, and geometry. The walls had a necromantic look ; hung round with barometers of different kinds ; drawings of surprising inventions ; wide maps of far countries in the New World, containing vast empty spaces in the middle, with the word D E S E R T diffusely printed there, so as to span five-and-twenty degrees of longitude with only two syllables, – which printed word however bore a vigorous pen-mark, in the Doctor’s hand, drawn straight through it, as if in summary repeal of it ; crowded topographical and trigonometrical charts of various parts of Europe ; with geometrical diagrams, and endless other surprising hangings and upholstery of science.9
À un premier niveau, ce portrait à charge signale l’orgueil démesuré de Franklin en le désignant par des périphrases ronflantes, comme « the man of gravity » (et plus tard « the man of wisdom » ou « the sage »), et suggère, par une accumulation interminable de ses talents, le dilettantisme et la superficialité de l’érudition de Franklin. Cette présentation le place de façon ironique dans la posture du grand explorateur et découvreur, presque pourfendeur, des contrées inexplorées (le mot « D E S E R T » biffé par Franklin en est une expression appuyée). L’explorateur est évidemment installé bien confortablement dans une chambre d’hôtel et porte un accoutrement élégant, coûteux et étudié. Cependant, au-delà de ces attaques assez conventionnelles, Melville s’en prend à tout le personnage que Franklin s’est bâti, en construisant savamment son image et sa célébrité. Sa chambre d’hôtel parisienne a été aménagée et fournie à grands frais pour impressionner l’homme simple qu’est Israël, et ses autres visiteurs illustres, pour créer un effet digne d’un magicien (« conjuror »). Dans la mise en scène qu’il offre de lui-même, Franklin est saturé de signes : « algebraic figures », « printed papers », « geometrical diagrams »… L’exposition excessive du signe témoigne d’un travail poussé sur l’apparence, qui implique évidemment qu’aucune compétence de fond tangible ne vient donner consistance à ce claironnement de connaissance. Plus qu’une réelle science, on a affaire ici à l’apparat creux de la science, comme le concentre remarquablement l’expression « upholstery of science » (on pourrait traduire aussi « le revêtement de la science »). Le Benjamin Franklin décrit par Melville est tout entier absorbé par le spectacle qu’il offre de lui-même, il construit activement sa légende et orchestre habilement son rôle historique. Le désert de la carte, courageusement défié par Franklin, est mis en avant typographiquement dans le texte (majuscules et espaces, comme sur une carte), peut-être pour suggérer le vide intérieur de Franklin, figure historique de héros et de sage, mais qui n’en a pas, selon Melville, l’étoffe. Le reste du chapitre 7 insiste sur la pédanterie de Franklin, qui corrige Israël sur sa prononciation de « Seine », et décrit sa bien-pensance intégrée et devenue mécanique, puisqu’il accable le pauvre Israël de maximes religieuses amplement commentées (auxquelles il est suggéré qu’Israël, homme simple et terrifié par le grand homme, ne comprend rien).
Le chapitre 9 renforce cette caricature par un autre angle d’attaque : montrer Franklin, héros aimé et respecté, sous un jour trivial. Dans leur hôtel parisien, Israël et Benjamin Franklin disposent d’un buffet, qui comporte alcool et gâteaux. Troublé par les discours de Franklin sur la tempérance et la frugalité, Israël est perplexe, mais cède finalement à son envie de déboucher la bouteille d’Otard et de goûter aux gâteaux. Les attaques théoriques de Melville contre Franklin cèdent alors le pas à une charge sur le mode burlesque :
[Monologue d’Israël] « Who knows ? I’ll venture one little sip, anyhow. Come cork. Hark ! »
There was a rapid knock at the door.
Clapping down the bottle, Israel said, « Come in. »
It was the man of wisdom.10
Voisin d’Israël, Franklin est attiré immédiatement par le bruit du bouchon de la bouteille de liqueur. Il tient à nouveau de grands discours à Israël, pour le convaincre de renoncer à l’alcool et aux sucreries, qu’il emmène dans sa chambre pour aider Israël dans sa détermination hésitante à y renoncer, et évidemment pour boire la bouteille et manger les sucreries lui-même. Ce gros comique entache l’image idéalisée de Franklin, en faisant rire à ses dépens, mais contient également une attaque bien plus subtile. Franklin n’a aucun scrupule à jouer de sa science et de sa rhétorique pour duper Israël ; il n’hésite pas à prêcher la retenue et l’abstinence, dans le but hypocrite de se procurer des produits de luxe – contrevenant ainsi à l’honnêteté, à la sincérité, mais aussi à l’éthique protestante d’ascèse dont il se fait le chantre, et même à l’éthique chrétienne de respect du prochain. Enfin, il s’exempte égoïstement des préceptes et maximes qu’il prêche et veut imposer au monde entier, signant ainsi sa mesquinerie et sa fausseté. La trivialité de cette scène comique, qui montre Franklin à l’affût d’une rapine habillée de beaux discours met ainsi radicalement en question sa dimension de patriote dédié au peuple américain. Même au cœur d’une mission secrète d’intérêt national, le patriote se comporte bassement avec un volontaire américain qui a risqué sa vie pour la patrie11. Cette hypocrisie du maître à penser qui prêche à tous l’ascèse mais s’en exempte lui-même se retrouve dans une autre figure melvillienne caricaturale, Plotinus Plinlimmon, avatar de Franklin. Dans Pierre or The Ambiguities12, Plotinus Plinlimmon est le chef spirituel de la secte des Apôtres et l’auteur d’un pamphlet majeur, Chronometricals and Horologicals, qui rappelle Benjamin Franklin et sa fascination pour l’horlogerie (Franklin avait conçu et réalisé lui-même des prototypes d’horloge qui fonctionnaient à la perfection). Plotinus vante à ses disciples les vertus d’une vie spartiate, réglée par la tempérance et l’abstinence, alors que lui-même se déclare avec arrogance amateur d’alcool, arguant qu’en tant qu’être supérieur, il est dispensé des privations qu’il impose aux autres pour leur bien13.
Franklin est agaçant dans Israel Potter par son obsession pour les inventions : il éblouit Israël par son projet de créer un joug à ressort pour mieux labourer (chapitre 9) puis promet de se consacrer à perfectionner l’accessoire qui servait à Israël pour transporter des documents confidentiels, la botte à faux talons (chapitre 12). Melville caricature ainsi sa réputation de grand inventeur en laissant entendre que Franklin cherche systématiquement à concevoir des gadgets inutiles. À l’époque où il écrivait Israel Potter, Melville avait porté une attaque similaire dans The Lightning-Rod Man14, nouvelle dans laquelle le personnage du vendeur de paratonnerres tente d’impressionner le narrateur par des considérations scientifiques pour lui vendre son invention (un bricolage douteux mis au point uniquement pour extorquer de l’argent aux gens crédules et effrayés un soir de tonnerre) avant de se faire éconduire brutalement. Il s’agit bien sûr d’une caricature burlesque de l’invention du paratonnerre par Franklin15, néanmoins on retrouve l’élément de la science instrumentalisée pour des fins lucratives et pour éblouir l’homme du commun.
Les attaques répétées de Melville contre Franklin ont d’autant plus de valeur que Melville ne s’en prend pas systématiquement aux héros nationaux américains, même s’il s’est beaucoup moqué d’Emerson et de Thoreau dans The Confidence-Man16. Mark Winsome et son disciple Egbert sont des caricatures aisément reconnaissables des deux apôtres du Transcendantalisme, doctrine dominante que Melville rejetait pour sa misanthropie latente et son recours excessif et parfois malhonnête à la rhétorique. Cependant, Ralph Waldo Emerson et Henry David Thoreau ne sont pas nommés dans The Confidence-Man, et leurs caricatures ne sont pas fondamentalement plus ridicules que tous les personnages singuliers du bateau Fidèle. Il en va autrement de Franklin, qui est directement nommé, et dont les œuvres sont citées dans Israel Potter : Poor Richard’s Almanack est mentionné à plusieurs reprises, et un assez long passage en est même retranscrit, quand Israël, cédant à la pression du maître, le lit comme livre de chevet. Dans deux autres œuvres de Melville, Franklin est aisément reconnaissable et attaqué sans concession. Au-delà de cette mise en cause personnelle, l’entreprise du roman historique qu’est Israel Potter contient en elle-même une remise en question profonde de la notion de personnage historique.
Le portrait à charge de Benjamin Franklin dans Israel Potter interroge la possibilité même de l’existence d’hommes d’exception, de figures marquantes, dans la jeune république américaine, bâtie sur des idéaux d’égalitarisme et d’abolition de l’individu au profit de la communauté. Si Franklin se réclame des valeurs américaines, qu’il a de plus contribué à définir, comment peut-il y déroger pour son bénéfice personnel, en se détachant de la masse démocratique ? Melville dénonce un paradoxe fondamental : la renommée de Franklin implique une trahison des idéaux égalitaires américains. En cédant au culte de la personnalité, la jeune république américaine entre en contradiction avec elle-même.
Il est certain que Melville nourrissait un ressentiment tenace contre Franklin, perceptible dans toute son œuvre ; auteur incompris et peu lu de son temps, Melville a pu éprouver de l’amertume envers le succès médiatique phénoménal qu’a eu Franklin. D’autre part, Melville avait, sur le plan personnel, un rapport particulier et peut-être difficile aux héros nationaux ; en effet, ses deux grands-pères furent des acteurs importants de l’indépendance américaine. Son grand-père paternel, le Major Thomas Melville, fut un des membres du Boston Tea Party de 1773, et Daniel Webster lui rendit hommage ; son grand-père maternel, le Général Peter Gansevoort, s’illustra lors de la Guerre d’Indépendance. Cependant, cela ne diminue pas la vision globale qu’il avait des États-Unis, et ne brouille en rien la perception fine et à proprement parler géniale qu’il avait de leurs contradictions latentes.
Le roman The Spy de James Fenimore Cooper17 est à bien des égards le point de référence d’Israel Potter. Cooper cherche à rendre hommage à l’espion Harvey Birch, patriote oublié de l’histoire. Par sa fonction d’espion à la solde des Anglais (mais œuvrant en secret pour le bien de l’Amérique) Harvey Birch est condamné à être méprisé et haï de tous, sans qu’aucun de ses efforts soit reconnu. Malgré le succès du roman, le public fut réticent à s’enticher d’un espion, métier alors dépourvu du prestige qu’il a revêtu par la suite ; ainsi, l’intention première de Cooper – combler une injustice historique – fut un échec. Cette gageure de réhabiliter un héros méconnu a chez Melville une dimension beaucoup plus ironique. Au contraire de Cooper, Melville, déjà déconsidéré comme auteur, n’espère pas de succès d’écrivain ; génie méprisé des lettres américaines, il s’identifie certainement au patriote valeureux et abandonné à la misère. En effet, l’auteur semble osciller entre une certaine sympathie pour le brave Israël, et une cruauté sadique dans la surenchère des malheurs qui s’abattent sur lui, comme s’il faisait peser sur son héros les sentiments contradictoires de regret et de colère que lui inspirent sa carrière. Israel Potter peut ainsi être vu comme une version encore plus cruelle et acerbe de The Spy, d’autant que le personnage historique qui apparaît dans l’œuvre de Cooper, George Washington (sous le pseudonyme de Mr. Harper) est une figure idéalisée, qui réhabilite autant que faire se peut Harvey Birch à la fin du roman par un certificat d’honneur signé de sa main – on est donc loin des figures historiques vues par Melville qui abandonnent Israël à son triste sort. Avant Cooper, Washington Irving, le premier homme de lettres américain, se trouvait confronté au problème de créer des héros typiquement américains, pour s’affranchir de la domination culturelle européenne. Auteur d’abord acclamé en Europe, où il a longtemps vécu, et ayant utilisé le folklore allemand pour sa nouvelle restée la plus célèbre, The Legend of Sleepy Hollow18, Irving s’efforce par la suite de choisir des thèmes spécifiquement américains, publiant notamment des biographies exaltées de Christophe Colomb, John Jacob Astor et George Washington19. Le début du XIXe siècle marque ainsi l’avènement du nationalisme littéraire américain, ce qui implique de chanter la richesse du passé lors de la découverte du continent et de glorifier les figures fondatrices de la nation américaine. À rebours de cette exaltation nationale appelée de ses vœux par Emerson20, Melville s’emploie à déconstruire le mythe américain tel qu’il a été construit et entretenu notamment par Irving et Cooper.
La préface féroce d’Israel Potter, intitulée « To His Highness the Bunker-Hill Monument », indique d’emblée la portée polémique du roman. Il s’agit d’un écho parodique du discours de Daniel Webster, prononcé à l’occasion de la pose de la première pierre du Monument de Bunker Hill, le 17 juin 1825. Cinquante ans après la bataille de Bunker Hill, qui marqua la première riposte de taille des forces américaines contre les assauts britanniques, le 17 juin 1775, Daniel Webster, homme d’état américain, livre un hommage vibrant aux vétérans et loue avec un enthousiasme hyperbolique la mission démocratique et divine allouée aux États-Unis. Cette exaltation optimiste et narcissique, dans laquelle un certain impérialisme est déjà perceptible, ne pouvait manquer de déplaire à Herman Melville. Il y répond par une contre-oraison ironique, en indiquant que ce fondement du patriotisme américain est factice et arbitraire. L’honneur dispensé aux héros valeureux de la nation reste lettre morte, puisqu’Israël Potter, soldat particulièrement valeureux et ayant participé à la bataille de Bunker Hill, en est exclu et n’a reçu aucune reconnaissance pour ses efforts. Ce contre-exemple du héros éponyme, qui n’est certainement pas un cas isolé, est un moyen pour Melville de démasquer la rhétorique creuse des chantres de la république américaine tels que Webster. Cette préface, datée ironiquement du 17 juin 1854, prend pour s’adresser au monument symbolique un ton exagérément obséquieux, qui dissimule à peine des sarcasmes mordants : Israël fut enterré « with a posthumous pension, in default of any during life, annually paid by the spring in ever-new mosses and sward »21. La république américaine se rend indigne en n’honorant pas substantiellement les citoyens qui ont contribué à la défendre. L’hommage que Melville rend aux vétérans se fait sous un tout autre mode que celui de Webster, en suggérant l’absurdité d’un monument aux morts, hypocrisie nationale qui se sert de pauvres gens comme Israël, tombés au champ d’honneur, pour véhiculer une idéologie à la fois mièvre, mensongère et dangereuse. Véritable bravade aux idéaux triomphants au XIXe siècle, la préface oriente toute la lecture du roman vers une remise en question des vérités historiques établies et instrumentalisées, ainsi que des figures historiques reconnues et idéalisées.
Au cours de la période de l’American Renaissance, des années 1820 aux années 1850, les États-Unis cherchent à mettre en valeur leur histoire nationale, pour consolider leur unité et se bâtir une stature internationale. C’est une époque de grand enthousiasme politique et littéraire, emmené par la philosophie triomphante et optimiste d’Emerson et par l’exaltation démocratique de Walt Whitman, relayée par Irving et Cooper, et tempérée seulement par la vision plus sombre d’auteurs comme Poe ou Melville. Edgar Allan Poe, Herman Melville, et, dans une tonalité différente, Nathaniel Hawthorne insistent tous trois sur la noirceur de l’âme humaine, l’impossibilité pour l’homme de répondre de sa volonté face aux menaces de la folie et de la cruauté : ces trois auteurs vont ainsi nettement à l’encontre du mouvement d’optimisme et d’enthousiasme général. Alors que les États-Unis se cherchent des héros, au premier rang desquels Washington, Jefferson et Franklin, et que les idéaux de la nation américaine sont portés en triomphe – Sacvan Bercovitch parle d’une affirmation de soi dans la rhétorique pour contrer l’angoisse latente que suscite l’avenir incertain de la nation22 – Melville vient tenter de jeter le discrédit sur les fondements des idéaux américains. À la vision convenue d’une république américaine modèle, exportant les bienfaits de la démocratie, qui prend forme à l’époque, il oppose ce constat : « intrepid, unprincipled, reckless, predatory, with boundless ambition, civilized in externals but a savage at heart, America is, or may yet be, the Paul Jones of nations »23. Melville considérait les principes égalitaires et démocratiques comme un simple vernis voilant un impérialisme brutal ; s’il dénonce violemment l’hypocrisie du discours démocratique, sa réprobation de l’expansionnisme est teintée d’une certaine admiration, perceptible dans la figure contrastée, brutale mais fascinante, de John Paul Jones.
En effet, Franklin souffre du contraste avec John Paul Jones et Ethan Allen, deux autres figures historiques majeures, qui apparaissent dans Israel Potter sous un jour plus favorable. John Paul Jones, grand stratège naval, est dépeint par Melville comme énergique, décidé, rayonnant d’un courage superbe. Cette admiration est indéniable, même si elle va de pair avec une reconnaissance de la sauvagerie impitoyable de John Paul Jones. Ses propos extrémistes en font un précurseur de la Guerre Totale en cours au XXe siècle. Melville exprime à travers ce personnage l’angoisse que les nations construites et perçues comme l’aboutissement de la civilisation basculent en fait dans la barbarie – constat lucide qui s’applique autant à l’époque de la diégèse (moins d’une génération avant la Terreur en France) qu’à l’époque de la composition du roman (quelques années avant la Guerre de Sécession). Néanmoins, John Paul Jones sait se comporter avec galanterie, en traitant avec égards la femme du Comte de Selkirk, un proche du roi qu’il était venu enlever, et témoigne d’une véritable affection envers Israël, la seule que le malheureux héros ait reçue de sa vie.
De même, Ethan Allen, qui fait une brève apparition à la fin du roman, laisse globalement une bonne impression. Le narrateur s’amuse de sa vantardise et de sa brutalité, mais rend hommage à son énergie et à son courage. Se dessine alors une démarcation claire entre les figures historiques du roman. D’un côté, John Paul Jones et Ethan Allen, qui, même si leur barbarie est soulignée (Ethan Allen est caractérisé comme « braggart barbarian »24, et John Paul Jones représente l’aspect barbare de la nation américaine), demeurent des héros sympathiques, dont le caractère exceptionnel et le rôle actif dans l’indépendance américaine sont amplement reconnus. De l’autre, Benjamin Franklin, qui est tout à fait antipathique, dont la personnalité est difficile à cerner et dont le rôle dans l’indépendance américaine – du moins dans le roman – n’est pas clairement défini (les lettres qu’il avait confiées à Israël sont perdues, et son rôle diplomatique n’est pas relaté25). À travers cette vision plus ou moins bienveillante mais en tout cas démystifiante des figures historiques sur lesquelles s’est bâti l’imaginaire américain, ce sont les fondements mêmes de la république américaine qui sont visés. Chacun des trois héros est d’ailleurs explicitement présenté comme l’émanation même de l’Amérique : Franklin est « the type and genius of his land » ; d’Ethan Allen, il est dit : « His spirit was essentially western ; and herein is his peculiar Americanism ; for the western spirit is, or will yet be (for no other is, or can be) the true American one »26 (une formule qui rappelle celle qui définissait l’adéquation entre les États-Unis et John Paul Jones, citée plus haut).
Dans cette perspective, Franklin prend le statut d’incarnation vivante des paradoxes sur lesquels les États-Unis se sont constitués. À un premier niveau de lecture, le Franklin mis en scène dans Israel Potter a une personnalité irritante et désagréable, comme nous l’avons vu. Une lecture plus attentive révèle en fait son absence de personnalité. S’il fait sans cesse des remontrances à Israël, il est frappant que ses remontrances soient toujours des généralités, des proverbes impersonnels, débités de manière mécanique. Comparé, là encore, à l’autre figure historique du roman, John Paul Jones, qui lui est vif, violent, inquiétant, Franklin apparaît neutre, presque interchangeable. Cette particularité du personnage, parfois éclipsée par le gros comique de certaines scènes, met en cause un principe fondateur de la république américaine : l’égalité de tous ; cet idéal nécessite la subordination des intérêts personnels au bien de la communauté. Cette uniformisation du citoyen américain conduit à l’abolition de l’individualité, au triomphe de l’impersonnel. Dès le chapitre 8, le narrateur annonce qu’il est impossible de dépeindre Franklin dans l’étendue de ses qualités multiples :
But since a soul with many qualities, forming of itself a sort of handy index and pocket congress of all humanity, needs the contact of just as many different men, or sujects, in order to the exhibition of its totality ; hence very little indeed of the sage’s multifariousness will be portrayed in a simple narrative like the present.27
Sous couvert de louer les accomplissements variés de Franklin, le narrateur sous-entend qu’il n’a pas de personnalité fixe, que personne ne peut le connaître vraiment ou avoir de contact réel avec lui. Le portrait classique de Franklin en touche-à-tout talentueux, en caméléon génial, revêt ici une résonance inquiétante : Franklin représente une instabilité profonde de la personnalité, un vide identitaire menaçant. En effet, après s’être entretenus avec lui (au chapitre 10), John Paul Jones puis Israël éprouvent tous deux le besoin de se regarder dans un miroir (John Paul Jones au chapitre 11, juste après l’entrevue, et Israël au chapitre 12). Il semble que le contact avec Franklin ait suscité chez les deux héros une angoisse existentielle : inquiets d’avoir été contaminés par l’impersonnel, ils veulent se rassurer en voyant leur reflet. La question de l’instabilité de l’identité, centrale dans The Confidence-Man, publié deux ans après Israel Potter (soit en 1857), est déjà perceptible. Le motif des vêtements en est un indice évident : Israël change d’attirail plus d’une douzaine de fois au cours du roman, et à chaque fois la perception que les autres ont de lui change aussi. Israël est également influençable : Benjamin Franklin et John Paul Jones laissent leur empreinte sur son comportement. En effet, juste après avoir quitté le Docteur Franklin, il use du même humour rusé et ironique que ce dernier pour déjouer les plans de deux voleurs qui tentent de lui subtiliser ses bottes (chapitre 12) ; de même, plus tard dans le roman, il devient téméraire et sauvage au contact de John Paul Jones. Israël n’a pas d’identité stable, et les autres personnages du roman « déteignent » pour ainsi dire sur lui, et ce de manière temporaire, car la trace qu’ils laissent sur son comportement s’estompe dès qu’ils ne sont plus là. Au chapitre 20, Israël parvient provisoirement à jouer à son avantage de l’instabilité de l’identité en réussissant à se faire passer pour un membre de l’équipage sur un vaisseau ennemi ; les officiers le somment à plusieurs reprises de décliner son identité, et il parvient à les duper lors d’une scène qui prend des allures de démonstration philosophique, l’identité étant représentée comme une création factice. Quand il est au plus bas, Israël formule lui-même ce questionnement, entrecoupé du bruit des briques qu’il est réduit à fabriquer pour gagner sa subsistance : « « What signifies who we be, or where we are, or what we do ? » Slap-Dash! « Kings as clowns are codgers – who ain’t a nobody? » »28. Malgré les accents shakespeariens d’Israël vieillissant, la question de l’identité instable s’applique particulièrement à la jeune république américaine.
Melville attaque ici le concept des « machines républicaines ». Comme l’a démontré Colleen E. Terrell29, Franklin est tributaire de la conception en vogue à l’époque, et défendue par le physicien Benjamin Rush, que les citoyens américains doivent être de simples rouages pour que la république fonctionne le mieux possible. Pour Rush, l’esprit humain fonctionne de façon mécanique, et l’éducation doit conditionner le citoyen à agir de manière républicaine. Idéalement, chacun remplira sans réfléchir son rôle de citoyen, de manière uniforme, et sans que les volontés personnelles viennent troubler cet ordre bien réglé. Franklin est moins extrémiste que Rush, mais conçoit aussi l’esprit humain comme une mécanique influençable : pour atteindre à la vertu civique (pour reprendre le titre de l’article de Terrell), chaque citoyen doit se discipliner, suivant des maximes comme celles de l’Almanack. Ces exercices journaliers, ce travail comportementaliste sur soi, transformeront le citoyen américain en rouage parfait de la république. Il adhèrera ainsi aux principes républicains naturellement, par la force de l’habitude, et son dévouement, pour être automatique et irréfléchi, n’en sera que plus durable.
Israel Potter contient une critique latente de ces théories et de leurs effets sur la nation américaine. Le personnage d’Israël, sans cesse ballotté d’une identité à l’autre, obligé de se déclarer autre qu’il n’est, pour finalement ne pas trouver d’accomplissement, montre, poussé à l’extrême, ce à quoi peut mener cette réduction de l’individualité censée bénéficier à la communauté. Par le personnage de Franklin, Melville conteste cette théorie à deux niveaux : d’abord en montrant Franklin lui-même, réduit à être un automate impersonnel, ainsi qu’il le prône dans ses théories ; ensuite, en suggérant la contradiction entre les théories républicaines de Franklin et sa notoriété personnelle.
En effet, si l’on suit les préceptes hérités de Rush, et un peu nuancés mais perpétués par Franklin, la république des machines n’a pas besoin de héros, voire serait menacée par eux. La figure historique américaine apparaît comme une anomalie dans le système uniformisé et réglé comme une mécanique. La notoriété de Franklin contredit les théories qu’il a développées dans son Autobiographie. En devenant célèbre pour diffuser ses idées auprès du grand public, Franklin les a de facto invalidées. Tout le paradoxe est là : dans la république idéale telle qu’elle est défendue par la figure historique qu’est Franklin, il n’y a pas de place pour les figures historiques. Comme Plotinus, auteur du pamphlet Chronometricals and Horologicals, qui lui aussi avait une vision mécanique du monde, Franklin entretient son prestige dans un but strictement égoïste et orgueilleux, et se moque bien d’être fidèle à ses propres idées. Prêcher la vertu accessible à tous dans Poor Richard’s Almanack vise à éduquer un peuple pour en faire un groupe de « machines républicaines » obéissantes. Cependant, que ce soit par cynisme ou pour mieux propager ses idées, Franklin s’exclut de cette uniformisation. Cette situation paradoxale est perçue par Melville comme une imposture ; de plus, la république uniformisée des citoyens-machines n’est pas son idéal. On perçoit chez Melville une méfiance quant à cette tendance de la démocratie à causer un nivellement général – méfiance concentrée dans l’expression « unnecessary duplicates »30.
Cette faim impossible à assouvir qu’a le peuple américain pour les héros est mise en scène dans la nouvelle The Great Stone Face31 de Nathaniel Hawthorne. Dans cette fable allégorique, les habitants d’un village américain attendent avec impatience le héros exceptionnel qu’ils pourront reconnaître car il aura, selon la prophétie, les traits du « Grand Visage de Pierre », un ensemble de rochers surplombant le village. On croit reconnaître le sauveur attendu en un riche marchand, puis en un vaillant général, puis enfin en un politicien éloquent, mais Ernest, enfant du village qui croit à la prophétie depuis son enfance, comprend que ce ne sont que des imposteurs, car il manquent de la bonté profonde qu’il voit dans le visage de pierre. Un poète exceptionnel vient révéler aux villageois que c’est en fait Ernest, devenu vieux, qui était le fameux héros aux traits du Visage de Pierre, mais Ernest lui-même n’y croit pas et persiste dans son attente vaine du héros. L’ironie subtile de Hawthorne tourne en dérision cet espoir opiniâtre dans une figure exceptionnelle, qui ne saurait surgir du peuple américain, dont les réussites commerciales, militaires ou politiques, impliquent une cruauté égoïste. La sagesse douce et effacée d’Ernest serait la seule forme d’héroïsme possible, mais celle-ci n’est pas perçue par ses voisins, qui, pris par le culte de l’homme d’exception, ne voient en lui qu’un homme ordinaire. Cette critique de l’attente absurde du héros qui ne peut pas exister vient corroborer celle de Melville, qui est moins explicite mais plus virulente. Les deux auteurs s’opposaient à l’idéalisme béat de l’époque de l’American Renaissance, chacun avec un style bien distinct mais avec une égale sévérité.
Ainsi, le personnage caricatural de Benjamin Franklin dans Israel Potter vise à la fois à dénoncer l’imposture du Père Fondateur, qui usurpe largement sa réputation de penseur important et de bienfaiteur du peuple, et à mettre à jour l’imposture à bien plus grande échelle de la figure historique américaine. Le constat de Melville est clair : il ne peut pas y avoir de figure historique dans la démocratie américaine telle qu’elle a été définie.
Si ce roman de Melville, sans doute le plus méconnu de toute son œuvre, n’a réussi ni à diminuer le prestige de Franklin, ni à instaurer le doute et à faire vaciller l’idéal américain triomphant, son analyse n’en demeure pas moins d’une pertinence rare. D’une façon générale, les figures historiques comportent nécessairement une part factice, une idéalisation construite et entretenue, cependant la figure historique américaine est particulièrement problématique : elle peut être vue comme un fondement mensonger et artificiel à tout l’édifice démocratique américain qui, depuis sa fondation, se prétend irréprochable et exemplaire.