Premier best-seller de l’histoire littéraire américaine, l’Autobiography est encore appréciée de nos jours, et considérée comme emblématique de l’identité américaine par sa célébration de la réussite individuelle. À travers un récit fait de péripéties enlevées et de confidences intimes, Benjamin Franklin se pose à la fois en personnage sympathique et attachant, et en modèle d’habileté intellectuelle et de force de volonté. La succession des événements de sa vie apparaît linéaire et spontanée, mais est évidemment le fruit d’une habile mise en scène qui exalte l’exemplarité de Franklin. La nouvelle édition Norton permet de mieux cerner ce grand classique américain, qui est aussi une œuvre caractéristique de la construction du mythe personnel.
En quatre parties, publiées sur une période de vingt ans, l’auteur retrace tous les succès de sa vie, qui s’étendent des activités polémiques de sa jeunesse de pamphlétaire à ses innovations commerciales d’homme d’affaires avisé, puis de ses accomplissements militaires lors de la Guerre de Sept Ans à ses activités politiques en faveur de l’indépendance américaine. L’auteur insiste, de façon presque obsessionnelle, sur la bonne impression qu’il a faite à de nombreux personnages importants au cours de sa vie. La lecture de ces réalisations diverses, rendus possibles grâce à une puissance de travail hors du commun et une stricte discipline de vie, force le respect du lecteur pour l’homme remarquable qu’est Franklin. L’auteur a soin cependant de ne pas faire de ses mémoires une simple hagiographie, en soulignant ses faiblesses. Ainsi, il avoue d’emblée son péché d’orgueil et y revient plusieurs fois sur un ton badin au cours du récit ; il bat également sa coulpe pour toutes les erreurs de sa vie, les Errata, se définissant ainsi comme un être perfectible. Il s’agit bien sûr d’une stratégie – avouer son orgueil pour mieux pouvoir le mettre en pratique et évoquer quelques erreurs pour mieux mettre en valeur le bilan d’ensemble – mais celle-ci est discrète et efficace. Un exemple parlant est la façon dont Franklin se présente désemparé, sans le sou et affamé lorsqu’il arrive pour la première fois à Philadelphie, concluant ainsi cette description :
I have been the more particular in this Description of my Journey, and shall be so of my first Entry into that City, that you may in your Mind compare such unlikely Beginning with the Figure I have since made there.1
S’adressant à son fils, Franklin évoque sa réussite à Philadelphie avec un ton simple et objectif, et ainsi le fait de s’être montré sous un jour peu flatteur le rend attendrissant tout en forçant l’admiration : la simplicité et les confidences viennent subtilement renforcer l’auto-gratification.
La succession des différents domaines d’action de Franklin est savamment orchestrée, démontrant ainsi la polyvalence remarquable du personnage : à ses efforts altruistes pour mettre au point un système efficace de nettoyage des rues à Philadelphie succède ainsi son rôle de chef de guerre contre les tribus indiennes et les forces françaises, puis aussitôt après viennent ses découvertes sur l’électricité. L’impression d’ensemble est celle d’une série dense et impressionnante de succès divers, relatés sur un mode léger et divertissant, avec un style particulièrement clair et direct. Franklin explique ses prédispositions à l’écriture et ses efforts pour développer ce talent, et le lecteur peut constater ses qualités d’écrivain, comme il peut d’ailleurs vérifier tous les autres accomplissements de Franklin, alors comme aujourd’hui de notoriété publique. Franklin a toujours eu soin de consigner tous ses faits et gestes, et ainsi de contrôler son image, comme le rappelle l’appareil de notes de l’édition Norton, qui met constamment en regard les faits relatés dans l’Autobiography et les faits historiques de la vie de Franklin, reconstitués dans les Papers2 (on constate ainsi quelques divergences de détail).
La deuxième partie, particulièrement frappante pour le lecteur contemporain, s’ouvre sur deux lettres de lecteurs illustres qui font un éloge dithyrambique de la première partie (qui raconte la jeunesse de Franklin), et sollicitent ses conseils pour améliorer leur existence. En réponse, Franklin expose la liste des treize vertus auxquelles il faut s’astreindre – parmi lesquelles Tempérance et Sincérité – ainsi que deux tableaux pour s’exercer à la pratique des vertus : un tableau hebdomadaire où l’on coche chacune des vertus que l’on a mises en pratique et un tableau quotidien pour occuper activement chaque heure de la journée. Cette vision mécanique et volontariste de la vertu fut la première formulation d’une littérature florissante aujourd’hui : tous les ouvrages de psychologie et self-help, censés inculquer une discipline au lecteur pour l’aider à surmonter lui-même ses problèmes, de façon volontariste et comportementaliste. Les lettres sont authentiques, mais leur publication à cet endroit participe d’une mise en scène qui fait rejaillir un éclat grandiose sur l’auteur : les éloges des autres le poussent à reprendre le récit de sa vie, interrompu par ses activités liées à l’indépendance américaine, et il le fait de bonne grâce, pour faire bénéficier le monde de ses lumières.
Cet aspect de bienfaiteur de l’humanité est présent à tout moment, quand Franklin appelle de ses vœux une concertation plus grande entre les fabricants de bateaux et les navigateurs, pour améliorer l’hydrodynamisme des bateaux, ou bien dans le récit, quand il fait don à un scientifique anglais de ses découvertes, ou encore quand il apprend à un concitoyen comment procéder au mieux pour faire réussir une souscription visant à financer la construction d’un lieu de culte, en abordant habilement les souscripteurs. En effet, pour mieux construire son mythe, Franklin a soin de se montrer dans toute la vérité de la nature : il ne fait pas mystère de son désir de gagner de l’argent (évaluant les profits et pertes de chacune de ses entreprises commerciales, qui furent lucratives pour la plupart) et se décrit également comme un habile manipulateur d’hommes. Il raconte comment il a su posséder les Quakers en leur faisant accepter de financer une milice en Pennsylvanie malgré leur pacifisme militant, et se vante d’avoir su mener les Indiens à signer un traité favorable aux Américains, en privant les négociateurs indiens de rhum et en leur en promettant en abondance à la signature du traité. Ce pragmatisme absolu et affirmé a à la fois assuré le succès de la persona Franklin et profondément développé ou confirmé ce trait de l’identité américaine.
La quatrième partie, interrompue par la mort de Franklin, commence à relater ses avancées diplomatiques, et ses premières escarmouches avec les gouverneurs britanniques.
Comme le rappelle Joyce E. Chaplin dans son Introduction, qui contextualise remarquablement bien le texte, les premiers lecteurs de l’Autobiography connaissaient Franklin surtout en tant que scientifique. Or ses grandes découvertes sur l’électricité ne sont évoquées que brièvement. Sa réputation de scientifique étant déjà établie, Franklin cherche à l’étoffer en développant les autres aspects de sa vie : ses autres domaines d’excellence avant les exploits politiques de 1776 (la première partie fut publiée en 1771) ainsi qu’un éclairage personnel et intime. Sont évoqués ainsi ses amis d’enfance, sa passion pour John Bunyan, ainsi que plusieurs querelles : l’âpre dispute commerciale avec Keimer, son premier patron d’imprimerie devenu ensuite concurrent, et la fin abrupte et infâmante de sa cour à une jeune femme parce que ses parents avaient eu vent des difficultés commerciales de Franklin. En plus d’évoquer ses revers et de revenir sur ses succès, Franklin s’efforce de les étoffer, de les rendre plus marquants en en livrant toutes les circonstances : les difficultés auxquelles il fit face mais aussi sa combativité pour les surmonter. Pour se montrer intégralement, Franklin va jusqu’à évoquer les différends qui l’opposèrent à diverses personnes, en reconnaissant ses fautes mais en présentant l’affaire de façon à ce que le lecteur prenne son parti. Franklin parvint avec l’Autobiography à toucher un public plus large que celui déjà constitué par ses publications scientifiques et par Poor Richard’s Almanack, ses maximes morales pour l’édification des lecteurs. Joyce E. Chaplin expose également l’innovation dont a fait preuve Franklin en se détachant des récits à la première personne (confessions chrétiennes ou mémoires ultérieures) pour créer, après Saint-Augustin et au même moment que Jean-Jacques Rousseau, le genre autobiographique tel qu’on le connaît aujourd’hui.
La nouvelle édition Norton présente, à la suite du texte annoté, des documents d’époque et des outils de références. Parmi les documents d’époque, on trouve les échanges épistolaires entre Benjamin Franklin et le Général Braddock lors de la Guerre de Sept Ans, le bref plan d’ensemble que Franklin avait conçu pour son autobiographie, une sélection de lettres portant sur les vertus, ainsi que deux ajouts de cette nouvelle édition : le journal du voyage à Philadelphie et le testament de Franklin. Ces documents d’époque offrent un éclairage intéressant sur différents points de l’Autobiography. Comme outils de références, on peut consulter un glossaire et un index des personnages historiques cités dans l’Autobiography, fort utiles au vu du nombre de personnages qui se succèdent au cours des pages, ainsi qu’une chronologie de la vie de Franklin organisée de manière à pouvoir s’y repérer en fonction de chacune des quatre sections du récit.
Dans la tradition des éditions Norton, le lecteur peut ensuite prendre connaissance des opinions d’auteurs célèbres sur l’Autobiography. Cette section, augmentée par rapport à l’ancienne édition Norton, est particulièrement riche et fournie, et se divise en deux parties, opinions contemporaines et opinions du dix-neuvième siècle. Les contemporains sont dans l’ensemble extrêmement élogieux : David Hume, Edmund Burke, Mirabeau et John Adams saluent chaleureusement Franklin ; la seule voix dissonante est celle d’Emmanuel Kant, qui fait à Franklin ce compliment perfide de « Prométhée moderne », reconnaissant son importance mais dénonçant ses prétentions hubristiques. Les avis du dix-neuvième siècle sont beaucoup plus partagés. Frederick Jackson Turner et William Dean Howells reconnaissent l’importance fondamentale de l’Autobiography dans le façonnement de l’identité américaine. Un poème de l’impératrice du Japon témoigne du culte dont Franklin faisait l’objet dans ce pays lors de l’ère Meiji. Enfin, Mark Twain, dans une fausse diatribe qu’il faut lire comme un éloge, porte aux nues le génie de Franklin, qu’il considère comme un modèle. À l’inverse, Charles Brockden Brown et John Keats se montrent très réservés sur l’œuvre, et Edgar Allan Poe parodie férocement l’esprit et la lettre de l’Autobiography dans la nouvelle « The Business Man », qu’il est particulièrement agréable de lire ou de relire à la suite de l’original. Enfin, Melville, dans Israel Potter, fait le contraire de Twain, présentant un faux portrait élogieux de Franklin qui est en fait une mise en cause sans concession du personnage et de ce qu’il représente. Franklin en tant que symbole de l’esprit américain matérialiste et professant la bonne parole était particulièrement insupportable à Poe et à Melville.
L’appareil critique de l’édition Norton témoigne de cette même division entre partisans et détracteurs. D. H. Lawrence se livre à une parodie sardonique des treize vertus, qui bat en brèche la vision mécanique de l’amélioration de l’homme en affirmant que l’individu est multiple et complexe, et Peter Stallybrass détecte une faille intéressante dans la théorie de Franklin sur la vertu et les tableaux (analyse basée sur l’usage de la gomme...). Parmi les autres penseurs, dont les amples citations permettent de bien cerner le propos, Max Weber salue Franklin comme penseur caractéristique de l’éthique protestante et capitaliste, Somerset Maugham et David Levin s’étonnent de la haine vouée à Franklin en mettant en avant ses qualités d’écrivain et l’universalité de son propos, et enfin Michael Warner développe une idée fort intéressante selon laquelle le travail autobiographique, le fait d’écrire la personnalité conduirait à l’effacement de la personnalité réelle. Ainsi, selon Warner, Franklin a toujours existé à travers les lettres, dès ses premiers emplois de jeunesse avec l’imprimerie, et sa personnalité s’est toujours exprimée à travers l’écrit, jusqu’à la consécration que fut la rédaction de la Constitution en 1787 – les lettres républicaines étant le lieu où Franklin a situé son Moi. La thèse de Warner est d’autant plus intéressante qu’elle ne contredit pas la vision que Melville avait de Franklin – cette absence de personnalité fixe, cette identité mouvante et instable était précisément ce que Melville abhorrait chez le Docteur Franklin3.
Pour découvrir l’Autobiography ou pour affiner la perception que l’on en a, la nouvelle édition Norton est donc précieuse, et le lecteur bénéficie grandement des mises en regard de l’appareil critique et du texte. Ainsi la multiplicité des talents que Franklin met en avant, allant jusqu’à louer ses talents de nageur et de professeur de nage, vise l’exaltation de l’individu mais risque d’aboutir à l’éclatement de la personnalité, comme l’indiquent, dans des éclairages différents, Warner et Melville. De même, la grande économie de Franklin et son amour du profit trouvent deux échos divergents chez Max Weber et chez Poe. Franklin continue à susciter les désaccords aujourd’hui, même si l’on reconnaît unanimement son autopromotion forcenée : dans un passage de l’Autobiography, il n’hésite pas à renvoyer le lecteur à son Journal pour plus de détails4.
La capacité profonde de Franklin à comprendre le mode de pensée américain et à l’accompagner est un point qui ne fait pas débat. Ayant parfaitement cerné l’esprit de son temps, il a réussi à s’y tailler une place iconique. Il a su, avec une acuité sans précédent, contrôler son image, se façonner un personnage public, s’inscrire définitivement dans la mémoire collective et propager ses idées à grande échelle. Chaque partie de l’Autobiography vient informer le public sur un aspect de la personnalité de Franklin qu’il ignorait, donner la version de référence sur un certain nombre de points méconnus (comme ses luttes d’influence avec le Gouverneur Morris) ou édifier le public sur des aspects divers de la vie humaine. À la création artificielle d’une personnalité publique s’ajoute cette volonté d’influer de manière comportementaliste sur le peuple américain. Promu au rang de figure historique de son vivant et par ses soins, Franklin est parvenu à avoir une influence incommensurable sur ses concitoyens. Il convient de noter que, si le billet de un dollar, le plus souvent employé, est à l’effigie de George Washington, Franklin, lui, figure sur le billet de cent dollars, soit le montant le plus élevé. L’influence de Franklin sur la vie américaine est multiple et polymorphe, comme sa vie, et touche la politique, la science, l’écriture et la mise en scène de soi-même. On pourrait reconnaître la marque de Franklin jusque dans le cinéma hollywoodien, qui cherche souvent à éduquer, à avertir, à édifier en plus de divertir – c’est là la matrice même de l’Autobiography. Même si tous les procédés et artifices qu’elle déploie sont désormais mis à jour, l’Autobiography de Benjamin Franklin parvient toujours à exercer la fascination. La lecture en est essentielle pour quiconque s’intéresse à l’histoire des idées américaine, ou plus généralement à la construction de soi par l’écriture.