Ann Rigney prolonge par cet ouvrage des travaux qu’elle avait publiés entre 2004 et 2012. De nombreux chapitres ont connu une première version notamment dans Poetics Today (n° 25/2 : « Portable Monuments : Literature, Cultural Memory and the Case of Jeanie Deans ») et dans Performing the Past de Tilmans et Van Vree (« The Many Afterlives of Ivanhoe »). Le point de départ de la critique est le suivant : Scott est considéré comme une icône culturelle, la preuve éclatante que la littérature peut changer la configuration du monde, si l’on prend le nombre impressionnant de villes, régions, rues, navires, trains, gares etc. qui ont été nommés aux quatre coins de l’Empire britannique et des États-Unis, soit en l’honneur de l’auteur lui-même, soit de ses œuvres et de ses personnages. Si Louis Maigron dans un ouvrage ancien de 1898, aujourd’hui réédité (Le Roman historique à l’époque romantique, Slatkine, 2011) a retracé l’importance de la vogue scottienne en France et en Europe dans le domaine des lettres, Ann Rigney présente la « Scott mania » de façon globale et dans tous ses avatars, ce qui permet de mesurer pleinement l’extraordinaire prestige de l’auteur écossais ainsi que le rôle qu’il a joué dans la constitution idéologique des nations modernes, en pleine période de migrations et d’expansion coloniale. Comme le souligne la critique néerlandaise, la mémoire devient un enjeu majeur, au XIXe siècle, après la double cassure de la Révolution française et de l’industrialisation. Dans ce contexte, Scott est devenu, par ses histoires, un « fabricant de mémoire collective » (« manufacturer of collective memory ») ou de mémoire prothétique, pour reprendre une expression qu’Ann Rigney a empruntée à Alison Landsberg. Le paradoxe de Walter Scott, sur lequel la critique revient à son tour, est que, malgré cette prolifération de lieux de mémoire qui rappellent son nom et son œuvre, l’écrivain est devenu le grand oublié, en dehors peut-être des milieux universitaires. Et encore aurai-je envie d’ajouter : pour ne prendre que la France, les chercheurs se contentent, le plus souvent, de répéter ce que Lukăcs a écrit à son sujet. Cette amnésie collective explique le sous-titre « Memory on the move », qui a été choisi pour signifier qu’en termes de grands noms et de grandes références, rien n’est définitivement acquis pour les générations suivantes.
La composition de l’ouvrage est complexe, s’arrêtant tantôt sur une œuvre, tantôt sur un phénomène à l’intérieur d’un même chapitre ; il en résulte un système de renvois et un index fourni qui raviront ceux qui préféreront parcourir l’ouvrage de façon non linéaire. On me permettra toutefois de ne pas profiter de cette liberté et de suivre les différentes vies posthumes de Walter Scott telles qu’elles se succèdent dans le travail d’Ann Rigney.
Le premier chapitre (« Portable Monuments ») s’intéresse au roman The Heart of Midlothian (traduit en France soit par La Prison d’Edimbourg, soit par Le Cœur du Midlothian), peu connu en France, même si Balzac a fait allusion à son héroïne, Jeanie Deans, dans la Comédie humaine. Ann Rigney illustre en particulier la migration du personnage principal, Jeanie, en dehors du monde des livres et insiste sur les qualités mnémoniques de la narration scottienne. Par l’entrecroisement de destinées individuelles et d’événements historiques, l’auteur des Waverley Novels traite des conflits entre l’Écosse et l’Angleterre avant de les résoudre in fine, s’inspirant par là de Maria Edgeworth, qui voulait faire connaître l’Irlande aux Anglais au travers de ses romans. Ann Rigney concentre son propos sur le caractère mémorable des actions ou des situations romanesques et convoque à plusieurs reprises Ernest Renan, dans ce chapitre comme dans les suivants, et son Essai sur la Nation, pour montrer comment la culture, faite de récits communs et partagés par des communautés entières, servait à bâtir des identités nationales. La force évocatrice du roman explique ses nombreuses transformations génériques, phénomène qu’on pourrait étendre à la majorité de la production scottienne. Par ce que la critique appelle des « morphings », elle témoigne des nombreuses façons dont les œuvres échappent à leur créateur pour devenir finalement des noms ou des références indépendantes. Le chapitre met en place les principales thèses d’Ann Rigney, qu’elle décline dans les sections suivantes.
Ainsi, le deuxième chapitre se centre sur Rob Roy et sur d’autres phénomènes, je cite, de « morphing » ou de transcodages (« transcodings ») génériques. Cette fois c’est le théâtre qui retient l’attention de la critique par le biais des chansons qui ont été créées sur scène et qui ont résonné dans la mémoire collective pendant tout le XIXe siècle.
Le troisième et le quatrième chapitre mettent Ivanhoé à l’honneur. C’est l’occasion de revenir à la fois sur la création de divers produits manufacturés (assiettes, porcelaines, estampes) qui représentaient des scènes du roman, et sur les métamorphoses théâtrales et cinématographiques de cette œuvre. Il découle de ces représentations une discussion sur la manière dont la Juive Rebecca a été exclue de la fin heureuse du roman et de la scène de réconciliation finale, alors que les représentations théâtrales ou cinématographiques ont parfois cherché à corriger cette injustice, pour répondre aux demandes du public. Parallèlement à la question du statut des Juifs en Grande-Bretagne, ont été développés d’autres discours nationaux à partir d’Ivanhoé. Le premier exemple est connu des Français : Augustin Thierry s’est réclamé explicitement du schéma historique dessiné dans le roman ; d’autres le sont moins. Ann Rigney rappelle le cas de l’auteur belge Henri (Henrik) Conscience et de son œuvre De leeuw van Vlaanderen (Le Lion des Flandres, 1838), qui a été mis à l’écran en 1984, ou celui du polonais Henryk Sienkiewicz dont la Trilogie a été publiée entre 1884 et 1888. Enfin, la critique décrit comment Scott a été récupéré dans les états du Sud des États-Unis, par des joutes et des manifestations festives qui ont servi à développer une image du Sud aristocratique par opposition au Nord, plébéien. Le jugement de Mark Twain rendant Scott responsable de la guerre de Sécession semble, dans ce contexte, moins fantaisiste ou exagéré qu'on ne pourrait le croire à première vue et nous apporte un éclairage troublant sur le pouvoir des livres.
Le chapitre 5 se centre sur Abbotsford, la maison que Scott a fait construire et décorer pour mettre en avant ses collections d’antiquités et de curiosités. Du domaine transformé et amélioré avec passion par l’auteur, on passe à la nouvelle géographie de l’Écosse et de la Grande-Bretagne qui est sortie de l’imagination de l’Écossais avant que les ingénieurs, les entrepreneurs et les pouvoirs locaux ne la réalisent effectivement après sa mort. Routes, itinéraires sont apparus pour permettre d’aller sur les lieux décrits par les romans. Le tourisme et la muséologie sont donc présentés comme les enfants du romancier qui ont connu peut-être la plus grande postérité.
Ann Rigney, au chapitre suivant, s’arrête sur la commémoration de Scott en Grande-Bretagne et dans tout l’empire britannique. Le déclin progressif de ces phénomènes de commémoration, leur côté de plus en plus institutionnalisé et de moins en moins populaire annoncent l’oubli dans lequel l’auteur est tombé au cours du XXe siècle, oubli qui fait l’objet de l’avant-dernière section.
En conclusion, la critique met en avant la philologie comme moyen de contrer l’amnésie collective. Elle considère toutefois Scott comme un auteur définitivement démodé (« some cultural changes are irrevocable ») : il appartenait trop à une seule époque pour pouvoir survivre véritablement dans l’esprit et le cœur des générations suivantes. Le jugement semble bien sévère pour ceux qui continuent, malgré tout, à prendre un plaisir sans cesse renouvelé en lisant le grand héritier de l’Écosse des Lumières. Le romancier a sûrement pâti d’avoir été traité comme un auteur sérieux et sa représentation du passé s’est trouvée disqualifiée à mesure qu’elle n’était plus jugée fiable. On pourra dès lors regretter que rien n’ait été dit sur l’humour de l’auteur, son ton familier, sur les jeux auxquels il s’est livré avec son public et qui expliquent sûrement l’attachement qu’il a su créer. Waverley a la saveur de Tom Jones ; Quentin Durward est un roman de chevalerie désabusé, un mirage qui s’évanouit au contact de la modernité, pour n’évoquer que ces deux romans célèbres qui n’ont pas été traités par Ann Rigney. Cette espèce de désabusement, amusé et nostalgique à la fois, pourrait donner plus de sens à une survie toute philologique et universitaire.
L’enquête que mène la critique est fascinante, en ce sens qu’elle prouve qu’il y a un pouvoir des livres et une force collective des grands récits qu’on aurait tort de négliger. Architectes plus ou moins volontaires de ces grandes transformations de masse, les écrivains s’imposent véritablement comme de grandes figures historiques et nul doute que ce type d’enquête pourrait être étendu à d’autres auteurs à succès. La masse des faits recueillis, des anecdotes, des illustrations pittoresques donnent à l’ensemble un tour antiquaire assez conforme à l’esprit de Walter Scott lui-même. Une place aurait pu être accordée aux grands contresens qui ont émaillé la réception de l’Écossais et qui sont responsables en partie du mépris ou de l’oubli dans lequel il est tombé. Ann Rigney fait allusion à l’influence que Scott aurait eue sur Griffith et la Naissance d’une nation, et sur le Ku-Klux-Klan. L’accusation est suffisamment grave pour que le lecteur attende des précisions et sache s’il s’agissait en quelque sorte d’une filiation illégitime ou non. Personnellement, je ne pense pas que le nationalisme scottien mérite d’être associé avec le KKK. Un auteur est-il responsable des contresens qu’on commet ? La question mérite d’être posée pour un romancier qui a fait son entrée dans le genre en se moquant d’un mauvais lecteur, Waverley, et des (mauvaises) décisions qu’il a prises en conséquence.
Après l’ouvrage d'Ann Rigney, les études de réception devront sans doute étendre leur champ d’investigation aux manifestations matérielles du succès, à savoir aux transpositions dans d’autres domaines que la littérature, aux fêtes commémoratives, aux artefacts et à ce qui fait partie, de nos jours, des produits dérivés, et aux toponymes. Ann Rigney, par son étude minutieuse et documentée, éclaire toute la portée que peut avoir un auteur dans la vie quotidienne d’un groupe qui, grâce à lui, peut se rassembler pendant un temps autour d’une grande figure.