Le titre énigmatique de ce récit souligne le rôle éminent d’Heydrich dans l’organisation national-socialiste : HHhH est le sigle de « Himmlers Hirn heiβt Heydrich », « le cerveau d’Himmler s’appelle Heydrich ». Laurent Binet aurait préféré Opération Anthropoïde, nom de code de l’attentat fomenté à Prague en mai 1942 contre le haut dignitaire nazi par des parachutistes tchèques, envoyés de Londres par le gouvernement Beneš en exil ; mais son éditeur, trouvant ce titre trop proche d’un univers de science-fiction, lui a préféré HHhH. Une telle hésitation souligne le double intérêt historique de l’œuvre : après une première partie biographique sur Heydrich, jusqu’à la page 2041, vient le récit, aussi documenté et soucieux de vérité que possible, de la conception, la préparation, puis l’exécution de l’attentat, et de ses suites. Il s’agit dans les deux aspects d’être au plus près des faits, pour ne pas transformer une réalité historique en fiction romanesque2.
Telle est en effet l’inquiétude constante de Laurent Binet : comment ne pas trahir la réalité ? Quelle part d’invention un auteur a-t-il le droit d’introduire dans une narration de type historique ? Comment éviter la transformation des personnes réelles en personnages littéraires ? La tentation de boucher les trous d’une réalité lacunaire, d’écrire des scènes, la tentation du romanesque en un mot, ne risque-t-elle pas de dénaturer une tragique page d’histoire ? HHhH est classé comme roman, mais il se présente plutôt comme le journal d’écriture de son auteur, sous la forme de deux cent cinquante-sept chapitres, certains très courts, en deux parties, la seconde (p. 351) commençant au moment dramatique où la bombe lancée par Kubiš, l’un des parachutistes, explose. Le parti pris du narrateur est d’écrire à la première personne, de raconter comment il en est venu à s’intéresser à ce moment historique, comment elle le hante depuis que son père, à l’adolescence, lui en a parlé ; il veut montrer le récit en train de s’écrire, il expose ses doutes, ses refus, ses scrupules, et justifie ses choix3. La question du genre l’obsède, lui qui ne veut pas tomber dans le piège de la reconstitution réaliste ; le chapitre 205, constitué d’une seule phrase, apporte un élément de réponse : « Je crois que je commence à comprendre : je suis en train d’écrire un infra roman » (p. 327). Il entend se démarquer aussi bien des romans historiques du XIXe siècle que du Jonathan Littell des Bienveillantes dont le personnage de nazi, Max Aue, reflète plus notre époque que la sienne4. C’est ainsi que l’illusion romanesque est sans cesse détruite par des retours au temps de l’écriture et une critique de ce qui vient d’être écrit.
Mis à part les chapitres du début, le récit est mené au présent : on y distingue un présent concernant le narrateur, et un présent de narration pour relater les faits historiques. Ces deux présents courent l’un et l’autre sur un temps long : la gestation du roman, puis son élaboration d’une part ; la vie d’Heydrich, la préparation et l’exécution de l’attentat de l’autre. Laurent Binet est lié à cet épisode de l’histoire tchèque par ses propres expériences, en particulier son service militaire en Slovaquie et de nombreux séjours à Prague ; c’est d’ailleurs de cette ville qu’il lui faut faire le récit de l’attentat et de la traque des parachutistes5, et, progressivement, le temps du narrateur rejoint le temps des événements : « Le moment approche, je le sens. […] J’entends le moteur de la Mercedes noire qui file sur la route comme un serpent. […] Je sens le vent qui fouette le visage des deux Allemands dans la voiture » (chapitre 206, p. 328), etc… Une tension est alors mise en place, qui trouvera son point culminant au moment de l’assaut donné par les Allemands à l’église où sont réfugiés les résistants6 ; le narrateur résiste alors à la tentation de s’identifier au personnage central ; on lit ainsi à une page d’intervalle : « Je suis Gabčik, enfin. Comment disent-ils ? J’habite mon personnage […] Je ne suis pas Gabčik et je ne le serai jamais » (p. 413-414).
Ce moment dramatique est détaillé heure par heure ; « Il est 4 heures » (p. 415) ; Il est 7 heures passées quand ils [les Allemands] trouvent la trappe » (p. 423). Le lien du narrateur à cet épisode est tel que le temps de la narration interfère avec celui des faits rapportés : « Aujourd’hui nous sommes le 27 mai 2008. Quand les pompiers arrivent, vers 8 heures, ils voient des SS partout... […] 28 mai 2008. Les pompiers parviennent à glisser leur lance à incendie dans l’orifice de la meurtrière » (p. 426-427). Jusqu’au 18 juin 2008, la narration progresse selon le rythme de ce journal qui, jour après jour, dilue une durée composée de quelques heures en attaque interminable ; lorsque la narration atteint le 18 juin 2008, les parachutistes utilisent leurs dernières munitions contre eux-mêmes et se suicident. Cette date du 18 juin est celle de leur mort, en 1942. Par cette dilatation du temps et cette actualisation, Laurent Binet rend hommage au courage extraordinaire de ces hommes : « Il est midi, il a fallu près de huit heures aux huit cents SS pour venir à bout de sept hommes » (p. 433 )7. D’un 27 mai, date de l’attentat, à un 18 juin, les années 1942 et 2008 se superposent, donnant à la résistance inouïe des soldats tchèques dans l’église une durée quasi surnaturelle : quelques heures sont étirées sur trois semaines et sur vingt pages.
Laurent Binet a du mal à quitter son sujet : le dernier chapitre revient sur l’épisode de la fuite de Gabčik quittant la Tchécoslovaquie occupée pour l’Angleterre, en 1939 ; comme il a combattu aux côtés des Polonais au moment de l’attaque allemande, le narrateur l’imagine quittant le continent par la Baltique et ébauche le roman de sa rencontre sur le bateau avec Kubiš. Ce faisant, il illustre ce qu’il a écrit bien avant dans son récit, évoquant le voyage qui a mené Gabčik de Tchécoslovaquie en Angleterre : « Quoi qu’il en soit, je suis sûr que ce périple est une épopée qui mériterait un livre entier. Le point d’orgue, pour moi, en serait la rencontre avec Kubiš. Où et quand se sont-ils rencontrés ? En Pologne ? En France ? Pendant le voyage entre les deux ? Plus tard, en Angleterre ? C’est ce que j’aimerais savoir. Je ne sais pas encore si je vais « visualiser » (c’est-à-dire inventer !) cette rencontre, ou non. Si je le fais, ce sera la preuve définitive que, décidément, la fiction ne respecte rien » (p. 147-184). C’est donc sur cette victoire de la fiction que se referme ironiquement le livre.
L’originalité dans l’écriture de cet « infra roman » est que le narrateur se met en scène et raconte également sa propre histoire. Les premiers chapitres8, autobiographiques, sont les seuls rédigés au passé, le présent de narration étant par ailleurs la règle pour toutes les évocations historiques. S’il est intéressant dans ce début de suivre la démarche de l’écrivain, qui se documente en homme de lettres et non en historien, lisant les romans, regardant les films qui ont trait à son sujet, étudiant la façon dont d’autres écrivains ont abordé l’Histoire dans des romans historiques, les interruptions faites pour commenter la narration en train de se faire sont rendues pesantes par leur caractère répétitif ; on a compris que le narrateur se désolait de ne pas pouvoir restituer les faits dans leur neutralité objective, sans faire de littérature, alors, à quoi bon le répéter si souvent, et insister sur cette image d’impuissance9 ? Le style est parfois délibérément familier, afin de donner l’illusion de la spontanéité10, et on peut regretter ce choix d’écriture qui contamine aussi le récit : « Pas de chance pour le travailleur en Tatra, c’est lui qui s’y colle » (p. 361)11. Un si beau sujet, traité avec tant de scrupules, et aussi avec un humour bienvenu dans la peinture des aspects ridicules d’Heydrich par exemple12, aurait mérité une tenue plus homogène de langue, ce qui n’aurait pas gâché son originalité. De la même manière que cet épisode de la résistance tchèque a habité Laurent Binet de longues années13, le lecteur quitte néanmoins le roman habité par la présence des personnages au courage desquels un hommage magnifique est rendu.