Le 7 octobre 1870, Léon Gambetta, ministre d’une République en guerre, s’envole au-dessus des lignes germaniques encerclant Paris. Ce départ en ballon, les aléas du voyage et la production épistolaire qui s’engage alors entre le ministre et la Capitale donnent lieu à l’établissement de récits et constituent les différentes phases de construction d’un personnage (historique), le seul parvenu à la mémoire actuelle. Comme nous serons amenés à le préciser, ces différentes traces reposent sur une double nature, enregistrant à la fois une iconographie et une textualité. Si dans un premier temps les mots servent à l’établissement d’une image, dans un second temps, depuis Tours, à l’inverse ce sont eux qui fabriquent les images.
L’historien Jean-Marie Mayeur donne une vision catégorique de Gambetta, souffrant d’une représentation réductrice et déficitaire : « Le départ de Gambetta en ballon frappa les esprits et demeure encore dans les mémoires le seul souvenir du héros »1. L’homme d’État subsiste donc à travers une image, non pas un portrait mais une scène arrêtée, exclusive. Cette rétractation de la dimension historique correspond à une mémoire visuelle, à une figure en peau de chagrin. Pierre Barral pousse la comparaison plus loin : « Dans la mémoire collective, il ne surnage au mieux qu’une anecdote ; son départ en ballon »2. La perception collective maintenue encore vivante semble désormais incertaine et dramatique, elle ébauche une sorte d’anti-mémoire où l’essentiel est flou, dominé par un vaste espace d’oubli, une opacité baignant en creux la silhouette famélique du personnage, non pas un fait d’histoire, un moment de réalité objective impérissable mais une anecdote, presque une blague dirait Edmond de Goncourt, un coup d’œil de journaliste alimentant une chronique quotidienne aussitôt chassée par l’actualité du lendemain.
Cette considération du regard contemporain sur l’homme politique peut sembler étrangement laconique, il interroge de même sur la nature de la mémoire collective et sur la teneur des grands faits et des grands hommes de l’histoire contemporaine, circonscrits à des réalités ponctuelles et dépourvues de continuité, délaissant les développements diachroniques pour les phénomènes de raccourci et de synchronie ; le travail de l’historien consisterait à rendre justice au passé, à rebâtir sur les lacunes, à dévoiler la simplification des images, du coup d’œil, face aux catégories complexes de la pensée. Le contenu des représentations identifiant Gambetta (au-delà de l’ingratitude publique à l’égard d’un des pères fondateurs du régime actuel) est réduit à un simple événement de son existence, à la liaison ténue, consubstantielle, qu’il entretient avec un moment unique de sa carrière. Quelle signification renferme cet événement ? Dans quelle situation s’inscrit ce fameux voyage en ballon ? Comment en quelque sorte l’événement a-t-il su conserver l’homme, l’entretenir dans la matière vivante des temps actuels ? Ne ressort-il pas en effet une relation de dépendance où l’homme ne doit sa survie, son droit de cité dans l’histoire qu’à la construction d’un fait qui le met en scène et l’expose ? L’homme serait-il cet acteur, ce captif pris en charge par les faits qui l’ont fabriqué, ou faut-il plutôt croire finalement qu’en dépit des apparences l’événement n’est que la conséquence d’une écriture de soi, d’une orchestration de l’homme au monde, manipulant les circonstances pour bâtir sa propre mémoire publique, l’homme restant maître de son image, de sa voix, instrumentalisant les événements qu’il incarne ?
Du spectacle à l’image, le vivant fixé
Véritable spectacle vivant, le départ de Gambetta est sans doute comparable aux scènes du cirque et des féeries, plus vivant encore et touchant à l’histoire, avec le cercle du public et les barrières autour de la place Saint-Pierre à Montmartre, la lenteur des préparatifs, la tension dramatique entretenue par les incertitudes climatiques, les essais préliminaires en ballons captifs, la menace de catastrophe, les cris, les mouvements instinctifs de la foule, l’émotion des adieux. La presse construit une description circonstanciée de l’événement. Le semblant de spontanéité, l’impression d’improvisation en direct facilitent cette emprise empathique sur le spectateur citoyen. Pour sa part, le critique Francisque Sarcey transcrit les métamorphoses de son regard, il croit apercevoir un monde fantastique, inquiétant et surhumain comme une scène faustienne :
Jamais ceux qui ont assisté à ce spectacle ne l’oublieront de la vie. Au milieu d’une vaste cour, le ballon, à demi gonflé, se démène furieusement sous l’effort de la rafale ; il est en taffetas jaune, et les lanternes à réflecteur des locomotives jettent sur la route des lueurs fantastiques. Tout autour s’agitent, dans l’ombre, des hommes que l’on prendrait pour des démons, s’acharnant à quelque œuvre infernale. Dans un coin, le directeur des postes, M. Rampont, tire sa montre, d’un air soucieux, interroge le vent, et semble demander conseil à l’aéronaute, M. Godard, avec qui il cause à voix basse. Il est évident qu’il y a danger, trois hommes doivent partir ; un voyageur, dont le nom est un mystère. Il est enveloppé de fourrures ; il se promène inquiet et pâle, et tâche, quand il se sent regardé, de faire bonne contenance […] ; la nacelle est fixée ; on entend le sacramentel : Lâchez tout ! Le ballon s’élance d’un bond, il penche sous l’effort du vent, qui le courbe avec violence. C’est une seconde d’émotion inexprimable ; nous sommes tous, là, retenant notre souffle, les yeux fixés sur cette masse noire, qui se rabat dans une convulsion effroyable.3
Le merveilleux est bien en prise avec le développement des phénomènes. Suffisante, la réalité crée spontanément les conditions du mythe ; la dynamique scientifique propulse la matière du réel dans une autre dimension, ordinairement exceptionnelle :
Spectacle toujours nouveau et qui, chaque fois, suscitait des émotions nouvelles […]. Rare intrépidité que celle de ces explorateurs qui, se confiant aux flots invisibles de l’atmosphère, allaient porter à la France la pensée de Paris. L’abnégation leur tenait lieu de science […]. Drame formidable, que chacune de ces traversées vers l’inconnu !4
Le spectacle de la place Saint-Pierre est l’occasion d’une démonstration de personnalité en chair et en jeunesse, exposée physiquement, face aux hasards du danger. Manifestation d’une figure concrète et accessible, cette humanisation avant le saut dans les airs et l’exploit, promeut un nouveau type de héros, une identification neuve du guerrier et du ministre en citoyen républicain. Il s’agit d’illustrer l’homme du peuple, simple, attaché à l’écoute des subordonnés, de leur pauvre parole, ainsi celle du pigeonnier inquiet de voir partir ses volatiles dans la nacelle :
7 Octobre. — […] Voyez ce tribun, ce ministre de l’Intérieur, cet homme qui au péril de sa vie, s’élance au secours de la France. Il est chargé du poids immense du salut de tout un peuple ; dans son cœur, dans sa tête s’entrecroisent les mesures libératrices, les décrets, les moyens de salut. Il est ému de l’adieu des Parisiens qui mettent en lui une confiance infinie, et le voilà obligé d’absorber son attention dans les instructions minutieuses sur le boire et le manger de quelques pigeons.5
Sans cesser de saluer la foule accourue, Gambetta se plie aux exigences de la personne humaine, reçoit doléances et inquiétudes. C’est ainsi que la représentation iconographique s’attachera à conserver cette scène : en fond de décor, le sommet de la Butte Montmartre, pelé, et un parterre en foule faisant cercle autour de Gambetta situé au centre, de loin, sa silhouette relativement effacée pose soit en conversation devant la nacelle, soit embarqué à l’intérieur et saluant, ouvrant la perspective, en ligne de fuite vers la droite, une trouée dans le ciel soulignée par un second ballon.
Le ballon, partout. Un nouvel étendard symbolique
La désignation de « gouvernement du ballon » est initialement une critique du rédacteur en chef du Journal des Débats (3 octobre) polémiquant sur la prétention des ministres, tous élus parisiens, à imposer leur tyrannie centralisatrice sur la Province, il dénonce leur prétention incertaine à administrer par les vicissitudes des airs la nation et affirmer l’ordre de leur discours tandis qu’il ressemble davantage à un fil tendu près de rompre. Écho de la voix générale, Victor Hugo dénonce l’absurdité de la critique et confirme la grandeur du procédé médiateur en mythe icarien : « Paris cerné, Paris bloqué, Paris supprimé du reste du monde, et pourtant, à l’aide de ce ballon, de cette bulle d’air, correspondant avec le reste du monde ! »6
Par son voyage, Gambetta se saisit de l’objet et le domestique, celui-ci finit par s’agréger au personnage historique. Ainsi en est-il de cette iconographie du ballon servant la gloire de son héroïque passager. La juxtaposition des deux représentations crée une relation d’équivalence. Cette envolée commune portée par le plébiscite populaire peut être rapportée au devenir du diptyque de Puvis de Chavannes, « Le ballon » et « Le pigeon ». La première des toiles, exécutée courant octobre ou novembre, est d’abord copiée sous forme de lithographies par Émile Vernier, celles-ci sont ensuite photographiées et distribuées en plusieurs dizaines de milliers d’exemplaires7. Ces développements iconographiques sont comparables à la toile de Jules Didier et Jacques Guiaud peinte plus tard (incluse dans une série de 36 toiles exposées fin 1871 chez Durand-Ruel) dont les avatars sans nombre inondent la légende gambettiste, déclinée en cartes postales (Nathan, G.C.A., musée Carnavalet), vignettes, photographies, chromos (chocolaterie d’Aiguebelle, par G. Germain), céramique peinte (assiette de Sarreguemines, par Henriot), illustrations lithographiques (dans Histoire de la Révolution de 1870-71, de Claretie). La symbolique va suivre un cours qui ne se dément pas au fil des décennies jusqu’à l’époque contemporaine. Le tirage de masse explore des domaines très variés, l’effigie Gambetta-Ballon se retrouve ainsi sur les vignettes des tablettes de la chocolaterie Lombart (série « La navigation aérienne ») au début des années 1900, dans l’illustration d’un manuel scolaire du primaire (par Belot, chez Istra éditions) en 1956, ou sur une pièce de monnaie de 10 francs en 1982 (par Rousseau).
Promouvoir le ballon c’est encenser, magnifier Gambetta. La multiplication industrielle de l’image résume la confluence des images, l’assimilation des identités, la cannibalisation finale par l’autorité du ministre (ainsi le calendrier pour l’année 1871 magnifiant son vol par le terme d’illustre (voir le document 3 ci-dessous)). Par glissement sémantique, le gouvernement du ballon devient le gouvernement de Gambetta. De même qu’au moment du départ il serre encore les mains, Gambetta salue sans fin, depuis les airs, son public resté au sol. Il semble formaliser une attitude qui fait pendant à celle de l’allégorie de la ville de Paris peinte par Puvis de Chavannes : dans les deux toiles8 la femme de dos puis de face s’adresse au ciel du ballon et de l’oiseau. La salutation appuyée semble permettre sans fin de capter et maintenir le lien du cœur et des yeux, le fil continu, unificateur des populations de la Capitale et de la Province, de rassembler de nouveau les territorialités fracturées, d’assurer l’intégrité des places libres, en lutte, en somme de rompre avec la partition de la France, fragmentée en trois natures territoriales, trois destins distincts comme le stipule Stéphane Audoin-Rouzeau : l’assiégé, l’occupé et l’épargné9. Au sol ou depuis les airs, l’ovation répond à la main tendue du héros saluant et embrassant ceux qui restent, immobilisés dans la situation obsidionale.
L’actio empathique, le charisme en ballon
L’acteur sait cultiver les effets de séduction, il tisse l’art de se faire aimer, de capter spontanément les lumières, de tenir une salle, une assemblée. Les accessoires du costume de scène ont leur magie, dans le droit fil de l’exotisme féerique et l’enchantement répandus dans les célèbres spectacles du Théâtre-Historique de Dumas, quelque vingt années plus tôt. Comme sorti d’un récit de Verne (ami de Nadar, et dont le retentissant succès Cinq semaines en ballon date de 1863), Gambetta impose un code issu du romanesque, une silhouette frappante, immédiatement identifiable, même à distance, depuis le fond de la salle :
[He] appeared wrapped up in a great furred cloak, which some kind feminine hands had prepared for the traveller […]. If there is one man in France in whom young ladies — and married too — are interested, that man is certainly M. Gambetta, the balloon-minister. I have heard to-day of no less than six young ladies of fortune who are preparing to lay their hearts and worldly treasures, when the siege is over, at the feet of His Majesty Gambetta.10
Or, dans le même temps, par l’invention du groupe substantif balloon-minister, l’identification, on le voit, est consommée : ministre et ballon, confondus dans une même vocation, ne font plus qu’un, Gambetta réunit pouvoir et héroïsme. Le dessinateur Gill évoque dans une caricature les multiples facettes de l’homme-ballon, debout en tribune dans la nacelle, tour à tour avocat, général, ministre et Zeus olympien porteur de foudre, jouant d’effets de manche et abreuvant l’air de points d’exclamation11. Il est vrai aussi qu’un ballon baptisé « Le Gambetta » et parti le 10 janvier 1871 permet de matérialiser de façon exacte cette formule, d’identifier le patronyme à l’objet volant.
Métamorphosé par sa réciprocité à l’objet, Gambetta a réussi son entreprise, l’association d’idée impose un emblème. Les modes d’action et d’expression de soi en correspondance finissent par se confondre et, en dépit des caricatures de ses détracteurs qui servent involontairement sa cause, parviennent à creuser durablement son sillon dans la mémoire collective. L’homme symbolique peut désormais se consacrer à étayer cette image convertie en monument historique (sérialisation des chromos et des publications d’Épinal), à construire son portrait en légende.
L’appareil iconographique propose un discours générique et rassembleur qui entre de facto dans le calendrier des dates républicaines. Le conformisme des cadres et de la focalisation de l’événement relève de l’imitation industrialisée. En développant ce procédé de réplication, par cette fixation quasiment immuable de l’objet à sa même (et bonne) place, qui consacre la vue topique, la figuration est le moule d’une empreinte historique massive. La représentation textuelle, quant à elle, propose des vues variables, réversibles, qui fixent une représentation en mouvement. La définition de l’image répandue par la textualité est complexe, elle ne propose pas une simple silhouette dans l’ombre de l’Histoire (sui generis) qui se fixe pour elle-même dans son seul énoncé et commandant sa propre grandeur ; celle-ci s’inscrit dans un exercice de réversibilité. Le costume que porte Gambetta, comme ceint de la dépouille animale, puissante et protectrice, en l’investissant d’une autre apparence, est une opération de reformulation du corps, d’appropriation d’une nouvelle corporalité qui donne l’occasion d’une double représentation textuelle, d’un clivage des énoncés. Telle vêture de fourrure apparaît pour les uns plus grande que l’homme qui la porte. Vampirisant la puissance symbolique, elle révèle vanité et petitesse du héros (sa relativité)12. Pour les autres elle revêt comme une seconde peau la chair de l’homme réel, elle décrit précisément l’individu, son énergie, son gigantisme, sa séduction irrésistible13. Parfois même, cette fourrure est dite de pacotille14, fausse vitrine ou humilité ?
Le mythe est foncièrement engagé dans le mode textuel ; en ce sens, l’image découplée des mots peine à décrire autre chose qu’une situation figée dans une généralité vraisemblable, sa vue est d’un réalisme posé, c’est un discours adressé à l’histoire qui intègre l’objet « homme/héros » dans son Panthéon, dans son monument de pierre. La représentation textuelle qui prétend rendre le vrai individu, peut au contraire se saisir du procédé mythologique, décrire un réel du second degré que tout lecteur décode automatiquement pour former la figure authentiquement accréditée (engagée dans un dialogue public) qui modèle l’histoire.
Le décor et son envers scénique
Le départ en ballon est de toute évidence une opération bien orchestrée15. Les indices de cette programmation ne manquent pas, les préparatifs s’attachent avec une scrupuleuse attention à l’annonce et au retentissement du spectacle. Il s’agit de partir en présence de toute la population. Pour ameuter la Capitale et pouvoir jouer son rôle, Gambetta fait appel aux célébrités, à tout ce qui attire en masse les regards. Des personnalités sont invitées pour lui faire cortège (ministres, maires, poètes, médecins). Il prend ainsi appui sur la présence, à la fois oratoire et écrite, de Victor Hugo. Revenu depuis le 5 septembre, l’écrivain est fêté à Paris, chaque jour ses textes sont lus sur les scènes théâtrales encore ouvertes, sa caution morale est prestigieuse, insurpassable, et son audience populaire universelle. Il reste la voix de la France exilée sous l’Empire, intraitable avec les despotes, les mensonges, les compromissions ; sa signature a plus de poids que celle des ministres. Nadar, qui vient de constituer la « Compagnie d’Aérostiers » avec Camille Dartois et Jules Duruof, est engagé par Gambetta pour jouer le messager, aussi bien avec la presse qu’avec le monde des arts :
3 octobre. — […] Nadar est venu ce soir me demander mes lettres pour un ballon qu’il va faire partir après-demain. Il emportera mes trois adresses : Aux Allemands, Aux Français et Aux Parisiens. Mon adresse Aux Allemands est réaffichée partout dans Paris. On ignore par qui.
5 octobre. — Le ballon de Nadar appelé Le Barbès, qui emporte mes lettres, etc., est parti ce matin ; mais, faute de vent, a dû redescendre. Il partira demain. On dit qu’il emportera Jules Favre et Gambetta.16
Nadar fut convaincant au point d’ailleurs que le ballon « Le Victor Hugo » voit le jour et s’envole dès le 18 octobre depuis le jardin des Tuileries. Gambetta suit la stratégie de créer de petits événements qu’il phagocyte à son départ. Par ce procédé d’accrétion, le spectacle propose un emboîtement de scènes et de tableaux dont l’apothéose concorde avec le lâcher de l’aérostat et l’adieu dans les airs.
Le carnet quotidien d’Hugo apporte un second élément de preuve de la mise en scène. L’annotation du 7 octobre est instructive et dévoile avec candeur le regroupement et le montage des faits. La spontanéité et l’intime de Choses vues font entrer au cœur de la mécanique. Se promenant au hasard des rues, Hugo surprend, prétend-il, l’envol du ministre :
7 octobre. — Ce matin, en errant sur le boulevard de Clichy, j’ai aperçu au bout d’une rue entrant à Montmartre un ballon. J’y suis allé. Une certaine foule entourait un grand espace carré, muré par les falaises à pic de Montmartre. Dans cet espace se gonflaient trois ballons […]. On chuchotait dans la foule : Gambetta va partir. J’ai aperçu, en effet, dans un gros paletot, sous une casquette de loutre, près du ballon jaune, dans un groupe, Gambetta. Il s’est assis sur un pavé et a mis des bottes fourrées. Il avait un sac de cuir en bandoulière.17
La juxtaposition horaire de la promenade (une errance !) et du départ du ballon emportant les trois « Adresses » a tout l’air d’un arrangement. D’ailleurs la forme d’écriture adoptée par Hugo est un indice supplémentaire : elle emprunte la forme narrative du reportage, se déguise en un récit imitant l’effet de présence, de surgissement des faits par surprise, preuve de leur authenticité testimoniale. Le dire des faits tels qu’ils sont advenus est élidé pour faire vrai. Paradoxalement, par ce tour journalistique, la promenade avec son organisation fictive décerne au fait sa véracité : Moi Hugo, j’y étais, témoin accidentel et simple reporter d’un moment d’histoire.
Or, l’événement est largement signalé et entretenu dans les colonnes de la presse. Quelques jours auparavant, Nadar n’hésite pas à adresser des lettres publiques, à faire de l’actualité, à lancer la campagne. Le procédé du bruit est entretenu. Pour être marquante et approfondir l’effet de chorus, l’annonce par voie de presse est redoublée en rumeur qui alimente le mystère et la curiosité. La déclaration tient dans une stratégie de l’écho public, aux origines composées et incertaines, et du faux silence du ministre :
Le bruit qui s’était répandu du départ de M. Léon Gambetta, ministre de l’Intérieur, avait attiré sur la place Saint-Pierre, à Montmartre, une foule considérable. Le public qui se donnait rendez-vous sur cette place depuis trois jours n’a pas été désappointé aujourd’hui. En effet, à onze heures, il a pu assister à l’ascension simultanée de deux ballons-poste.18
Trois jours plus tôt, l’annonce emprunte chez Gambetta le mode de l’hésitation ; la question de pure rhétorique sonde l’interlocuteur, suscite en réponse une prière, un encouragement chaleureux. Ainsi le 4 octobre, « Adam est allé chez Gambetta aujourd’hui. Gambetta se demande s’il ne ferait pas bien d’aller en province par ballon. Adam lui a chaleureusement conseillé de partir, et lui a dit que l’opinion parisienne l’y avait porté plus vite qu’un ballon ne l’y porterait. »19 La rumeur entretient le secret de polichinelle. Phénomène de pression psychologique, elle cultive les retards et contretemps et aiguise l’attente. La promesse grossit jour après jour, comme une mèche à retardement, allonge et amplifie le moment de l’événement. La stratégie est celle de la séduction, il faut faire naître le désir de soi.
Persistance des voix et rétroactivité textuelle
Il existe d’autres indices préfigurant les desseins de Gambetta. Cette circulaire adressée depuis Tours par la Délégation du gouvernement en province et publiée la veille du départ de Gambetta a les mêmes consonances que les dernières phrases de la lettre envoyée le lendemain20, dès son atterrissage, par le ministre aérostier :
Le gouvernement reçoit à l’instant les lignes suivantes, qu’il transcrit textuellement : « La province se lève et se met en mouvement ; les départements s’organisent. Tous les hommes valides accourent au cri : Ni un pouce de terrain ni une pierre de nos forteresses ! Sus à l’ennemi ! Guerre à outrance ! »
Signé GLAIS-BIZOIN.
Pour copie conforme : Le ministre de l’Intérieur, LÉON GAMBETTA.
Paris, midi et demi, le 6 octobre 1870.21
Le propos est adroit : par cette annonce tourangelle, confirmée par le ministre lui-même encore à Paris, Gambetta est projeté dans l’héroïsme et la victoire, promis en quelque sorte à la publicité pour une action encore à venir. C’est là une manière de préparer le terrain et d’écrire avant les faits mêmes, d’anticiper les mots et leur représentation : car ces mots sont bien ceux de Gambetta, ardent partisan d’une guerre à outrance qui l’isole au sein du gouvernement, sachant habilement recycler à l’usage de ses propres fins les mots mêmes de Jules Favre publiés après l’échec des pourparlers de paix dans sa proclamation au gouvernement du 18 septembre 1870, affichée sur tous les murs de Paris, qui par leur digne fermeté feront florès. Le ton de cette déclaration est de toute façon très contraire à l’expression du très attentiste Alexandre Glais-Bizoin, ancien doyen des députés, « septuagénaire de naturel effacé »22 auquel il serait bien difficile d’attribuer une quelconque part de paternité dans cette stylistique fougueuse et exclamative (au nom de cette tempérance d’action, il s’oppose en vain, avec Crémieux, à la réunion par Gambetta des ministères de l’Intérieur et de la Guerre).
Procédant par empreintes de soi laissées sur son passage, Gambetta ponctue ses actions par des indices qui semblent dessiner les contours d’un programme, en somme il sème des signes qui éclaireront et justifieront ses entreprises ultérieures. Il construit de fait un dispositif de marquage prémonitoire de soi que vient confirmer un décret publié dans la presse la veille même du départ en ballon et signé par le seul ministre de l’Intérieur au nom du gouvernement ; il fait figure de présence testimoniale, la parole de celui qui part est bien vivace et audible :
Malgré des avertissements réitérés insérés au Journal officiel, certains journaux persistent à donner dans leurs colonnes des renseignements de la nature la plus coupable sur les dispositions de défense et sur les opérations projetées. Le Gouvernement fait une fois encore appel au patriotisme de la presse, et il déclare que, si de semblables infractions se renouvellent, il sera dans la nécessité de les déférer à la cour martiale.23
L’écho de Gambetta assure sa présence dans la Capitale ; sa persistance envahissante, menaçant le fonctionnement de la presse, s’exprime sous forme d’interdits, elle est l’affirmation catégorique d’une autorité légitime sur la menée de la guerre. La permanence de son empreinte revêt un caractère d’ubiquité à la fois fantastique et irrésistible, son omniprésence doit stupéfier. Il s’agit d’abord de s’assurer la maîtrise du discours (pour façonner une image), ensuite de dominer l’écho des voix, d’organiser une sémantique personnelle ou, pour dire à la manière de Foucault, un ordre du discours. Comme nous l’observerons, cette conviction conduit Gambetta à installer des hommes sûrs, acquis à sa cause, au sein des télégraphes et des postes, à s’adjuger un monopole pour centraliser l’ensemble du dialogue avec la Capitale et s’assurer de la fluidité et de l’exactitude des transmissions de sa propre parole.
Le voyage dans les airs, les mots par monts et par vaux
Gambetta doit contrôler le discours ; ses lettres subviennent à l’impossible production d’image. La mise en scène devient alors textuelle ; liant télégraphie et récit, elle impose un langage. La textualité gambettiste phagocyte le discours historique ; comme lui, elle joue sur l’indistinction célèbre que Roland Barthes a énoncée :
À partir du moment où le langage intervient (et quand n’interviendrait-il pas ?), le fait ne peut être défini que d’une manière tautologique : le noté procède du notable, mais le notable n’est […] que ce qui est digne de mémoire, c’est-à-dire digne d’être noté. On arrive ainsi à ce paradoxe qui règle toute la pertinence du discours historique […] : le fait n’a jamais qu’une existence linguistique […], et cependant tout se passe comme si cette existence n’était que la « copie » pure et simple d’une autre existence, située dans un champ extra-structural, le « réel ».24
Les événements seront des phénomènes de langage, déclinés en images et en mots. Les faits linguistiques couleront dans le bronze la fiction de toute transcription plus ou moins objectivante. L’image textuelle construit à la fois la représentation mythologique et le contenu du réel, elle occupe donc une double fonction réversible et équivoque, propice aux confusions comme aux falsifications.
Avec son départ, Gambetta a initié un cycle communicationnel dont il va s’assurer de demeurer le compositeur et le distributeur exclusifs. Le 10 octobre, dans une circulaire, et après une suite d’âpres négociations avec ses collègues de la Délégation, « M. Léon Gambetta, ministre de l’Intérieur, a été chargé de l’administration de la guerre »25. Le ministre au double maroquin se montre dès lors sur tous les fronts et déroule sans fin la dynamique de son envol en ballon. Voix prépondérante au chapitre de la Délégation (conséquence des tractations et enchères), entouré par une équipe de fidèles affidés, à la fois homme de guerre et sommet de l’administration, il est le régent du gouvernement de Paris ligoté et bâillonné.
Par sa mobilité, Gambetta construit une figure insaisissable, identifiée à la fluence de ses voyages, à l’omniprésence de sa fonction exceptionnelle, active sur les lignes de conflit comme au cœur des préfectures, sur chaque marche, chaque « pouce de territoire ». Ses déplacements constants recartographient l’espace national de sa trace, de son passage, démontrent le caractère missionnaire de la tâche qu’il s’est donnée : rassembler, convaincre, promettre la victoire, vaste campagne promotionnelle qui exige une combinaison d’actions, une propagande, la maîtrise de la communication, de ses modes.
Le projet d’inscription de soi dans le tissu des événements nationaux est amorcé au cours du voyage initiatique en ballon par un détail significatif. Au-dessus d’un territoire urbain traversé, Gambetta lance au vent un petit mot, marquant de son patronyme sa marche et écrivant sa réalité, ainsi que le rapporte des années plus tard l’historien régionaliste Th. Lemas :
Au-dessus de Clermont, M. Gambetta lança de la nacelle une carte des chemins de fer de France. La partie de la carte relative au chemin de fer du Nord avait été déchirée, sur le verso de la carte était écrit de la main de M. Gambetta : « Gambetta, ministre de l’Intérieur, est passé ce jour, 7 octobre 1870. »26
Cette façon de ponctuer le voyage par ce message vers le sol, de semer une trace écrite le long du périple, correspond à une signature, une inscription géographique et juridique de soi, une mesure de son propre passage. Minimaliste, le texte se réduit aux dimensions de la phrase, unité sécable, mobile, en correspondance avec l’activisme voyageur du ministre, avec sa faculté à saisir les instruments de la modernité (rail, télégraphie). Gambetta se montre adapté aux mutations modernes, à sa science et à ses moyens nouveaux, conjuguant vitesse et domination de l’espace, synthétisme et efficience des formes.
Très tôt le voyage et sa retranscription sont déclinés au-delà de la nation, à travers une vaste diffusion internationale, relayée jusqu’aux États-Unis. Le scoop est lancé par la presse new-yorkaise qui recueille le compte rendu des deux voyageurs américains partis en même temps que Gambetta, dans le second ballon, et qui l’ayant rejoint le soir à Amiens reçoivent ses confidences. Un premier récit prend forme, ossaturé par les rebondissements. L’aventure trépidante ne connaît pas de pause ; son merveilleux prosaïque s’inscrit dans la veine du feuilleton romanesque, instable et mouvementé, avec sa « linéarité » rocambolesque faite de détours. Adolphe Michel donne dans son ouvrage de souvenirs une traduction de ce reportage qui n’hésite pas à pratiquer la répétition comme mode de fabrication de la narration :
Leur ballon le George Sand est parti en même temps que celui de M. Gambetta, l’Armand Barbès, le vendredi à onze heures du matin. À 800 mètres de hauteur, le vent cessa presque entièrement de souffler et les voyageurs restèrent longtemps au-dessus du camp prussien. Des coups de feu et même des coups de canon furent tirés sur eux, et ils purent entendre distinctement le sifflement des projectiles. Les Prussiens lancèrent même des fusées, espérant ainsi pouvoir mettre le feu au ballon […]. Le voyage de M. Gambetta avait été rempli d’aventures. À peine parti de Paris, l’aérostat descendait rapidement vers le sol ; il fallut jeter du lest en toute hâte pour s’élever au-dessus des lignes prussiennes. Le ballon était redescendu près de Creil ; mais à la vue des Prussiens, les voyageurs avaient jeté du lest, et jusqu’à leurs pelisses et leurs châles. Une balle vint effleurer la chevelure de M. Gambetta. Enfin, la dernière descente se fit près de Montdidier, au milieu des arbres, où le ballon fut déchiré par les branches […]. De l’autre côté du bois où ils étaient tombés, se trouvait un détachement de Prussiens.27
Les commentaires du voyage développent cette même empreinte narrative, une scène picturale se détache, un paysage épique, presque un panorama dans lequel se meut irrésistiblement le héros :
[…] son ballon, en se dégonflant, l’a jeté au milieu des tirailleurs prussiens ; il a échappé par miracle à toutes les poursuites, à tous les dangers. Vois-tu, ma chère Alice, ce ministre de l’Intérieur lancé comme une balle élastique par-dessus les murs de Paris assiégé. Quel tableau !28
Le décor est statique et sert de faire valoir au dynamisme de Gambetta qui exécute sa geste. Le bond du géant enjambe le cercle armé qui tenaille Paris, inspirant par exemple au caricaturiste Alfred Le Petit la lithographie Le soleil, où sur ses échasses le ministre réchauffe le patriotisme de la France « depuis le Nord jusqu’au Midi ».
L’ordre télégraphique et le gouvernement des mots
La vraie version, officielle, du voyage en ballon est donnée par une lettre de Gambetta, écrite à chaud, dans la charrette qui le transporte en plein après-midi jusqu’à la gare de campagne la plus proche. À la fois auteur et acteur de son récit, le ministre improvise une chronique de sa propre expérience. Il s’agit tout à la fois de revendiquer sa réussite et d’ébaucher la trame victorieuse de son entreprise. L’esquisse de récit décrit à un rythme heurté des séquences brèves comme des éclats d’images traversant le texte ; la transcription est impressive, épouse son lecteur, ses émotions :
Montdidier (Somme), le 7 octobre, 8 h. soir.
Arrivé, après accident en forêt, à Épineuse. Ballon dégonflé. Nous avons pu échapper aux tirailleurs prussiens et, grâce au maire d'Épineuse, venir ici, d’où nous partons dans une heure pour Amiens, d’où voie ferrée jusqu’au Mans et à Tours.
Les lignes prussiennes s’arrêtent à Clermont, Compiègne et Breteuil dans l’Oise.
Pas de Prussiens dans la Somme. De toutes parts on se lève en masse. Le gouvernement de la Défense nationale est partout acclamé.29
On voit que la version d’origine de Gambetta, reprise dans la presse et dans les carnets de guerre sous une forme largement reprogrammée et diégétisée, est écrite dans cet abrégé télégraphique. La démarche de Gambetta est paradoxale puisqu’elle institue la confluence d’un langage d’habillage des faits (les deux dernières phrases particulièrement hyperboliques et hâtives dont on a vu précédemment l’origine30) et d’un mode télégraphique heurté. S’exerce l’alliance de l’arrangé et du brut, du mélioratif et du restrictif, de l’accroissement et de l’effacement. Les phrases raccourcies laissent de longues traces, engendrent de larges récits, allongeant les péripéties, improvisant une dramatisation convaincante et réaliste du voyage. Le devenir de cette première dépêche, adressée depuis un lieu perdu en pleine campagne, montre l’impérieuse mainmise du discours sur la nature et la représentation des événements, illustrant sa faculté de dissémination et de débordement du champ sémantique : il s’agit donc de contrôler le masque des mots.
L’exercice assidu de l’écrit, la croyance dans sa force d’imprégnation heuristique et pédagogique vont concourir à la planification d’un discours autorisé, incarnation directe de la parole officielle, qui passe également par le contrôle d’un journal, le Bulletin de la République française, ouvrant sur une médiation accrue, multipliée par son support et sa gratuité (le journal se présente sous forme d’affiches collées sur les murs des mairies) et par sa déclinaison sur le mode de l’oralité (lectures obligatoires) : « Tous les dimanches, obligatoirement, et même plusieurs fois dans le cours de la semaine, s’il se peut, l’instituteur de chaque commune devra lire aux habitants réunis, soit à la mairie, soit dans l’école, les principaux articles insérés au Bulletin de la République. »31 Créé par décret le 12 octobre, sortant trois fois par semaine sous forme d’affiche (circulaire du 10 novembre), ce Bulletin a vocation de « propagande éminemment moralisatrice » et de « régénération intellectuelle et morale »32.
Gambetta organise par ailleurs le service des postes et télégraphes. Assurés d’être abondamment distribués, ses propres écrits vont jouer un rôle mythographique prépondérant. Parce que l’histoire est construite d’abord à partir des actes officiels (les res gestae impériales), Gambetta brasse spontanément de la matière historique qu’il ordonne, file, étire, ramasse. Ce seront des lettres déclinées en dépêches, décrets, circulaires, télégrammes, récits, ordres, proclamations de guerre à outrance. La rhétorique épistolaire crée un réseau tentaculaire. Le projet obéit à ce que Barthes désigne comme la conjonction du je énoncé et du je énonçant, où « l’énonçant du discours est en même temps participant du procès énoncé, où le protagoniste de l’énoncé est le même que le protagoniste de l’énonciation, où l’historien, acteur lors de l’événement, en devient le narrateur : ainsi de Xénophon »33. La chose est rendue possible par la simultanéité de l’action et des mots, par la valeur performative de l’écrit technicisé.
Si Gambetta use du style télégraphique caractérisé par l’élision du pronom personnel je, cela ne suppose cependant pas l’absence de désignation du destinateur : la marque est patronymique, elle ouvre le contenu textuel et propage autrement dit l’équivalent du pronom il, ici pris dans une acception seconde, rendue célèbre par le discours césarien. Barthes a bien démontré la valeur déguisée de ce il, véritable alibi rhétorique qui « ne supporte que certains syntagmes, que l’on pourrait appeler syntagmes du chef (donner des ordres, tenir des assises, visiter, faire faire, féliciter, expliquer, penser) »34. Par cette forme du faux retrait, dans ce je sublimé, l’épistolier signifie son autorité, ainsi mise en abyme :
Gambetta à Gouvernement, Paris.
Tours, 14 octobre 1870.
Opinion émue d’inertie du gouvernement de Tours. Cela va déjà mieux depuis mon arrivée […]. Garibaldi, nommé général en chef des volontaires, part pour Vosges et Paris. Service des postes désorganisé et très mal fait ; plaintes criantes. Celui de la télégraphie privée et militaire admirable ; nécessité depuis longtemps prévue de réunir dans la main ferme de Steenackers les deux administrations.35
François-Frédéric Steenackers, qui aura à son tour le rare privilège de baptiser de son nom un ballon (envoyé le 16 janvier 1871), est un directeur général efficient, personnellement dévoué. Son action unificatrice confirme les choix de Gambetta, son travail de hiérarchisation et de relais. Le style du fil est adapté aux pigeongrammes, à ces courriers microfilmés confiés aux pigeons ralliant Paris. Le mode télégraphique assimile le procédé épistolaire et développe ses fonctions, il n’est en rien un média de substitution, un sous-produit de la lettre. Le changement de support redéfinit la codification et l’organisation des mots. Cette évolution des techniques du discours engendre une nouvelle rhétorique chez ce tribun du barreau et de la Chambre : mode d’écriture nerveux, rythme injonctif, parole d’immédiateté, de présence, effet d’oralité, imitation de la voix, illusion de proximité où l’ordre (parole militaire), exonéré de dialogue, est sans réplique possible, sans retour, refermé sur lui-même.
Le style télégraphique cultive la juxtaposition et la construction asyndétique, on y reconnaît aussi l’anacoluthe, figure à la fois de la rupture et du saut, de l’abrupt et de la reprise. La logique de consécutivité verbale et narrative étant abolie, le discours éclate en une myriade de phrases indépendantes et toutes égales qui, en imposant leur rythme syncopé, énoncent une collection d’aperçus autoritaires, du moins irrécusables, prenant en charge en quelque sorte la réception et les émotions du lecteur. Action et télégraphie convergent dans une stylistique performative, traduisant un même impératif, une prise sur le réel, une volonté en mouvement. Déjà lors de sa prise de fonction ministérielle, le 4 septembre, Gambetta en minorité face à ses collègues avait forcé le destin comme le signale Barral, jetant ses dés dans la télégraphie : « Gambetta, lui, jette son dévolu sur l’Intérieur et, pressé d’agir, il se rend place Beauvau annoncer au préfet par le télégraphe le changement de régime… Il y devance Ernest Picard qui doit se rabattre sur les Finances »36.
Le temps des mots en aller-retour
Le style non télégraphique montre également l’efficacité de son maniement, avec des enchaînements calibrés garantissant autonomie et initiatives personnelles. L’étendue du registre est large ; à la procrastination, à la promesse retardée s’ajoutent d’autres éventualités, d’autres restrictions de sens ; de même que le raccourcissement des formes et de la syntaxe, l’allongement des phrases permet également de rester évasif, de tenir le silence sur les faits, d’introduire une rétention du sens. La période amplement développée n’interdit pas l’escamotage ou la flatterie :
Le bruit de la mort du général de Moltke nous arrive de tous côtés et paraît presque confirmé […]. Il serait trop long de vous indiquer l’ensemble des mesures prises : je tâcherai de vous en faire parvenir la liste prochainement […]. J’ai la conviction que la prolongation inattendue de votre résistance et les préparatifs militaires de jour en jour plus considérables des départements déconcertent les envahisseurs et commencent à exciter les sympathies de l’Europe. Les bruits de médiation par la voie anglaise ou russe circulent avec une intensité croissante.37
Les bruits remplacent les faits, l’écriture prend modèle sur le bruit qu’elle doit restituer. D’autant que les correspondances assurées par ballon sont particulièrement précaires. L’incertitude pèse sur le temps de réception des messages, l’information circule sans logique, en flux discontinu. Le retour des communications vers Paris est tout aussi aléatoire ; les pigeons se perdent ou meurent en chemin. La médiation animalière redouble en un mécanisme complexe le régime des délais nécessaires et des retards calculés, dans cette dimension abstraite, toute d’artifice, où le temps de l’échange communicationnel (supposant l’émission et son retour) est livré à un peut-être du décousu, du détissé, du décalé, organisant une réciprocité fictive de l’objet des messages.
Futur commis-voyageur de la République, Gambetta se transforme en traces, en sillages que sa parole a charge de matérialiser ; cet effet de distance, de retard, de rémanence du passé est compensé par une temporalité en contre-épreuve, déclarant le présent, le plus près de l’homme, en somme l’instant virginal du dire. En conséquence, la parole domine sur l’écriture, support neutre, électrifié (fil), photographié (pigeon). L’entreprise mise sur l’effet d’immédiateté, cette pénétration verbale du réel dans l’écho des mots, stratégie destinée à la rencontre de ce qui est réel et de ce qui tient du vraisemblable, liés à double niveau, d’abord par la nécessité de correction, on le voit, des temporalités distinctes du destinateur et du destinataire, ensuite par l’infusion des bruits, des on-dit plus ou moins infondés, plus ou moins fictifs, ligaturant les informations vraies qui les justifient.
Le feuilleton des dépêches
À l’entreprise de fictionnalisation vernienne du voyage en ballon développant à Paris le souvenir vivant de l’exploit, correspond donc à Tours ce langage nouveau, télégraphique, hybride, combinant l’amplitude de l’hyperbole, les sinuosités du laisser croire et le retranchement des mots. Ce procédé partiellement asyntaxique qui gomme les règles et entretient un horizon de l’allusif, du détourné, semble a contrario conférer à la communication une efficacité scrupuleuse, une capture stricte et objective des faits.
Les comptes fabuleux de Gambetta passent tout réalisme, et pourtant cette frénésie galopante des chiffres, grossis, emportés dans un tourbillon d’enchérissement, trouve un écho médiatique : « Gambetta, d’après le Times, aurait cinq cent mille hommes sous les armes ; il en aura neuf cent mille à la fin du mois, un million cinq cent mille à la fin de janvier, tous armés ! »38 Intronisé par le sceau ministériel, porté au statut de document public, le récit suggéré par Gambetta, tramé par le registre de l’inspiration épique, est déclaré officiel, indiscutable. L’exposé feint d’ignorer l’équivoque de cette assimilation qui combine le registre de l’hyperbole à celui de la description objective.
La parole gambettiste, devenue les yeux de Paris, la bouche des mots vrais, est déclarée infaillible. Qu’importe en somme le contenu d’authenticité des faits colportés, le besoin crée la croyance de toute pièce : « La belle et bonne dépêche de Gambetta nous a réchauffé le cœur. Enfin nous savons de source certaine que la province tente un effort pour sauver notre France. »39
L’ardeur à croire de vive force, à reposer ses vues sur un lendemain viable, cette prière faite aux réalisations les plus improbables, engendrent des attitudes superstitieuses, creusent des espérances sans fond. La majeure partie de la population confinée dans l’enceinte parisienne obéit à des réactions grégaires, observant des rites immuables :
La foule qui se tient en permanence à la porte des mairies, pour y savoir les nouvelles, lit ou se fait lire à haute voix, par une personne placée au premier rang, une dépêche de Gambetta […]. Rien de plus instructif que les commentaires dont est suivie la lecture de ce placard […]. Comme toujours, la foule va au nom familier, qui représente pour elle certains faits, dont elle a gardé mémoire […]. Le Credo quia absurdum ne trouvera en aucun lieu du monde sa plus juste application qu’à Paris.40
La religiosité, le culte des idoles s’emparent de la population, le vertige du pari parisien rencontre la lecture augustinienne de la foi, en invoquant le Credo quia absurdum, démonstration de l’incommensurable mystère de Dieu.
La guerre des récits
À cette invention discursive qui répond au besoin d’étendre le réseau de la parole sur l’ensemble du territoire national morcelé, se construit en opposition un discours provenant du gouvernement alarmé par l’ascendance de Gambetta. En contrepoint aux récits circulent d’autres récits, diamétralement opposés, nourrissant sans fin le cercle des polémiques. L’impossible garantie de fiabilité des informations reçues depuis la Province et l’étranger offre pour certains l’occasion de tourner en histoires et en bruits l’absence de Gambetta. À l’exemple du mémoire très critique du 6 novembre adressé à Tours, par l’entremise de Thiers, neutre en sa qualité d’ambassadeur, Gambetta doit réagir par une dépêche destinée à Jules Favre datée du 9 novembre 1870 :
Il est difficile de se montrer à la fois plus ingrat et plus ignorant de la vérité des choses […], vous tracez le tableau de l’anarchie déchaînée sur la France. J’ignore si le témoin, oculaire ou prétendu tel, qui vient de parcourir la France et de vous renseigner, a des droits sérieux à votre confiance […]. Vous parlez d’actes arbitraires, violents, que commettent nos agents ; vous parlez de dissolution sociale. Ce sont là de pures exagérations de langage.41
En retournant le procédé, par la stigmatisation des abus de langage, Gambetta renvoie ses interlocuteurs à leur propre mode opératoire et assène au passage une leçon de morale pour le moins spécieuse et subversive. Luttez contre la tentation de la fable, conseille-t-il, résistez à la facilité de faire courir des rumeurs. Il s’agit de ne pas répondre aux fictions par d’autres fictions en augmentant le nombre des récits et en dispersant tout le support d’origine, sa mémoire. Et le ministre de conclure à la suite :
Cessez donc de prêter l’oreille aux discours de personnes étrangères au parti républicain […], venez en province […]. [Thiers] va même jusqu’à dire qu’il obtiendrait de M. de Bismarck, au cas où le ballon vous répugnerait, les facilités nécessaires pour la sortie de Paris des membres du Gouvernement.42
Par cette dernière provocation (estocade), Gambetta indique sa légitimité, justifie son droit au merveilleux. Son récit personnel, c’est-à-dire la diégétisation de son voyage, tout le monde l’a vu, en image et par écrit, chacun par sa lecture a favorisé l’envol de son imaginaire, a écrit le mythe, librement, participant à crédibiliser les figures et les licences, à garantir la consubstantialité de l’histoire et de la construction poétique du voyage en ballon, en somme à combiner deux natures textuelles hétérogènes, le compte rendu de ce qui est et le récit de ce qui aurait pu être, l’histoire et la fable.
Cependant, au fil des mois, des déceptions et des défaites, face à l’immobilisme de la stratégie militaire (à l’image du trop fameux « plan Trochu »), le scepticisme parisien suscite une perception délétère dont les récits de Gambetta et leur crédit font les frais. Désormais les excès narratifs et les mécomptes de Gambetta sont aveuglants d’évidence. Claretie est magnanime mais catégorique :
Et puis les dépêches de Gambetta sont si exagérées en certains points qu’on se prend parfois à douter ; il affirme que les Prussiens ont déjà perdu un demi-million d’hommes, ce qui est faux. Pourquoi grossir ces chiffres ? […] Gardons-nous de la rhétorique ; elle nous a tant de fois perdus !43
Si plusieurs gourmandent l’excès de zèle et d’énergie de leur champion, d’autres plus féroces tiennent des propos blasphématoires, entêtés à perdre le renom de leur adversaire. En regrettant ouvertement l’enthousiasme universel et en médisant même sur cette foi d’aveugle, ils se montrent intraitables et volontairement incrédules comme ces prêtres de Jérusalem devant la piscine de Siloé :
Gambetta, qui est d’origine méridionale, préfère volontiers l’effet de la phrase oratoire à l’exactitude du détail précis ; et au lieu de nous dire le nombre juste, et la force, et la position des corps d’armée levés par la province, il nous annonçait pompeusement que la résistance de Paris faisait l’admiration de l’univers. On souriait ici de ces exagérations de langage.44
Revenu de sa première croyance et jurant qu’on ne l’y reprendrait plus, Sarcey blâme l’emphase, les effets de scène, condamne le lyrisme dans la présentation factuelle et la production de l’histoire. Cette suspicion est un art de la mauvaise foi et de la mémoire courte, elle réprime le tout premier élan intérieur et s’interdit le chant des sirènes. Les Parisiens ont souhaité des récits, des illustrations, un chant nouveau célébrant la vérité assiégée. Gambetta entretient le foyer de l’allégorie, en ce sens il ne fait qu’exploiter une situation qui le dépasse, bénéficiaire heureux d’une présence lointaine qu’il distille aux bons croyants parisiens par une imagerie du souvenir en ballon et un langage de l’abrégé et de la bribe.
D’autres témoins poussent la critique jusqu’à dénoncer le mensonge général, à rattacher le nom de Gambetta à une diégétisation systématisée et anecdotique du présent, à ce bruitage du monde basculé dans la crise absurde et la guerre : « S’ajustant aux dépêches de Gambetta, les nouvelles les plus équivoques reprennent leur cours ; c’est encore la blessure de Frédéric-Charles, puis la bourse de Berlin qui a baissé de 3 pour 100 ; Faidherbe menace Laon et Soissons ; Chanzy serait à dix lieues de nous ; etc... »45.
Le régime du conte se poursuit jusqu’au bout, au point que Gambetta dépassé par son propre mode d’exposition des faits devient l’objet d’une fantaisie tragique :
Il régnait dans la ville une effervescence incroyable. À midi, on contait que Gambetta, exaspéré de tant de désastres, s’était tiré un coup de pistolet dans la tête, et que cette guerre funeste, qui s’était ouverte par le suicide de Prévost-Paradol, se fermait ainsi par la mort de Gambetta. À deux heures, on assurait qu’il avait été assassiné ; à trois, qu’il avait été bloqué dans Lille avec Faidherbe ; qu’un nouveau gouvernement était installé en province, sous la présidence de M. Thiers.46
Le rêve a noyé le paysage d’origine. L’histoire qui s’écrit est un tissage de tromperies qui a envahi tout sens, empoisonné toute déclaration. La guerre n’est que l’écho des chimères, la réécriture souhaitée et raisonnable du chaos, de ce qui déborde la compréhension et les principes du vivant. Alors l’invention est indispensable puisqu’elle aide au traitement de la maladie, de cette dispersion de soi dans la tourmente et la mort. Le récit merveilleux est curatif, il enchâsse la sainte icône du ballon.
Ainsi, également, aboutit, par le contresens ultime de la mort, un discours polymorphe qui agrège les phénomènes d’écriture et d’image. La superposition des faits avérés et des inventions devient une norme d’exposition publique et d’information, accessible à chacun. De la sorte, ce siècle entretenu dans l’illusion scientifique d’une description matérialiste du réel qui soit exhaustive, contrainte par ce territoire fini au formalisme de sa propre figuration, fulgurante (télégraphie, vapeur) et démultipliée (iconographie, presse), crée les conditions d’établissement d’un récit composite, en devenir, que chacun peut saisir au rebond et continuer d’écrire. La validité du critère de l’« origine », sa signification même, sont bousculées. Dans le cas de Gambetta, les procédés complexes d’échange de l’image et de l’écrit participent à la constitution d’une présence. Produisant spontanément du mythe, ils interrogent sur la nature même des faits qualifiés et sur le degré de réalité des grands protagonistes historiques, créateurs d’identité collective et acteurs du visible. Personnages plus que jamais aux marges de la mise en scène personnelle, recombinée et réinventée incessamment par d’autres, ne se présentent-ils pas en figures narratives portées par l’imaginaire, hésitant entre invention et improvisation ? Dès lors, qu’importent les distances qui s’établissent entre l’observateur historien et son objet passé, en dépit des moyens d’investigation accrus par la modernité ; les catégories du vrai semblent n’obéir qu’à une virtualité des choses et des êtres, qu’à la somme aléatoire d’une composition partiellement volontaire d’exposition de soi. Formes et contre-formes, paraître et possible maillent comme une fugue à plusieurs voix l’exercice d’éclaircissement et de vérité moderne. Soudain, cette quête, bornée à la matérialité des faits, ne garantit plus contre le besoin d’invention et semble alors dépendre davantage de l’art des clairs-obscurs que de l’authentification lacunaire des témoignages, pour donner une leçon d’actualité contemporaine.