L’écrivain uruguayen Eduardo Acevedo Díaz (1851-1921) occupe une place de choix dans la littérature du XIXe siècle de son pays. La critique voit en lui celui qui a élevé le roman national à un rang supérieur, grâce à son « cycle historique » composé des romans suivants : Ismael (1888), Nativa (1890), Grito de gloria (1893), et Lanza y sable (1914).
Eduardo Acevedo Díaz est reconnu aujourd’hui, en Uruguay, pour son œuvre littéraire. Cependant, comme tant d’autres intellectuels d’Amérique latine, il ne consacra que peu de temps à son travail de romancier. Il fut avant tout un homme politique profondément marqué et préoccupé par l’histoire de son époque. Cela l’incita à écrire des romans historiques, d’autant plus qu’il affirmait qu’on comprend mieux « l’Histoire dans le roman, que dans le « roman » de l’histoire » (c’est-à-dire la narrativité de l’histoire)1. La création littéraire, selon Acevedo Díaz, doit se nourrir de tous les éléments de la société qu’elle désire comprendre afin de pouvoir la refléter avec fidélité. Il attribue au récit historique « […] le secret d’instruire les esprits et d’éduquer les foules – même quand les foules éduquées et les esprits instruits ne sont pas contemporains de l’écrivain »2. Ses romans historiques font donc partie d’un projet à caractère éducatif adressé aux nouvelles générations afin de favoriser chez elles la connaissance du passé historique, ce qui leur servira d’impulsion en leur fournissant les éléments nécessaires à la réflexion et à l’analyse. Cette préoccupation est une constante chez les intellectuels du Río de la Plata, qui, à différentes époques, partagent la même ambition éducative.
Acevedo Díaz partage également avec un certain nombre d’intellectuels américains, qui l’ont précédé d’ailleurs, la défense de « lo americano », de ce qui est américain3. En 1884 il signale la nécessité d’une littérature nationale sous la forme de romans historiques dans « Ideales de la poesía americana » ; il y présente sa conception de la littérature, et affirme que le sentiment esthétique « [...] doit s’adapter aujourd’hui au caractère et aux tendances de la sociabilité dans laquelle il se développe »4. Acevedo attribue à cette poésie nationale un large champ d’action. Elle peut aborder tous les sujets sans aucune restriction. Ces objectifs divers, regroupés en un seul faisceau, visent à créer la conscience d’un lien commun en exaltant le passé.
Le contexte historique et l’histoire racontée dans les romans
Nous venons de commémorer en 2010 le bicentenaire des indépendances de l’Amérique hispanique. En effet, l’année 1810 est évoquée comme celle du début des luttes pour l’indépendance des anciennes colonies espagnoles. Outre les nombreuses causes de mécontentement des colonies vis-à-vis de la métropole, il y en avait une, internationale, qui avait favorisée ces mouvements, c’était l’affaiblissement de l’Espagne en lutte contre Napoléon Bonaparte qui l’avait envahie en 1808. En mai 1810, au sud du continent américain, Buenos Aires était en effervescence : c’était alors le début du mouvement révolutionnaire.
Partie de Buenos Aires, la révolte gagne Montevideo5 et sa campagne, ses alentours, qui à l’époque faisaient partie du Vice-royaume du Río de la Plata, dont la capitale était Buenos Aires. Ainsi, c’est bien dans cette capitale que commence le mouvement contre l’Espagne. La Banda Oriental6 ne s’est rallié au mouvement qu’en février 1811 avec à sa tête le caudillo José Artigas7. Le 18 mai 1811 a lieu la bataille de Las Piedras dans laquelle Artigas vainc les Espagnols, mettant un terme à la présence hispanique dans la Banda Oriental. Désormais, les milices d’Artigas contrôlent la campagne sans partage. José Artigas devint le chef incontesté des Orientales8.
Dans l’histoire que relate Ismael la période historique traitée est délimitée d’une part par le Cri d’Asencio du 28 février 1811, le début de la rébellion contre les Espagnols dans la campagne de la Banda Oriental, et par la bataille de Las Piedras du 18 mai 1811, d’autre part.
Cependant, dans ces terres, la guerre révolutionnaire va se compliquer à cause du centralisme de Buenos Aires et de l’ingérence de la couronne portugaise installée au Brésil. C’est-à-dire que, pour la Banda Oriental, le problème était double : le désaccord avec Buenos Aires et l’expulsion de l’envahisseur portugais d’abord, et brésilien ensuite.
Une fois l’Espagnol vaincu, l’opposition entre Artigas et Buenos Aires s’est plus clairement définie. L’ancienne capitale du vice-royaume prétend imposer une organisation unitaire et centraliste, dominée par elle-même, tandis que presque toutes les autres provinces proposent le système fédéral9. L’un des plus ardents défenseurs de cette ligne est Artigas. Buenos Aires ne peut pas tolérer un tel état de choses.
En 1816-1817 commence l’invasion de la Banda Oriental par les Portugais. Au début, José Artigas, flanqué de ses lieutenants, est à la tête de l’opposition armée contre les luso-brésiliens. Peu à peu la résistance s’affaiblit. Artigas, vaincu et abandonné par ses anciens alliés, part au Paraguay d’où il ne reviendra jamais. Le Portugal achève l’invasion de l’Uruguay en 1820. En 1821 le Brésil déclare son indépendance du Portugal. La Banda Oriental qui avait été envahie par le Portugal, se retrouve alors sous l’autorité d’un nouvel état monarchique : le Brésil.
Quant au roman Nativa, il s’occupe de la période historique immédiatement postérieure à l’occupation luso-brésilienne du territoire de la Banda Oriental, devenue Provincia Cisplatina, celle qui va de 1823 jusqu’à celle qui précède le mois d’avril 1825. Grito de gloria, le roman suivant, continue une partie de l’histoire racontée dans Nativa, à partir du mois d’avril de 1825, moment où commence une nouvelle fois la lutte contre l’envahisseur (brésilien cette fois) et prend fin au mois d’octobre 1825. Finalement, se profile la période de l’Uruguay indépendant à partir de 1828, mais également celle des guerres civiles racontées dans le roman Lanza y sable dont les événements se situent entre 1834 et 1838.
Le traitement des personnages historiques
Les romans de l’écrivain uruguayen suivent à première vue, en ce qui concerne la place des figures historiques réelles, le modèle classique décrit par Lukács dans son étude du roman historique et tout particulièrement à propos de l’œuvre de l’Écossais Walter Scott. Dans un contexte romanesque sont réunis des événements et des personnages historiques connus. Ceux-ci sont la toile de fond du récit10, sur laquelle viennent s’insérer des faits et des personnages absolument fictifs, créatures issues de l’imagination du romancier.
Cependant, Lukács indique aussi que dans ces romans les grandes figures historiques doivent apparaître lors de situations importantes. Il ajoute : « […] dans le roman historique classique l’individu mondialement historique est une figure secondaire, [...] en outre dans la plupart des cas il apparaît seulement quand l’action est près d’atteindre son apogée »11. Cette affirmation se vérifie dans le roman Ismael, où Artigas apparaît au début et à la fin. Tout le récit conduit à la bataille de Las Piedras, et à la victoire du chef militaire et de ses troupes sur les Espagnols. Le déchaînement de la crise culmine en ce moment victorieux, et Artigas est présent lors de ces opérations.
Depuis une autre perspective, bien que littéraire elle aussi, Jouve affirme, dans le chapitre « La saisie du personnage », que la réalité d’un personnage historique n’est pas mise en question12. Cependant, du fait de la distance culturelle entre ledit personnage et le lecteur, il se peut qu’il soit difficile de percevoir sa « réalité », de discerner le réel et la représentation. Il faut une extra-textualité historique, l’une a priori vérifiable dans les livres d’histoire, l’autre invérifiable puisqu’elle repose sur l’inventivité du narrateur.
Il est évident que cette difficulté est variable d’un lecteur à l’autre. Pour un lecteur contemporain qui n’est pas Uruguayen, les figures historiques du XIXe siècle, que nous analyserons, celle d’Artigas en particulier, lui paraîtront probablement opaques. Il lui faudrait se munir d’un bagage extratextuel pour les comprendre. Il ne semble pas que ce soit le cas d’un Uruguayen d’aujourd’hui. Les figures historiques du XIXe siècle ont été réactualisées dans la mémoire collective, à travers l’historiographie, les messages nationalistes, l’école, donc le lecteur uruguayen du XXIe siècle possède une conscience plus large, mais en même temps moins précise et plus diffuse que les contemporains d’Eduardo Acevedo ; c’est pourquoi il peut ne pas adhérer totalement aux choix de l’auteur. En ce qui concerne Acevedo, sa littérature romanesque s’inscrit dans les courants littéraires en vigueur au XIXe siècle. Il existe en effet dans ses romans une évidente sacralisation, un discours historiographique avant tout soucieux d’influencer les esprits, de modeler l’opinion de l’époque. La distance épique est scrupuleusement respectée. Pour les personnages historiques, le mythe se superpose au réel (cf. Jouve), au sens où le conçoit Barthes13, dessinant une représentation idéale, lisse, à laquelle se heurte de ce fait même l’analyse critique, qui progresse à contre-courant de l’opinion des masses mais aussi d’une bonne partie des intellectuels.
Le caudillo est l’une des figures de premier plan de l’histoire uruguayenne lors des luttes pour l’indépendance, du XIXe siècle au début du XXe, de même que pour d’autres pays d’Amérique Latine. On peut sans doute affirmer que dans ces pays le caudillismo, en tant que système, a fortement contribué à la désunion et aux guerres civiles.
Selon l’historien Tulio Halperin Donghi, la base économique du caudillismo est la grande propriété, le latifundio. Cela ne veut pas dire que le caudillo est obligatoirement un grand propriétaire.
Les caudillos qui apparaissent dans les œuvres d’Acevedo Díaz étaient tous proches de la classe dominante. Or, la grande propriété génère des liens d’autorité, et le caudillo s’appuie sur ces rapports hiérarchiques, car il ne peut mener à bien l’idéal qu’il incarne qu’à condition qu’il soit partagé également par les grands propriétaires. Au point que, comme l’exprime Halperin : « Issu de la guerre, le régime des caudillos a réussi à survivre à la paix, car il s’est muté en l’expression fidèle des forces auxquelles cette paix donnait la suprématie »14. C’est pourquoi, au début, Artigas était considéré par les grands propriétaires ruraux comme l’homme indispensable. Pourtant, le jour où ceux-ci ont senti que leurs intérêts étaient menacés, ils l’ont abandonné, et même trahi.
Acevedo Díaz n’exploite pas suffisamment dans ses romans les racines économiques du caudillismo, par contre, il met en relief le rôle du caudillo en tant qu’« homme représentatif ». La définition qu’en donne le narrateur de Nativa a son origine dans la conception hégélienne « des grands hommes ». Selon le philosophe :
Les individus historiques sont ceux qui ont dit les premiers ce que les hommes veulent […].
Leur œuvre est donc ce que visait la véritable volonté des autres ; c’est pourquoi elle exerce sur eux un pouvoir qu’ils acceptent malgré les réticences de leur volonté consciente : s’ils suivent ces conducteurs d’âmes, c’est parce qu’ils y sentent la puissance irrésistible de leur propre esprit intérieur venant à leur rencontre.15
Dans Nativa Acevedo affirme que le caudillo n’invente pas « […] les instincts, les propensions, l’idiosyncrasie et le génie d’un peuple au milieu duquel il s’agite et s’impose, mais c’est la sociabilité qui l’éduque, lui donne l’accolade, l’élève et fait de lui l’incarnation des idéaux de ce peuple […] »16. Le caudillo n’est donc pas la cause mais la conséquence17. Alors pourquoi oublier de préciser qu’il est une conséquence d’un système économique particulier ?
Le processus qui porte au pouvoir le caudillo est partiellement décrit dans Ismael18. L’absence d’autorité dans les campagnes avait permis l’apparition de figures locales auxquelles on reconnaissait un ascendant acquis grâce à leur prestige personnel. Au moment des rébellions, de chaque recoin des campagnes surgissaient différents groupes, obéissant aux ordres de leurs caudillos respectifs. Seule une « main de fer » pouvait regrouper des troupes aussi hétérogènes.
Dans l’histoire de la Banda Oriental, seul Artigas est parvenu à unir sous son commandement ces fameux caudillos, hommes de grand prestige, qui acceptèrent de servir sous ses ordres aux postes de lieutenant19, observe le narrateur d’Ismael. Artigas est donc le premier et le seul capable d’établir, grâce à son autorité, cette hiérarchie pyramidale20.
Quand on parle des caudillos il est indispensable de mentionner la conception qu’en développe l’écrivain argentin Domingo Faustino Sarmiento car elle a inspiré celle d’Acevedo Díaz. Sarmiento a consacré à leur sujet une trilogie. L’une des parties de cette trilogie s’intitule Civilización y Barbarie. Vida de Juan Facundo Quiroga (publié sous forme de roman-feuilleton, mai et juin 1845)21.
Dans Facundo le caudillo « apparaît avec les préoccupations d’un homme d’état, inquiet pour la situation de son pays, qui cherche et trouve une formule lui permettant d’appréhender le processus historique de l’époque, quitte à le pétrifier peut-être. Facundo, dans un cadre d’une grande majesté, se grandit, lui, jusqu’à dépasser la simple figure d’un homme assoiffé de sang et devient le symbole d’une époque »22. Le système « civilisation-barbarie » créé par Sarmiento23 a eu, comme on le sait, une répercussion et une diffusion continentales. Et au delà. Rien de tout ce qui sera écrit par la suite n’échappe à son influence. L’image du caudillo en tant qu’homme représentatif à un moment précis, dans une histoire et une géographie marquées par des données économiques particulières, correspond bien au désert tel que le décrit Sarmiento : « désert humain, certainement, mais pampa peuplée de bétail »24 .
Acevedo Díaz, parmi d’autres emprunts à ses lectures, reprend les idées de Sarmiento y compris dans Lanza y sable. Pourtant, présentées dans une situation de guerre civile comme c’est le cas dans Lanza y sable, elles prêtent à discussion : seuls les caudillos qui combattaient pour l’indépendance pouvaient être considérés comme représentant toutes les aspirations du peuple, tandis qu’en période de luttes fratricides, le caudillo ne représente qu’une faction partisane. On lit cependant dans le roman d’Acevedo que, même si une œuvre est le fruit d’efforts collectifs induits par de multiples facteurs,
[…] il est évident qu’à certains moments toutes ces élaborations […] finissent par se condenser et se révéler, le moment venu, avec plus de force et d’efficacité dans l’esprit et les actes des hommes représentatifs ; c’est-à-dire des hommes élus qui ont assimilé la somme de ces aspirations jusque là informulées […].25
Dans l’homme représentatif se confondent donc aussi bien les idées et les projets les plus élaborés que les simples désirs ou instincts mal identifiés. En lui, ces éléments disparates se cristallisent en un tout, lequel va tendre vers une nouvelle vision du futur.
Le caudillo est le point de convergence de tous les désirs des hommes qui le suivent, et, quant à lui, il se considère comme leur porte-parole. Il est la voix et le bras de ceux qui se reconnaissent en lui. Et cela est primordial. À notre avis, c’est la base du caudillismo tel que le présente Acevedo Díaz dans les œuvres qui nous occupent.
Remarquons tout de même que, dans son dernier roman, la position de l’auteur à propos du caudillismo est bien différente de celle qu’il expose dans les trois premiers. Dans Lanza y sable en effet, le caudillo est responsable des guerres civiles, il faut donc l’anéantir. Sur ce point Acevedo Díaz suit l’auteur de Facundo. La critique Nilda Díaz signale que Sarmiento « affirme dans Facundo […] la nécessité d’exterminer le caudillismo ». Pour l’Uruguayen Herrera y Obes le caudillo est devenu plus puissant que le gouvernement et, chose encore plus étrange, il est au-dessus des lois : « Sa parole fait Loi »26. Toute opinion positive sur le caudillo disparaît dans Lanza y sable, pour des raisons évidentes : ce personnage ne fait plus partie des forces qui luttent pour l’indépendance, mais des « hordes » qui provoquent et nourrissent les conflits internes.
Les causes sociales du caudillismo, lequel représente un phénomène fondamental sur les deux rives du Río de la Plata, ne pouvaient pas échapper à Acevedo Díaz, de même qu’il n’a pu sous-estimer le rôle essentiel joué par les caudillos lors des guerres d’indépendance et plus tard lors des guerres civiles. De fait, les caudillos sont très présents dans ses romans, tout particulièrement José G. Artigas, le plus important d’entre eux. L’image de José Artigas occupe en effet une place de premier ordre dans Ismael, le roman qui ouvre le « cycle historique ».
C’est le narrateur d’Ismael qui introduit le personnage Artigas et fait de lui un portrait physique et moral assez détaillé et évocateur, mais il se montre moins précis lorsqu’il évoque son passé. Par ailleurs on parle de lui, mais lui ne parle pas, en tant que chef de la rébellion de la Banda Oriental, désigné par la Junte de Buenos Aires, laquelle accepte le « nouvel héros qui se présentait sur la scène »27. On nous informe sur son activité militaire, son action contre les Espagnols et sur l’importance du fait qu’il prenne la tête du mouvement afin d’assurer le succès de l’entreprise. Il est vrai que tout au long de l’œuvre sa présence se fait sentir, par intermittences, derrière les événements et les personnages.
Francisco Espínola (1901-1973), un des grands noms parmi d’autres de l’histoire intellectuelle uruguayenne, affirme dans le prologue qu’il consacre à l’une des éditions d’Ismael :
Acevedo Díaz, nous le répétons, connaît bien son métier. Et le temps requis pour faire comprendre le personnage d’Artigas déborde largement celui de l’extension du roman. Aussi, au milieu d’une espèce de chronique, qui devient, à certains moments, un exposé historique, il propose aux siens l’image physique d’Artigas telle qu’il la conçoit, puisqu’eux ne le connaissent point, et l’image morale qu’il s’en fait, et qu’on leur avait présentée odieusement déformée. Ils ne le connaîtront pas aussi bien par le truchement de l’art que dans la réalité. Mais du moins, ils se formeront une idée approximative de lui.28
Nous voyons que, d’après ce critique littéraire, la dimension historique d’Artigas est telle qu’elle mérite qu’on lui consacre beaucoup de place. Tâche inutile et vaine que celle de prétendre embrasser cette figure dans un roman. Francisco Espínola affirme finalement, mais avec d’autres mots, ce qu’ont déjà dit Hamon, Jouve et Lukács : un personnage ne peut pas être représenté absolument dans sa vérité. Espínola insiste, à l’aide des italiques, sur le fait que ce qui est exprimé par Acevedo dans son œuvre est sa conception personnelle. Cependant, d’une part il assume le point de vue que l’image d’Artigas a été « odieusement déformée » et d’autre part, que dans Ismael on a pourtant une idée « approximative » du personnage d’Artigas. Il s’agit pour Acevedo de rétablir ce qu’il pense être la vraie nature d’Artigas.
Quant aux informations données sur le passé d’Artigas, on peut citer entre autres qu’il « […] avait une expression aimable et paisible, de celles qui peuvent transmettre l’expérience d’une vie déjà enfuie, faite de hasards et de tourments » ; ou bien : « […] si l’on en croyait son état de services, l’officier des Blandengues pouvait ressembler à ce lion à la crinière soyeuse qu’il avait un jour traîné dans les broussailles de la solitude et recouvert de ronces[…] »29 ; ou encore : « Je le connais bien – dit Pacheco l’air dubitatif –, comme tous dans cette campagne. De l’année quatre-vingt-dix à l’année quatre-vingt-seize, quand il était jeune homme, à plusieurs reprises il m’a obligé à dégainer en vain mon épée. Depuis l’année quatre-vingt-dix-sept, tout a changé et ses titres sont reconnus […] »30. Trois évocations suggestives du jeune José Artigas, mais dépourvues d’explication claire. Cependant, l’avis de Jorge Pacheco est fondamental. Afin de comprendre la portée de cette opinion, il est nécessaire de donner au préalable quelques précisions historiques.
Comme le signale l’historiographie consacrée à cette période, la pénétration portugaise et la contrebande de bétail dans la Banda Oriental préoccupaient la couronne espagnole. C’est pourquoi, en 1796, fut créé le corps des Blandengues, à la fois police rurale et police de frontière. Son objectif principal était de maintenir la tranquillité dans les campagnes. En 1797, un édit du vice-roi proposait une remise de peine à ceux qui se présenteraient pour intégrer ce corps. Artigas s’y enrôla effectivement à cette date (1797). Avant la création de ce corps, « divers officiers et leurs patrouilles volantes faisaient la police dans la campagne, parmi eux D. Jorge Pacheco, un terrible capitaine […] »31. Le capitaine Pacheco dont parle l’historien uruguayen Francisco Bauzá est bien le même que celui dont on vient de rapporter les propos fictifs au sujet d’Artigas. Si l’on rapproche ces propos des références historiques, on comprend que les allusions du narrateur font référence au fait que, dans sa jeunesse, Artigas fut persécuté par l’autorité avant de devenir Blandengue, c’est-à-dire avant que le « bandit ne devienne gendarme »32. Or, la vie menée par Artigas durant ses années de jeunesse a été sujette à polémique. Pour certains, il s’est adonné à la contrebande et à diverses activités illégales, tandis que d’autres nient catégoriquement ces assertions33. Le narrateur maintient donc un clair-obscur sur cette période, sans vouloir prendre position. Il est évident que, pour lui, être un contrebandier est un déshonneur et il souhaite que la figure d’Artigas soit irréprochable. En outre, il choisit de faire apparaître en filigrane des épisodes de la vie du personnage sur lesquelles il n’y a pas unanimité. Malgré tout, la phrase de Pacheco est claire. Plus avant dans le texte, le narrateur reconnaîtra que l’affrontement entre les deux hommes, Artigas et Pacheco, était dû à la contrebande, délit puni par la loi34. L’évocation de la jeunesse d’Artigas, ce que Lukács appelle « la préhistoire du personnage historique », permet de comprendre « […] la nature de ses relations personnelles avec les autres personnages du roman »35. C’est la vie hasardeuse d’Artigas qui forgea ses qualités – entre autres l’endurance aux intempéries et d’exceptionnelles qualités de cavalier et de combattant – vertus que les hommes de la campagne lui reconnaîtront et qui expliquent pourquoi ils seront prêts à le suivre.
Si l’idée d’un Artigas contrebandier est admise, en revanche, rien dans le discours du narrateur n’indique que la contrebande n’est qu’une conséquence du système restrictif imposé par la couronne. La métropole contrôlait totalement le commerce de telle manière que la seule possibilité d’échapper au contrôle était le commerce illicite.
En tout cas, le narrateur veut souligner l’action de José Artigas comme membre des Blandengues36 car son appartenance à ce corps militaire assoit son prestige et son autorité. Cela permet aussi de comprendre le soutien qu’il a eu, dans un premier temps, de la part des grands propriétaires ruraux de la Banda Oriental. Les hacendados avaient confiance en José Artigas car il était fils de l’un d’entre eux. D’autre part, grâce à son activité à la tête des Blandengues, il avait fait respecter la loi et restauré l’ordre dans les campagnes. Tout cela contribua effectivement à forger l’image du caudillo Artigas. Le narrateur insiste sur ce point.
Cette image d’Artigas que le narrateur d’Ismael est en train de forger a besoin de s’incarner, de prendre forme grâce à son portrait physique. Mais avant de nous intéresser à ce portrait, rappelons que, comme le souligne Norah Giraldi Dei Cas, « aucun portrait direct d’Artigas n’a été conservé, à l’exception de l’esquisse que Demersay a ébauchée au Paraguay »37. Il s’agit d’un portrait dans lequel Artigas, déjà âgé, apparaît de profil. Cette information est importante, puisque l’absence d’un portrait d’Artigas permettait à l’auteur de fiction, Acevedo Díaz, une grande liberté de création. Ainsi, il pouvait façonner son personnage à sa convenance, en respectant simplement la vraisemblance qu’exigeaient les événements de l’époque dans laquelle se situe le récit38. Le manque de documents iconographiques permet donc de satisfaire les attentes du lecteur. Par ailleurs, il est à signaler que cette description d’Artigas au début du roman respecte ce que Philippe Hamon appelle l’horizon d’attente flou du lecteur. Le critique explique qu’en général le portrait se présente précisément au début de l’œuvre : « […] là où l’horizon d’attente du lecteur est le plus flou, là où il n’a pas fait connaissance avec les personnages »39. Le narrateur d’Ismael procède à la description physique du personnage, sans le nommer, ce qui peut correspondre au désir de créer un suspense et de l’auréoler de mystère. Le portrait, basé sur des éléments objectifs, facilement observables, est presque anthropométrique, si ce n’étaient les comparaisons assez osées :
Cependant, on pouvait noter certains traits dans cette tête qui révélaient la noblesse de la race et une volonté énergique. L’angle facial mesurait exactement le degré maximum exigible par la statuaire antique. Son crâne semblait une coupole spacieuse, l’os frontal d’aplomb, le front très large, l’ensemble des pièces correctement agencées formaient une superbe voûte. La courbure prononcée de son nez accentuait fortement les deux arcs du frontal au-dessus des orbites, comme le bec d’un condor, donnant au visage une expression sévère et virile ; et sur sa bouche aux lèvres peu épaisses, flottait toujours un sourire discret et froid, les commissures presque obliques formaient deux angles, dus à une contraction naturelle des muscles.40
Le champ lexical des métaphores et des comparaisons est celui de l’architecture. Les termes « coupole » et « voûte », par l’évocation qu’ils provoquent, permettent de mettre en relief l’ouverture d’esprit et la grandeur des idées que cet homme incarne. Mais ils soulignent également la robustesse d’un ensemble. Nous passons de l’homme au représentant de la « noblesse de race », puis à la représentation sculptée dans la pierre. La statue est mesurée sous tous ses angles pour vérifier qu’elle respecte les règles du classicisme de l’Antiquité. La critique uruguayenne Norah Giraldi Dei Cas dit qu’Acevedo Díaz est en train de bâtir un « monument » à Artigas41, en conformité avec la mission que lui et d’autres intellectuels de l’époque se sont fixée, faire de lui le « père de la patrie »42.
L’image d’Artigas est monolithique : aucune nuance, accumulation de caractéristiques positives, pour ensuite les pétrifier. De cette façon on rend l’image pérenne, on la protège des avatars du temps et de la critique et on peut la transmettre à la postérité. Les générations futures n’ont plus qu’à s’occuper des commémorations. Le monument, affirme C. Bernard, « est de pierre, il pétrifie ce qu’il éternise » ; « s’il préserve, c’est en fossilisant »43. Le personnage ainsi décrit perd toute vie.
Une fois dessinées les grandes lignes, l’ensemble est détaillé et observé dirait-on par l’œil d’un sculpteur accoutumé à produire des modèles parfaits. Il est vrai que la « courbure prononcée de son nez » comparée au bec du condor semble quelque peu altérer cette perfection, mais il n’en est rien car elle permet au narrateur de s’emparer du symbole du condor, d’évoquer ainsi la Cordillère des Andes et ce faisant d’attribuer à Artigas l’envergure d’un héros continental comme le sont José de San Martin et Simón Bolívar. Pourtant l’action d’Artigas se limite au territoire de la Banda Oriental.
La description du crâne et des traits du caudillo rappelle les travaux de phrénologie de l’Allemand Franz Josef Gall (1757-1828), initialement nommée « cranéoscopie »44, ainsi que les célèbres théories basées sur le positivisme de l’Italien C. Lombroso, fondateur de l’anthropologie criminelle45. Dans « L’homme criminel » (1875-1876), Lombroso établissait, selon des paramètres anthropométriques précis, le profil des criminels comme le faisait la phrénologie. Il est évident que derrière le narrateur qui décrit Artigas on trouve le positiviste Acevedo Díaz, qui voulait démontrer que le caudillo était un bon spécimen de la race blanche et qu’il n’avait aucune des caractéristiques physiques, ni morales à plus forte raison, des criminels. En même temps qu’il présente le personnage, il réfute, indirectement, l’opinion de ceux qui considéraient Artigas comme un bandit.
Les qualités morales d’Artigas, telles que l’auteur se les représente, sont clairement exprimées dans le portait moral qu’il dresse du caudillo et qui complètent l’image positive qu’Acevedo Díaz veut transmettre. En effet, le narrateur poursuit l’étude du personnage par son caractère : « tempérament bilieux [mais] sentiments cordiaux ou nature aimable et paisible »46. L’étude de la personnalité confirme le caractère scientifique que le narrateur veut donner à la présentation. L’influence du positivisme et de la génétique est évidente. Le signalement du tempérament bilieux présuppose qu’il s’appuie sur la classification des types psychosomatiques. Depuis l’Antiquité, au tempérament bilieux correspond un physique bien musclé, avec une peau obscure et un caractère ferme et difficile. Cependant, au tempérament, à ce qui est inné, s’ajoute chez Artigas ce qui a été acquis par l’expérience, celle-ci ayant modelé son caractère, le rendant enclin à la cordialité, l’amabilité, la bienveillance.
Les qualités morales d’Artigas mises en valeur dans ce roman sont la sobriété de mœurs, la simplicité de l’habillement, son stoïcisme, son calme, sa tolérance et sa modération47. En outre, on peut lire qu’« Il ne démontrait pas dans ses raisonnements sereins un niveau très élevé de culture et d’éducation, mais une intelligence naturelle, de la sagacité et une grande finesse d’observation »48. Ces particularités surprenaient ses interlocuteurs, ajoute le narrateur, car quand ils parlaient avec Artigas ils se trouvaient comme subjugués par la manière dont il exprimait ses idées.
Selon Philippe Hamon, les commentaires sur le langage d’un personnage, la manière dont il s’adresse aux autres ou dont il parle des autres et du monde, « son savoir dire »49, sont l’un des aspects qui permettent son évaluation. Le discours d’Artigas est positif, pas seulement par la manière de s’exprimer, mais aussi par l’effet qu’il produit sur ses interlocuteurs. C’est une parole d’autorité qui s’impose aux autres. La concision, la retenue, contrastent avec la densité du contenu. Même l’allusion au manque relatif de culture livresque, ne signifie pas que le narrateur ignore la valeur d’un esprit vif et aigu, capable de percevoir ce qui est occulté, la vraie nature des choses. Le savoir-dire d’Artigas est précis, dense, plein de sens commun et serein. On comprend que la volonté du narrateur vise à transformer en positif tout aspect qui pourrait discréditer le personnage, comme par exemple le manque de culture. Il faut signaler que les personnages célèbres de l’Amérique espagnole qui appartenaient à la classe patricienne, dont l’exemple le plus frappant était Simón Bolívar, étaient des hommes cultivés, contrairement à Artigas. Mais Acevedo Díaz insère son personnage dans cette lignée par sa réflexion. Ainsi, plus loin, le narrateur d’Ismael indique : « Peut-être quelqu’un devina cependant, au fond de sa nature […] de secrètes aspirations et certaines tendances rigoureusement agencées en système […] »50.
Par l’intermédiaire de l’expression adverbiale concessive-adversative « cependant », s’ouvre la perspective d’un mystère à découvrir dans cette personnalité. Nous sommes dans le terrain des conjectures. Des insinuations qui peuvent être prises pour de véritables prolepses, laissant au lecteur la liberté d’élucider le mystère. De quelles aspirations s’agit-il ? Le narrateur éveille la curiosité et l’intérêt pour le personnage. Le cadre de la conversation, prétexte semble-t-il pour parfaire le portrait du héros, pourrait déjà fournir certains indices tels que la désobéissance au pouvoir établi. Quand on parle de « tendances rigoureusement agencées en système », on suggère qu’il n’est pas seulement question de détruire le monde existant mais aussi de créer quelque chose de nouveau, un ensemble bien conçu et organisé. En ce sens Artigas pourrait bien être à l’origine, le point de départ, d’un monde différent comme le suggère l’analyse de quelques remarques effectuées à son sujet dans Ismael.
Dans les premières pages de ce roman le capitaine Pacheco observe l’orgueil arrogant d’Artigas : « Comme un tronc d’arbre. Il faut le couper, pour abattre la cime […] »51. Le symbole d’Artigas-arbre peut avoir plusieurs significations : parmi celles proposées pour le mot arbre dans le Dictionnaire des symboles52 nous retenons celles qui, à notre avis, pourraient correspondre à l’image qui se dégage du fragment ci-dessus.
Pour la tradition judéo-chrétienne, l’arbre est le pilier central qui soutient le temple ou la maison, et c’est aussi la colonne vertébrale soutenant le corps humain, « temple de l’âme ». Cette première interprétation mettrait en relief le rôle joué par Artigas, selon Acevedo, comme élément essentiel, structurant, de la nationalité oriental, et au-delà, de la patrie. Il synthétiserait en lui l’amour du paysan pour sa terre et la vision plus élaborée de l’élite. Le dictionnaire précise encore que l’arbre réunit tous les éléments : l’eau, la terre, l’air, le feu. Cet arbre est, sans aucun doute, symbole de la vie dans tous les sens du terme. Par ailleurs, n’oublions pas que le romancier uruguayen avait la prétention de forger l’image d’Artigas en tant que « père de la patrie » et, dans la symbolique de l’arbre, se trouve le tronc Phallus, celle du « père[s]-arbre[s] », et l’actuelle acception de l’« arbre-généalogique ». Ce père archétype est le premier ancêtre de la nouvelle nationalité ainsi que le premier aïeul des enfants de cette terre qui refusent de plier devant leurs adversaires. Il faut souligner, cependant, que d’un point de vue historique il est totalement inexact de proposer la figure d’Artigas comme fondateur de l’actuel Uruguay. Bien au contraire, Artigas a toujours défendu une fédération de républiques qui réunirait toutes les provinces de l’ancien vice-royaume du Río de la Plata, et n’a jamais voulu séparer la Banda Oriental des autres provinces.
Cette image d’Artigas construite tout au long du roman Ismael culmine au chapitre XLIX, quelques jours avant la bataille de Las Piedras : « Celui que nous venons de rencontrer à nouveau à la tête d’une initiative vigoureuse est le même individu que nous avions présenté dans les premières pages de notre récit, sur le parvis du couvent de Saint François, quand il était simple lieutenant de Blandengues »53. Le narrateur rapproche, à dessein, deux moments très éloignés de la narration, 1808 et 1811, pour amener le lecteur à partager son point de vue. La longue description du début se résume ici à une relation paradigmatique54 où ce qui ressort est le processus conduisant du « simple lieutenant des Blandengues » au caudillo chef des armées, qui commande les troupes marchant sur les Espagnols, paradigme qui repose sur un important référentiel historique puisque ce processus correspond au parcours d’Artigas.
À partir du portrait d’Artigas dans Ismael on peut conclure, comme le fait Giraldi Dei Cas dans l’article déjà cité, que dans ce personnage il y a deux faces, presque opposées l’une à l’autre, celle du militaire et celle du révolutionnaire. Son histoire l’explique assez bien : Artigas, descendant des premières familles espagnoles installées dans la Banda Oriental, a reçu la meilleure éducation possible à son époque, à Montevideo ; pourtant, le moment venu, il s’oppose au joug espagnol et devient le caudillo des masses paysannes.
Même si le récit se situe entre 1808 et 1811, le narrateur insinue cependant qu’Artigas a déjà la stature d’un homme d’état, quand il fait allusion au prétendu « projet arrêté » du caudillo. Or, nous savons que les principales idées de l’artiguisme, que le caudillo d’ailleurs n’a presque pas eu le temps de mettre en pratique, ne seront développées qu’ultérieurement.Pour conclure, soulignons que nous avons constaté que, dans Ismael, Artigas appartient bien à la trame romanesque, mais qu’il n’est pas au premier plan. D’ailleurs, il n’apparaît que dans ce roman. Cela est logique car il a été battu par les Portugais et il est parti en exil vers le Paraguay, en 1820, à cause de ses alliés d’autrefois, originaires du littoral argentin, pour ne plus jamais revenir. Mais sa pensée, son action, seront présentes tout au long des œuvres d’Acevedo. En effet, ceux qui vont continuer la lutte contre l’envahisseur du moment sont ses anciens lieutenants.
Mais parmi ceux qui gardent le souvenir du caudillo se trouvent les personnages fictifs qui ont combattu avec le « vieil Artigas ». Ces personnages maintiennent vivant l’attachement au caudillo. Parfois, une simple citation rappelle le héros. Dans l’exemple suivant : « On a campé dans une tapera – d’après les voisins, ce qui restait d’une ancienne maison incendiée par les Portugais à l’époque d’Artigas […] »55, le passé de combattant d’Artigas contre l’envahisseur est souligné, et prouve que sa geste n’est pas tombée dans l’oubli. Hamon indique, lorsqu’il analyse le héros et personnage principal, qu’il peut déborder l’œuvre d’une série, ne serait-ce que par les allusions qui se réfèrent à lui ; « le personnage est celui que l’on « cite » »56. À notre avis c’est ce qui se passe avec Artigas.
L’analyse que nous avons faite de certains fragments d’Ismael montre combien Artigas reste vivant dans la mémoire collective. À notre sens, sa seule évocation suffit à produire ce que Philippe Hamon appelle l’« ancrage référentiel »57. Il a une telle charge historique que le lecteur le reconnaît facilement, puisqu’il vit et agit dans un lieu, un temps et des circonstances bien connus. En même temps, il est étroitement intégré à la fiction. Lors de moments marquants de l’action à laquelle participent des personnages fictifs, apparaît le personnage historique réel qui devient ainsi fictif et, par sa seule présence, le récit plonge ses racines dans l’Histoire.
Précisément, c’est dans le traitement des personnages historiques que l’on remarque vraiment l’objectif poursuivi par Acevedo Díaz à travers ses romans. Son désir de former les nouvelles générations, de les aider à connaître le passé, et d’en tirer des leçons pour l’avenir, est clairement présent dans la manière dont les caudillos, surtout Artigas, apparaissent dans les romans. À notre avis, Acevedo essaie aussi de convaincre le lecteur afin qu’il prenne position.
Dans le cas d’Artigas, le plus important de tous les caudillos, le but de l’auteur est de montrer son engagement, dès la première heure, dans le mouvement révolutionnaire, et en même temps de souligner que tant qu’Artigas n’avait pas pris le commandement des groupes révolutionnaires de la Banda Oriental ceux-ci attendaient, sans oser franchir le pas et passer à l’attaque. Si, comme le signale le critique uruguayen Roberto Ibáñez, l’objet du roman historique n’est pas simplement de raconter ce qui fut mais aussi « ce qui aurait pu être ou dû être et qu’on ignore », alors Acevedo remplit pleinement sa mission de romancier58.
La présentation initiale d’Artigas par le narrateur d’Ismael59 insiste, bien que de façon allusive, en évoquant çà et là la simulation et l’ambiguïté du personnage, sur le fait que chez lui mûrissaient les idées nouvelles, celles qui pouvaient mettre fin à la domination espagnole dans ces territoires, et même sur le fait qu’il avait un projet bien précis. Du point de vue narratif, le doute fonctionne en faveur du personnage et de son précoce engagement pour la révolution américaine, puisque la scène se situe en 1808. Pour tenir ce discours, Acevedo profite de la commotion provoquée à Montevideo par les dissensions entre Jacques Liniers, vice-roi par intérim à Buenos Aires, et Javier Elío, gouverneur de Montevideo, soumis à l’autorité du vice-roi. Javier Elío ne reconnaît pas l’autorité de Liniers à cause de son origine française. Il le considère comme un allié de Bonaparte, ennemi de l’Espagne. Cette situation sert d’ailleurs de toile de fond aux premiers chapitres d’Ismael.
En effet, le 21 septembre 1808, un Cabildo ouvert se réunit à Montevideo afin de montrer son soutien au gouverneur, et crée une Junte de gouvernement qui sera totalement contrôlée par des Péninsulaires.
Dans son roman, Acevedo suggère que les événements de Montevideo sont le premier germe de la révolution et de l’opposition à l’autorité espagnole et que, en ce sens, ils pouvaient servir d’exemple. Cette affirmation est inexacte du point de vue historique, mais curieusement, à part une allusion quelque peu énigmatique, attribuée à Artigas, le récit ne retient pas ce qui se passe à Buenos Aires où les Espagnols s’opposent eux aussi à Liniers. La phrase d’Artigas est la suivante : « […] là-bas sur l’autre rive, où ils sont plus forts, il faudrait savoir s’ils ne profitent pas davantage de cet état de choses… »60.
Cette phrase qu’Acevedo fait prononcer à Artigas et dont le sens est ambigu ne permet pas d’affirmer qu’il pouvait être au courant de ce qui se passait de l’autre côté de la rive du Río de la Plata. Elle fait planer un doute sur les intentions de Buenos Aires. Cependant, le lecteur a l’impression que, pour le narrateur, ce qui compte est d’insister sur le fait que tout aurait commencé dans la Banda Oriental et très tôt.
Acevedo tient à signaler l’engagement rapide d’Artigas dans la lutte contre la métropole, ce qui le pousse à déformer la réalité quand il considère l’année 1808 comme le point de départ de la rébellion contre l’Espagne. Acevedo semble oublier que l’invasion napoléonienne de la Péninsule Ibérique n’a pas provoqué dans les colonies d’Amérique de mouvements massifs en faveur de l’indépendance. Il faudra attendre l’autodissolution de la Junte de Cadix en 181061, remplacée par un Conseil de régence, pour que parallèlement apparaissent les premières juntes en Amérique, et ce à partir du mois d’avril, et à ce sujet l’année 1810 est décisive. Cependant, dans Ismael les événements de cette année là sont passés sous silence.
En effet, après les sept premiers chapitres d’Ismael, consacrés entre autres thèmes aux événements de 1808, nous passons immédiatement à 1811 et aux préparatifs du Cri d’Asencio comme si l’auteur ignorait tout ce qui s’est passé en Amérique en 1810 et notamment à Buenos Aires. Au vice-royaume du Río de la Plata, justement, le nouveau vice-roi Cisneros (qui remplace Liniers) participe à la formation d’une junte le 24 mai, qui sera de courte durée puisque le 25 elle se retrouve exclusivement entre les mains des criollos62. Dans ses Memorias curiosas, Juan Manuel Beruti constate que les changements qui se sont produits dans la région du 24 au 30 mai 1810 ont eu lieu dans le plus grand calme, et témoignaient d’une grande sagesse63. Le remplacement d’une junte par une autre n’a pas entraîné les troubles qu’il observera, par contre, lors d’événements ultérieurs.
Dans un texte anonyme, publié dans la Bibliothèque de mai à l’occasion du 150ème anniversaire de l’Indépendance, « Journal des principales dispositions des autorités de Montevideo […] », le peuple de la Banda Oriental est informé des « Motions et dispositions du gouvernement de Montevideo, suite à la convulsion politique de Buenos Aires »64. Ce document signale que le Cabildo de Montevideo estime que face aux événements de Buenos Aires son attitude doit se limiter à examiner attentivement les circonstances, et décide que « Montevideo doit être prudente et circonspecte et doit attendre la fin des troubles dans la capitale pour se déterminer »65. Compte tenu de la manière dont il s’exprime, il est évident que l’auteur de l’article fait preuve d’une certaine ironie concernant les bonnes résolutions de réserve et de dignité du gouvernement de Montevideo, vis-à-vis de ce qui se passe à Buenos Aires. Ne pas bouger en 1810 signifiait rester sous l’emprise de l’Espagne de Joseph Bonaparte. Finalement, le 31 mai, dans une « Proclamation », le Cabildo indique qu’il a pris connaissance de l’existence d’un nouveau gouvernement à Buenos Aires sous les auspices de Ferdinand VII, et affirme qu’« aujourd’hui même il se réunira pour décider ce qu’il est bon d’envisager ; mais soyez prévenus – continue-t-il – la partie saine du peuple sera convoquée, car elle doit avoir une participation principale dans toute résolution qui la concerne »66. Il est évident que la partie saine est celle qui détient un certain patrimoine, dont la qualité ou le montant est différent selon les régions.
En ce qui concerne Artigas, les historiens uruguayens déjà cités67 signalent que celui-ci était au service de la junte de Buenos Aires en février 1811, quelques jours avant le Cri d’Asencio. Il s’était déjà passé plusieurs mois depuis mai 1810 et Buenos Aires était encerclée par les troupes fidèles au roi. À son retour de Buenos Aires, déjà nommé chef des milices orientales, avec le grade de lieutenant-colonel, responsabilité conférée par le gouvernement révolutionnaire de Buenos Aires, José Artigas lance une proclamation le 11 avril 1811 depuis son campement général à Mercedes, afin d’encourager ses compatriotes au combat68. Cette proclamation est considérée comme le catalyseur des mouvements jusque-là en gestation et l’étincelle qui alluma la mèche de la guerre dans les campagnes orientales. Rappelons que pour Artigas il s’agissait de lutter contre l’Espagne et de se libérer de sa domination afin de créer une fédération de républiques avec les autres provinces de l’ancien vice-royaume du Río de la Plata.
Si d’un point de vue historique Artigas ne fut pas un précurseur dans la lutte pour l’émancipation, comme le voudrait Acevedo Díaz, il fut par contre, selon l’historien argentin José Luis Busaniche, le premier, dans cette région du Río de la Plata, à vouloir écarter Ferdinand VII et à demander la déclaration d’indépendance de toutes les provinces en 1811. De plus, il ajoute qu’Artigas fut le premier homme qui souleva les masses et le premier qui donna un souffle populaire à la révolution, en la sortant des conciliabules d’arrière-boutique dans lesquels elle se maintenait jusqu’alors »69. Si la classe patricienne, à laquelle appartenait Acevedo Díaz, acceptait l’inévitable fin de l’époque coloniale, elle a toujours veillé, cependant, à ce que ses intérêts soient pris en compte. Et ils le furent.
Évidemment la distorsion des événements historiques chez Eduardo Acevedo Díaz s’explique par sa volonté d’exalter la patria chica, afin d’insuffler dans l’esprit de ses compatriotes la primauté de la Banda Oriental qui n’existe pas en réalité dans l’Histoire. Et laisser planer la méfiance vers Buenos Aires. L’identité oriental et l’éclosion du sentiment national se seraient affirmées pendant la période de la geste d’Artigas.
Conclusion
Le contexte dans lequel vivait l’écrivain uruguayen a pesé sur ses opinions. Ainsi, les changements économiques et matériels dans son pays qui provoquaient des mutations dans les modes de représentation ont modifié sa vision de l’histoire mais sans en changer les fondements.
La conception de l’histoire chez Acevedo Díaz a une base conceptuelle, développée à travers l’élaboration d’une théorie, certainement influencée par quelques penseurs européens (Vico, Herder, Hegel…), ainsi que par le positivisme dont l’influence à la fin du XIXe siècle fut très importante, avec ses théories sélectives qui n’allaient pas dans le sens d’une vision plus humaniste, plus sociale et poussant à l’intégration de la population dans sa totalité.
La tâche didactique que l’écrivain uruguayen se propose d’accomplir, et dont le but est de faire découvrir le passé à la jeunesse de son pays pour en tirer des leçons, est légitime. Et ce d’autant plus que ce pays est né d’une scission du vice-royaume du Río de la Plata, aujourd’hui la République Argentine, séparation que les historiens n’ont pas manqué de critiquer amèrement, comme le fit Sarmiento dans Facundo, œuvre déjà citée. L’honnêteté intellectuelle ne nous permet pas, cependant, de passer sous silence certaines des libertés qu’Acevedo Díaz prend avec les événements du passé qui aujourd’hui encore donnent lieu à de profondes divergences, aussi bien sur la rive orientale du Río de la Plata (Uruguay) que sur la rive occidentale (Argentine).
Bien qu’Eduardo Acevedo Díaz affirme à plusieurs reprises que son but est de mettre à jour la vérité, dans sa pratique de romancier c’est sa propre vision du monde qui explique sa sélection de certains faits plutôt que d’autres, ainsi que la manière de les traiter. Ce n’est donc pas un écrivain « neutre », c’est un homme qui prend position et qui prend certaines libertés avec la vérité historique. Son point de vue est clairement exprimé dans l’image qu’il donne des caudillos dans ses œuvres de fiction. Il prétend créer une galerie de statues nationales. Leur représentation sculptée dans la pierre, visant à accréditer pour chacun des caudillos son rôle politique et historique dans la construction du pays, n’admet pas la controverse. Artigas est le précurseur du mouvement révolutionnaire du Río de la Plata, ce sont ses lieutenants qui finissent le travail que l’archi-caudillo n’a pas pu mener à bien : obtenir l’indépendance de la Banda Oriental. La distorsion des faits est évidente. Acevedo Díaz a réussi à sacraliser la figure d’Artigas, le « caudillo quitte ainsi le monde des hommes pour devenir symbole, et seuls les ravages du temps pourraient transformer cette sculpture en ruine »70. Ce mythe est toujours présent dans l’œuvre d’un certain nombre de nos contemporains71.
Une révolution aussi importante que celle de l’indépendance des pays de l’Amérique espagnole (à deux exceptions près : Cuba et Porto Rico) devait susciter une analyse chez les intellectuels, aussi bien chez ceux qui furent des acteurs des événements, que chez ceux qui suivirent immédiatement après. Il était nécessaire de créer une culture qui ne reprenait pas les paysages d’Europe mais ceux d’Amérique, qui parle de son peuple et de ses combats, de ses projets. C’est la première étape ; ensuite vient celle de la construction de l’État et de l’organisation des territoires qui, malgré le refus de l’imitation, hésitait entre le modèle centraliste français et le fédéralisme des États-Unis. Si nous pensons au fait que le dernier roman d’Eduardo Acevedo Díaz consacré aux luttes pour l’indépendance est Grito de gloria de 1893, on constate très vite qu’à ce moment là, dans la plupart des pays hispano-américains, les deux étapes dont nous venons de parler étaient finies et que l’Amérique entrait dans une autre époque où l’on pouvait même faire l’éloge de quelques éléments de l’héritage espagnol72.
Il ne fait aucun doute, à notre avis, que pour la formation de la jeunesse, tâche difficile s’il en est, la connaissance de l’histoire est essentielle. Connaître le passé consiste à parcourir un chemin qui, depuis une époque très éloignée, permet d’entrevoir un futur possible. Sans ces connaissances, les réflexions des intellectuels reposent sur le limon toujours mouvant et labile du fleuve du temps. L’œuvre d’Eduardo Acevedo Díaz, de ce point de vue là, atteint son but, mais il nous semble qu’elle arrive un peu tard et chargée d’un patriotisme quelque peu ingénu.