Choisir la thématique des héros et des grands faits permet à l’épopée de disposer de supports d’enseignement respectables. Une chanson de geste du XIIe siècle s’est mise à raconter comment un guerrier de la temporalité carolingienne est entré dans l’état monastique, puis a choisi d’être ermite avant que la mort ne l’atteigne (il se trouve que ce propos entrait en relation d’héritage avec des autorités dont la base est très sérieuse). Parce que l’espace « objectif » n’était pas en reste pour prouver que ce pan de vie était très correctement localisé, de bonnes conditions étaient réunies pour que l’Histoire et la Géographie viennent inspirer la création littéraire. En effet, d’un certain point de vue, le Guillaume d’Orange que célèbrent les trouvères, et Guillaume de Gellone, comte de Toulouse, à savoir le fondateur de Saint-Guilhem-le-Désert, se confondent. Tout spécialement une narration de divertissement – dont le texte en vers a été recueilli dans huit manuscrits cycliques, mais en deux rédactions, dites l’une Moniage Guillaume 1 (MG1, version courte), l’autre Moniage Guillaume 2 (MG2, version longue) –, opère entre le Guillaume épique et le Guillaume historique une assimilation maximale1, les laisses de la chanson ne voulant pas quitter la catégorie du « vrai », alors que bien évidemment c’est l’invention qui prédomine.
Une fois que l’Ivanhoé de Walter Scott (publié en 1819) a exemplifié l’existence d’une nouvelle typologie de romans, marquée par une perception du fond historique fictionnalisé d’emblée très intéressée par le Moyen Âge, la carrière des héros épiques a continué sur une lancée encore plus déroutante que celle qui s’exerçait dans les mises en prose. Le monde de la chevalerie s’est ouvert à des expériences d’un romanesque plus approfondi et d’une teneur historicisante plus légère, glissant alors, par mutation, à des œuvres de vulgarisation que les remaniements de l’automne du Moyen Âge ne constituaient pas encore. Tel est le cas pour ce bien pittoresque poème. Sa venue au monde des lettres était liée au Guillaume carolingien, au texte hagiographique latin qui lui était consacré et au lieu de culte où les pèlerins allaient honorer la mémoire de cet homme. Parce que la Vita beati ac gloriossimi confessoris Christi Guillelmi (des années 1122-1125) avait une visée religieuse et que le Moniage, qui en ranimait la flamme sous forme épique dans la deuxième moitié du même siècle, malgré nombre de traits burlesques, poursuivait lui aussi in fine un but austère et moralisateur, l’idée de transformer un tel substrat en roman historique était loin de tomber sous le sens commun. Les saintes ou moins saintes prises de position médiévales pouvaient-elle être réactivées ? Glissées dans une matrice annonçant un récit distrayant, décontextualisé d’un message religieux à faire passer ? Ne valait-il pas mieux oublier cet individu au mode de vie et aux préoccupations trop différents des nôtres ? Après l’explosion politique de mai 1968 et les répercussions idéologiques et matérielles de ce mouvement de contestation dans le domaine de l’éducation, la jeunesse française pouvait-elle être susceptible de s’intéresser au moniage de Guillaume, phase prolongée par l’installation de ce bon chrétien dans le val de Gellone quelque temps avant que Dieu ne se charge d’accueillir son âme au Ciel ? Le pari éditorial, pour qui souhaitait l’engager, était loin d’être gagné d’avance.
Sans aucun doute aventureuse, vu l’humeur culturelle du temps, l’expérience du roman historique fondé sur une histoire de moine a pourtant été tentée et il convient de s’en féliciter. Nous nous proposons donc de considérer ici les caractéristiques du Guillaume au court-nez qui a paru en 1971, 102e volume appartenant à la collection « Super 1000 » des Éditions G.P.2.
L’importante activité de Louis Gabriel-Robinet
En tant que romancier, l’auteur de Guillaume au court-nez n’est pas immensément connu mais le rayonnement de cette personnalité est encore manifeste puisque, après la mort de cet écrivain en juin 1975, l’Encyclopedia Universalis lui consacre une entrée toujours reconduite3. Homme de droite au long parcours journalistique4, Gabriel, Louis Robinet, qui a fait en sorte d’allonger son nom de famille par intégration du prénom qu’il devait à son grand-père – pour éviter peut-être qu’on ne lui lance trop de vannes – et qui le raccourcit en utilisant dans sa dédicace les initiales « L. G.-R. », n’a pas été que rédacteur de presse et éditorialiste, ou directeur du Figaro entre Pierre Brisson et Jean d’Ormesson. Il a été vice-président de la Société des Gens de Lettres, essayiste, conférencier, grand reporter, donc aussi voyageur au programme lourd ayant approché quelques grands hommes de la planète (Hitler, Mussolini, Khrouchtchev), sans parler des chefs d’état et du gratin mondain de la politique française. Grâce à cette carrière son entrée à l’Institut s’est faite en 1971. Malheureusement la maladie ne laisse plus que cinq années à vivre à cette incarnation de tempérament énergique qui n’atteindra pas soixante-six ans5. L’éloge funèbre que Bernard Chenot prononce à l’Académie des Sciences morales et politiques (séance du mardi 11 octobre 1977) s’articule en trois points : « l’homme, l’auteur, le journaliste »6, et fait valoir, entre autres mérites, la variété des publications du disparu. À cette occasion l’œuvre vantée est qualifiée sans hésiter de « feu d’artifice » : dialogues d’opérette, fantaisie pure, réflexion philosophique, satire théologique, romans, préfaces, monographies, entrent dans l’énumération de tout ce que l’on doit à ce polygraphe7. Dans cette somme créative, très marquée par un regard attentif jeté sur le monde contemporain et l’espace historique plus ou moins récent, trois romans se font remarquer, l’un, Bras de Fer (1945), implanté dans le XVIe siècle8, Guillaume au court-nez dans le Moyen Âge féodal, le dernier (Koenig : un chevalier, 19739) dans le XXe siècle.
Au Domaine Saint-Martin de Vence, en 1970, L. G.-R. met la dernière main à un Guillaume (paru en 1971) que, pour des raisons faciles à comprendre, B. Chenot, dans l’allocution in memoriam, qualifiera de « roman historique », ce jeune témoin montrant, derrière Bras-de-Fer et avant Koenig, que pour l’Histoire de France L. G.-R. « s’amuse et se passionne »10. Le classement catégoriel du Court-nez ne saurait surprendre car l’effort fourni pour la documentation se manifeste immédiatement. Un avertissement au lecteur de huit bonnes pages impose un ton doctoral et s’empresse d’affirmer que, malgré les imprécisions qui l’entourent et fondent sa légende, Guillaume a « réellement existé »11.
Les anonymes médiévaux étaient attachés à justifier la valeur historique de la grande figure qu’ils mettaient en avant. Sur ce plan L. G.-R. leur ressemble. Entre les Moniages Guillaume et leur reprise dans un petit roman dont la parution est restée discrète, non rééditée et guère citée12, la volonté de faire œuvre utile a perduré, mais les efforts déployés n’ont pas choisi pour s’exprimer les mêmes outils ; les formules de récit ne visent pas les mêmes destinataires et les buts poursuivis ne peuvent que diverger. L’envie d’instruire le lectorat, en particulier grâce à la transmission d’un fonds d’histoires anciennes, reste forte, mais les lettrés du XIIe siècle et leur héritier moderne s’octroient le droit de badiner et de détendre l’atmosphère en proposant de place en place de francs espaces de récréation.
Célébrer dans les Moniages une figure historique et les fictions qui s’y rattachent
Les deux rédactions cycliques du Moniage Guillaume célèbrent le mariage de l’Histoire et des légendes épiques développées autour d’un comte qui, sur le plan de la réalité13, joua un rôle de premier plan : il avait servi à Charlemagne d’agent aidant à contrôler en Aquitaine l’action du fils qui allait devenir son héritier, le Hludovicus que nous appelons Louis le Pieux ; il avait coupé la route d’Abd al-Malik et de son armée super fluvium en 793 ; il avait participé pleinement, après 801, au mouvement de restauration monastique permettant à Louis de s’affirmer sur le plan politique et fondé, derrière celle de Casa Nova, une seconde cella à Gellone, établissement entré par décision de son roi en mai 815 dans le patrimoine d’Aniane, au nord-ouest de Montpellier, les abbayes d’Aniane et de Gellone étant au départ solidement unies. Devenu veuf des deux épouses qu’on lui connaît (Cunegonde et Vuitburgh, une troisième ayant pu également exister), à en croire la Vita édifiante qui célèbrera en lui le saint dans le premier quart du XIIe, le 29 juin 806 Guillaume revêt l’habit monastique et se retire dans l’abbaye de Gellone où il meurt sous la bure vers 81214.
Le Moniage superpose Histoire et fiction : le héros des chansons et le saint que la chrétienté vénère forment un tout, définissent une personne unique. Pourtant la valorisation historicisante qui dirige l’attention vers ce lieu phare qu’est Saint-Guilhem-le-Désert ne prend pas tout en charge. Que la version des faits reste inachevée (MG1) ou atteigne son terme (MG2), la fabulation établit un enchaînement des causes et des effets solidement calculé en avançant nombre d’éléments fantaisistes. Pour servir d’élément déclencheur, Guibourc, son épouse, meurt (à Nîmes, MG1, v.19-48) ou bien elle est déjà morte (MG2, v.32 et v.45). Dans le témoin court, le fait d’être veuf, de souffrir et d’être soumis à l’apparition nocturne d’un ange entraîne le héros à Saint-Julien de Brioude, où il dépose sa « targe » ; sans équivalence dans MG2, ce trait légendaire est influencé par le § 20 de la Vita Guillelmi15, qui intègre un autre souvenir historique16. Un voyage vers « Genevois » aboutit dans une abbaye, où les démêlés du nouveau moine avec la communauté et son abbé entraînent l’achat de poissons à des marchands, puis une lutte victorieuse contre des brigands dans « le bois de Biaucler »17, riposte rendue possible parce que les attaquants de Guillaume s’en prennent à son braier – une ceinture pour maintenir les braies que le prévoyant voyageur a fait incruster de pierreries pour tenter les voleurs et obtenir le droit de se défendre. Après le piège dans lequel il n’est pas tombé, si grande est la fureur du rescapé que de retour à l’abbaye une petite tuerie s’ensuit. Averti par un ange Guillaume doit quitter l’abbaye car la volonté divine ne se discute pas.
On l’aura remarqué : deux grandes tranches biographiques revisitées par le désir d’invention sont devenues jointives, la phase guerrière précédant la prochaine, celle de la vie religieuse conduisant à une sainteté manifeste puis célébrée. Jusqu’à présent grand baron et combattant chrétien, Guillelmes connaît une expérience conventuelle temporaire non satisfaisante (son « moniage ») – puis il devient anachorète (phase d’« ermitage »). Dans MG1, son installation a lieu dans un habitacle jusqu’à peu occupé par un ermite que les Sarrasins ont tué. L’action se passe à côté de Montpellier, dans un endroit sauvage, un défilé rocheux qu’alimente une source. Toutes les actions locales et les repères topographiques concernant « le court-nez » font l’objet d’une revue passée à toute allure dans un récit qui reste lacunaire (un arrêt brusque a lieu en cours d’énoncé alors que la lutte contre Ysoré, un païen d’origine saxonne venu agresser le roi Louis à Paris, ne fait qu’être entamée). Parce qu’il est un objet littéraire abondamment développé dans MG2, le duel contre le géant sarrasin va jusqu’à son terme et la phase érémitique se montre plus agitée, Guillaume devant même affronter le diable.
Le fait littéraire mêle l’histoire du salut d’un grand féodal à des considérations qui révèlent dans la société bien des tensions internes. Pour aider sa fiction à avancer, le trouvère a su puiser dans le contenu de livres exploités de manière voilée ou plus apparente (comme la Vita Guillelmi). Facilitant la relation pédagogique, la communication avec l’auditeur a fait usage de parcours connus18 et a fondé sur les odonymes un nouveau rite de célébration (puisque la Tombe-Issoire et les Fossés-Saint-Bernard sont passés des épisodes de la chanson de geste à des noms de rues parisiennes). Qui se rendra à Saint-Guilhem-le-Désert jouira du plaisir gestuel de jeter des cailloux et de créer des ronds aquatiques, cet acte ayant aussi une signification intellectuelle qui ne reste pas à la surface. Les cercles observés ont une raison d’être profonde, permettant à la légende tournoyante de manifester sa vérité et de démontrer qu’après l’agitation diabolique des erreurs humaines chacun peut trouver en soi la force de vaincre le mal, de revenir au calme et de se préparer à la mort.
L’histoire de Paris, de la construction d’un pont de pierre, le fait de visiter pieusement Saint-Guillaume del Desert, tous ces éléments de cadre recréent une réalité antérieure restée vérifiable19. Si le roman historique n’est pas encore inventé dans la deuxième moitié du XIIe siècle, le terrain qui deviendra le sien se prépare. De l’effectif, il suffit de doser autrement l’affectif et l’émergence du nouveau genre se fera presque spontanément.
Aimer l’Histoire de France pour laisser vagabonder l’imaginaire
À huit siècles d’intervalle, dans un contexte de société ayant évolué de manière brusque, on ne pourra pas s’étonner que les visées du roman publié en 1971 dans une collection pour la jeunesse ne correspondent que d’assez loin aux objectifs soutenus par leur modèle médiéval, d’autant que plusieurs rédactions intermédiaires ont servi à conduire du narré en vers à son extraordinaire reprise tardive et déformée. L’observateur sera au contraire frappé qu’un certain état d’esprit accuse sa permanence malgré toutes les transformations qui sont intervenues. En effet, comme les trouvères avaient tenu à le faire, L. G.-R. s’est lancé dans une écriture de tonalité hybride, conçue sur le plan sérieux – parce que bien documentée – mais aussi divertissante, l’auteur cherchant à incruster des traits humoristiques dans un légendaire vénérable, autrement orienté. Tout comme autrefois le présupposé de base ne bouge pas : l’union de l’Histoire et du monde fictionnel est bénéfique.
Chez L. G.-R. cette position de principe est cultivée à une échelle biographique et depuis longtemps. Plusieurs des publications de cet écrivain relèvent du domaine d’étude des historiens à l’intérieur de secteurs spécialisés comme l’histoire de la presse, l’histoire sociale et politique, ou l’art de fabriquer des récits autour de grands événements. Plusieurs grandes figures (comme Napoléon, Clemenceau, Béranger, Paul-Louis Courier de Méré, Kœnig ou encore Chateaubriand) l’ont aidé ou l’aideront encore après 1971 à creuser des monographies. Dès qu’il s’agit d’Histoire de France la collaboration de L. G. -R. est considérée comme la bienvenue20. Le même homme, parce qu’il est aussi romancier, est bien loin d’être dupe de la façon dont une plume d’écrivain est capable de métamorphoser l’histoire. Dans Guillaume au court-nez l’« Avertissement » donne du relief à la conjonction paradoxale des modalités de représentation de cette figure du passé :
[…] ce qu’on va lire n’est pas de l’Histoire mais une histoire. Bien que Guillaume d’Orange au court-nez ait réellement existé, les événements qui jalonnent sa prodigieuse existence sont si étroitement mêlés à la légende – voire au conte de fées – qu’il est pratiquement impossible de dire avec certitude à quelle date exacte naquit et mourut le héros de cette aventure, sous quel règne elle se déroula, à quelle famille il appartint et quelle fut sa descendance.
La réalité historique est balayée au vent de la légende et du conte féerique. Rien n’est jamais aussi sûr que la chose incertaine.
Sur le plan rhétorique, la grande envolée préliminaire s’empresse d’établir que la dimension référentielle de Guillaume n’est pas simple. Existe sur le sujet une masse d’études critiques qui a été consultée avec ténacité et beaucoup d’élan. Sont les garants du sérieux documentaire de Guillaume au court-nez un bon rayonnage de bibliothèque occupé par quantité d’ouvrages dont les auteurs sont fléchés (Joseph Bédier, André Rigaud, Léon Gautier, Wilhem Cloetta, Jean Frappier), renvoient à d’autres références (Héron de Villefosse, ou à une multitude de points de vue anonymes), ou bien correspondent à des manuels de type courant (comme le Larousse encyclopédique). Pour qui souhaiterait remonter ces pistes et toutes celles que l’avertissement n’a pas eu la place de signaler une bibliographie est fournie, que le topos d’humilité qualifie de sommaire alors qu’elle compte seize entrées21.
La phrase d’attaque du chapitre IV du premier tome des Légendes épiques22 permet à l’entrée en matière d’introduire un résumé de la thèse, fortement combattue par Bédier, avançant que seize Guillaume historiques sont les points de départ potentiels du héros légendaire. L. G.-R. retient pourtant l’aspect intéressant qu’apportait la méthode de l’amalgame et de la fusion que Léon Gautier avait décelée dans le mode de fabrication du Guillaume poétique, tout en « sachant combien elle est critiquable aux yeux des savants chercheurs » (G., p. 13). Ayant rappelé toutes les divergences d’opinion qui ont un peu trop agité la critique, n’ayant trouvé du côté de l’érudition que des controverses et aucune ligne directrice à suivre scrupuleusement23, le romancier se fixe un programme qui le rend libre d’aborder son Guillaume sous l’angle d’un support humain aux réactions plausibles, à la diégèse lissée et unifiée, débarrassée « des chapitres contradictoires qui la peuplent à travers les lais des « gestes » oubliés » (ibidem), le récit étant simplifié mais aussi enrichi par une foule de personnages et de détails inventés sans scrupules.
Le paradoxe est ainsi pleinement assumé : la mise en relation avec l’histoire carolingienne en tant que discipline et avec l’histoire de la littérature étudiée et recomposée par les médiévistes est une étape préparatoire indispensable, un débroussaillage obligé, mais il faut ensuite adopter une politique de recul relatif car la tentation historicisante conduit à trop de nébuleuses. En revanche est jugé bien préférable d’installer un vagabondage occasionnel avec le Court-nez, en lui tenant compagnie sans « vouloir faire œuvre d’historien ! » (G., p. 17). C’est sur cette mise en garde que se clôt l’avertissement liminaire. Le choix générique est clarifié : c’est bien dans la catégorie d’un roman historique très lesté d’inventions que s’inscrit l’adaptation.
Baptiser Guillaume au court-nez une formule inédite de Moniage Guillaume
Le Guillaume paru en 1971 n’est pas le dernier en date (pour le moins trois autres créations parlant du même personnage sont apparues après lui24) et il est également loin d’être le premier puisque son acte de naissance le situe à plus d’un siècle d’écart derrière le Guillaume d’Orange de Willem Jozef Andries Jonckbloet et le Guillaume Bras-de-Fer, le marquis au court-nez, et son neveu Vivien d’Adolphe d’Avril ; un demi-siècle après La Légende de Guillaume […] de Tuffrau, une vingtaine d’années le séparant encore du Guillaume d’Orange de Teissier, son antécédent direct le plus proche25. Aux mises en nouveau langage de la première vague, dont les approches se contentaient d’extraits26, se fondaient sur une chanson isolée ou un duo27 ou encore se rattachaient d’intention aux chansons de geste du XIIe siècle pour apporter une sorte de traduction-adaptation des récits médiévaux, avaient progressivement succédé certaines recompositions héroïques plus libres, mais restées couvrantes et soucieuses de peindre l’héroïsme de la Geste en l’appuyant sur plusieurs figures emblématiques. Distribuer l’intérêt sur Guillaume, Vivien et Rainouart paraissait nécessaire, la tripolarisation permettant seule de rendre compte du cycle dans une image peu déformée28 : chez Tuffrau, qui œuvrait pour séduire les adultes, sur un trajet qui partait du Couronnement de Louis et romançait en fin de course le tableau de la mort de Guillaume, la Légende de 1920 charriait l’équivalent de neuf chansons dont les références étaient fournies, sans parler d’une dixième non mentionnée et de plusieurs autres apports annexes29 ; chez Teissier, tourné vers la jeunesse, le Guillaume d’Orange de 1950 s’accompagnait d’un avant-propos qui analysait huit poèmes du cycle30. Le roman Guillaume au court-nez de L. G.-R., tout en apparaissant sur un terrain déjà nourri par de multiples expériences, opère alors un tournant. Cet essai abouti apporte du neuf dans la théorisation des règles d’écriture jusque là utilisées pour aborder la biographie du héros médiéval, tant sur le plan de l’organisation du condensé que dans la sphère de la vulgarisation. En effet, sans chercher à isoler dans un renouvellement l’équivalent d’une chanson unique, modèle antérieur pourtant bien attesté31, et sans inscrire non plus dans le titre de l’œuvre le fait que cette petite fresque va raconter pour les quatre cinquièmes de sa constitution un seul poème, celui du Moniage, L. G.-R. publie un aperçu appelé Guillaume au court-nez, ce qui promet beaucoup, alors que justement l’ensemble du cycle guillaumien proprement dit n’est pas reconstruit dans ses épisodes les plus fameux. Puisque n’est pas lancée la moindre allusion à Vivien, à Rainouard et à la bataille des Aliscans, qu’il n’y a pas de remontée vers les « Enfances » de Guillaume, la représentation romancée du héros est forcément très incomplète du point de vue biographique, sans qu’aucun de ces grands manques, de ces espaces en creux, ne devienne décelable. Pour évoquer le plus économiquement possible les antécédents du protagoniste, est utilisé un expédient narratif classique mais dédoublé (les événements du passé surgissent grâce à un chant de Guibourc qui, d’un côté, réveille le souvenir des exploits glorieux, d’un autre, endort Guillaume en provoquant chez lui un rêve rétrospectif, l’émergence de l’intertexte se trouvant complexifiée)32. L’analepse s’étend sur quatre petits chapitres et fait revivre en direct les aventures qui ont permis au chevalier d’acquérir ses surnoms particularisants d’« au court-nez » et de « Fièrebrace », l’ont rendu maître d’Orange et époux légitime d’Orable (devenue Guibourc après son baptême). Dès que l’endormi sort de son sommeil de plomb, sans avoir les moyens de bien pouvoir le deviner, le lecteur rencontre la mise en place du Moniage. Ce déséquilibre voilé introduit un procédé inédit dans une sphère narrative qui commençait pourtant à être bien rodée. La sur-représentativité qui sera accordée de fait au Moniage sur les deux cents pages restantes n’est pas mentionnée. L’essentiel de la vie de Guillaume se concentre désormais dans sa partie ultime, ce qui ne correspond pas à ce que les assemblages des manuscrits médiévaux racontaient.
Partir d’un sommaire qui a déjà vieilli, en soumettant son résumé à des enrichissements et à de constantes déformations
Par rapport à la série de ses prédécesseurs directs à orientation cyclisante, L. G.-R. tranche sur le panorama car son entreprise tend à faire passer comme message que le contact avec l’œuvre d’origine, dans l’état de langue qui était le sien, n’est pas obligatoire. Il faut bien mesurer la distance pas seulement temporelle mais culturelle qui sépare L. G.-R. de la vulgarisation guillaumienne en cours. Jonckbloet était un philologue, professeur aux universités de Deventer, de Groningue et Leiden, et c’est en tant que Membre des Académies Royales des sciences etc. d’Amsterdam et de Berlin qu’il proposait une mise en nouveau langage d’un GO dont le huitième chapitre était dévolu au Moniage33. Agrégé de lettres, enseignant en khâgne, Tuffrau était un érudit à la bibliothèque bien outillée en textes médiévaux, qu’il connaissait parfaitement et dont la fréquentation active lui a permis de se faire connaître avec plusieurs adaptations dans le monde des lettres34. Fier d’enseigner au Collège Stanislas, Teissier était un adaptateur chevronné et assidu35. Renouveler la biographie du Guillaume épique en la rendant plus abordable, en en modifiant plusieurs détails et en la recomposant dans une prose animée par un esprit plus jeune, restait jusqu’alors globalement une entreprise de réduction et de synthèse. L’ancien français n’avait de secret pour aucun de ces professeurs qui comprenaient « en direct » les chansons qu’ils modernisaient.
Petit-fils et fils de médecin (son père était maire adjoint de la mairie du VIe), scolarisé à l’École alsacienne, L. G.-R. s’est inscrit au barreau, dit la notice établie par Paul Morelle, après ses licences de lettres et de droit. Sans trop vouloir offenser sa mémoire, puisque nous apprécions l’originalité dont il a su marquer son Guillaume, nous sommes quand même obligée de noter que le travail de relecture des épreuves avant tirage du livre a été insuffisant ou inefficace36. Autre défaut : quand le romancier cite de l’ancien français, ce domaine n’est pas bien dominé. Dans un passage librement imaginé figurent des « paissons fichiées » (le substantif est donc féminin) que la glose développe en « du fourrage fiché mis dans les râteliers » (G., p. 175). La « paisson » existe, pour dire « action de faire paître », et son homonyme, le « paisson » au masculin, s’il veut bien renvoyer au « pieu » et être enfoncé, au mieux nous parlera de sa disposition sans indiquer ce qu’il retient. Exemples plus déstabilisants encore lorsque, évoquant les chansons de geste, « lais » (G., p. 13) est malencontreusement glissé là où l’attente se dirigerait vers « laisse »37, et avec « laies » (G., p. 215) la situation est pire. Les citations gardant la langue médiévales sont décalées et légèrement retouchées38, les insertions de vieux termes peuvent aussi déboucher sur un apprentissage lexical inexact, le terme étant mal recopié (réflexion valable pour « la salle peinturée à ormies », qui déforme la construction « a or mier », c’est-à-dire « à or pur ») ou incompris (« moniage », lexème important dont le sens dévie dangereusement ; nous y reviendrons).
L. G.-R. devait d’ailleurs fort bien connaître les limites de ses compétences philologiques et ne pas se faire trop d’illusions sur cet aspect de son savoir, ce pourquoi il ne se risque pas à assumer à part entière l’actualisation de la langue. « Pour la continuité du récit », son roman puise dans « la traduction de Wilhem Clœtta, qui a consacré deux forts volumes aux deux rédactions en vers du Moniage Guillaume », dans un attachement surtout marqué « à la seconde » (« Avertissement au lecteur » de Guillaume au court-nez, p. 14) – autrement dit à la version longue. Malgré son titre couvrant et trompeur, le Guillaume confié aux illustrations de René Péron n’est donc, pour l’essentiel, qu’un avatar de ce qui n’était pas une « traduction » mais un résumé, assez bien conduit mais hybride, des MG 1 et 2. Les transformations formelles que le renouvellement en français moderne applique à son support fait de pièces et de morceaux, l’accès mal avoué, vite dévié et devenu indirect avec les poèmes eux-mêmes, le fait pour l’épisode terminal d’accaparer désormais une place prépondérante dans la biographie héroïque, sans oublier le contexte éditorial qui accueille la résurrection des vieilles aventures dans une publication destinée aux plus de seize ans, tous ces éléments additionnés changent plusieurs données capitales.
S’appuyer sur les survols combinant MG 1 et 2 dans l’édition SATF39 n’est qu’un point de départ. Plusieurs compléments sont signalés : l’emploi de l’analyse et du commentaire de « Jean Frappier, professeur à la Sorbonne » pour soutenir le récit de la Prise d’Orange (« Avertissement au lecteur », p. 14) ; un article d’André Rigaud40 pour la quatrième partie du roman ; ce à quoi la bibliographie dite « sommaire » ajoute en décalage de ses préoccupations littéraires ou historiques plusieurs titres d’ouvrages portant sur la géographie des Cévennes. Le scripteur révèle quelle a été son attitude fondamentale, autorisant les ajouts libres qui visent à développer la dimension humaine de certains personnages secondaires, dépeints dans les MG avec insuffisance ou répondant à une nécessité d’invention. Il s’agit pour l’adaptateur de parfaire les tableaux. Chez lui le territoire de la conservation n’est que rarement pur et simple puisque les sources d’inspiration se mélangent, cumulent plusieurs strates d’exposés, sont rectifiées et élargies.
Le collage se fait avec beaucoup de professionnalisme mais aussi beaucoup de complication. Les points d’appui généraux sont indiqués mais à chaque fois l’enveloppe générale du repris est transpercée, se laissant envahir par des emprunts divers, eux-mêmes glosés et corrigés. On quitte un terrain récapitulatif où le repreneur picore allégrement dans plusieurs pièces du cycle pour passer à l’intérieur du chapitre V à la matière du Moniage proprement dit. La partie « Moult essauça […] » est au départ remplie de réminiscences de la Prise d’Orange (la conquête de la ville aboutit au baptême et au mariage d’Orable-Guibourc avec le héros), mais cet espace insère aussi le combat de Guillaume contre Corsolt, événement dont la diégèse appartient au Couronnement de Louis. Pourtant l’exposition de cette victoire ne part pas du Couronnement lui-même : est approximativement suivie la version résumée qu’entraîne, pour cet exploit, le rappel des grands services rendus à Louis dans le Charroi de Nîmes. L’étude de J. Frappier est largement sollicitée, plusieurs de ses suggestions étant complexifiées41. Il arrive au nouveau récit de faire un peu de plagiat42, mais pour peaufiner ses mises en scène L. G.-R. « ratisse large » et il sert aussi des remarques savantes, récupérant dans cet ouvrage un nom latin, celui de Teutobochus, préféré à sa vraie forme Teutobodus (t. II, p. 276-278), pour se plier à l’avis qu’Henri Grégoire avait énoncé en 1950 sur l’origine onomastique du légendaire Tiébaut, mari sarrasin d’Orable. Sur le plan archéologique, la vision romanesque entérine d’ailleurs le fait que le palais d’Orange a un jour enserré l’arc de triomphe antique (G., p. 34). Dans Aliscans sont pris Folatille, nom de la jument ici confiée à un valet (G., p. 54) et Baucent (orthographié ici Beauçant, p. 52) pour le destrier du héros (Frappier, op. cit., t. I, p. 256). On doit à la Prise la pause descriptive mentionnant le pin aux vives couleurs et tout le parfum d’épices très variées qui s’exhalent dans les jardins d’Orange (G., p. 52). La compilation ne s’astreint pas à rester fidèle : contrairement au Moniage 1 où Guibourc tombe malade et meurt et au Moniage 2 où le décès de son épouse est constaté dès le v. 45, le Guillaume soumis à rénovation n’est pas veuf quand il se retire du monde. Jusqu’à la dernière page la veine inventive se combinera aux emprunts pluralisés.
Dans ses « Réflexions sur les rapports des chansons de geste et de l’histoire », J. Frappier était d’avis que la relation établie entre la matière épique et le domaine historique est ambivalente et que la circulation peut se faire dans les deux sens43 :
Si l’on peut et doit admettre dans une large mesure […] que la création et le développement de la matière épique se sont accomplis de l’histoire vers la légende, on constate aussi quelquefois un mouvement inverse qui va de la légende vers l’histoire.
L. G.-R. a admis cette hésitation fondamentale et c’est bien cette absence de frontière franche qu’il reconduit, en travaillant de son mieux à « raconter une époque où la légende se mêle à l’histoire sans qu’on sache jamais très bien où commence celle-ci et où finit celle-là » (G., p. 29). Son lectorat est averti que s’il y a dans les rangs des personnages secondaires nombre de silhouettes conservées, qu’on rencontrait déjà dans la chanson (plus d’une quinzaine sont nommément citées)44, l’amplitude de la fresque sociale s’élargira, puisque seront ajoutés « des visages et des noms de compagnons supposés, de moines…, de marchands…, de larrons, de voleurs… »45.
Réviser mais aussi inventer de nombreuses fiches personales, en les particularisant toutes
Dans la peinture du protagoniste, la part de l’acquis reste forte mais retravaillée : les petits personnages sont fréquemment inventés, quand les grands sont surtout revus et autrement infléchis. On peut noter pour commencer l’alternance de codage entre la forme occitane du nom du héros, Guilhem, et le maintien de la forme commune, Guillaume. Le système des épithètes traditionnelles est prolongé dans des formulations variables, quelques rappels biographiques venant éclairer la raison d’être de ces marques distinctives. Ni le « court nez », ni la bosse qui en est solidaire ne sont oubliés46. Glosé comme l’équivalent de « fier et aux deux bras puissants » et pris pour un sobriquet, Fierebrace mérite une élucidation faussée et une mise en image ; le coup de poing meurtrier est assimilé au « coup du lapin », puis le surnom est employé de manière autosuffisante47. Autre trait récurrent du prototype, le rire explosif vient égayer plusieurs situations, étant désormais qualifiable d’« homérique » (G., p. 72) ou associé au geste familier de « se taper les cuisses, à claques sonores ». La ruse et l’art du déguisement qui ont contribué à la conquête d’Orange rentrent encore dans le portrait du protagoniste (G., p. 29, 79 et 93). À cause de son gigantisme, rappelé de place en place et aussi de sa gloutonnerie, que le passage par le réfectoire d’Aniane permet de croquer de manière burlesque, comme le note volontiers L. G.-R., Guillaume « se complaît dans sa légende » (G., p. 72). Mais le maintien de ces éléments de reprise, qui repose essentiellement sur un principe de compilation, est constamment infléchi pour pouvoir ajouter des directions inédites. En effet, sans devenir totalement étranger à lui-même, le caractère du héros est soumis à la pression de traits physiques et psychologiques modernisés. La réécriture admet volontiers que le baron n’aime pas d’autre femme que Guibourc et que la fidélité à l’épouse est un engagement qu’il faut savoir respecter ; elle n’oublie pas quels sont les sacrifices auxquels Guillaume consent et les prend même comme larges objets de discours. Ceci étant noté, la biographie retouchée prête à son bel ami le tempérament d’un jouisseur aux pulsions érotiques difficilement matées parce que sa vie sexuelle a été passablement animée avant son mariage. Dans l’homme, le « rude paillard » contrebalance le pieux chrétien. Quand sa jeunesse vient le hanter, Guillaume se revoit « courtisant les nobles dames et troussant les servantes, entre deux batailles ou deux beuveries » (G., p. 26) ; « ses aventures galantes ne se comptaient plus » (G., p. 28). Le souvenir de « ses paillardises et de ses violences passées » (G., p. 67) font pleurer celui qui s’est conduit « à plusieurs reprises comme un paillard » (G., p. 93) : « avec les belles Sarrasines qu’on lui apportait en esclavage », « à quelles orgies ne s’était-il pas livré ? » (G., p. 91). Pour élever cette force de la nature à la sainteté, dans un premier temps l’auteur contemporain invite son personnage à réagir généreusement devant une scène sadique, à laquelle il est vite mis un terme48. Quoique ne soit pas considérée comme déplaisante une certaine Marguerite, fille de Guioton, « jeune personne à la taille bien prise », « à la croupe rondelette », placé devant cette tentation fulgurante qui essaie de venir le retrouver dans sa chambre « les seins fermes dress[és] sous une chemise entrebâillée » (G., p. 173 et 176), Guillaume ne bronchera pas : étreindre une autre femme que Guibourc est devenu pour lui impensable et le sommeil s’abat sur lui.
Psychologie et sexologie ont trouvé leur mot à dire, le travail sur la mémoire des pierres aussi. L. G.-R. s’intéresse beaucoup à l’histoire de Paris, donc à l’onomastique des quartiers de la capitale. La tradition de la « tombe Isoré » l’inspire et fait l’objet d’un important laïus explicatif (G., p. 214, n. c.) mettant en relation le nom du Sarrasin et son prolongement actuel dans la rue de la Tombe-Issoire. Comme Victor Hugo le faisait dans Notre-Dame de Paris, le romancier contemporain aime fournir à son lecteur des exposés combinant effets de réel et rappel des croyances. La manne documentaire dont il s’entoure, outre le rapport au concret et à l’histoire, lui livre de nouvelles historiettes. C’est à cet amour pour les échappées pittoresques que nous devons le détail selon lequel Guillaume épargne une colombe dans la forêt de Rouvray (G., p. 180). Le volatile vient ensuite aveugler le géant sarrasin. L’enjolivement tardif du combat qui libère Paris (G., p. 202) est une exploitation spectaculaire qu’André Rigaud, cité par L. G.-R., va lui-même chercher dans les Singularités de Paris de l’historien Héron de Villefosse49. Par rapport à la chanson de geste, une nouvelle conception de l’œuvre et de la communication littéraire s’établit. Dans le récit qui s’ouvre à l’infini est versé un plaisir du descriptif qui n’est pas considéré comme un luxe ou comme un remplissage vain. Il est vrai que cette inflexion générique est parfois facilitée quand le poème en ancien français se risquait déjà à énumérer en rangs serrés. Par exemple la liste des emplettes que Bernard des Fossés peut faire dans la cité en ayant soudoyé le guetteur additionnait une dizaine de termes (MG2I, v. 5846-49), dont aucun n’est perdu dans la réécriture (G., p. 191-192, « chapons acheta, nous dit la geste… ») : l’exactitude de ce rapport foisonnant est garantie. Mais ce qui n’était qu’occasionnel devient un trait constant et le discours d’enseignement s’impose, l’exposé encyclopédique passant désormais au rang de système. Est-il question de l’armement de Guillaume ? La panoplie du guerrier sera déclinée « méthodiquement », dit la voix du narrateur dans ce qui n’est pas un mensonge puisqu’une page et demi d’explications descriptives s’ensuivront (G., p. 52-54), au travers d’un stock lexical qui ouvre la voie à l’exposition de toutes les excroissances détaillées, accumulées grâce à une exagération imperceptible (G., p. 52-54 ; p. 167), le haubert recouvrant la brogne par exemple. Chaque objet est décrit dans ses pièces constituantes, ses modes d’accrochage, ses matériaux, son entretien50.
Même souci d’exhaustivité pour l’habit du pèlerin, le costume de voyage et tous ses accessoires étant abordés sur un plan général dans sa forme masculine, mais aussi féminine avant de servir à Guillaume (G., p. 59-60 et 111-112), puis à Anséis (G., p. 146, 148, 152). La fiche signalétique des actants conduit à des enclaves réalistes chargées de provoquer un « effet de vérité ». Les énoncés qui gravitent autour de Guillaume et des silhouettes humaines permet de diffuser un savoir pédagogique, d’expliquer le fonctionnement du régime féodal (G., p. 156) et du monde religieux – avec le cénobitisme qui s’oppose à l’érémitisme – et l’univers des croyances et des pratiques. Le personnage principal permet de tisser des liens avec les grandes figures du passé qui lui ressemblent, que le moment soit bien choisi ou pas. Par exemple le seigneur qui a quitté Orange récite la prière que Roland psalmodiait au moment de sa mort (inspirée par l’ordo commendationis animae ; G., p. 56), en établissant aussi une confusion avec la prière du plus grand péril dans des conditions qui restent insuffisantes (Guillaume court un danger peu extraordinaire parce qu’avec son valet il va simplement chevaucher à travers un bois). Le psychisme du support aperçu est exploité pour inclure des renvois situés entre sphère savante et sphère populaire, le flot de la conscience passant par des détours de raisonnement que l’auteur intègre sans légèreté51.
Alors que, dans un réflexe élitiste, la chanson de geste stylise volontiers les personnages secondaires qui gardent souvent l’anonymat, L. G.-R. a hérité du modèle hugolien l’envie de bâtir une fresque médiévale qui s’intéresse aux petites gens, approchés avec sympathie dans des débordements inventifs qui entraînent assez loin (cf. le récit pathétique de l’enfance d’Émar, G., p. 123-126). Or, faire revivre c’est aussi savoir nommer. Pour alimenter ses listes « descriptives » et fabriquer des groupes humains, L. G.-R. prend son bien où il le trouve, fait passer pour médiéval le nom de l’auteur latin Solin, pour féminin celui du carolingien Ragenaire, pour roturier le prénom d’Aleïs (qui est noble, étant celui de la fille du roi Louis) ; il intègre dans le monde courant des personnalités littéraires (comme « dame Anieuse », femme réputée revêche issue d’un fabliau d’Hugues Piaucele, désormais prise pour une simple victime dans un contre-emploi manifeste) ou met en regard ce qui vient des poèmes (Flohart, la géante sarrasine dont la vision apparaît à la p. 60, sort d’Aliscans, l’allusion qui lui est consacrée n’étant pas malmenée ou faussée). Qu’il s’agisse de valets, de pèlerins, de moines de couvent, de paysans, de marchands (Guiton vend des salaisons à Clermont-Ferrand, par exemple), chaque silhouette devient démonstrative d’un état social, l’exemple de grand baron que représente Guillaume apparaissant alors sur un fond de décor qui fait ressortir ce que ce rang a d’exceptionnel.
Promenades touristiques, conseils de jardinage, renforcements encyclopédiques
Dans la réalisation du récit transformé, la construction du descriptif tient une encore plus large place que dans l’épopée ; la modélisation du savoir profite avec une sorte de frénésie de la révision des nombreux déplacements du personnage. La bibliographie fournie dirige vers le Voyage en France d’Ardouin-Dumazet (les Cévennes méridionales)52 ainsi que vers le Guide illustré que l’écrivain occitan François Dezeuze a consacré à St-Guilhem-le-Désert53. La consultation de ces points d’appui est vite vérifiée54. Plusieurs emprunts servent à faire des exposés et à reconstruire les aperçus. On peut ainsi comparer le crayon à la main le tableau de la sortie de la vallée du Coulazou ou Coulazon (petite rivière de moins de trente kilomètres) dans le Voyage en France (chapitre XIV, « Les Gorges de l’Hérault ») :
Au long du Coulazou, les hameaux semblent calcinés par le soleil […]. Autour de la Boissière sont des taillis de chênes verts ; des oliviers souffreteux couvrent les coteaux. […] Dans ce cadre s’étend la petite ville d’Aniane, gracieuse ainsi vue de loin ; mais il ne faut pas aller voir de trop près. S’il y a de belles avenues de platanes, l’intérieur est composé de ruelles boueuses, leur extrême étroitesse et leurs portes à plein cintre donnent seules un peu d’originalité.55
et la toile de fond accompagnant l’avancée de Guillaume, qui reprend sa marche après une halte et une rencontre avec un groupe de pèlerins :
Au long du Coulaxou les hameaux semblaient calcinés par le soleil. […] Le pays se fit plus aride après la Boissière où poussent en désordre des taillis de chênes verts. Des oliviers souffreteux recouvraient les coteaux. […] Dans ce décor s’étend la petite ville d’Aniane, gracieuse vue de loin mais composée de ruelles puantes, boueuses, d’une extrême étroitesse, comme un intestin. Leurs portes à plein cintre mettaient une note pittoresque dans cette architecture grossière. (G., p. 61-62).
Près du village de Causse de la Selle existe un lieu que les gens du pays ont baptisé « le bout du monde » (G., p. 138 ; Guide, Dezeuze, p. 77). La graphie « l’Érau » est préférée à celle de sa forme actuelle, l’Hérault (G., p. 10, p. 61), comme il arrive au Guide de l’employer aussi (dans son titre développé ou bien p. 124). La présentation de Guillaume qui « prend lui-même le cordeau, plante des piquets et dessine les lieux réguliers et les officines » (G., p. 10) provient, quant à elle, de l’article « Gellone » dans Le Grand dictionnaire historique de Moreri, donc d’un manuel sur l’emploi duquel nous n’avons pas reçu de confidence56. Les itinéraires sont énumératifs57, ils tâchent de délivrer sur chaque point du paysage des informations historiques58, onomastiques59, et de mettre en correspondance les désignations du passé avec les repères actualisés60. Chaque geste de Guillaume sert à délivrer un exposé sur la botanique et l’utilisation de la flore au travers des âges. Apercevoir des grenadiers sauvages au bord d’un chemin fournit ainsi un bon prétexte pour passer en revue toutes les composantes de ces arbrisseaux (fleurs, fruits, racines) et les exigences posées par une vision exacte entraînent la confection d’une fiche pratique, remontent, s’il le faut, jusqu’à l’Antiquité romaine pour glisser ensuite à la coutume religieuse de tailler la broche de l’agneau pascal dans ce bois (G., p. 112). Planter près de l’ermitage du pavot sert à fabriquer de l’huile, selon un processus technique méticuleusement décrit, et permet aussi d’obtenir une boisson d’agrément ou médicinale, « infusion, tisane » conduisant à « décoction ou purgatif » (G., p. 135-136). « L’épisode du jardinet ravagé » (G., p. 159) devrait servir encore, comme la tradition littéraire le souffle, à une démonstration épurée. Mais ici le réalisme l’a tellement déformée et alourdie de détails – en énumérant les espèces plantées ou en décrivant le processus qui permet à l’ermite de ne tout de même pas rester végétarien, puisque avec les pèlerins ou les paysans un troc est effectué – que la leçon symbolique fonctionne mal, parce que les considérations réalistes sont devenues prépondérantes.
Entrer dans des considérations linguistiques exigeantes, dont certaines le sont un peu trop
Du côté documentaire, la recherche d’informations fiables a été constante, menée avec entrain, l’érudition étant affichée ou poussée en avant de manière indécelable. Écrivain et journaliste reconnu, directeur d’un grand quotidien et de collections éditoriales, romancier féru d’histoire, vice-président de la Société des Gens de Lettres, auteur salué après la parution de son Guillaume par son entrée dans l’une des cinq académies de l’Institut de France, L. G.-R. possède un vocabulaire étendu et adore jouer de toutes les gammes lexicales dont il dispose. Aussi dira-t-il par exemple « empyreume » pour désigner de manière savante une horrible odeur de cadavres soumis à l’action du feu (G., p. 179), « s’empiffrer », « bâfrer » ou « brifer » pour montrer la vulgarité des Sarrasins qui font bombance devant Paris assiégé (G., p. 181), emploiera-t-il « cloudet » pour donner un nom local en voie d’oubli au « hibou » qui hulule (G., p. 56). Il arrive d’ailleurs à cette richesse expressive d’être généreuse au-delà du raisonnable. Un concert de chants d’animaux et d’oiseaux étant exprimé par le biais de onze verbes différents (G., p. 146), il est contestable de rencontrer dans cette liste à rallonge « frouer », c’est-à-dire « imiter à la pipée le cri du geai ou de la chouette » (marque inadéquate pour le chant authentique des oiseaux concernés) ou « coqueriller » (que le Dictionnaire du langage populaire verduno-chalonais écrit « côqueriller » en lui prêtant la signification de « se recroqueviller ») plutôt que les moins aventureux « coqueriquer, coqueliquer » couchés dans le Littré. Pour apprendre à ses lecteurs à bien comprendre et à enregistrer des mots dont l’usage pourrait disparaître, l’auteur déploie quelques astuces pédagogiques faciles à repérer, comme la répétition61 et la paraphrase. Plusieurs termes de civilisation médiévale sont accueillis, accompagnés de leurs traductions mises en note de bas de page (brant, nasel, eschevie, sommier, trébut, vautre, minules) ou entre parenthèses (chartre), ou bien encore laissés tels quels mais élucidés par reprise éclairante ou par l’évidence qu’apporte le contexte62. A. Corbellari se félicite que la langue de ce chantre de Guillaume soit « assez enlevée, sans troubadourismes inutiles », tout en s’étonnant que la même puisse « trahi[r] parfois de curieuses confusions »63. En effet, qui domine mieux l’ancien français que L. G.-R. prend assez vite conscience, comme nous l’avons signalé, que certains efforts de fidélité laissent à désirer64, le plus incroyable étant que le mot de « moniage », prononcé vingt-trois fois à partir de la p. 107 – parce qu’il devient fondamental dans l’intrigue –, est pris pour l’équivalent de « moine novice » ou de « moine » tout court, au lieu de renvoyer à l’action de quelqu’un « entrant dans la vie monastique », « prenant l’habit monacal », « vivant dans l’état de moine ». Dans le Guillaume de 1971 il est question par exemple de « moniage-soldat » (G., p. 179), ou bien d’« envoyer promener [un] moniage à trois pas » (G., p. 133), autant de constructions impensables (puisque dans la source il ne s’agissait pas d’une personne-moniage mais de la place que cet individu prenait ou avait prise dans la vie régulière). Une fois ce malentendu repéré, on prend dès lors conscience que le Moniage Guillaume du XIIe siècle et le titre de la troisième partie du roman pour adolescents n’offrent une coïncidence exacte que du côté des signifiants exprimés, parce que du côté des signifiés existe un décalage : le médiéviste sourit alors du curieux glissement opéré, et surtout du déploiement de tant d’application pour enseigner aux jeunes lecteurs un lexème mal compris et faussement conceptualisé. Le médiévaliste sourit lui aussi, moins ironiquement, car donner à découvrir les grandes œuvres littéraires, soumises à distanciation et présentées de manière ludique, est à ses yeux une expérience toujours positive et intéressante. Recomposé en « médiévité », « médiévalité » ou « néo-médiévalisme », le Moyen Âge passe par une rêverie et des extrapolations imprévisibles à laquelle le lecteur prend goût et c’est cette part d’extrapolation fantasmée dans L’art et la manière d’accommoder les héros de l’histoire de France65 que l’on retient. L. G.-R. fabrique son produit à publier avec détermination et fait passer ses lubies, ses inventions involontaires à côté des plus volontaires. Sachons relire et décortiquer l’épilogue de son roman. Dans les rêves confus qui occupent la cervelle de Guillaume mourant, les personnages de l’ancienne geste défilent (Guibourc-Orable, Isoré, Bernard « des Fossés »), mais leur présence s’efface devant l’intervention des nouveaux venus que sont Gautier le Pohier, la colombe, messire Guioton, dame Aleïs et sa fille Marguerite. La boucle de l’alternance établie entre les effets d’érudition et le travail dû à l’imagination se referme sur une citation indiquée de manière incomplète par des guillemets autour de quelques mots donnés sans référence : il s’agit d’un démarquage de la fin de la Vita Guillelmi que L. G.-R. trouve dans le chapitre IV du t. I des Légendes épiques66 et c’est la traduction de Bédier qui clôt la biographie romancée : « il emporta avec lui « la moisson de ses vertus ». À l’appel du Christ il émigra de ce monde » (G., p. 245). « Si le récit, comme le note A. Corbellari67, n’échappe en effet pas totalement, surtout en son assez édifiante conclusion, aux poncifs d’une représentation religieuse, pour ne pas dire sulpicienne, du héros au court nez », c’est à Ardon et à Bédier qu’il le doit.
Guillaume au court-nez et le roman historique pour jeunes
Du côté de l’histoire du livre, l’exemple que fournissent Guillaume au court-nez et la collection dans lequel ce titre est sorti en 1971 est à retenir puisque cette mise à la disposition du public contribue à marquer qu’en littérature de jeunesse un tournant dans la politique commerciale a eu lieu dans les années 1960-1975. À ce titre les éditions G.P. peuvent servir de témoin. La période porte à la diversification des offres et de leurs destinataires. G.P. a créé plusieurs collections : « Souveraine » ou « Spirale » pour les 10-14 ans, puis « Super » (octobre 1963) avec une forme luxueuse et bien illustrée ciblant les plus de 16 ans, voire même les 16-19 ans, qu’aujourd’hui on qualifierait de « jeunes adultes »68. La même maison fait naître « Super 1000 » en 1964, d’une ligne plus abordable que « Super », mais destinée au même lectorat et qui supplante peu à peu la précédente. Ce cadre éditorial nouveau est d’une typologie variée mais il ne prend guère de risque ; on y trouve : la reconduction volontairement allégée d’œuvres classiques au sens large, venues d’horizons culturels divers et dont l’écriture était antérieurement destinée aux adultes – telles que Tom Sawyer (1965), Les misérables, La guerre du Feu (1974), L’héritage mystérieux, Moby Dick, La Petite Fadette, Les mille et une nuits, Le Petit Chose, Le Vicomte de Bragelonne (1969), Eugénie Grandet, Trois hommes dans un bateau, Capitaine Cook ; et aussi des romans plus jeunes aux titres forgés ou déformés pour attirer l’attention des adolescents : Adieu mes quinze ans (1971) de Claude Campagne – nom de plume des Dubreuil ; L’année de mes seize ans, traduction de Up a road slowly d’Irène Hunt ; avec enrôlement de nouveaux auteurs (comme William Camus, Jacqueline Cervon, Paul-Emile Victor). Tel récit qui a plu aux aînés vient se représenter devant les jeunes pour quérir leur approbation. Ainsi, après avoir obtenu un succès général en 1953 (aux éditions Le livre contemporain) auprès des familles qui aimaient les récits de voyage, À la poursuite des gorilles d’Albert Mahuzier fait peau neuve.
Guillaume au court-nez ressortit alors à la catégorie métissée de reprise d’un texte classique rédigé au départ pour des adultes, chargé d’incarner aussi l’aventure historique (illustrée autant par les Dumas, Féval, que par William Camus avec La grogne de l’empereur) tout en rectifiant le profil du court-nez pour atteindre les années où l’acheteur fréquente encore le lycée ou sort de peu de cet établissement. L’envie de constituer des classes génériques littéraires mieux clarifiées dans le domaine de l’aventure pousse en avant « le roman historique pour la jeunesse », pour lequel le « scrupuleusement exact » est exigé partout où on peut le placer. Les personnages ont le droit d’être fictifs, à condition qu’ils avoisinent des personnages historiques, eux-mêmes déformables mais dans les marges, avec modération et en fournissant leurs garants. Tous ces aspects dans l’approfondissement de la recherche identitaire des genres transparaissent dans la venue au monde du n° 102 de la collection « Super 1000 ».
Du côté du « médiévalisme » et de manière plus restrictive de la diffusion des exploits guillaumiens, le roman de L. G.-R. avance un autre pion. Un phénomène de vulgarisation, plus ou moins poussé (car au début les livres en question visaient un public plus érudit que populaire), avait entamé sa course grimpante dans la seconde moitié du XIXe siècle. Le XXe siècle fait évoluer ces expériences : Tuffrau en 1920 et Teissier en 1950 se sont tous les deux exercés à la compilation refondue, dont seuls quelques effets discrets et minoritaires différaient de la traduction allégée. Sur ce plan, Guillaume au court-nez apporte encore du neuf en brisant la routine et en affichant qu’il est un vrai roman historique, clairement balisé pour atteindre certains adolescents ouverts à la culture, pris sur le chemin de leur vie qui les transformera en adultes. L’espace du récit est donc revu et amendé. L’amalgame entre les chansons du cycle s’organise sur un principe de contraction irrégulière. L’« adapté » très aménagé s’autorisera à partir d’un support au deuxième degré comme à se montrer par endroits malhabile et fantaisiste. Désormais l’« historiquement exact » s’empare de la moindre circonstance, fleurit et pour bien faire compile quantité d’éléments empruntés à l’extérieur, recourant à des sources savantes ou touristiques diverses. Pour contrebalancer la tendance érudite, la fiction s’en donne elle aussi à cœur joie. L’œuvre se teinte sans doute de résonances personnelles (L. G.-R. aime parler de politique et analyser la société française ; il connaît bien Paris et les Cévennes ; la maladie va le conduire à la mort). Ce penseur et conférencier prend plaisir à faire passer de nouveaux messages éducatifs – reflet de ses options conservatrices – mais aussi assaisonnés d’humour. L’air du temps prône l’amour libre et normalise les échanges et collections de partenaires. Il devient interdit d’interdire. Pour les 16-19 ans, qui forment désormais dans la littérature de jeunesse un secteur cloisonné, évoquer le fonctionnement humain de la sexualité n’est plus une cause de mise à l’index, donc la biographie de Guillaume pourra, si son auteur le souhaite, avoir son mot à dire : le jeune âge de l’Aymeride a été celui de ses expériences tous azimuts, curieuse façon de revisiter les traditionnelles et chastes « enfances de Guillaume ». Après avoir montré les pulsions et les actes de possession, qui ne conduisaient pas un chevalier immature au bonheur, le récit se dépêche d’enseigner à qui veut l’entendre que la domination de l’instinct sexuel a du bon. Mettre fin aux désordres d’une vie agitée tout en gardant actifs ses fantasmes est pour l’être intelligent la voie de la tranquillité, du bonheur et de la sagesse. Ce discours rend suspects tous les débordements que l’époque des anarchistes favorisait et engage une petite lutte contre le relâchement des mœurs.
Autre Jean-Jacques, L. G.-R. propose aussi, dans ses leçons de vie, de savoir se tourner vers la nature. Il le fait avec un petit sourire, car enseigner aux grands enfants déjà fumeurs de joints, ou incités autour d’eux à goûter aux paradis artificiels, que le pavot et ses capsules recouvrent plusieurs espèces, qui ne sont pas toutes à opium et servent à autre chose qu’à se droguer, est une purgation des passions dont le rôle préventif ou cathartique relève presque de la plaisanterie. Dans la même ligne, faire de la publicité invitant à découvrir sac au dos les Cévennes méridionales est encore une prise de distance ironique à l’égard des motards d’Easy Rider, une autre façon de concevoir le On the Road Again de l’idole Kerouac. Plus que la morale de Dieu, à laquelle la fin du récit adhère moins par esthétique sulpicienne que par retour aux autorités livresques fondamentales dans ce contexte précis, Guillaume au court-nez prône l’engagement courageux et le dévouement à autrui sur un plan assez large et laïque. « Super 1000 » pousse en avant avec le n° 102 de la collection un roman historique qui a trouvé ses marques et qui emploie l’Histoire comme un matériau malléable pour faire passer des messages personnalisés.
Bilans
Les leçons qu’apportent les Moniages en vers montrent que l’aura qui enveloppait une personnalité historique connue pour ses engagements, ses combats et sa fin de vie très chrétienne a subi un phénomène d’extension publicitaire quasiment naturel, que la mémoire des pierres de Gellone a aidé l’écriture de textes en latin ainsi qu’en langue romane, et que la littérature d’édification en grossissant n’a pas dédaigné d’admettre en son sein, dans un temps second, une création fantaisiste, déjà très élargie par rapport à son propos principal parce qu’une vaste tradition textuelle l’aidait à ornementer nombre d’épisodes distrayants.
Louis Gabriel-Robinet a repris le flambeau, ravivé cette matière ancienne en s’intéressant également de très près aux sites géographiques provençaux et parisiens, aux monuments qui leur étaient liés, à la vie et à la mort de ce personnage célèbre au Moyen Âge. D’autres sources livresques, spécialement critiques et plus modernes, ayant été consultées, le romancier est allé tout vérifier in situ pour pouvoir, redevenu voyageur en chambre installé à Vence au Domaine Saint-Martin au moment de la rédaction de la dernière ligne, jouer de manière efficace, ludique mais aussi réfléchie, avec l’Écriture fascinée par le carolingien Guillaume de Gellone. Ce pourquoi la figure du scripteur vient brouiller celle de l’Aymeride et, bien que les retombées concernant ce roman pour la jeunesse dans la culture de masse ne soient pas immenses, on peut dire qu’avec cet apport la liste des erreurs historiques a encore pu s’allonger d’un numéro puisque le journaliste et romancier Paul Morelle diffuse, aux quelques lecteurs de l’Encyclopedia universalis que la trajectoire de L. G.-R. intéresse, que sous le titre de Guillaume au court nez se dissimule depuis 1971 une biographie insoupçonnée de… Guillaume le Conquérant69.