« Sans un élément de cruauté à la base de tout spectacle, le théâtre n’est pas possible. »
Antonin Artaud, Le théâtre et son double
De nombreux critiques, dont James Arnold et Monique Crochet, ont noté les rapports entre le Caligula d’Albert Camus et le mythe de Dionysos, dieu de la folie et du théâtre. Ceci n’est pas étonnant, puisqu’avant la rédaction de Caligula en 1938 et le remaniement en 1941, Camus a beaucoup travaillé sur Nietzsche, notamment sur La naissance de la tragédie où Dionysos représente l’instinct primitif, le lien charnel avec la terre, l’ivresse et toutes les forces émanant de la nature. Camus y fait référence dans « Essai sur la musique » en 1931 ainsi que dans « Métaphysique chrétienne et néoplatonisme » en 1936 qu’il rédige en travaillant à son Diplôme d’Études Supérieures. Camus a aussi été influencé par Artaud qui, dans le « Le théâtre de la cruauté, second manifeste », préconise « le retour aux vieux Mythes primitifs » et recommande « que ces thèmes [soient] transportés directement sur le théâtre et matérialisés en mouvements, en expressions et en gestes avant d’être coulés dans les mots »1. Dans un ouvrage récent, Caligula et Camus, interférences transhistoriques, Sophie Bastien accorde beaucoup de place à la théâtralité telle qu’elle s’est manifestée par et à travers le personnage historique de Caligula et ses avatars. L’apport de Bastien est de rattacher le sens profond des éléments métathéâtraux au theatrum mundi. C’est donc à la lumière de ce motif qu’elle étudie les diverses manifestations du théâtre dans le théâtre qui jalonnent la pièce de Camus. Dionysos n’est mentionné que deux fois par Bastien, d’abord au sujet d’un article d’Arnold2 qui considère le personnage de Caligula, dans la version de 1938, comme un écho de Dionysos. La seconde fois, elle présente Dionysos comme suit :
À la source de la folie au théâtre – et à la source du théâtre même – se dresse Dionysos. En exposant son concept de dionysiaque dans La naissance de la tragédie, Nietzsche donne en filigrane une définition très riche de la folie, en énonce les conditions mentales ; on extrapolerait à peine en appelant Dionysos dieu de la folie. L’initiateur du drame de Caligula, c’est cet excessif Dionysos.3
Elle voit donc, comme bien des critiques avant elle, Dionysos comme source de folie et de théâtre. Ce qui manque, selon nous, à son analyse, c’est le lien direct entre Dionysos et la théâtralité du Caligula de Camus. C’est cette instrumentalité du mythe que nous tenterons de montrer dans cet article.
On peut rappeler brièvement l’intrigue : peu après le trépas de Drusilla, sœur et amante de Caligula, un changement s’opère dans le comportement du jeune empereur qui prend conscience du fait que le monde est absurde et l’existence futile. Il se métamorphose soudainement en despote dont le comportement, hors norme, inquiète et terrorise. Il se fait adorer déguisé en divinité, effectue d’étranges danses nocturnes, établit des concours de poésie, désire la lune, impose la famine, inflige des tortures, ordonne des exécutions… Cherchant à atteindre l’impossible en renversant l’ordre des choses par la violence et la perversion des valeurs politiques, économiques, morales et sociales, il incite ses sujets à la révolte et orchestre de la sorte son propre assassinat.
À l’image de Dionysos déguisé et masqué, « qui est l’inventeur des concours qui se donnent à son autel et qui a institué le théâtre »4, Caligula instaure des jours consacrés à l’art5, préside au concours de poésie (Acte IV, scène xii) et fait du théâtre son domaine privilégié, en se proclamant « le seul artiste que Rome ait connu » (p. 98). Que son but soit de choquer, de déstabiliser, de faire de la pédagogie ou de bafouer les dieux, cet « empereur artiste » (p. 11) use constamment de l’artifice scénique : costume (de danseuse, de Vénus), maquillage (vernis à ongles), effets de lumière (feux grégeois, ombres chinoises), bruitage (tonneau rempli de cailloux imitant le tonnerre), musique (tambour, cymbales, sistres), décors (estrade, piédestal). Le recours continu aux astuces de l’art théâtral souligne évidemment l’autocréation de ce personnage, qui se donne incessamment en spectacle et qui crée sa propre mise en scène. Caligula signale clairement le commencement de la représentation de son nouveau rôle, en adoptant une attitude démente, en frappant des coups de gong et en invitant « au plus beau des spectacles ». « Et il me faut du monde, – ajoute-t-il – des spectateurs […] Du public, je veux avoir mon public ! » (p. 28). Dorénavant, il exécute si bien son jeu de folie démesurée et de poésie meurtrière (p. 43) qu’il semble s’y perdre et se confondre avec sa création : « [J]e n’ai pas besoin d’une œuvre, je vis » dit-il à Cherea (p. 98). L’image de la démence organisée en spectacle qu’il projette contribue à resserrer le lien entre folie et théâtre.
La théâtralité est avant tout liée aux conditions de production. Elle apparaît comme l’imbrication d’une fiction (textuelle, gestuelle, plastique) dans une représentation, dans un espace-temps réel qui met face à face un regardant et un regardé. Il y a donc trois composantes essentielles de la théâtralité : (1) fiction, (2) espace-temps, (3) relation entre regardant et regardé.
Il est significatif que parmi la multitude d’exemples illustrant les gestes excentriques et perturbateurs de Caligula fournis par Suétone, Camus opte pour ceux qui apparentent son protagoniste à Dionysos. Il omet tout ce qui priverait son personnage de grandeur et de dignité – par exemple les preuves de sa poltronnerie ou de sa jalousie démesurée6 – et le marque de traits dionysiaques. Bien que le nom du dieu de la folie ne soit pas directement mentionné dans le texte, le lecteur est frappé par les similitudes entre les éléments du mythe de Dionysos et la représentation camusienne de Caligula.
Tout d’abord, à la triple naissance du dieu antique correspondent trois naissances de Caligula. Évidemment la première n’est pas représentée dans l’univers dramatique – la pièce commence avec Caïus déjà au pouvoir. La deuxième est une (auto)recréation, que le jeune empereur réalise par le truchement du miroir et du jeu : « [C]’est grâce au miroir que renaît Caligula, à l’Acte Premier et au terme de ses errances auxquelles l’a forcé la mort de sa sœur »7. Caligula ressemble ici à l’enfant Dionysos qui contemple son image pour la première fois. Le miroir, objet scénique réfléchissant, renvoie à une version du mythe selon laquelle les Titans auraient offert à Dionysos, pour le distraire, des jouets, dont un miroir8. Alors que le jeune Dionysos s’y contemple, les Titans sautent sur lui et le démembrent. L’objet scénique, manipulé plusieurs fois par Caligula au cours de la pièce, est donc beaucoup plus que le révélateur psychologique analysé par Stoltzfus9. Ce miroir, lié à Dionysos, permet au personnage d’être à la fois celui qui regarde et celui qui est regardé. La relation, dans un espace encadré, entre quelqu’un qui regarde et quelqu’un qui est regardé est fondamentale au théâtre. Il s’agit d’une relation équilibrée, où chacun des partenaires a une importance égale. Comme l’a si bien dit Anne Ubersfeld, « il [le regardant] est le destinataire du discours verbal et scénique, le récepteur dans le procès de communication, le roi de la fête ; mais il est aussi le sujet d’un faire, l’artisan d’une pratique qui s’articule perpétuellement avec les pratiques scéniques »10. Cela se complique lorsqu’il s’agit de spectateurs internes. Manfred Schmeling a montré que « le rapport extérieur entre le public et la pièce est ontologiquement différent du rapport intérieur entre l’acteur en tant que spectateur […] et le jeu intercalé. Car le spectateur réel est libre de ses réactions, l’acteur qui devient spectateur ou qui reflète le jeu est au contraire déterminé par le texte »11. En d’autres mots, le regardant réel et le regardant fictif se situent à des niveaux tout à fait différents. Pour les besoins de cet article, nous allons nous concentrer sur les spectateurs internes, que ce soient les patriciens ou bien Caligula lui-même.
Albert Mingelgrün a constaté, au sujet de la pièce de Camus, que le miroir est « bien plus qu’un simple accessoire du décor, [c’]est un actant, c’est-à-dire qu’il est partie prenante dans le déroulement de la pièce, passant peu à peu du rôle et du rang d’interlocuteur et de protagoniste de Caligula, à celui de support et de réceptacle même de son être »12. Dès la scène III, alors que Caligula paraît pour la première fois, les didascalies soulignent l’importance du miroir : « Il avance vers le miroir et s’arrête dès qu’il aperçoit sa propre image » (p. 13). C’est la rencontre de la réalité et du reflet de la réalité, reflet que Caligula, conscient de l’absurdité13 de sa situation, « efface » à la fin de cet acte. Il oblitère tout souvenir, met à mort le passé et donne existence au personnage de l’empereur dément qu’il jouera désormais :
Il la [Cæsonia] prend par la main, la mène près du miroir et, du maillet, efface frénétiquement une image sur la surface polie.
CALIGULA (Il rit). Plus rien, tu vois. Plus de souvenirs, tous les visages enfuis ! Rien, plus rien. Et sais-tu ce qui reste ? Approche encore. Regarde. Approchez. Regardez.
Il se campe devant la glace dans une attitude démente.
CÆSONIA (regardant le miroir, avec effroi). Caligula !
Caligula change de ton, pose son doigt sur la glace et, le regard soudain fixe, dit d’une voix triomphante :
CALIGULA.
Caligula. (p. 29-30)
Comme le préconisait Artaud, les mots s’effacent pour céder presque toute la place à des grimaces, dont chacune est redoublée par le miroir. Cette scène a été interprétée par George H. Bauer comme facilitant la métamorphose de Caïus, l’empereur, en Caligula, comédien et metteur en scène14. Raymond Gay-Crosier voit le miroir comme « le seul compagnon vraiment fidèle de Caïus »15. Un autre miroir accueille l’image de Caligula au milieu du troisième acte. L’empereur se dédouble, adressant la parole à son reflet muet qu’il traite, sans ménagements, d’ « idiot » (p. 75). À la fin du spectacle, après s’être de nouveau adressé au miroir qu’il venait de faire tourner sur lui-même, signe de son désarroi, Caligula, s’étant observé une dernière fois, « simule un bond en avant et, devant le mouvement symétrique de son double dans la glace, lance son siège à toute volée en hurlant : « À l’histoire, Caligula, à l’histoire » » (p. 108), soulignant ainsi l’immortalité du personnage qu’il a créé. Alors que Caïus, désormais fragmenté comme l’a été Dionysos par les Titans, meurt en tant qu’individu, c’est le double qu’il a construit, c’est-à-dire son image de Caligula, souverain dément, qui devient immortel. Dionysos, coupé en sept morceaux par les Titans, va pourtant vivre, car son cœur échappe à la tentative de meurtre. Caligula, malgré le fait que les conjurés, armés, le frappent tous, hurle les dernières paroles de la pièce : « Je suis encore vivant ! » (p. 108). Ce qu’il faut entendre par ce cri de Caligula, c’est sa renaissance dans l’histoire : « [T]he image can achieve immortality, but not the individual »16. Ce que Sophie Bastien a vu dans l’utilisation du miroir, ce sont les liens entre l’objet scénique et la métathéâtralité, car les scènes qu’elle qualifie de théâtre dans le théâtre agissent comme des miroirs en créant des mises en abyme. Ce que nous ajouterons à cette analyse, ce sont les liens directs entre l’objet scénique et Dionysos, le dieu du théâtre qui, en se mirant dans le miroir-jouet que lui ont offert les Titans, s’est vu, comme le fera Caligula, comme autre et qui, toujours comme Caligula, fera face, grâce au miroir, à sa propre mort.
Mais auparavant, une même transformation s’opère chez Dionysos et chez Caligula. Les deux se métamorphosent en tyrans qui inspirent la crainte et la terreur. À l’image de la victime innocente et vulnérable dans la jeunesse, s’oppose celle du bourreau impassible et impitoyable à l’âge adulte. Rappelons que « [d]ans les épisodes de l’enfance, Dionysos est présenté comme un être fragile, sans défense. […] Adulte, c’est lui au contraire, qui pousse dans les filets les opiniâtres qui n’ont pas voulu reconnaître sa puissance divine ; c’est lui qui se venge avec la plus atroce cruauté »17. De même, Caligula enfant ou garçon est « parfait », « comme il faut : scrupuleux et sans expérience » (p. 10), sensible à la souffrance, respectant la religion, l’art et l’amour (p. 19). Cependant, lorsqu’il devient homme, il s’élève contre toutes les valeurs qu’il prisait auparavant et conteste leur validité. Dorénavant, il inflige la douleur, impose des supplices et fait couler le sang sans le moindre scrupule ni regret. « Après une exécution – commente Cherea – il bâille et dit avec sérieux : « Ce que j’admire le plus, c’est mon insensibilité » » (p. 86). La religion, qu’il bafoue par le biais du simulacre, n’a plus pour lui aucune importance : « Ce que je désire de toutes mes forces, aujourd’hui, est au-dessus des dieux » (p. 27). Les artistes perdent son estime : « Je n’aime pas les littérateurs et je ne peux supporter leurs mensonges » (p. 24). Quant à l’amour, il n’a plus sa raison d’être. « Mais qu’est-ce que l’amour ? – dit-il à Hélicon – Peu de chose » (p. 16). « L’amour, Cæsonia ! […] J’ai appris que ce n’était rien » (p. 28). À l’instar de Dionysos, qui après avoir été victime de la mania en fait son arme, Caligula, lorsqu’il est confronté à l’absurde logique d’un monde où l’on meurt, choisit de se munir de cette logique et de la pousser jusqu’au bout. Cette logique absurde est accompagnée de gestes témoignant de la folie de l’empereur qui, comme Dionysos, s’en sert pour intimider son entourage. Les didascalies sont éloquentes à ce sujet : « Rien ne le force à jeter ses noyaux d’olives dans l’assiette de ses voisins immédiats, à cracher ses déchets de viande sur le plat, comme à se curer les dents avec les ongles et à se gratter la tête frénétiquement » (p. 40). Dionysos, étroitement lié à la folie (mania), est désigné par Homère comme celui qui délire et fait délirer. Il apparaît dans le chant VI de l’Iliade comme « mainomenos Dionysos, le Dionysos en proie à la mania, exactement Dionysos « le fou », mais, comme le remarquent déjà, avec raison, les anciens commentateurs, le dieu aussi qui donne la folie et qui la partage »18. Ceci se répercute dans les actions de Caligula qui insiste pour que les sénateurs rient du fait qu’il a fait tuer le plus jeune fils de Lépidus : « Je veux, vous entendez, je veux vous voir rire. Tout le monde se lève. Pendant toute cette scène, les acteurs, sauf Caligula et Cæsonia, pourront jouer comme des marionnettes » (p. 41). Victime de la mania divine, Dionysos se l’approprie en en faisant son attribut et son arme, « c’est parce qu’il est mainoménos, envahi par la mania, qu’il en répand la contagion autour de lui »19. Dans Caligula, la contagion transforme les sénateurs en marionnettes dont l’empereur manipule les fils, ce qui donne lieu à de multiples jeux scéniques cruels investissant l’espace de la folie partagée qui envahit esprit et corps.
Caligula et Dionysos ont tous les deux un goût prononcé pour les joies du corps. Comme Dionysos, également connu comme dieu des pulsions primitives de volupté et de fertilité, « très porté aux plaisirs d’Aphrodite »20, Caligula donne libre cours à ses instincts et à ses appétits sexuels. Parmi ses exploits extra-scéniques, il est révélé que Caligula a sa propre maison publique et qu’il a entretenu des relations incestueuses avec sa sœur Drusilla. Il couche non seulement avec sa maîtresse Cæsonia, mais aussi avec les épouses des autres s’il en a envie : « [S]achons faire leur part aux désirs impérieux que nous crée la nature » (p. 43), dit-il en interrompant un repas pour entraîner dans une pièce voisine la femme du patricien Mucius. Outre cela, lorsqu’il parodie les dieux, c’est justement en Vénus, symbole, comme Dionysos, de l’amour et de la sexualité, qu’il choisit de se déguiser. Comme Jeannette Laillou-Savona le fait remarquer, au « niveau du culte, Vénus était plutôt la déesse de la passion aveugle et cruelle, associée à l’inceste, au viol, à la prostitution et, de façon générale, à tous les maux de la sexualité »21. Caligula a donc bien choisi, lui qui affirme vouloir « s’égaler aux dieux » (p. 27) en étant aussi cruel qu’eux.
Il importe aussi d’attirer l’attention sur la scène lunaire, car Caligula et Dionysos entretiennent tous les deux une relation étroite avec la lune qui, comme le miroir, a une surface réfléchissante. Dans la pièce de Camus la lune symbolise le désir de l’impossible, mais elle connote également le désir érotique, comme en témoigne ce passage :
CALIGULA (comme s’il n’avait pas entendu).
Remarque que je l’ai déjà eue.
HÉLICON.
Qui ?
CALIGULA
La lune. […] C’était l’été dernier. Depuis le temps que je la regardais et que je la caressais sur les colonnes du jardin, elle avait fini par comprendre. […]
CALIGULA (toujours occupé à rougir ses ongles du pied).
Ce vernis ne vaut rien. Mais pour en revenir à la lune, c’était pendant une belle nuit d’août. (Hélicon se détourne avec dépit et se tait, immobile.) Elle a fait quelques façons. J’étais déjà couché. […] Elle est arrivée alors dans la chaleur, douce, légère et nue. Elle a franchi le seuil de la chambre et avec sa lenteur sûre, est arrivée jusqu’à mon lit, s’y est coulée et m’a inondé de ses sourires et de son éclat. Décidément, ce vernis ne vaut rien. Mais tu vois, Hélicon, je puis dire sans me vanter que je l’ai eue. (p. 70-71)
Cette lune ardente, caressante et sensuelle apparaît telle une amante passionnée, langoureuse et câline. Le désir de Caligula de posséder la lune comme l’on possède une femme, évoque le passage à Naxos de Dionysos qui y rencontre Ariane, la déesse crétoise de la lune, délaissée dans cette île par Thésée. Il s’éprend de la fille de Minos et de Pasiphaé, la console et s’unit à elle dans un hieros gamos. À la suite de ce mariage sacré, il place parmi les étoiles le collier de noces de son épouse, qui y brille sous le nom de Corona Borealis22. Le mariage du dieu du délire avec la déesse lunaire consolide l’union sacrée de la folie et de la lune.
Le déguisement, surtout celui qui efface le contraste entre le masculin et le féminin, est une autre caractéristique commune au protagoniste camusien et à la divinité antique. Dionysos est déguisé en fille et souvent représenté vêtu en femme. Dans son étude détaillée du culte de ce dieu antique, Jeanmaire le décrit d’ailleurs comme un « être équivoque, ce porte-thyrse aux yeux étrangement inquiétants, dont le visage fardé s’encadre de longues tresses, dont le corps efféminé s’enveloppe d’une ample robe asiatique »23. À la manière de Dionysos, Caligula aussi se plaît à transgresser la frontière de ce qui est socialement codé comme masculin ou féminin par le moyen du travestissement. Il se costume en Vénus, paraît « en robe courte de danseuse, des fleurs sur la tête » (p. 88) et se rougit les ongles des pieds. La représentation scénique de Caligula en Vénus renvoie d’ailleurs indirectement à Dionysos, celui-ci s’étant accouplé avec Aphrodite/Vénus pour produire Hymen, le dieu du mariage.
Caligula, comme Dionysos, tente d’abolir la frontière entre l’humain et le divin. Né – du moins la première fois – de l’union entre Zeus et la mortelle Sémélé, Dionysos demeure proche des hommes et leur permet d’outrepasser leurs propres limites en se laissant posséder par lui. L’homme possédé par le dieu, c’est en même temps le dieu masqué sous l’apparence humaine ; la distinction entre l’humain et le divin est anéantie. Caligula aussi cherche à faire disparaître cette barrière sacrée. Il accomplit cela en se substituant aux dieux, qu’il entreprend de mimer physiquement et moralement. L’empereur se fait adorer costumé en Vénus – à qui on verse son obole après une prière débitée mécaniquement et avec étourderie24 – afin de ridiculiser et de réduire la divinité à une illusion grotesque. « J’ai prouvé à ces dieux illusoires – dit-il à Scipion – qu’un homme, s’il en a la volonté, peut exercer, sans apprentissage, leur métier ridicule » (p. 67). Physiquement, Caligula les parodie en se servant de l’artifice théâtral. Moralement, il les imite en se substituant au destin : « [J]e me suis fait destin. J’ai pris le visage bête et incompréhensible des dieux » (p. 69). Si la cruauté inexplicable du destin est la seule manifestation d’existence divine, c’est à travers les atrocités qu’il commet et sa sanglante manière de gouverner, que Caligula veut s’égaler aux dieux. « J’ai simplement compris – déclare-t-il – qu’il n’y a qu’une façon de s’égaler aux dieux : il suffit d’être aussi cruel qu’eux » (p. 67). Camus, comme Nietzsche et Artaud, identifie ici cruauté et force de vie.
La transe dionysiaque permet l’union intime avec le dieu par le biais de la fête, de la danse, de la musique, des jeux, de l’ivresse et des plaisirs du corps :
plénitude de l’extase, de l’enthousiasme, de la possession, certes, mais aussi du bonheur du vin, de la fête, du théâtre, plaisirs d’amour, exaltation de la vie dans ce qu’elle comporte de jaillissant et d’imprévu, gaieté des masques et du travesti, félicité du quotidien, Dionysos peut apporter tout cela si hommes et cités acceptent de le reconnaître.25
Cette transe peut aussi se manifester scéniquement de façon négative, comme l’indique la fin du premier acte alors que Caligula « saute sur le gong et commence à frapper, sans arrêt, à coups redoublés » (p. 28), préfigurant ainsi la dernière scène, alors que ce sera lui, Caligula, qui comme Dionysos avant lui recevra les coups. Le gong sinistre que frappe Caligula rappelle cet autre instrument de percussion, la cymbale, souvent figurée sur les vases grecs représentant des scènes de bacchanale. Sophie Bastien a compris que « l’énergie de cette scène ferait frissonner le plus impassible des spectateurs […] et que l’esthétique artaudienne est aussi dans le contenu du texte et dans le cœur de Caligula »26.
La fusion avec le divin grâce à l’initiation aux mystères du culte dionysiaque trouve donc son écho dans le texte camusien, à l’intérieur duquel il est possible de discerner une abondance de signes qui évoquent la bacchanale. La communion avec le dieu de la folie, c’est-à-dire l’abandon à la possession par la mania, s’accomplit à la lumière des flambeaux, dans une célébration nocturne, lors de laquelle les acclamations rituelles du cortège de bacchants se mêlent à la musique et à la danse. Certes, les feux grégeois, le bruit de caisse et de cymbales, la litanie hypnotique au commencement de l’Acte III, rappellent la lueur des torches ainsi que le son des cymbales et des tambourins qui accompagnent les invocations dionysiaques. Le concours de poésie de la scène xii de l’Acte IV fait allusion aux concours opposant des poètes-compositeurs au cours des fêtes religieuses pour Dionysos. Chaque poète devait composer une tétralogie composée de trois tragédies suivies d’un drame satyrique. Toute la cité était mobilisée, il y avait un jury composé de citoyens tirés au sort, et le vainqueur était couronné de lauriers. C’était, pour les Grecs, un devoir civique que d’assister à ces fêtes. Camus s’inspire de l’Antiquité pour créer une scène métathéâtrale où Caligula est à la fois le metteur en scène et l’unique membre du jury. Devant les poètes rassemblés et le groupe de patriciens qui jouent le rôle de spectateurs internes, il annonce de quoi il s’agit : « Sujet : la mort. Délai : une minute » (p. 97). Muni d’un sifflet, avatar moderne des instruments antiques, Caligula interrompt rageusement chaque concurrent presque au début de sa récitation, à l’exception de Scipion qui arrive à déclamer trois vers (p. 100) :
Chasse au bonheur qui fait les êtres purs,
Ciel où le soleil ruisselle,
Fêtes uniques et sauvages, mon délire sans espoir !…
Cette allusion aux fêtes rattache le concours cruel de Caligula aux fêtes dionysiaques. Le poème de Scipion, visant à décrire la futilité de la vie et l’amertume provoquée par son inévitable alliance avec la mort, reflète aussi la bacchanale – célébration qui pousse à un laisser-aller au bonheur immédiat et momentané, sans pour autant apporter le salut ou l’espoir d’un au-delà meilleur.
Mais c’est surtout l’insolite danse nocturne de Caligula qui fait allusion aux pratiques des bacchantes. En se parant d’une robe de danseuse, en mettant des fleurs dans ses cheveux et en exécutant son étonnante danse, au rythme d’« une étrange musique aigre, sautillante, de sistres et de cymbales » (p. 87-88) à une heure tardive de la nuit, l’empereur semble en effet revêtir le costume des ménades et imiter l’état de la transe de Dionysos et de ses fidèles. Par moments, il semble même possédé : il a un regard étrange (p. 7), l’air égaré (p. 13) et avoue à Cæsonia : « [J]e sens monter en moi des êtres sans nom. Que ferais-je contre eux ? » (p. 26). L’important n’est pas de savoir si Caligula est véritablement possédé par le délire, mais de mettre l’accent sur le fait qu’en faisant le bacchant dans « une fête sans mesure » (p. 28), il se comporte comme s’il l’était. En plus, à l’instar de Dionysos, qui invite à sa célébration sans pour autant hésiter à sévir contre toute opposition à son appel, Caligula convie ses sujets à communier avec lui lors de son inhabituelle performance nocturne, tout en réservant un sévère châtiment à ceux qui s’y refuseraient. « [A]ujourd’hui, – dit Cæsonia – il vous avait invités à communier avec lui dans une émotion artistique. […] Il a ajouté d’ailleurs que celui qui n’aurait pas communié aurait la tête tranchée » (p. 88). C’est pousser jusqu’au bout cette pensée d’Antonin Artaud : « Nous jouons notre vie dans le spectacle qui se déroule sur la scène »27.
La théâtralité, comme nous l’avons montré, est effectivement une composante importante de la pièce de Camus qui trouve son inspiration dans le mythe et le culte de Dionysos : les fréquents changements et déguisements de Dionysos (en jeune fille, en bouc, en lion), le costume des bacchants (ceinture, nébride, désordre de la chevelure), les accessoires (thyrse, lierre, pampre, branche de pin), la musique (flûte, cymbales, tambourins), la danse frénétique des ménades (mouvements, pas, rythme). Les éléments du thiase mythique de Dionysos, tout comme de son imitation par les fidèles célébrant son culte, s’apparentent à la représentation spectaculaire, en mettant en évidence la confusion du réel et de l’irréel, propre non seulement à l’illusion du délire, mais aussi à l’artifice scénique. « Les pratiques dionysiaques ont souvent, sinon toujours, eu un caractère plus ou moins spectaculaire en rapport avec leur singularité même […] l’essence même de ce culte a contribué à faire de Dionysos le dieu du théâtre »28. Camus avait donc l’embarras du choix. Nous avons vu qu’il a créé un personnage imbu de ce que Gay-Crosier appelle « virtuosité ludique »29 et que, grâce au prisme de la transposition théâtrale, le mythe de Dionysos vit à travers la parole et la gestuelle de Caligula, à la fois comédien, metteur en scène et spectateur de son propre mythe.