Un important volume d’écrits testimoniaux constitué de recueils épistolaires et de journaux intimes est publié au lendemain du siège de Paris de 1870-1871, de part et d’autre de la Manche. Que signifie ce phénomène remarquable, peut-il nous instruire sur les relations qu’entretiennent les deux grandes capitales européennes ? Les populations et les états parlent-ils d’une même voix, ou existe-t-il des discordances, voire des dissonances ? D’où celles-ci parviennent-elles ? Ces témoignages écrits fournissent un aperçu des représentations et des symboles qui construisent la perception réciproque des deux capitales, toute une sémiologie, une grammaire de signes parfois contradictoires créant un axe, un lien privilégié. Comme le rappelle Karine Varley, citant les historiens de la mémoire collective (Pierre Nora en tête), le discours des belligérants vise à répondre à une nouvelle donne sociétale : « issues of identity became real political questions and memory became a real political weapon »1 ; l’argument explique sans doute en partie la floraison éditoriale de journaux de guerre qui se saisissent du discours de mémoire et des vues du présent, de l’actualité quotidienne. Cette occasion de bataille identitaire transforme-t-elle les habitants de part et d’autre de la Manche en barbares2, les désigne-t-elle en ennemis mortels – suivant le principe d’équité bien connu voulant que le malheur de mes concurrents fasse mon bonheur ? Ou bien, tout au contraire, l’indifférence s’installe-t-elle entre deux territoires qui ne peuvent plus entretenir de rapports, les ponts de Paris étant tous coupés ? Comme nous l’évoquerons, et contre toute attente, il se dessine dans cette textualité de guerre aux sources linguistiques distinctes une convergence d’opinion, de nombreuses causes d’accord, par-delà les appareils d’État, entre les habitants de Paris et les Britanniques enfermés comme eux derrière les mêmes murs.
Discours public et mésentente calculée
À Paris, certains habitants estiment que le gouvernement de Londres a une dette morale à l’égard de leur tourment, qu’une faute a été commise. Le gouvernement, la presse entretiennent un discours public de dénigrement qui discrédite la capitale parisienne, jugée responsable des maux qui l’accablent, phagocytant ainsi la rancœur de sa population. Les ambitions coloniales, la suprématie sur les mers et les terres, la visibilité internationale, la sécurité extérieure (apparaissent bientôt les menaces d’annexion de la Belgique, celles effectives de l’Alsace et de la Lorraine, et le règlement de la question de la mer Noire) sont autant d’enjeux cruciaux qui l’emportent sur tout autre considération. Dans les sphères du pouvoir existe une suspicion mutuelle, on s’observe, on s’épie, on se compte. Femme du préfet de police de Paris et grande figure des salons parisiens, Juliette Adam donne un aperçu éloquent du sentiment général : « À Londres, la reine est Prussienne. »3 La perception de la position anglaise à l’égard de Paris est tranchée (pour mémoire, la fille aînée de Victoria a épousé l’héritier au trône de Prusse, familièrement dénommé en Angleterre « our Fritz », futur Frédéric III, et le premier ministre William Ewart Gladstone lui-même emploie l’expression « our Teutonic cousins »4 à propos de la nation germanique en cours de formation).
Attentisme et non interventionnisme vont caractériser la politique du gouvernement libéral Gladstone, sincèrement proeuropéen (« The greatest triumph of our time will be […] the governing idea of European policy »5) et passablement francophile6. Partisan d’un Concert de l’Europe apaisé et coopératif (« the public law of Europe »), mais inquiet d’être entraîné dans une logique de guerre, Gladstone refuse la médiation que lui demande la France dans l’affaire de la succession au trône d’Espagne. Le rapprochement patient, l’établissement de saines relations de confiance au cours des années 1860 rencontrent un brutal démenti en 1870. Blâmant l’esprit va-t-en-guerre qui préside dans la diplomatie impériale (« fault and folly taken together »7) et prussienne (« bismarckism, militarism, and retrograde political morality »8), confronté également à l’opposition de son secrétaire d’État aux Affaires étrangères, lord Granville, et à l’affaiblissement de son gouvernement, Gladstone prend le parti de la complète neutralité.
La puissante presse londonienne et tout particulièrement le quotidien Times cristallisent ce discours public de Londres et la mauvaise image qu’il véhicule auprès des assiégés. La campagne de dénigrement qu’il semble conduire, heurte au point que le très conservateur Francisque Sarcey écrit :
Ce n’était pas seulement qu’ils nous eussent abandonnés dans cette crise : rien après tout ne leur faisait une loi de nous y porter secours. Mais le dénigrement systématique de leurs journaux, leur ton de persiflage hautain, leur froide et ironique malveillance, nous avaient exaspérés. Nous en étions venus à les détester cordialement, et je suis convaincu que cette impression sera très-longue à s’effacer des esprits.9
Dans le même temps, le contenu du Times est révélateur d’une ambivalence du discours et des représentations. En effet, si ce dernier est l’instrument d’une critique sévère venant du parti français, il va également être un support de communication pour les assiégés, le messager bienveillant des familles déchirées, permettant d’échanger, de faire circuler l’information :
quel puissant intérêt eût eu le Times, rien qu’avec ses colonnes d’annonces ! Pas un numéro du journal qui, à cette place si banale d’ordinaire, ne renfermât des centaines d’avis ou de recommandations de toutes celles et de tous ceux qui, de loin, vivaient en pensée parmi nous et suivaient d’un regard anxieux les phases de notre existence tourmentée. Les exilés de Paris savaient que l’organe de la cité de Londres parvenait régulièrement à l’envoyé des États-Unis, et bien souvent c’était à lui-même qu’ils présentaient leur requête.10
Les pages du Times servent alors d’interface extraterritorialisée, via Londres, de plateforme d’échange et de dialogue à distance entre les Parisiens exilés et les assiégés. Confirmation est donnée par un Parisien qui note le réflexe de ses contemporains, « dévorant les annonces du Times pour recevoir de Londres les nouvelles des parents, des amis réfugiés en province ou même à dix lieues de Paris »11.
Le discours de la presse londonienne, fidèle à ses principes, échappe donc aux reproches d’univocité, vecteur d’une parole double, à la fois médiatrice, entre l’État et le citoyen, c’est-à-dire formatrice d’opinion, et civique, au service des citoyens et des voix privées de la cité.
Comme l’écrit Sarcey, la cordialité demeure au centre des relations entre les deux populations urbaines. Ce terme devenu classique est très omniprésent dans les carnets de guerre des contemporains. Si les relations que nouent les nations entre elles sont complexes, et leur cours fluctuants, en revanche les actions privées, individuelles prouvent l’existence de rapports positifs et solidaires. Mieux se connaître, c’est aussi avouer ses défauts et ne pas ignorer les idées reçues que calque culturellement chacun.
Idiotisme et légende nationale
Le public londonien n’est pas en reste et se montre très friand de l’actualité parisienne au point que Henry Labouchère, alors correspondant du Daily News, s’exclame: « so many good, bad, and indifferent descriptions of every corner and every alley in this town have appeared in print, that Londoners are by this time as well acquainted with it as they are with Richmond or Clapham. »12
L’ouvrage anglais Inside Paris during the siege connaît également un fort succès quand il paraît à Londres, en février 1871, quelques semaines après la fin de la guerre. Ancien étudiant d’Oxford, l’auteur Denis Bingham, dont le frère (reçu docteur à la Faculté de Médecine de Paris) a rejoint les ambulances de la Presse au cours du siège – ce qui lui vaut d’obtenir la Légion d’honneur –, est correspondant pour le Pall Mall Gazette. Familier des sphères dirigeantes comme des milieux artistes, il brosse des vues générales et synthétiques précises. Comme ses compatriotes, il n’hésite jamais à employer le nous, s’incluant parmi les Parisiens qu’il sait à l’occasion comme lui-même tancer : « we are so sanguine, and the sunshine inspires cheerfulness. I never realized till this war what an imaginary world we Parisians live in, a perfect boudoir carefully walled in from facts. »13
Les populations respectives cultivent leurs singularités et s’amusent à défendre ou à entretenir les clichés. On plaisante sur les idiotismes alimentaires et les topiques populaires: « You know, messieurs les Anglais are in the habit of consuming a great quantity of beef, and if ever London were besieged, London would surrender the day it found itself without biftecks. »14
Le Londonien pratique l’autodérision. Autre bizarrerie propre à ces « beefsteak-eaters », en lien avec l’alimentation et les habitudes culturelles, la boucherie anglaise de Paris propose des raffinements d’affamé, perpétuant ce culte de l’excentricité qui qualifie l’habitant de Londres, toujours un peu dandy :
Mais les animaux les plus fantastiques du Jardin d’acclimatation y passèrent : nous tâtâmes tour à tour de l’ours, de l’antilope, du kanguroo, de l’autruche et de l’yack, que sais-je encore ! Il y avait une boucherie anglaise, où se débitaient ces animaux extravagants à des prix qui ne l’étaient guère moins.15
Ainsi le cliché sur les repas au temps du siège, salami de rats, pâté de chats et autres caprices comestibles, est en partie alimenté et cultivé par les résidents anglais. L’intrication mythographique est surprenante. Si tel le diplômé d’Oxford, les Londoniens de Paris circulent dans les rues comme de véritables natifs, de même Londres est bien connu des Français comme le rappelle ce dialogue croqué à chaud par le journaliste Ernest Vizetelly, correspondant de guerre pour le Illustrated London News, ici interrogé par une patrouille le suspectant d’être un espion allemand :
" You say you are English ? Do you know London ? Do you know Regent Street ? Do you know the Soho ? "
" Yes, yes ! ", we answered quickly.
" You know the Lei-ces-terre Square ? What name is the music-hall there ? "
" Why, the Alhambra ! " The " Empire ", let me add, did not exist in those days.
The man seemed satisfied. " I think they are English ", he said to his friends.16
Ainsi pour certains, Londres apparaît comme le centre de l’Angleterre, Leicester Square le centre de Londres et le music-hall et son divertissement le centre de l’activité londonienne. Aussi la topique du Paris festif et babylonien conviendrait-elle également à désigner Londres !
Victor Hugo retient de la comparaison entre Paris et Londres un autre trait d’invariabilité, des spécificités climatiques, montrant au passage sa connaissance approfondie de la capitale anglaise, hospitalière, tandis qu’Edmond de Goncourt reprenant les conceptions baudelairiennes du « vieux Paris qui n’est plus » dénonce la modernité haussmannienne calquée sur celle de Londres, cet anonymat, cette table rase de l’histoire, du beau anobli par le temps :
Et sur ce que je lui dis, que le Parisien se trouve dépaysé dans ce Paris qui n’est plus parisien, il me répond : « Oui, c’est vrai, c’est un Paris anglaisé, mais qui possède, Dieu merci, pour ne pas ressembler à Londres, deux choses : la beauté comparative de son climat, et l’absence du charbon de terre. Pour moi, quant à mon goût personnel, je suis comme vous, j’aime mieux nos vieilles rues… »17
Pour Hugo, revenu de dix-neuf ans d’exil aux bruits de la guerre, comme pour Goncourt, Paris, au bord de tomber dans l’incendie et la ruine, demeure le champion d’un classicisme, de la perpétuation d’un patrimoine ancestral, du passage entre le monde ancien et le monde nouveau. Cependant Juliette Adam dont le salon est un des plus prestigieux de Paris n’hésite pas à dénoncer « ce pays de traditions qui s’appelle l’Angleterre. »18 Comme on le voit, les représentations sont parfois hésitantes, ambivalentes, et les contradictions plaisantes. C’est que les deux capitales s’opposent et se ressemblent.
Théophile Gautier, également, grand défenseur de la modernité londonienne dans les années 185019, découvre à son tour, dans les affres du siège, une prééminence parisienne, une centralité culturelle universelle en situant Londres noyé dans la foule des grandes villes européennes : « Qui n’a pas l’applaudissement de Paris, eût-il été acclamé par Londres, Saint-Pétersbourg, Naples, Milan ou Vienne, n’est qu’une réputation de province. Les ténors, les divas de la danse et du chant le savent bien. »20
Enfermé dans un Paris chancelant, cloisonné du reste du monde, en résistance contre l’éradication, Gautier célèbre les jours glorieux du Paris arbitre des grandeurs, phare des arts et des techniques, et conjure le sort funeste. Significativement, les souvenirs de l’exposition universelle, objet de lice entre les deux capitales, l’année 1867 répondant à 1862 (et 1855 à 1851), foisonnent dans ses récits-enquêtes du siège. Le compétiteur londonien n’est jamais oublié, il rôde en lisière de l’imaginaire du Parisien, à la fois frère et altérité, image réversible. Car le magistère des Parisiens serait dû à leur citoyenneté, à leur attachement à la cité, en lieu et place de la nation, notion de moindre identification.
Économie et morale
Si cet éloge de la modernité et des révolutions industrielles et techniques est récurrent, de même en contrepoint, diaristes et épistolaires font découvrir une même misère urbaine. Le tableau dramatique des grandes villes est comparable au spectacle des guerres21. La misère du siège et la misère urbaine partagent une nature commune, exposent une même inhumanité, une situation d’odieuse injustice :
The beggars are a feature of the situation. They gradually multiply, and are one of the strongest of our reminders that the glory of Paris is departing. Those who recollect the rarity of mendicants heretofore can hardly believe their eyes when they see these filthy tableaux of deformity and disease. As you walk along the boulevards now, you might almost imagine yourself in London. Some of these mendicants are repulsive, but others tempt the hand of charity by their transparent candour and remarkable neatness.22
Sheppard rappelle la réalité atroce de Londres, la misère urbaine qu’on ne peut cacher, qui se donne à voir comme en spectacle, le long des avenues. Le mendiant moral du siège semble alors opposé au mendiant immoral, répulsif, vicieux de Londres, le rebus de la révolution industrielle, naufragé ou damné du libéralisme.
La comparaison avec la réalité économique londonienne, avec sa misère ordinaire, de temps de paix, doit renvoyer à la résistance morale et à la force des sacrifices, évoquées dès le commencement de la République du 4 septembre, où ce sentiment d’effusion et de justice est palpable : « Un souffle d’abnégation et de dévouement court dans l’air. La physionomie morale est certainement changée, et elle pourrait faire réfléchir l’ennemi », commente dans une lettre l’écrivain Louise Swanton-Belloc23.
La misère paraît plus digne à Paris, modérée par la morale. En dépit de la guerre, l’ordre des vertus règne : honnêteté, gravité, décence du mendiant, et charité et philanthropie du donateur deviennent les figures parisiennes. La cité se montre très différente de l’imagerie sulfureuse qu’avait célébrée le Second Empire et que le Times avait brocardée avec insistance. Cette métamorphose vertueuse est telle qu’il devient impossible de rencontrer un pauvre abandonné, livré à la rue: « I have walked the whole day long over Paris during the siege, comprising its worst portions, without seeing one man reeling through the streets. »24
Cette solidarité citoyenne proclamée fait fuir le crime, chasse, épure les bas-fonds, régénère les classes viles :
One feature, at least, of besieged life in Paris, has taken most Englishmen by surprise, and that is, the good order and relative absence of crime which have prevailed since the beginning of the siege, though our streets are as dark at midnight as the poorest suburb in London. This appears to them all the more astonishing, after that prodigious sale of swordsticks, revolvers, and other weapons of personal defence.25
La guerre plonge Paris dans la nuit mais ce dernier résiste aux ténèbres, aux abîmes moraux. La comparaison favorise le basculement des idées reçues. La capitale du plaisir et de la débauche ignore l’ivresse. L’ébriété collective, culturelle, marqueur d’un état de décadence avéré, a disparu :
Last night I made another reconnoissance of the pleasure-world of Paris […]. But there was the usual absence of drunkenness and boisterousness. In this respect Paris contrasts favourably with London and this race to ours. In all their carousals, they are remarkable for sobriety and quiet.26
Le sort réservé aux joies de l’ivresse construit la topique du nouveau Paris, moral, méconnaissable au point que si l’on boit toujours ce n’est plus pour s’encanailler et s’assommer, on boit avec tolérance, avec sobriété, individuellement. Ce fameux Paris-Babylone stipendié par le Times comme par la Prusse et plus tard par les partis conservateurs et monarchistes français (ce que Karine Varley nomme « the decadent, corrupt object of distrust »27), on le voit donc, trouve des contradicteurs londoniens, observateurs indépendants, probes ; ils rendent caduque la formule critique : non seulement ce portrait est fantaisiste mais il est contraire à la réalité. Et cette révolution de la représentation est d’autant plus frappante si on la compare aux mœurs des Londoniens, d’une tout autre sobriété, buveurs impénitents, formant des hordes avinées, scandaleuses et hurlantes, dépossédées de tout contrôle sur elles-mêmes :
« Everybody drinking and nobody drunk » is still the singular fact. […] The difference, indeed I may say the contrast, between the revellers in a Paris cafe, a London « public » and a New York bar-room, is striking. To whatever lengths the Frenchman may go in his indulgences, he is at least quiet. Each circle keeps to itself. There is no such thing as an uproarious row, gradually rising from many centres, until the whole assembly becomes a mass of pugnacious brawlers. The French, on the whole, are quiet in their dissipations. It is only in politics that they are noisy.28
Certains clichés demeurent saillants et d’autres s’estompent ou se révèlent. À cette sobriété de l’alcoolique est en somme associée la rage du citoyen, la furie de ses opinions personnelles, de son républicanisme, de sa conception des affaires de la cité. Cependant Sheppard trouve un contradicteur en Thomas Gibson Bowles qui, tout au contraire, découvre dans l’attitude parisienne une tempérance exceptionnelle qu’ignorent les Londoniens :
The question of the municipal elections is still the chief subject of interest, and up to this time it has been discussed on the whole in a very calm and creditable manner, with far less heat and violence than would be displayed in London were the sacred corporation of the City under consideration. The French appear to have learnt considerable self-control from adversity, and to be deeply impressed with the paramount necessity of political union in the presence of the enemy.29
Tempérance et pulsion cohabitent chez le Parisien comme chez le Londonien, c’est là leur force et leur faiblesse, et indubitablement leur fraternité. Ce nouveau paradoxe construit l’individualisme moderne, sa citoyenneté.
Individualité et réciprocité
La solidarité des Londoniens à l’égard du peuple de Paris s’exprime bien avant la sortie de crise et la signature de l’armistice. Dès septembre, Londres accueille de nombreux Parisiens partis en famille sur les chemins de l’exode à l’annonce de la guerre, des artistes (tels les peintres Monet et Pissarro) comme des dynasties exilées (la branche d’Orléans partage la place avec les bonapartistes fraîchement déchus). Au début d’octobre, le meeting de Londres compte parmi les événements et opérations de sensibilisation de l’opinion publique à la criminalité de la guerre poursuivie par l’envahisseur germanique. La tentative de rapprochement malgré un certain écho est sans lendemain. La coopération ne cesse néanmoins de se renforcer, une mutualité entre les puissantes cités internationales, entre ses populations comme entre ses institutions :
The only piece of intelligence which is considered encouraging is that a great demonstration was held in London last Friday, when there was expressed the strongest sympathy for France, and the strongest disapproval of the course the English Government had taken.30
Fait révélateur puissant, ce n’est point le gouvernement mais la capitale même qui collecte et adresse à Paris des vivres, estimés à une valeur de plus de 12 millions de francs d’alors, et ce seront les délégués du lord-maire qui montreront par compassion leur désapprobation des méthodes employées par les futurs vainqueurs. Par ses gestes, Londres acquiert de la sympathie tandis que le gouvernement anglais par son inertie demeure au centre des critiques et des amertumes parisiennes ; le pragmatisme étatique dont il fait preuve, vraie pomme de discorde31, révèle cette stratégie indifférente à la notion d’individu réduit à une variable négligeable (la guerre de Crimée avec son incurie médicale en fournit un autre exemple, par delà les changements de cabinets, Gladstone étant alors chancelier de l’Échiquier). Rappelons ici l’importance en cette période de la notion d’engagement individuel, des choix de conduite personnels (l’ouvrage The Man versus the State de Herbert Spencer date de 1884 ; de son côté, depuis 1866, Stuart Mill milite pour le droit de vote des femmes, soutenant une pétition adressée au Parlement).
Autre signe de cette modification des mentalités, une curieuse lettre publique paraît fin septembre dans la presse parisienne. Revendiquant une solidarité entre les commerçants des deux capitales, passant outre la politique publique, elle révèle que le libre-échangisme de 1860 si peu favorable aux Français a ouvert une brèche dans la compétition et aidé à un rapprochement, des habitudes communes, peut-être une folle espérance :
Le commerce de Paris au commerce de Londres,
Trop de liens, et des liens trop puissants, unissent les deux premières villes du monde pour qu’une interruption momentanée des affaires brise aussi les sympathies. […] Nous avons ici de grandes souffrances, aidez-nous à les secourir ; vous êtes le pays de l’initiative personnelle ; secondez l’effort que fait à Paris la philanthropie privée. Nous vous appelons. Venez à nous.32
La fraternisation des commerçants annonce d’autres mouvements de fond, des modifications citoyennes. Mais c’est dans le domaine privé qu’est donnée la preuve d’une transformation des relations entre les deux populations33. L’initiative individuelle vient contredire la politique publique ou remédier à ses insuffisances, pour la supplanter, par une politique personnelle, indépendante, telle celle pratiquée par le très francophile Richard Wallace avec ses actions de bienfaisance et son mécénat :
Outre qu’il a bien voulu rester à Paris jusqu’au bout, et partager avec nous les ennuis de ce long siège, il a prodigué, en fondations charitables, en secours de toute espèce, son immense fortune. Il l’a fait, en vrai gentleman, avec une noblesse de manières, une générosité de langage qui nous ont touchés profondément. Le peuple parisien a de son propre mouvement débaptisé la rue de Berlin et lui a donné son nom, afin de marquer par cet éclatant et durable témoignage la vivacité de sa reconnaissance.34
Fait symbolique puissant, en conclusion à la guerre, pour vanter l’individu moderne, incarnation de l’altruisme et de la prodigalité pacifiste convaincus, on prétend débaptiser une rue, substituer au nom d’une capitale, symboliquement arriérée et barbare, celui d’un citoyen, mi-Parisien mi-Londonien. Il s’agit de favoriser un bienfaiteur, un homme de l’universel, citoyen du monde urbain.
Ainsi l’influence anglaise sur Paris et son onomastique est patente, l’entente cordiale s’insère dans la cartographie parisienne, dans son réseau de rues, laisse une empreinte durable et familière, intégrée à l’espace urbain (on pourrait également rappeler l’installation des fameuses fontaines Wallace, bien vivantes dans le paysage parisien contemporain). Le territoire anglais entre dans le tissu parisien (par l’entremise d’un individu). L’opération symbolise les élans de la modernité citadine, cette déterritorialisation du citoyen, partout chez lui, elle décrit cette figure internationalisée. Pour être exact, la rue du quartier de l’Europe ne sera effectivement débaptisée qu’à la guerre suivante avec l’Allemagne, en 1914, son nom sera remplacé non par celui de Wallace ni par celui de Londres dont la rue est intersécante mais par celui de Liège, emblème par ses forts de la résistance à l’invasion germanique.
Le gouvernement de Londres suscite un traitement et une réaction bien différents. L’éloignement de la diplomatie anglaise, sa faible action d’intercesseur auprès des belligérants révélant, à tort ou à raison, ses velléités dans les affaires européennes seront en revanche un motif durable de déception et de désarroi pour les Parisiens de France comme d’Angleterre :
an evil fate had scattered our Ministers and our Sovereign, every one of them, to different corners of the kingdom ; a rapid decision could not be reached ; time was taken to meet, to combine, to consider ; and during that time the opportunity passed away. England has thus missed a rare chance of regaining a position among the nations of Europe. Had there but been in her councils sufficient energy and promptitude, she might have played the part of arbiter between Prussia and France, and have won the gratitude of both. As it is, she has not even retained the respect of either.35
Faisant porter plaisamment la faute sur le sort contenu dans l’histoire et sur l’impéritie des hommes, Tommy Bowles, fondateur heureux en 1868 du Vanity Fair anglais, reconsidère après les épreuves du siège et de la Commune le rôle de premier plan qu’aurait dû jouer sa propre patrie dans le concert des nations européennes, où l’honnête arbitrage, l’esprit d’équité devaient engager à résister aux tergiversations et à une neutralité passive, au lieu de conduire à la fin à l’isolement insulaire. D’autant, précise-t-il, qu’au sortir de Sedan, la France comparée à un homme qui se noie cherchait dans la panique une main secourable. Au milieu du péril, les marins débarquent-ils en abandonnant le bateau aux flots ?
Par cet aperçu des relations qu’offrent les divers écrits sélectionnés transparaît la compétition engagée en Europe par l’individu moderne contre l’emprise de la puissance étatique, contre les schématismes des politiques publiques : deux visions du bien public et de la socialité se heurtent, deux considérations inconciliables, les intérêts d’une nation et les intérêts de l’homme, les uns repliés sur un territoire centralisant, les autres ouverts sur une identité indépendante et citoyenne, internationalisée. Que disent ces derniers ? La mise en place d’une morale urbaine acquise par une conduite vertueuse, un sacrifice exemplaire, faisant l’éloge de la résistance et de la liberté et luttant contre les oppressions, ici prussiennes. Il s’agit de donner une leçon, de proposer pour l’avenir un modèle de citoyenneté éclairée, en somme d’entreprendre, de s’investir singulièrement, de ne pas attendre les incitations de l’appareil public, le cas échéant de compenser l’absentéisme de l’État, les lourdeurs administratives : là est la lice nouvelle. Une conscience de la cité (sur le modèle de la capitale internationale) prônant une égalité, une solidarité, une réciprocité, une identité indépendante de la langue et de la culture, cherchant un fondement à la fois humain, c’est-à-dire fraternel et moral, proprement citadin. Ces quelques éclairages suggèrent que la civilisation dominante dans ses longues mutations est passée de l’âge des nations à celui encore balbutiant des cités internationales dont les populations aspirent à l’émancipation, prémices d’une citoyenneté universelle.