Introduction
« Lyon, 21 mai 1533 ». Ouverture in medias res de l’ouvrage d’Elsa Kammerer. Loin de s’en servir comme d’une simple « porte d’entrée » (p. 17), que ce soit pour l’étude de Jean de Vauzelles ou celle de phénomènes religieux, elle fait reprendre vie à la ville :
Toute la ville est en ébullition : on monte les tréteaux sur la place du Change, on suspend les tentures le long des rues, de Bourgneuf à la porte Froc, on sort des coffres les plus beaux vêtements, on répète, on déclame. Depuis une semaine, les ouvriers de la ville travaillent jour et nuit ; les échevins, fébriles, s’inquiètent de ce que les travaux n’avancent pas assez vite ; les enfants essayent leurs costumes et s’entraînent à cheval, les confréries se préparent à défiler derrière les comtes et les chanoines du chapitre de Saint-Jean qui ouvriront la procession, et les imprimeurs à accueillir la nouvelle reine. (p. 13)
Ces entrées n’avaient rien de prévu, d’autant plus que l’état sanitaire de la ville était critique à cause de la peste. Prévenus au dernier moment, les échevins
[…] ont dû chercher quelqu’un qui fût capable à la fois de magnifier la famille royale dans un contexte politique difficile, de représenter Lyon sous son meilleur jour et de réaffirmer l’allégeance de la ville tout en rappelant son souci d’autonomie. (p. 349)
L’homme de la situation n’est autre que Jean de Vauzelles. Faisant partie de la triade très influente des frères Vauzelles, Jean de Vauzelles est un personnage incontournable dans le Lyon des années 1530 : non seulement il « prend une part active aux engagements municipaux et aux joutes poétiques du temps, aux responsabilités de la prêtrise et à la fondation de la première Aumône générale laïque » (p. 27), mais il est aussi « l’un de ceux sur qui reposent les relations avec la cour de France » (p. 13). En effet, de par sa proximité avec Marguerite de Navarre, il représente « un maillon essentiel de la présence lyonnaise dans la politique royale – et réciproquement »1.
Un perspectivisme méthodologique
De par le titre de l’ouvrage, l’on serait tenté de penser que Jean de Vauzelles est le personnage principal de l’étude, mais « [a]u-delà du personnage, aussi attachant soit-il, il y a […] une institution catholique de premier ordre, la primatiale Saint-Jean » (p. 15), ainsi que bien d’autres personnages et espaces géographiques qui peuplent l’ouvrage et dont le sous-titre rend peut-être mieux compte. Ce notable humaniste qu’est Jean de Vauzelles semble ainsi davantage être un prétexte pour « entrer de plain-pied dans la vie lyonnaise » (p. 27), car Elsa Kammerer tisse un véritable tableau de personnages qui gravitent dans la cité rhodanienne de l’époque et qui prennent tout autant de place dans cette étude que de Vauzelles lui-même :
Nous quittons cependant Vauzelles à plusieurs reprises pour suivre les pas d’autres personnages, restés souvent tout aussi méconnus que lui, mais dont le rapport aux Écritures et le poids religieux à Lyon – par leur présence ou par les traductions de leurs textes – doivent être mis à jour : ainsi du dominicain Sante Pagnini, qui choisit de s’installer à Lyon en 1526 pour y devenir le saint Jérôme des temps modernes, d’Ottmar Nachtgall et de Pietro Aretino, qui y sont traduits pour la première fois en français. (p. 15)
Ainsi, il y a une multiplication des perspectives et des approches : des personnages « mineurs » sont présentés, comme les frères de Vauzelles, Matthieu et Georges, ou encore Jacques de Vintimille, pour passer aux grandes figures historiques telles que l’Arétin, Holbein, Marguerite de Navarre et Louise de Savoie, en passant par Sante Pagnini et Ottmar Nachtgall. La perspective ne cesse de varier, ce qui est également souligné par les titres des chapitres qui mettent en avant tantôt l’un tantôt l’autre. Le premier chapitre retrace l’histoire de Jean de Vauzelles, le second révèle des témoignages inédits sur Marguerite de Navarre et Louise de Savoie, tandis que le troisième met l’accent sur l’Hystoire Evangelique d’Ottmar Nachtgall en relation avec Vauzelles et Marguerite de Navarre, et ainsi de suite. De ce fait, nous serions davantage tentés de lire l’ouvrage comme une série de biographies et de monographies qui s’assemblent et qui construisent une identité plus générale, celle de la ville de Lyon en l’occurrence. Elsa Kammerer se propose ainsi d’analyser
[…] la cité lyonnaise non pas seulement comme une ville d’accueil, d’échanges et d’influences, mais aussi comme un lieu de concentration de personnages eux-mêmes pris dans des réseaux, un lieu de cristallisation d’idées souvent novatrices dans la mesure où elles ne sont pas directement soumises au contrôle d’une université ni d’un parlement. (p. 20)
Il semblerait que la réalité si complexe de l’époque ne puisse être saisie qu’à partir de différents points de vue. Cela dit, à défaut d’en être le personnage principal, Jean de Vauzelles agit comme un lien logique à travers tout l’ouvrage, ce qui fait que le lecteur n’est jamais perdu. Il est au cœur des échanges aussi bien avec des auteurs qu’avec des imprimeurs, il contribue de manière significative à promouvoir les Écritures « en une belle langue française » (quatrième de couverture) et il participe au renouveau des études hébraïques à Lyon. En somme, il « incarne précisément la conciliation religieuse et humaniste qui […] a été tentée » (quatrième de couverture) à Lyon dans cette période charnière de l’histoire de la ville.
Une approche transdisciplinaire
Dans son introduction, Elsa Kammerer s’attarde sur la notion de « creuset », « qui n’était au début qu’une hypothèse de travail, [et qui] est finalement devenue un outil méthodologique fécond » (p. 19) :
[La notion de « creuset »] replace d’abord constamment la ville au cœur du maillage européen dans lequel elle joue naturellement un rôle de premier plan comme lieu de cristallisation d’une pensée ouverte et souvent audacieuse. Elle permet ensuite d’évaluer, à Lyon, la nature et l’importance d’influences très diverses : il faut faire droit aussi bien aux apports déterminants de l’Italie qu’à ceux, moins importants certes, mais surtout négligés par la critique, des pays germaniques. Elle rend compte enfin d’expérimentations en domaine religieux qui – c’est du moins notre hypothèse – sont intrinsèquement et naturellement mêlées à des pratiques littéraires, artistiques et culturelles, mais aussi économiques et politiques. (p. 19)
Cet outil impose une recherche pluridisciplinaire qui suppose d’être capable de « s’engouffrer sans a priori dans les réalités d’une période foisonnante et souvent ardue » (p. 15), si complexe qu’afin d’en rendre compte, Elsa Kammerer propose une « double approche littéraire et historique » (p. 16). En effet, comme nous l’avons vu, si l’ouvrage présenté s’attarde sur le personnage de Jean de Vauzelles, il s’agit bien plutôt de faire l’étude d’un milieu plutôt que d’un homme seul. Dès lors la méthode change : biographique au premier regard, elle emprunte également très vite « aussi bien aux outils littéraires qu’à ceux de l’histoire du livre, de l’histoire de l’art et de l’histoire » (p. 20). D’un personnage singulier, on passe alors à une fratrie, à une série de relations amicales ou professionnelles, à la communauté lyonnaise, aux grandes figures historiques du temps, puis aux grands espaces géographiques que sont les terres germaniques. Le chapitre VI.2 se nomme ainsi « Lyon et les villes allemandes », dans un élargissement incessant des questions, des perspectives, des hypothèses, ce qui est le propre du travail de recherche. Chaque fois qu’un nouveau personnage est introduit, l’auteur écrit une courte biographie de celui-ci afin de rendre compte de ses responsabilités et de son implantation dans le milieu culturel de l’époque. L’écriture se pare ainsi de moments littéraires, de moments biographiques, de moments historiques, oscillant entre différentes disciplines pour rendre compte au mieux de la polyphonie des années 1520-1550.
L’approche même des œuvres littéraires est plurielle, puisqu’elles sont parfois pensées et analysées à la manière d’un chercheur en littérature, et parfois introduites dans un raisonnement historique pour prendre le statut de documents et d’archives témoignant d’une époque. « L’épître dédicatoire de Vauzelles constitue [par exemple] un témoignage précieux sur les réactions suscitées à Lyon par le départ de la duchesse en Espagne » (p. 79), tandis que « ses pièces apportent un éclairage inédit sur la régence » (p. 83).
Jean de Vauzelles oscille de même perpétuellement entre le statut d’écrivain, qu’il s’agit d’étudier dans la perspective des textes produits, et son statut de témoin d’une histoire qui se déroule devant ses yeux, et dont il est non seulement spectateur mais aussi acteur. La double approche, à la fois littéraire et historique, confère donc un double statut aux textes et aux auteurs, et permet à Elsa Kammerer de rendre compte des interactions subtiles qui sont autant de relations entre les textes et le réel, entre la littérature et l’histoire.
L’étude ne cesse de faire varier la focale de la recherche, étudiant tantôt de grands ensembles, tantôt le détail des textes, tantôt les relations entre l’écrivain et son milieu, tantôt l’usage d’une figure ou d’un procédé littéraire au sein d’une série de textes. L’ouvrage propose une articulation entre le particulier et le général qui s’entremêlent et se chevauchent sans cesse, comme le rappelle l’auteur dans la conclusion du livre : « D’avoir opté pour les minores nous a permis d’ouvrir sans a priori de grandes voies de réflexion » (p. 407).
La progression chronologique n’est alors pas respectée : la succession des chapitres repose sur une variation d’ordre géographique et biographique plus que temporelle. L’ouvrage, qui couvre la période 1520-1550, se termine ainsi, avec le dernier chapitre, par une étude des entrées royales de 1533. Les détours ont par conséquent leurs importances, ainsi que les digressions, qui donnent à lire les mêmes événements sous d’autres perspectives et à partir d’outils disciplinaires différents. Le chapitre VIII, consacré à l’étude de l’Aumône Générale de Lyon, opère ainsi une digression pendant six pages afin de rendre compte de la biographie de Jean Kleberger, avant que l’auteur ne décide de reprendre en main son étude : « Revenons à l’Aumône générale » (p. 302). Mais cette coupure biographique en plein milieu du récit sera féconde, puisque la connaissance de Kleberger, qui fut l’un des premiers administrateurs de l’Aumône générale, permettra de donner un nouvel éclairage à la constitution de cette institution lyonnaise.
La variation disciplinaire offre donc aux lecteurs un bel ensemble de la période étudiée et permet d’opérer une jonction entre le titre et le sous-titre de l’ouvrage, d’articuler les différents points de la recherche : Jean de Vauzelles, mais aussi l’humanisme catholique, Marguerite de Navarre, la France, l’Italie, l’Allemagne, et finalement ce qui se joue au creux de ces trois décennies 1520-1550.
L’écriture de la recherche
À la manière d’un palimpseste, l’ouvrage laisse transparaître en creux un second personnage qui se devine au fur et à mesure de la lecture : celui du chercheur. Issu d’une thèse, le livre n’est pas seulement l’écriture des résultats de la recherche, mais de la recherche elle-même. S’y devine ainsi un chercheur qui devient lui-même personnage, narrateur de sa propre histoire, brisant ainsi les codes habituels de l’écriture scientifique pour laisser transparaître un peu de ses sentiments, de ses doutes, de ses hypothèses et de ses perspectives de recherche. La méthodologie se distingue de celle d’un Michelet, qui en appelait à la disparition des échafaudages de la recherche dans le texte :
L’étude de ces documents de plus en plus nombreux, l’interprétation, le contrôle des chroniques par les actes, des actes par les chroniques, tout cela exige des travaux préalables, des tâtonnements, des discussions critiques dont nous épargnons à nos lecteurs le laborieux spectacle. Une histoire étant une œuvre d’art autant que de science, elle doit paraître dégagée des machines et des échafaudages qui en ont préparé la construction.2
Dans l’ouvrage de Kammerer, en revanche, les lecteurs sont moins épargnés que sollicités par le narrateur qui les stimule, qui leur ouvre de nouvelles perspectives et qui les enjoint à travailler sur tel ou tel sujet pour approfondir les manques de l’ouvrage. Relevant une hypothèse de Picot tout en essayant de la justifier, le narrateur souligne par exemple que « rien, dans l’état actuel de nos connaissances, ne permet de l’étayer » (p. 70). Plus loin, l’auteur admet l’impossibilité d’obtenir des réponses définitives sur les jeux d’influence réciproques entre différents artistes de cette époque :
Les jeux d’influence réciproques sont trop riches et trop complexes pour être réduits à quelque conclusion, même extrêmement prudente : on en est réduit à des hypothèses. (p. 167)
L’ouvrage ne dédaigne en effet pas de faire apparaître les failles d’une recherche incomplète, qui se cherche elle-même, qui se toise, qui se pense plus comme une dynamique que comme un processus clos présentant des résultats définitifs : « les prémisses – encore très modestes et largement perfectibles – d’une topographie lyonnaise qui mette au jour des expérimentations « catholiques » au sens qu’implique alors ce terme à Lyon : « universelles » » (p. 21). Autrement dit, la forme empruntée par l’ouvrage mime ce processus de la recherche pour la rendre lisible ; la modestie du propos transparaît tout au long du livre afin de lier les deux axes qui façonnent le métier de chercheur : la recherche et l’écriture. Loin de les opposer entre eux, le premier tâtonnant dans l’incertitude tandis que le second présente des résultats annoncés comme définitifs, Elsa Kammerer introduit ici une forme littéraire mêlant habilement les deux pans de son métier. Les problèmes qui peuvent se poser au chercheur durant la recherche ne sont ainsi pas mis de côté mais exposés au lecteur :
Dès lors que l’on travaille sur la première moitié du XVIe siècle, on est immanquablement confronté à un problème de vocabulaire : comment, pourquoi et quand employer les termes de « préréforme », « Réforme », « Réformation », « réformes », « restauration », « Contre-Réforme », « réforme catholique » ? (p. 24)
Confronté à ce problème au cours de sa recherche, l’auteur décide de ne pas l’oblitérer aux yeux du lecteur, mais l’expose au contraire afin de s’y confronter au sein même de l’ouvrage, et d’y répondre en assumant ses décisions : « nous choisissons la solution la plus commune », répond ainsi l’auteur par la suite (p. 25). Cette transparence dans la monstration des difficultés de la recherche comme des choix qu’il convient de prendre établit ainsi un pacte de lecture entre l’écrivain et son lecteur : l’auteur s’y dessine comme un personnage honnête et sincère, auquel le lecteur peut dès lors se fier alors qu’il aurait pu par ailleurs se défier devant le manque d’informations et de transparence de l’ouvrage. Elsa Kammerer fait également preuve d’une pointe d’humour lorsqu’elle annonce, en note de bas de page cependant, qu’elle corrige ici « l’erreur commise par tous les biographes de Vauzelles, qui le faisaient mourir vers 1557 »3.
Un paradoxe se dessine en creux, qui semble rendre l’ouvrage plus scientifique lorsqu’il est plus subjectif : lorsque le chercheur s’assume en tant que tel, il s’efface au maximum tout en laissant néanmoins derrière lui des traces qui vont permettre aux lecteurs de suivre son cheminement et d’établir une relation de confiance avec l’auteur. Subjectivité et scientificité ne semblent ainsi pas s’exclure l’un l’autre, mais se complètent ici harmonieusement et se conditionnent, si bien que l’ouvrage gagne en lisibilité. Le lecteur peut en effet suivre les idées et le cheminement d’un personnage-auteur qui cherche et ne trouve pas toujours, mais qui expose en tout cas ses matériaux, ses démarches, ses déplacements. L’auteur ne cesse ainsi de chercher une plus grande lisibilité afin de rendre son propos plus transmissible, n’hésitant pas, au sein même du chapitre consacré à l’Aumône Générale de Lyon, à exposer en détails, sur deux pages et sous forme de liste bibliographique, les ouvrages qui constituent le support de sa réflexion, et cela « pour plus de clarté » (p. 284).
Une série de questionnements apparaît également parfois au cœur de l’ouvrage et lui donne un rythme qui en fait non seulement un récit – la narration de la vie lyonnaise de 1520 à 1550, autour de certaines grandes figures et de certains grands espaces géographiques – mais également la recherche en cours sur ce même récit qui s’établit et se déroule ainsi sous les yeux du lecteur. Des hypothèses et des incertitudes siègent au côté d’événements avérés, pour dessiner l’époque tout autant que l’état de la recherche actuelle sur cette même époque :
Serlio, qui revient à Lyon en 1549 et veut y faire traduire les quelques pages du début de son Livre extraordinaire, peut donc avoir cherché un autre traducteur, en même temps qu’un autre mécène, après les morts de François Ier et de Marguerite de Navarre : Vauzelles ? Jean de Tournes lui-même qui, subjugué en 1532-1533 par les œuvres d’Alamanni, a appris l’italien et le pratique depuis longtemps ? Rien n’interdit non plus de penser qu’il s’agit d’une traduction à quatre mains. (p. 71)
À la manière d’un personnage de roman, le chercheur est ainsi confronté en permanence à des obstacles qui apparaissent sur son chemin, parmi lesquels figure notamment l’absence de source vérifiable ou d’étude sur le sujet considéré : « Castellano a-t-il consulté le dictionnaire de David Kimchi, ou les Rudimenta hebraica de Reuchlin ? On manque de documents pour trancher » (p. 226). Ces silences au cœur de la recherche, ces vides qui délimitent le pouvoir de l’écrivain sont incorporés par Elsa Kammerer au sein même de son texte, si bien que ce dernier ne se construit pas seulement sur les certitudes ainsi que sur les résultats de la recherche, mais trouve également de la signification et de l’intérêt à ce qui devrait pourtant rendre le chercheur muet :
Le Theatre ne contient cependant aucune indication de date ni de lieu d’impression. Selon toute vraisemblance, il est rédigé entre le 22 septembre 1531, date du décès de Louise de Savoie, et le 10 novembre 1531, date de l’épître finale. Cette plaquette n’a fait jusqu’à présent l’objet d’aucune étude particulière. Elle constitue pourtant à nos yeux un document important sur la famille royale en raison même de ce que Vauzelles, proche à la fois de Louise et de Marguerite, en dévoile.4
Inachevé, le récit se constitue donc autour de blancs et de vides qui identifient le texte comme étant potentiellement réfutable5, c’est-à-dire scientifique. Mais bien plus, ces vides laissés par le texte inscrivent le lecteur au sein même du texte et lui donnent une fonction narrative6. La relation de confiance qui s’instaure entre le lecteur et l’auteur se double ainsi d’une relation de coopération dans la production même de la recherche : le lecteur est invité à reprendre les perspectives adoptés, à les mesurer, en tester la fiabilité, à soumettre les hypothèses relevées à la question. Le lecteur s’inscrit ainsi avec le chercheur au sein d’une communauté scientifique à laquelle il est convié.
Loin d’occuper toute la place au sein de son texte, le narrateur-personnage sait parfois s’effacer pour laisser de l’espace narratif aux lecteurs et les enjoindre à combler les vides du texte. Autrement dit, l’ouvrage se constitue parfois comme une œuvre ouverte, au sens où pouvait l’entendre Umberto Eco7. Ouverte aux lecteurs, qui sont invités à travailler sur le texte et sur son sujet, à faire eux aussi un travail de recherche, à relier les hypothèses, à les recouper, à les penser, à en déterminer ou non la pertinence. Ouverte à des travaux ultérieurs également, tant les perspectives de recherche s’ouvrent et abondent à la lecture de l’ouvrage : « ce sera l’objet de travaux ultérieurs », écrit ainsi fréquemment l’auteur après avoir postulé telle ou telle hypothèse.
Terrain quasiment vierge, en revanche, que la réception littéraire, en France, des résistances et des innovations catholiques allemandes du XVIe siècle. Nous avons-nous-même consacré plusieurs études à des figures de « passeurs » (Scheit, Nachtgall). Du côté allemand, rares sont les chercheurs à s’être intéressés à Lyon. On espère donc que pourra se développer dans les prochaines années une réflexion plus large sur les échanges entre France et Empire au XVIe siècle, comme cela commence à se faire pour la fin du Moyen Âge. (p. 234)
L’un des mots qui revient souvent est d’ailleurs celui de « prudence », à laquelle se rattache volontiers l’auteur qui invite à manier les textes et les conclusions avec précaution, tant l’ouvrage s’identifie comme le jalon d’une recherche en cours plutôt que comme un point d’aboutissement. L’auteur écrit ainsi, à propos des textes en prose de Vauzelles dans les Simulachres :
Nous n’avons pas repéré de source immédiate de ces textes ; ils n’ont à notre connaissance fait l’objet d’aucune analyse particulière. La difficulté à saisir leur nature, leur démarche et l’intention qui y a présidé invite à quelque prudence. (p. 191)
Une prudence à laquelle l’auteur appelle de nouveau en conclusion de son ouvrage, tout en établissant une synthèse de la recherche menée et des défis colossaux qui se présentent à ceux qui veulent poursuivre dans cette voie : « la profusion de phénomènes que l’on observe à Lyon durant la période 1520-1550 peut étourdir le chercheur » (p. 407), précise ainsi l’auteur. Il s’agit donc d’un récit dont les accents sont parfois presque romanesques, dont les conditions de production ne sont pas oblitérées par l’auteur. Autrement dit, d’une synthèse des résultats issus de plusieurs années de travail de doctorat, ainsi que du cheminement suivi pour aboutir à ces résultats.
« La lettre et l’esprit, sans oublier le cœur »
C’est par ce titre que se termine l’ouvrage d’Elsa Kammerer. La référence à Saint Paul, qui dit dans la deuxième lettre aux Corinthiens que la lettre tue mais que l’esprit vivifie (3 : 6), nous amène à redécouvrir les phénomènes religieux qui s’observent à l’époque et à entrer de plain-pied au cœur des débats au début de cette grande fracture du christianisme. Régulièrement utilisé pour justifier n’importe quelle interprétation ou bien pour critiquer une lecture trop « directe », au pied de la lettre, des Écritures, ce verset a fait couler beaucoup d’encre, et ce n’est donc pas anodin si Elsa Kammerer termine son ouvrage par ces termes. En effet, il témoigne d’une synthèse opérée par le milieu lyonnais de l’époque, et par Jean de Vauzelles en particulier, qui souhaite conserver l’esprit du catholicisme tout en approfondissant l’étude littérale et littéraire du texte sacré à partir des nouveaux outils philologiques légués par la Renaissance. Il s’agit pour lui d’approfondir le travail entrepris par les milieux humanistes et repris par les protestants afin d’opérer une réforme de l’Eglise sans provoquer de rupture, une réforme à la fois intellectuelle et pratique, par la constitution d’une Aumône Générale qui permet de traduire en acte la pensée chrétienne de l’amour comme caritas. Car si la Réforme qui s’annonce peut ouvrir à un approfondissement du travail biblique et à une meilleure interprétation des textes, en revanche la foi seule ne sauve pas, comme pouvait l’affirmer Luther : les œuvres sont en effet nécessaires au salut des hommes. Autrement dit, comme l’écrit encore Elsa Kammerer,
On observe à Lyon un milieu catholique actif, soucieux de faire avancer l’Église sans provoquer de rupture et d’accorder la foi à l’air du temps – un air où l’on sent vibrer en même temps l’appel pressant de la rigueur philologique, le désir partagé d’une dévotion qui parle aux sens et l’efficacité, sur le terrain, d’un christianisme charitable. (p. 416)
Le creuset lyonnais étudié par Elsa Kammerer est par conséquent sans doute l’une des figures les plus représentatives de cette liaison de l’esprit, de la lettre et du cœur, c’est-à-dire d’une tentative de réforme à l’intérieur même de l’Église.
Conclusion
« Cerner la sensibilité religieuse dans les premières décennies du XVIe siècle à la faveur de quelques auteurs méconnus » (p. 407) : tel est le projet de départ d’Elsa Kammerer. De ce fait, il lui a semblé utile
[…] de reprendre ces analyses du point de vue spécifique du « creuset lyonnais », pour comprendre directement les apports originaux de la ville et restituer progressivement, dans toute la mesure du possible, la nature de la conciliation religieuse et humaniste qui y est alors tentée (p. 19),
L’étude de cette conciliation est ici l’objet d’un ouvrage hybride, au croisement de « l’Europe méridionale et l’Europe septentrionale »8, dans lequel la ville rhodanienne apparaît comme un personnage à part entière. La figure de Jean de Vauzelles semble être dès lors un prétexte à l’élargissement des perspectives, à l’étude d’un cheminement : celui d’un homme, celui d’une ville, mais aussi celui d’une époque. L’ouvrage dresse le portrait d’une ville cosmopolite « en prise directe avec tout ce qui se tente et se fait dans la ville sur la scène éditoriale et littéraire, sociale et politique » (p. 17) dans cette « période charnière de l’histoire religieuse » (p. 16). De ce fait, Lyon « s’impose […] comme le creuset d’expériences philologiques, iconographiques, symboliques et politiques qui innervent de façon décisive la lecture des textes bibliques » (quatrième de couverture).
Polyphonique, le texte se constitue comme l’écriture non seulement d’un parcours individuel, celui de Jean de Vauzelles, mais aussi de courtes biographies des « minores », « dans les creux de la recherche »9, ainsi que des grandes figures historiques telles que Marguerite de Navarre, Louise de Savoie ou encore François Ier, donnant ainsi à lire les sensibilités d’une époque. Les outils eux-mêmes sont pluriels, tant Elsa Kammerer emprunte « aussi bien aux outils littéraires qu’à ceux de l’histoire du livre, de l’histoire de l’art et de l’histoire » (p. 20), tout en proposant, outre les pertinentes analyses issues de sa thèse de recherche, l’édition de plusieurs textes inédits qui apportent une meilleure connaissance de l’époque et des activités lyonnaises au XVIe siècle. L’ouvrage apparaît par conséquent comme une œuvre à la fois aboutie et inaboutie, dont les résultats éclairent une époque, une question ainsi qu’un panorama de personnages encore peu connus, tout en s’offrant comme la première esquisse d’une vaste étude qui pourrait suivre et dont l’auteur encourage les chercheurs à l’entreprendre. En ce sens, Jean de Vauzelles et le creuset lyonnais s’adresse aussi bien aux curieux qui souhaiteraient en apprendre plus sur cette période qu’aux spécialistes qui souhaiteraient approfondir leurs connaissances et trouver de nouveaux outils pour persévérer dans cette recherche, de nouveaux outils qu’Elsa Kammerer propose par ailleurs en annexe en proposant l’édition de plusieurs textes traduits par Vauzelles : sa traduction de l’Hystoire Evangelique (1526) d’Ottmar Nachtgall, ainsi que celle du Theatre de françoise désolation sur le trespas de la tresauguste Loyse (1531), celle d’In Lodoicae Regis Matris mortem (1531), des Epîtres dédicatoires de l’Arétin (1539-1542), celle des Epîtres dédicatoires de la Médecine de l’âme d’Urbanus Rhegius (1542) et enfin celle de l’épître des Figuren Ausz der Bibel de Caspar Scheit (1554).