Voici Madame d’Averne, l’une des (trop ?) nombreuses maîtresses de Philippe II, duc d’Orléans, régent de France de la mort de Louis XIV (1715) à la majorité du nouveau roi, Louis XV, unique arrière petit-fils du Roi-Soleil (1723) :
[…] quand, dans une tendre et douce rêverie, ses yeux bleus se voilaient d’une vapeur humide, quand sa bouche, froide et rougissante tout à la fois, laissait entrevoir, entre la légère séparation de ses lèvres, un fil de perles, ce n’était plus une femme, c’était le génie de la volupté. (p. 107)
Et voilà ce que fait la fascination. Celle, peut-être ou sans doute, de la jeune femme sur le Régent. Celle plus sûrement du chroniqueur pour son objet ; or ici, pour d’évidentes raisons chronologiques, l’objet ne peut être la dame en question, comme croquée sur le vif. La gourmandise, et celle d’Alexandre Dumas est connue, est une gourmandise textuelle, une gourmandise pour des chroniques de ce temps jadis, tout une série de récits que la tradition éditoriale, puis critique, a unifié, cahin-caha, sous le nom de Mémoires.
Pour le dire autrement, Alexandre Dumas est ici un chroniqueur au carré : il ne fait pas relation de ce dont il aurait été témoin, oculaire ou auditif, il ne rapporte pas non plus des faits secrets (c’est-à-dire des anecdotes) qu’il viendrait divulguer et révéler. La vraie chronique qu’il tient, c’est celle de ses lectures, de première ou seconde main, de son savoir et ses connaissances.
De ce fait, un des premiers éléments qui frappe à la lecture de ce texte plutôt étonnant, et peu connu, d’Alexandre Dumas, paru en 1849, c’est le plaisir d’une écriture si proche de la période traitée, donc fort anachronique : et pour cause, doit-on aussitôt rajouter, tant Dumas décalque ses sources, tout particulièrement dans les portraits, où notamment la plume de Saint-Simon vient virevolter, avec d’autres. Sources décalquées, sources adaptées, sources déformées, et même des erreurs factuelles, que signale Claude Schopp en notes : on n’est pas dans une histoire positiviste. L’on suit certes un fil chronologique, mais à ce fil on accroche surtout les amours du régent, de ses filles, de quelques grands séducteurs comme le duc de Richelieu, et des petits faits venant illustrer et donner à comprendre le caractère de ceux qui vont connaître une ascension fulgurante (Dubois, Law), ou des disgrâces. Les « grandes » dates (les batailles, les traités de paix, les alliances matrimoniales, les querelles de la bulle Unigenitus, comme les catastrophes naturelles, telle la peste à Marseille) arrivent dans le texte comme venant d’un autre monde, où elles retournent prestement, aussi vite qu’elles sont apparues. Ces Chroniques de la Régence sont essentiellement des chroniques du Régent.
Ni sécheresse de l’érudition, ni grandes orgues : on a plus le sentiment d’assister incognito, avec Dumas, à l’intimité de cette petite cour. Comme chez le Voltaire du Siècle de Louis XIV, il y a chez cet Alexandre Dumas, et partant chez son lecteur, le complexe de la petite souris, celle qui aurait juste le désir de voir, d’assister, d’y être.
Et cela suffit à faire le bonheur de ce livre.
Seulement l’Histoire est passée par là, justement ou injustement selon les points de vue. Et le XIXème siècle est advenu. Dans un anachronisme symétriquement inverse à celui mentionné plus haut, on verra ainsi passer l’« égalité terrible devant la loi » (p. 215), la guillotine (p. 249-250), la bataille d’Eylau (p. 225). Puisque l’on est dans le sang, on peut rappeler que ces chroniques parurent en 1849, quelques mois après le terrible mois de juin 1848, et dans une période politique troublée.
Un trait plus léger souligne lui aussi cette imposition répressive de la morale bourgeoise ; par rapport à ses devanciers mémorialistes, Alexandre Dumas est infiniment plus prude pour désigner la scatologie, le sadisme ou les pratiques homosexuelles, tant féminines que masculines : il use de périphrases ou d’allusions plutôt obscures, d’expressions guère précises comme « goûts étranges », ou de renvois à d’autres textes ou pièces, là où un Saint-Simon par exemple est comme naturellement fort précis, prenant acte avec sang-froid de l’infinie variété des désirs humains.
Plus troublante pour un lecteur moderne est l’image du peuple. Il est présent, comme témoin, via de nombreuses chansons ou vaudevilles, souvent du reste en partie censurés, mais comme dans un monde à part, cloisonné : « on leur rouait Cartouche en Grève » (p. 252). Il est surtout passif. Lorsqu’il devient actif, le moins que l’on puisse dire est que les choses se gâtent (avec peut-être comme horizon cette guillotine mentionnée tout à l’heure) : c’est par exemple, dès l’ouverture, l’enterrement quasi-clandestin de Louis XIV pour échapper à la vindicte publique, c’est très spectaculairement les spéculations autour du système de Law qui viennent révolutionner la hiérarchie sociale. Dumas insiste en effet beaucoup sur les grands noms, aristocrates, qui se retrouvent ruinés ; mais aussi sur les gens de peu qui deviennent immensément riches, comme une ancienne cuisinière qui vient à l’Opéra exhiber aux yeux de ses anciens maîtres ses bijoux et ses toilettes.
Il semble difficile de tirer de tout cela trop de conclusions : la fin de la chronique paraît si conventionnelle, avec un XVIIIème siècle venant malignement détricoter tout ce que le XVIIème avait solidement tressé (c’est-à-dire le trône et l’autel, l’autorité politique et religieuse, rien de bien surprenant), que l’on en vient à se demander si ces chroniques ne s’inscrivent pas dans une reconduite pure et simple d’une Doxa, d’une mythologie nationale.
A ces questions, et à d’autres, l’introduction substantielle de Claude Schopp apportera des éléments de réponse pouvant éclairer un lecteur qui aurait éprouvé quelques perplexités. Des tableaux généalogiques et un dictionnaire historique permettent également de mieux suivre un récit allusif sur ces éléments, preuve peut-être qu’il s’agit bien d’une Doxa pour le lecteur de 1849, ce qui n’est plus notre cas.
Nous nous étions fait petite souris pour surprendre, en vrai, Madame d’Averne. En vrai ? Mais tout n’est qu’affaire de représentation, d’images, d’images communes et communément partagées :
Quelques têtes de Greuze peuvent donner une idée de ce qu’était Mme d’Averne. (p. 107)
La nature imite l’art ; pauvre nature…