On imagine. Un jour d’hiver, perlé de gris. Londres. A Oxford Street les soldes viennent de commencer. De nombreux bus se garent Park Lane. On se tient devant un monument : Animals in War Memorial. Le monument représente toutes sortes d’animaux : pigeons, ânes, chèvres, buffles, éléphants, mules, dromadaires, chameaux, chevaux, chiens, canaris, vers luisants, chats… Il a été inauguré en 2004. On retient, douloureusement, la dernière phrase : They had no choice.
Alors, en incorrigible Français, viendraient automatiquement – on ne se refait pas – sur les lèvres des vers de Boileau :
Dites-moi, grand héros, esprit rare et sublime,
Entre tant d’animaux, qui sont ceux qu’on estime ?
On fait cas d’un coursier qui, fier et plein de cœur,
Fait paraître en courant sa bouillante vigueur ;
Qui jamais ne se lasse, et qui dans la carrière
S’est couvert mille fois d’une noble poussière ;
Mais la postérité d’Alfane et de Bayard,
Quand ce n’est qu’une rosse, est vendue au hasard,
Sans respect des aïeux dont elle est descendue,
Et va porter la malle, ou tirer la charrue.
Pourquoi donc voulez-vous que, par un sot abus,
Chacun respecte en vous un honneur qui n’est plus ?1
Il n’y a pas qu’à la guerre qu’ils n’ont pas eu le choix : « porter la malle », « tirer la charrue »… La compagnie des animaux est ainsi faite que c’est le plus souvent à leur corps défendant qu’ils apparaissent bien plus comme des actants que comme des acteurs de notre Histoire. Les oies n’avaient pas la volonté de sauver le Capitole pour ne pas faire bifurquer l’Histoire universelle, les chevaux d’Attila d’échouer dans leurs espérances aux Champs Catalauniques, ni les moustiques de décimer les corps expéditionnaires coloniaux. Ils ont joué certes un rôle, soit que leur milieu et le nôtre aient eu un point d’intersection, soit que nous les ayons délibérément utilisés, voire dressés, selon nos propres fins. Ils ont bel et bien une existence historique, dans notre Histoire humaine, qui se fait une part désormais importante dans les travaux des historiens. Mais, sur le modèle de l’Histoire mondiale de la France parue sous la direction de Patrick Boucheron en 2017, peut-on aller jusqu’à imaginer un jour une Histoire animale de la France ?
Les animaux n’ont vraiment pas eu le choix, ils ne paraissent qu’incidemment dans les archives, ils ne portent que bien rarement un nom, ils forment un groupe indistinct (des vers luisants !), ou une forme indéfinie (une chèvre), ils ne seraient des singularités que par exception :
Quelques Philosophes anciens et modernes ont dit que les Animaux ne devaient pas être en plus de considération que des plantes, et même que des choses inanimées, comme on l’a déjà dit : et Cimon fils du fameux Milthiade fit élever un tombeau à des chevaux qui lui avaient servi à remporter le prix aux jeux Olimpiques.2
La présence de l’animal dans l’histoire humaine est désormais une évidence, même pour les historiens. Mais la question de savoir à quel titre reste en suspens. Est-ce un adjuvant ? Est-ce un sujet ? Entre le Charybde de l’anthropomorphisme et le Scylla de l’antispécisme, la passe est secouée et agitée, la voie sans doute étroite. Mais seules les zones grises, les entre-deux, et les passages ou détroits improbables ont de l’intérêt. Entre chien et loup, comme ne disent ni les loups, ni les chiens. Car si l’animal nous fait histoire, s’il peut être une figure historique, on considérera ici que c’est à la mesure du trouble qu’il provoque dans l’onde. C’est son opacité (pour nous) qui le rend si énigmatiquement et si intensément présent dans notre histoire à nous, tant il semble difficile de parler d’histoire commune.
Car on aura bien entendu lu Jakob von Uexküll3, qu’on aura peut-être complété pour le versant humain par Watsuji Tetsûro4, on se sera demandé avec Thomas Nagel « quel effet cela fait, d’être une chauve-souris »5, et l’on se sera souvenu avec Ludwig Wittgenstein que « quand bien même un lion saurait parler, nous ne pourrions le comprendre »6. Apprenons donc à ne pas entendre, apprenons donc à ne pas comprendre.
On peut bien sûr toujours spéculer, éthologiquement, épistémologiquement, philosophiquement, à propos de l’animal. Il n’en reste pas moins que notre expérience sensible n’en est pas toujours heureuse : les cafards dans la cuisine, les rats dans la cave, les méduses et les vives à la plage, les poux, les requins blancs, les scorpions, les asticots, les frelons, le regard du basilic, les larmes du crocodile…
La présence historique de l’animal n’est pour toutes ces raisons pas forcément aussi simple, et ne se laisse pas par exemple enfermer entre ces deux pôles, celui où il ne compte pas, celui où il devient tombeau ou statue – et de cette dernière espèce il y a tant d’exemples, du lointain passé que l’archéologie fait resurgir jusqu’aux sensibilités contemporaines les plus exacerbantes et acrimonieuses. L’animal aurait plutôt tendance, on en verra à la suite quelques exemples, à faire son Albertine et à jouer la fille de l’air. Sa présence n’est pas non plus si forcément rassurante – et l’animal va sans doute moins facilement figurer l’Histoire que la défigurer, comme les loups avec le corps de Charles le Téméraire, comme le cochon régicide étudié par Michel Pastoureau7. L’animal dans l’Histoire, l’animal comme figure historique, ce serait plutôt un inconfort et un trouble. Pas d’Histoire à part égale possible, mais un déséquilibre et une instabilité permanentes. Même si l’animal est employé comme auxiliaire, ça nous déborde… ça nous échappe… Ça nous décentre8.
L’idée initiale de ce numéro était donc de n’en point avoir, mais plutôt de voir quelles lignes de faille allaient apparaître : on est donc ravi du résultat. Car s’il est sans doute compliqué de savoir si l’animal peut faire l’Histoire, on verra clairement ce qu’il en fait : un malaise.
Un chien pour commencer : Sébastien Riguet nous entraîne à la découverte de Becerillo, figure aussi emblématique qu’exemplaire de la conquête espagnole du « Nouveau » Monde, et des pratiques vieilles comme l’« Ancien » Monde, et toujours actuelles, de la chasse à l’homme comme mode de gouvernement des corps et des territoires9.
Plusieurs chevaux viennent ensuite s’offrir, à notre compréhension autant qu’à notre incompréhension, des chevaux qui se font passeurs de ce monde-ci à un autre monde, plus impalpable, peu situable. Ce seront d’abord Beau Geste, Euclides et Gentil, les chevaux messianiques portugais (Carlos Pereira). Babieca, le cheval du Cid, n’est pas en reste, entre origines douteuses et multiples, et un devenir légendaire, moderne Péage, voire Centaure en fusion avec son cavalier (Juan Manuel Ibeas-Altamira et Lydia Vázquez). Non moins légendaire, mais beaucoup plus anonyme, ce qui ne l’empêche pas d’être un des héros du commentaire philosophique, est l’énigmatique cheval de Turin qui vit l’effondrement de Friedrich Nietzche, et que le cinéaste hongrois Béla Tarr prend en charge cinématographiquement après cet événement, comme une figure singulière et paradoxale de prophétie (Vincent Lecomte).
Lamartine cheminant en Orient, et peu attentif aux chameaux, l’est infiniment aux chevaux. Le cheval est chez lui aussi passeur, « psychopompe », et archétypal, comme figure aussi bien du réversible que de l’irréversible, compagnon des vivants, des morts (la fille du poète, Julia), et des revenants (Jésus à Jérusalem) : Lamartine a rencontré un absolu, « la jument des juments » (François Raviez). L’Histoire, déjà malmenée jusqu’ici par les légendes noires ou dorées, et par ces animaux-énigmes – venus d’ailleurs opaques et indécis – transperçant la trame rassurante des travaux et des jours, se voit opposer, par et grâce à l’animal, un corps et une vie plus grande, plus intense, plus immense, et sans doute plus perturbante, dans l’œuvre de Hans Henny Jahnn (Alison Boulanger).
Encore un cran, et via l’espace antillais la question de l’animal et du destin historique, celle du nom et du monument, trouve un épilogue tout à la fois temporaire et séculaire, futur et archaïque, que l’on laissera au lecteur le soin de découvrir (Jean-Christophe Delmeule).
In cauda veritas, ou peu s’en faut. Car, on l’aura noté, le numéro pérégrine également, et pour les mêmes raisons qui ont présidé à l’établissement du fameux théorème Cooper-Rose-Schoedsack, suivant le principe du toujours plus à l’est10. À terme, on sait ce qui devrait en résulter : point de départ et point d’arrivée coïncideraient, la boucle serait bouclée, chevaux et chiens (à défaut de vaches) bien gardés. On constatera avec bonheur qu’il n’en est rien, que molosses et cavales continueront de nous échapper, qu’ils courent encore, et le sens après eux…