Lucrèce – serve crédule, crucifiée de luxure secrète.1
De toute façon, si je suis libre, j’ai le droit de faire ce que j’ai envie de faire, même contre ma raison.
« Tu penses quelque chose, que tu caches, dit Djinn. – Oui, dis-je. – Et c’est quoi ? – C’est sans rapport avec le travail. »
[…] renonçant au tutoiement hiérarchique, elle murmure de sa voix douce et chaude : « Maintenant vous dites ce que vous pensez. »
« La lutte des sexes, dis-je, est le moteur de l’histoire. »2
Le défi de Salomon…
Les historiens d’art, ceux des mentalités et ceux de la littérature ont depuis bien longtemps maintenant repéré le phénomène : caractérisée par deux régences féminines, celle de Marie de Médicis (1610-1614) et celle d’Anne d’Autriche (1643-1651)3, la première moitié du dix-septième siècle français voit une floraison d’œuvres (traités, galeries, peintures, poèmes, romans, théâtre, musique...) concernant la question de la gloire féminine, celles des femmes héroïques, illustres, ou, comme l’on dit souvent alors, des femmes fortes4. La chose ne va cependant pas de soi, et à la fin du même siècle dans son dictionnaire Antoine Furetière (premier degré ? deuxième degré ? troisième degré ?) à l’article Femme use d’un argument imparable : « Salomon défie de trouver la femme forte : il dit que de mille hommes il en a trouvé un bon, & de toutes les femmes pas une ». On aura ici reconnu un passage de la Bible qui vient conclure une analyse tout empreinte de vraie charité et de nuances aussi compatissantes que bienveillantes :
Et j’ai reconnu que la femme est plus amère que la mort, qu’elle est le filet des chasseurs, que son cœur est un rets, et que ses mains sont des chaînes. Celui qui est agréable à Dieu se sauvera d’elle, mais le pécheur s’y trouvera pris.5
Ceci explique donc cela, et il est sûr que vu comme ça, l’affaire est vite réglée. A quoi bon alors continuer de s’entêter à écrire cet article ?
Pour cette raison même, que l’on pourrait nommer le défi de Salomon. On est alors invité à considérer tous les recueils de femmes illustres (et l’on verra que s’il y a là un genre, les titres et les organisations textuelles sont fort variées) à l’aune de préoccupations toutes « contemporaines », c’est-à-dire dans les débats et combats du dix-septième siècle, et fort peu consensuelles… Il ne s’agit pas, pour les auteurs, en quelque sorte de simplement réitérer les listes établies, notamment, par Plutarque et Boccace6, mais de construire un ensemble cohérent, et, à sa façon, aussi argumentatif que polémique. Dit autrement : comment diable peut-on s’y prendre pour trouver quand même des femmes fortes, des femmes illustres, de vraies héroïnes ? Il est toujours beau de voir les efforts des conquérants de l’impossible…
Dans tout cet ensemble on distinguera comme point de départ de la réflexion et de l’étonnement Les Femmes Illustres ou les Harangues héroïques de Monsieur de Scudéry, avec les véritables Portraits de ces Héroïnes, tirés des Médailles antiques, et tout particulièrement la première partie, qui paraît en 16427. Pour ce qui est de la question particulière de l’attribution de l’œuvre (Madeleine de Scudéry ? Georges de Scudéry ? la sœur et le frère ? mais alors dans quelle proportion ?), on s’en accommodera ici en usant seulement du nom « Scudéry », et en renvoyant à la mise au point critique de Chiara Rolla8.
L’ouvrage de 1642 se donne fort explicitement pour mission de relever le défi mentionné plus haut. Le long titre en témoigne, et toute la disposition de l’ouvrage le confirme. Le frontispice se présente comme un arc de triomphe, et l’Epître aux Dames qui ouvre le livre le présente bien comme transgressif, non point sur la question de savoir si les femmes peuvent être moralement illustres, comme si cette question allait de soi9, mais, allant en quelque sorte encore plus loin, sur celle de la capacité des femmes à s’emparer d’un savoir et d’une pratique fortement genrées, c’est-à-dire l’art oratoire. Si l’Epître y répond positivement de façon théorique, tout le reste du livre va se charger de le prouver en pratique. Le même dispositif y est en effet appliqué pour chaque héroïne, pour chaque femme illustre, combinant vers, prose et images, qu’il s’agisse de Cléopâtre, d’Amalasonthe, de Livie, de Zénobie, ou de Lucrèce, pour ne citer que quelques-uns des vingt noms présents10.
Un médaillon à l’antique – et présenté comme authentique dans l’Epître – agrémenté d’une inscription en français11, ouvre la page, et est suivi de l’ « Argument », qui rappelle ou apprend les données historiques concernant le personnage12. Un court poème, quatrain ou sizain hétérométrique, le clôt sur un ton de commentaire moral. Le corps du texte est ensuite constitué de la harangue proprement dite, comme celle Bérénice à Titus, de Clélie à Porsenna, ou d’Agrippine au Peuple romain. On constate notamment avec ce dernier exemple la valeur stratégique du choix de la harangue : plus que de la seule capacité technique que les femmes pourraient avoir de maîtriser l’art oratoire, il s’agit bel et bien de leur capacité à tenir une parole publique, à prendre place dans l’espace politique, à y agir. Et effectivement, distinguant en cela avec soin l’illocutoire et le perlocutoire chers à Austin, l’un ne suivant pas forcément l’autre13, le texte n’omet pas, à la suite de la harangue, d’indiquer scrupuleusement, en quelques lignes l’« Effet de cette harangue », que cet effet soit heureux ou malheureux.
La combinaison de l’art oratoire et d’un savoir-faire mondain qui relève déjà de l’ordre du galant, ne serait-ce que par la fort peu discrète référence ovidienne de ce qu’on l’on peut qualifier de « modernes héroïdes »14, produit une démonstration en acte : les femmes sont des sujets de l’Histoire, pas des objets ; elles agissent, elles ne sont pas passives ; elles peuvent changer le cours de l’Histoire15. Elles sont dignes que l’on se souvienne d’elles, et l’on verra le rôle crucial de cette mémoire. Certes l’ouvrage ne s’inscrit pas clairement dans une réflexion sur l’excellence des femmes en général, c’est-à-dire de toutes les femmes. L’« Epître aux dames » montre bien dès son titre la restriction opérée, et son ouverture est fort spécifique sur ce point : « J’offre Les Femmes illustres aux plus Illustres des femmes […] »16. On ne peut pas passer sous silence l’évident préjugé social ici en œuvre ; on ne peut pas en tirer parti pour amoindrir ou disqualifier la portée potentielle de cette place publique faite aux femmes.
Une anicroche textuelle
La onzième harangue, celle de Lucrèce à Collatin, son mari, est en tout point conforme à ce dispositif : le médaillon, et son inscription (« Lucrèce Femme de Collatin »), l’argument suivi de quelques vers, la harangue proprement dite, et son effet. Et dans le cas de Lucrèce, l’effet de cette harangue (à la fin de laquelle elle se poignarde) est maximal, cette dernière change encore plus sûrement la face du monde que n’aurait pu le faire le nez d’une certaine Cléopâtre, à une époque où Rome et Histoire Universelle peuvent passer pour des synonymes :
L’effet de cette harangue fut la fuite de Tarquin, le bannissement de son père, la perte de son royaume et le commencement de la république Romaine. Il en coûta la vie et la couronne au ravisseur de Lucrèce, et jamais crime ne fut mieux puni, jamais outrage ne fut mieux vengé. La mort de cette chaste infortunée mit les armes à la main de tout un grand peuple, son sang produisait l’effet qu’elle en avait attendu et le nom de Tarquin fut si odieux à tout le monde que, ne pouvant même le souffrir en la personne de l’un de ceux qui avaient aidé à chasser les tyrans, il fut obligé de le changer.17
Dans toutes les versions que nous rencontrerons, ce n’est pas toujours la harangue de Lucrèce qui est le point de bascule, qui produit cette révolution, cette locomotive de l’Histoire pour reprendre la formule de Karl Marx. Ici c’est la parole et le geste (qui peut alors être perçu comme faisant partie de l’actio oratoire) de Lucrèce, donc d’une femme, qui préside comme souverainement à cet événement capital qu’est la fondation de la République romaine, soit un nouvel ordre politique pour le monde. Comment pourrait-on alors rêver d’une femme plus héroïque, plus illustre, plus politique ? Le brave Salomon semble ici défait.
Or l’« Argument », qui pourrait finalement paraître superfétatoire, fait preuve de perplexité, que l’on suspectera en partie feinte. Il n’empêche, suivons le pas à pas :
Cette harangue n’aurait point besoin d’argument et personne n’ignore que Lucrèce ayant été violée par le jeune Tarquin, ne cacha ni son crime ni son malheur, qu’elle dit l’un et l’autre à son mari, et pour le porter à la vengeance, elle lui fit voir l’outrage qu’on lui avait fait, avec toutes les circonstances qui pouvaient le rendre plus grand.18
Le double aveu, comme surenchérissant par anticipation sur celui d’une certaine princesse de Clèves, comme cette quête de la grandeur même dans l’horreur, place d’entrée de jeu ce personnage féminin en porte-à-faux par rapport à la morale sociale, celle de l’époque de l’écriture bien évidemment. En termes de regard social, le viol ou la tentative de viol est plutôt ce qui ne se dit pas publiquement, car, mécanisme bien connu, c’est alors la victime qui est mise en accusation. À cette première transgression s’en rajoute une fortement préoccupante :
Quoique cette aventure soit arrivée il y a tant de siècles, et qu’elle soit presque aussi vieille que l’ancienne Rome, on n’a pu décider encore, si elle fit bien de se tuer, après son malheur, et si elle n’eût pas mieux fait de souffrir que Tarquin l’eût tuée et de mourir innocente, bien qu’elle n’eût pas été crue comme telle.19
Céder au chantage de Sextus Tarquin, dire publiquement le viol, se suicider : Lucrèce est présentée comme une figure dont l’héroïsme fait débat, comme une figure qui n’est pas consensuelle. Il faut donc rouvrir l’affaire Lucrèce, ce dossier dont l’enquête n’est finalement pas encore bouclée ; heureusement, si l’on peut dire, que la prescription ne s’applique pas ici :
Écoutez ses raisons, lecteur, et puisque sa cause est exposée aux yeux de tout l’univers et que tous les hommes sont ses juges, donnez votre voix après tant d’autres, et servez-vous d’un privilège qui est acquis à chacun, mais puisqu’elle va parler ne la condamnez pas sans l’entendre.20
Les vers qui concluent ne gardent pas la même impartialité :
Arrête, arrête toi Lucrèce,
Ta main commet un crime, en le pensant punir,
Quel dessein t’oblige à finir ?
Est-ce le remords qui te presse ?
Le crime est dans la volonté,
Et la tienne répond de ta pudicité.21
Qui parle donc ici ? C’est clairement la voix de l’accusation, ou comme va le voir une des voix possibles de l’accusation. La harangue de Lucrèce acquiert alors une double dimension : d’un côté convaincre Collatin, et par conséquent changer durablement le cours de l’Histoire, de l’autre, par-delà les siècles, dans une forme de provocatio ad populum, d’en appeler au public qui lit : « donnez votre voix après tant d’autres, et servez-vous d’un privilège qui est acquis à chacun ».
Il nous faut donc maintenant faire entrer les témoins, dont on verra qu’ils sont nombreux, prolixes, et souvent opposés22…
Feu sur le quartier général !
Le texte de Scudéry fait clairement apparaître l’existence d’une polémique, d’un champ de débats. A y bien réfléchir trois types hétérogènes, au moins en apparence, de discours viennent contester le potentiel héroïque de la femme de Collatin, occasion pour nous de partir à la rencontre de quelques adeptes forcenés du mansplaining, expliquant à Lucrèce ce qu’elle aurait dû faire, au lieu de se faire bêtement violer, et de non moins bêtement se suicider ensuite23.
Le plus évident de ces discours est le discours augustinien ; et l’on sait que le prestige d’Augustin connaît au XVIIe un regain de vitalité remarquable, bien au-delà du seul Port-Royal. On se gardera de le confondre avec le discours de l’Église post-tridentine24, encore moins avec une valeur métaphysique : on y verra, à la manière d’un Marcel Gauchet, comme un discours anthropologique et politique25. C’est dans La Cité de Dieu achevée en 424 qu’Augustin, revisitant l’histoire de Rome après sa mise à sac par le Wisigoth, passe encore, et arien, ce qui est beaucoup plus grave, Alaric en 410, croise la question des vertus païennes, partant la figure de Lucrèce, et ce dès le Livre I. Il nous semble toutefois méthodologiquement plus fructueux de considérer ici la reprise de ses propos dans un texte du XVIIe siècle, et L’Homme criminel, ou la corruption de la nature par le péché, selon les sentiments de S. Augustin de Jean-François Senault, paru en 1644, convient parfaitement bien. Le second traité de l’ouvrage se nomme « De la corruption des vertus », et le sixième discours annonce la couleur : « qu’il n’y a point de tempérance ni de vertu véritable chez les païens »26. Après s’être attaqué à Scipion et au fameux épisode de sa continence, où il rend généreusement à sa famille une jeune princesse d’une exceptionnelle beauté dit-on alors qu’elle faisait partie de son « butin », Senault s’attaque à la figure de Lucrèce, en faisant appel aux lois romaines elles-mêmes :
[…] c’est le crime de Lucrèce, oui la cruelle Lucrèce a fait mourir cette chaste Lucrèce que Tarquin avait violée et qu’il n’avait pu corrompre. Prononcez sur ce rapport, et si vous jugez que vous ne la pouvez pas punir parce qu’elle est morte, ne lui donnez point des louanges puisqu’elle est homicide. Que si pour excuser son meurtre vous faites tort à sa chasteté, et si vous croyez qu’elle s’est donnée la mort pour expier le plaisir qu’elle avait pris dans le péché, Tarquin n’est donc plus le seul coupable, et Lucrèce aussi bien que lui, a commis un adultère. Prenez garde quel jugement vous donnerez en cette occasion, ces crimes sont tellement enchaînés qu’on ne les peut diviser ; En diminuant l’adultère on augmente l’homicide, et en excusant l’homicide on aggrave l’adultère, vous ne pouvez trouver d’issue dans ce labyrinthe, et vous ne sauriez répondre à ce dilemme que je vous propose ; Si elle est impudique pourquoi la louez-vous, et si elle est chaste pourquoi s’est-elle fait mourir ?27
Le raisonnement est limpide : si Lucrèce est innocente du viol, elle n’a donc pas à s’en punir. Si elle s’en punit, elle n’est pas si innocente que cela. Elle faute par orgueil, et souci vaniteux de sa propre image ; elle faute peut-être aussi de ce qu’elle voudrait ainsi dissimuler, un plaisir pris lors de cet épisode. Le jugement est dès lors sans appel :
Les femmes Chrétiennes à qui sa disgrâce est arrivée n’ont pas imité son désespoir, elles n’ont pas puni sur elle le péché d’autrui, et pour venger un violement elles n’ont pas commis un homicide : Le témoignage de leur conscience est la gloire de leur chasteté, il leur suffit que Dieu qui lit dans les cœurs connaisse leur intention, et renfermant toute leur vertu dans leur obéissance, elles ne se mettent pas en état de violer ses lois pour se garantir de la calomnie des hommes. Ainsi toutes les vertus des Païens sont orgueilleuses, leur justice soit lâche ou sévère est intéressée, leur Continence est glorieuse, et leur courage tient plus du désespoir que de la force.28
Il lui fallait donc être violée, et ne pas se tuer ; un viol, finalement, ce n’est pas bien grave ; cela ne vaut même pas la peine d’être mentionné. On pourrait résumer ainsi l’affaire : Lucrèce ? Ce n’est rien, c’est une femme qu’on viole…
Le suicide apparaît finalement l’élément le plus scandaleux29 ; mais force est de constater aussi que c’est le seul discours augustinien qui se focalise sur ce point30. Cette obsession devra être interrogée.
Cette lecture disons morale, et même moralisatrice, de l’épisode n’est toutefois pas la seule à dénier tout héroïsme à Lucrèce, et par voie de conséquence à lui refuser sa place même dans l’Histoire. La lecture politique, c’est-à-dire pour le dix-septième siècle machiavélienne, des événements historiques aboutit à son effacement, et fait de cet épisode une péripétie insignifiante, à peine une goutte d’eau pour faire déborder la cuve républicaine. Ainsi dans son Discours sur la première décade de Tite-Live, Machiavel escamote complètement Lucrèce, qui y est à peine mentionnée. Mais le viol, et encore plus le suicide sont effacés : la grande figure politique de l’épisode, c’est celle de Brutus31. Ici encore une œuvre du XVIIe siècle sera plus révélatrice pour notre propos. On retrouve en effet sans surprise la même lecture dans les Conspirations politiques sur les coups d’Etat de Gabriel Naudé. La loi générale étant que les États et les religions débutent toujours par des « inventions », des « supercheries », et ce « en tête d’une longue suite de barbaries et de cruautés »32, le viol de Lucrèce ou son suicide ne rentrent pas dans le cadre. C’est donc Brutus qui tire toute la couverture à lui, c’est lui l’ingénieux, l’homme de la virtu, dans l’affaire. Sa « folie simulée », « l’exécution qu’il fit faire de ses deux fils », l’élimination de Collatin sous le prétexte de son ancienne proximité (familiale ?) avec le tyran, voilà les coups gagnants du stratège Brutus33. Il a juste su saisir l’occasion… Comme chez Machiavel, il n’y a donc pas d’affaire Lucrèce, juste « une petite flammèche négligée [qui] excite bien souvent un grand feu »34. En effet :
[….] une petite chose peut facilement renverser de grandes monarchies. Qui eût jamais cru que le ravissement de Hélène, le viol de Lucrèce par Tarquin, et celui de la fille du comte Julien par le roi Roderic, eussent produits des effets si notables tant en Grèce, qu’Italie et Espagne ?35
Comme pour le nez de Cléopâtre, déjà cité, une « petite chose », c’est bien souvent, et comme spontanément sous la plume de nos auteurs, féminin…. En tout cas tout cela ne compte pas vraiment, et Lucrèce peut sortir de l’Histoire par une porte dérobée :
Il est pourtant vrai que la mort de Lucrèce ne fut que l’occasion de la révolution qui arriva : car un peuple fier, entreprenant, hardi et renfermé dans des murailles, doit nécessairement y secouer le joug ou adoucir ses mœurs.36
À ces deux discours certes hétérogènes, l’un issu d’Augustin et l’autre de Machiavel, mais produisant le même effacement de la figure de Lucrèce vient s’agréger un discours que l’on pourrait nommer techniciste, que l’on nomme parfois avec complaisance la tradition gauloise, mais auquel celui de discours masculiniste et misogyne irait tout aussi bien comme un gant. L’intérêt si l’on peut dire d’un tel discours est, tout au long des siècles, son entêtement monotone et monomaniaque, et son auto-satisfaction jamais démentie. Entre mille exemples on peut songer ici à Brantôme. Dans son Recueil des Dames Lucrèce est nommée deux fois. D’abord dans « Sur les dames qui font l’amour et leurs maris cocus », où l’on notera la vertu pornographique du zeugme, qui n’est donc pas un attelage pour rien, le sophisme repose sur l’idée qu’entre deux préceptes qui s’opposent « le moindre doit céder au plus grand »37. Et dans une paraphrase qui pastiche des arguments théologiques, on en conclut « qu’il vaut mieux permettre d’estre violée, si on n’y peut, en fuyant ou criant, remédier que se tuer soi-même »38, si bien que « pour cette raison, Lucresse (sic) est taxée d’aucuns »39. Pour que l’on comprenne mieux les propos de Brantôme, il convient de préciser que dans son texte la jouissance de toute femme pénétrée, quelle que soit la circonstance, et même, horresco referens, le statut social de celui qui la pénètre, est un postulat indiscutable. Pourquoi donc, tant pour l’homme que pour la femme, s’en priver ?
Ce principe intangible explique la seconde apparition de Lucrèce, dans « Sur le sujet qui contente le plus en amour », où son cas est expédié lapidairement :
[…] elle n’en tasta point, bien qu’elle fust sollicitée d’un brave Roy : en quoy fit doublement de la sotte, de ne luy complaire sur le champ et pour un peu, et de se tuer.40
Voici maintenant Lucrèce doublement sotte, d’avoir résisté à Sextus Tarquin, et de n’avoir pas profité, même un peu, de sa bravoure, et ensuite de s’aller tuer pour rien. Il n’y a donc pas de quoi pavoiser. Et pour la troisième fois voici Lucrèce disqualifiée comme héroïne.
Sous la ligne de flottaison
L’important alors est de considérer ce qui se joue sous ces discours. Aussi disparates qu’ils puissent paraître, ils entretiennent d’étranges accointances. Alors qu’on peut toujours se demander ce que vient faire Scipion dans un jeu de dames, Brantôme le rapproche, même différemment, de Lucrèce tout comme le faisait Senault. Naudé n’utilise en revanche pas plus Lucrèce que le cas de Scipion comme un exemple de coup d’état. Si Machiavel « oublie » Lucrèce dans son commentaire de Tite-Live, il ne l’oublie pas en revanche dans sa pièce de théâtre La Mandragore, où une femme mariée, modèle de vertu, finira selon un stratagème tortueux par coucher avec celui qu’elle prendra pour le premier venu : elle s’appelle bien évidemment Lucrezia. Ces points encore superficiels de rapprochements font soupçonner l’existence d’un même fond. Ce fond se devine aussi bien symptomatiquement dans les rapprochements aussi incessants que fluctuants et plastiques que toutes les figures héroïques entretiennent entre elles au fil des textes, ou au gré des images qui leur sont consacrées : ainsi pour le cas qui nous occupe, Lucrèce et Suzanne, Lucrèce et Judith, Lucrèce et Cléopâtre, mais aussi Lucrèce et Scipion, comme on l’a vu, Lucrèce et Caton…
La question ne concerne finalement pas exactement « les femmes », mais plutôt pose la question du féminin. A partir de là on comprend que ce sont des enjeux brûlants qui apparaissent, anthropologiques, sociologiques, politiques, et à terme idéologiques qui se posent. La figure de Lucrèce n’est certes pas la seule à faire vaciller les dispositifs usuels, ou à permettre de les faire vaciller, mais si elle le fait si bien, c’est qu’elle unit en elle comme oxymoriquement des traits de transgression et des traits d’hypercorrection. Elle devient alors une double exception, par défaut comme par excès. Il faudrait pour en montrer tous les détails étudier de plus près qu’on ne le pourra faire ici les codes proaïrétiques des récits, et les modalités des images qui circulent, les tableaux certes, mais aussi toutes les estampes, gravures et illustrations. Car si l’époque aime ces recueils qui tracent des listes variables des figures féminines pouvant prétendre à quelque héroïsme, on ne doit pas oublier la pratique livresque ou architecturale de galeries composées d’images à forte valeur programmatique, tapisseries ou tableaux, comme la galerie des Hommes Illustres commandée par Richelieu à Simon Vouet pour le Palais-Cardinal, au début des années 1630. On s’efforcera tout de même d’en donner quelque idée41.
C’est donc sur cette instabilité, du trop et simultanément du trop peu, que les versions contradictoires de Lucrèce, visuelles et/ou écrites, s’écharpent… jusqu’à parfois peut-être préférer ne pas la compter dans leurs listes, comme en témoigne ce cri : « qu’on ne m’allègue point Lucrèce, qui pour mourir chaste se tua après qu’on luy eût ravi sa chasteté »42. Criminelle, petite chose insignifiante, sotte, modèle admirable : voilà une ambivalence appelé à un si fort retentissement.
Une clé anthropologique peut être esquissée ; elle concerne le mode de suicide de Lucrèce. Si l’on suit les thèses d’Alain Testard, « la femme se trouve exclue, non pas seulement du sang en lui-même, mais aussi du geste qui le fait jaillir »43. Cléopâtre se suicide par le poison (des aspics), Didon avec l’épée d’Enée, et le bûcher, mais selon l’Enéide, à la fin du livre V, elle se blesse sans se tuer, et c’est Iris, envoyée par Junon prise de pitié, qui achève ses jours en coupant l’un de ses cheveux. Arria se frappe certes avec un poignard, mais c’est pour aider son mari Paetus à le faire, avec la formule célèbre : Non dolet, Paete ! Lucrèce se suicide pour elle-même si l’on peut dire, ni par désespoir amoureux, ni par altruisme ou procuration. Les témoins insistent du reste tous sur la préméditation, même avec quelques divergences : « et voici un poignard pour me punir et pour vous montrer comment il faut transpercer le cœur du tyran »44, « elle tira un poignard de dessous sa robe »45, ou « puis d’un glaive qu’elle tenait caché se transperça la poitrine »46. Voici une version encore plus spectaculaire, d’un témoin particulièrement bien informé :
Elle se revêt d’un habit de deuil au lieu d’une robe de damas à fleurs qu’elle portait ses cheveux épars a là négligence, son visage pasle et défait, ses joues déchirées, sa gorge pleine de sang font prendre pour une Bacchante furieuse, cette beauté qu’on regardait comme un parfait exemplaire de sagesse.47
Dans « ce funeste appareil »48 elle tient un fort long discours à l’assistance ébahie, qu’elle conclut de façon magistrale :
Enfin, redoublant ses cris et sortant du lit comme une Bacchante furieuse, elle prend un poignard, et se donne à même temps de la pointe dans le cœur. Le sang rejaillit de tous costez et arrosée jusques au visage du mari, qui accourant pour la baiser reçoit le dernier soupir de sa bouche, et voit mourir entre ses bras celle qui ne vivait que pour lui.49
Lucrèce est donc celle qui fait jaillir le sang ; le rapprochement fréquemment constaté avec la figure de Judith pourrait s’expliquer ainsi. Certes on voit peu dans les tableaux, ou dans les récits, le sang couler lors de son suicide. Mais de la même manière on voit souvent Judith après l’acte, portant la tête d’Holopherne une fois coupée, par exemple chez Sandro Botticelli ou Virginia da Vezzi50. Il faut une Artemisia Gentileschi pour nous représenter concrètement Holopherne empoigné par Judith et sa servante, et l’épée en train de lui trancher le col51. Pour ce qui est de Lucrèce, dans la période qui nous occupe, tout au plus peut-on signaler l’exception de la goutte du sang qui perle de et sur la poitrine de la Lucrèce de Joos van Cleeve, peint vers 1520-1525.
Dans le feuilleté des discours pourrait se trouver une autre clé, disons de nature plus sociologique, ou socio-historique. Une historienne comme Danielle Haase-Dubosc estime en effet que dans une partie chronologique bien précise du XVIIe siècle un regard et des pratiques plus « équanimes » ont concerné les rapports sociaux de sexe52. La figure de Lucrèce pose de façon bien singulière lesdits rapports sociaux de sexe.
En effet beaucoup des héroïnes que l’on peut rencontrer dans les listes dressées se font un nom en accomplissant un acte « masculin », c’est-à-dire que l’on pourrait attribuer selon les normes à un homme, que l’on pense à Judith, à Clélie et son franchissement périlleux du Tibre, à Arria, aux nombreuses reines souveraines, ou de manière encore plus manifeste évidemment à Jeanne d’Arc, habillée en homme et commandant des soldats53. Elles font comme elles peuvent, avec plutôt des gestes empruntés, et parfois gauches, comme dans cette version de Judith : « elle frappa d’une main d’homme, et lui trancha la tête en deux coups »54. D’une manière générale on pourrait dire qu’une femme peut être une héroïne, mais en moins bien qu’un homme, et temporairement. Elle tient plus de la curiosité que de l’exemplarité.
Lucrèce en revanche n’est pas dans ce rôle d’emprunt : elle sur-performe les normes de genre, elle ne casse pas les codes, elle les hyperbolise, et partant elle ne peut qu’affoler les boussoles. Son héroïsme ne la conduit pas à agir en homme (en tuant Sextus par exemple), mais à accomplir parfaitement un programme défini dans nos textes par la chasteté et la pudicité. Comme on peut le lire dans le dictionnaire de Furetière : « Lucrèce fut un rare exemple de chasteté & de beauté tout ensemble ». On comprend bien ici l’insinuation, une femme laide n’aurait aucun mérite à rester chaste ; au-delà de l’aspect absurde de la proposition, c’est le caractère rare de Lucrèce qui doit nous arrêter. Si l’on a parlé jusqu’ici de la figure de Lucrèce, il est temps de dire que cette figure a un nom : antonomase. Comme toujours, le fond de l’affaire, c’est la langue elle-même :
[…] une Pénélope, une Lucrèce, pour une Femme chaste et vertueuse ; une Tisiphone, une Mégère, pour une Femme violente et furieuse.55
Le conflit porte précisément sur l’antonomase, comme le montrait l’exemple de La Mandragore de Machiavel, ou le montrerait encore celui de Hardy, très explicitement, avec sa pièce Lucrèce ou l’adultère puni, publiée en 1628. Si l’on ajoute que l’on considère généralement qu’au cours du siècle l’idéal évolue de la femme forte à l’honnête femme, et que si l’idéal se modifie, et que les figures citées accompagnent ce mouvement, elles ne se périment pas, on comprend mieux les enjeux. Où irait-on si toutes les femmes devenaient réellement des Lucrèce ? Si elles pouvaient non seulement revendiquer mais exercer une autonomie ? Si elles exerçaient réellement un droit de retrait, si elles disaient non ? Car si Lucrèce cède à Sextus Tarquin, on y reviendra, en revanche par la suite elle n’écoute plus personne qu’elle-même.
Lucrèce, c’est la contradiction portée au cœur même d’un discours, qui voudrait que les femmes soient d’une certaine sorte, et qu’en même temps elles agissent autrement. Bref, en même temps chastes et répondant à toutes les sollicitations sexuelles des hommes. Pour citer une nouvelle fois Karl Marx, on voit bien qu’en même temps, c’est juste le nom de l’idéologie : un discours embellissant pour masquer une pratique féroce. C’est ce voile que déchire ici, en même temps que sa poitrine, le poignard de Lucrèce56. Picturalement cela se voit également dans les représentations de son suicide. On peut ainsi se demander pourquoi on a tant besoin de peindre les seins de Lucrèce. La composante voyeuriste est évidemment souvent à l’œuvre, il n’est pas besoin d’insister là-dessus57 ; on peut encore invoquer le souci de certaines œuvres de montrer une Lucrèce désemparée, dans sa tenue déchirée de violée, dans son négligé devenu un débraillé, et donc de dénier à son acte toute valeur de maîtrise et de rationalité. Mais à ces œuvres qui ont le souci évident de déshabiller, physiquement comme moralement, Lucrèce, il en est d’autres, à l’instar de textes comme celui cité plus haut des Tableaux ou les Amours héroïques des Dames illustres, qui vont tout au contraire prendre grand soin d’habiller Lucrèce et de la parer. La valeur de la nudité s’inverse, elle manifeste cette maîtrise, cette rationalité, et sans doute encore plus si l’on suit les analyses de Mary D. Garrad qui rapproche certains de ses tableaux des codes iconographiques de représentations de la Vierge, notamment pour ce qui concerne la présence visible des seins58 : c’est alors une Lucrèce en gloire, une Lucrèce en majesté que nous sommes conduits à admirer, comme sans doute dans le tableau lui aussi déjà cité de Joos van Cleeve. Le vêtement serait alors la solution élégante (à plus d’un titre…) pour résoudre la délicate équation suivante : comment incarner ce qui apparemment devrait se passer du corps, la chasteté ? Et pour apporter une réponse à cette autre question : qu’en est-il du corps public des femmes ?
On le pressentait sans doute dans les réflexions qui précèdent : une autre clé serait possible, plus politique, et faisant état d’un dissensus59 dans une sphère publique qui ne se voudrait jamais régulé que par la compétition des hommes entre eux, et où les femmes ne seraient jamais que des trophées ou des enjeux parmi bien d’autres enjeux et trophées possibles. En effet il est curieux de constater dans l’affaire Lucrèce qu’il y est surtout question de regards d’hommes (jusques aux témoins), comme si l’affaire Lucrèce était une affaire d’hommes entre eux : si tel est le cas on comprend mieux pourquoi la Lucrèce qui surgit publiquement après son viol puisse apparaître comme une intruse, en ayant de surcroît le toupet de vouloir elle-même régler la question.
Il faut se souvenir alors des éléments déclencheurs de l’épisode conduisant au viol de Lucrèce. On pourrait appeler cela le pari stupide. Laissons à Michel Serres, un témoin de la dernière heure, le soin de nous résumer la chose :
Sous les murs d’un siège dur, celui de la ville d’Ardées, les jeunes princes capitaines, désœuvrés, tuent le temps à table. Ce soir-là, le repas se tenait chez Sextus Tarquin. Après boire, les hommes se vantent de leurs femmes, comme il est usuel chez les médiocres et les sots. Il faut bien qu’un autre désire pour s’assurer dans son désir, flottant. Chacun des vantards a la plus belle et la plus sage. À cheval, s’écrient-ils, allons voir. Allons surprendre nos femmes pour décider de la plus sage. Elles étaient toutes, comme eux, devant des festins somptueux. Sots et sottes, banquets ou festins, reîtres et putains, tout à égalité, c’est la norme. L’exception est Lucrèce, gagnante, Lucrèce la femme de Tarquin Collatin, fils d’Egerius le pauvre, Lucrèce surprise au milieu de ses femmes, assise, à travailler la laine fort avant dans la nuit, Lucrèce image de vestale. Collatin, vainqueur imbécile de cet imbécile tournoi, invite les débiles au troisième festin, où Sextus Tarquin désire Lucrèce. On n’a jamais classé que pour ordonner les désirs. Les plus débiles ne désirent que la plus belle, les plus sots n’ont jamais lu que l’auteur le plus lu, n’ont jamais voté que pour le gagnant.60
La distance anachronique et ironique de ce récit permet de bien dessiner les lignes de force de cette sphère politique, sans doute pas propre à un siècle précis, dont la compétition des egos (masculins) et l’homosocialité comme structure représentent les œuvres vives. Qui se ressemble s’assemble, en quelque sorte, et Lucrèce au contraire désassemble l’ensemble : le fait de n’écouter ensuite ni son père ni son mari lors de son suicide renforce et amplifie sa singularité. Par quelque point de vue que l’on adopte, Lucrèce y est toujours une exception. Dans cette nouvelle version altérée du jugement de Pâris, mais qui comme lui ne peut mener qu’à la destruction, et qui explique l’autre rapprochement fréquent que l’on peut trouver entre Lucrèce et Suzanne, c’est à la légitimité de cet ordre de se trouver conforté, ou contesté : le traitement du personnage de Lucrèce ne sera alors pas le même. Ainsi le désir de Sextus semble moins sexuel que social : remettre Collatin au même niveau que lui, en remettant Lucrèce au même niveau que toutes les autres femmes. Là encore bien ironiquement pour cet apprenti tyran (qui ratera piteusement son examen de passage), son programme est : toutes les mêmes, tous les mêmes. Notre Tarquin le petit est bien éloigné par exemple des arabesques érotiques dont Michel Leiris entrelacera les figures de Judith et de Lucrèce61. Ce qui le préoccupe, c’est la question du rapport de domination entre les hommes.
Si l’on repense maintenant à la harangue de Lucrèce chez Scudéry, il y a clairement un ordre masculin failli, démasqué. Collatin est bien responsable de ce qui s’est passé62, comme Lucrèce va l’être. Elle montre en plein jour la valeur sociale aporétique de la femme sage comme une image ; elle proclame publiquement le viol63 ; elle a déjà décidé de ce qui devrait en résulter ; elle tient l’arme ; elle fait couler le sang ; elle en appelle à la mémoire future64 ; elle en appelle à un changement politique ; elle en appelle à l’auto-nomie de son destin. Ah certes elle ne manifeste pas le silence et l’obéissance prônées par Senault !
La figure de Lucrèce (on parle bien ici du XVIIe siècle), cette antonomase en gloire, n’est pas convoquée pour sauver l’ordre65 : pas de rédemption possible pour cet ordre-là. Il faut alors choisir, et nos recueils, comme les œuvres de fictions ou les représentations, sont les choix eux-mêmes. Ou bien elle disparaît, ou c’est quelque chose de l’ordre ancien qui disparaît, le pouvoir du père et le pouvoir du mari par exemple. Lannel et Caussin ne l’incorporaient pas dans leurs listes, et la peinture va au siècle suivant tendre à l’escamoter également, la réduire à un corps mort, et nu, une statue presque. Là on va déshabiller Lucrèce pour mieux habiller Brutus, jusqu’au poignard tenu dans sa main d’homme, exhibé, comme s’il avait retrouvé sa place naturelle66. Un Naudé avait déjà ouvert cette voie.
Ou alors…
Ou alors il est grandement temps d’explorer de nouveaux rapports de sexe, en théorie et/ou en pratique.
Ouvrir des fenêtres
Revenons à l’aporie initiale : Salomon avait beau chercher, de femmes de valeur il n’en trouvait point. Dans le courant du XVIIe siècle que l’on vient de parcourir, l’apparition ou la disparition de Lucrèce, chacune d’entre elles méritant d’être minutieusement déployée, manifeste singulièrement cette contradiction et cette absence de consensus sur la place capitale ou négligeable, voire néfaste, que Lucrèce occupe dans l’Histoire, ce qui signifie alors tout autant le monde politique que le monde moral. Se posent dans ces conditions tant la question de la place des femmes dans l’espace public – y compris celui de la mémoire – que celle, dans le cas où elles y auraient place, de la nature exacte de cette place. Il ne suffit pas de montrer Lucrèce : ainsi dans les tableaux, ou les récits, entre une Lucrèce défaite et apeurée, dépoitraillée, et offerte à l’œil du spectateur, une Lucrèce devenue Furie, ou bien une Lucrèce parée, maîtresse de son geste et en gloire, ce n’est pas du tout la même place dans l’espace public qui est performée67.
On terminera donc par deux exemples où tout ce nœud de questions reçoit une forme de solution élégante, mais point par simplification. Dans les deux cas il s’agit d’héroïser encore plus la figure de Lucrèce, de la nimber d’une gloire encore plus resplendissante, par l’exacerbation d’un paradoxe, une gloire par oxymore en quelque sorte. Lucrèce, ou la mesure même de l’impossible devenu possible, ou pour paraphraser René Char, la réalisation de l’impossible demeuré impossible.
La première solution se trouve dans La femme héroïque de Dubosc. Le propos général de l’ouvrage se déduit clairement du titre, et il est encore plus explicité par le frontispice de l’ouvrage qui est surmonté d’une phrase attribuée à Plutarque : « La vertu de l’Homme et de la Femme n’est qu’une mesme Vertu ». La gloire n’est donc pas genrée, et pour le prouver l’œuvre, sur un mode issu de Plutarque, se compose alors de parallèles, qui d’une manière plutôt originale vont confronter non point deux figures masculines (comme Alexandre et César chez Plutarque, ou encore de façon courante au XVIIe siècle Condé et Turenne…), ou deux figures féminines (comme on a pu croiser Lucrèce et Judith, Lucrèce et Suzanne…), mais un homme héroïque et une femme héroïque : Porcia et Brutus, Judith et David, Tanaquil et son mari Tarquin l’Ancien… Dans le cas qui nous préoccupe, il s’agit de Lucrèce et de Caton : la question du suicide est donc le point de convergence entre les deux figures. Dans les parallèles, en général, Dubosc illustre plutôt la nouvelle ligne tridentine du catholicisme, et même dans un idéal qui anachroniquement pourrait ne pas sembler particulièrement progressiste, il n’en conclut pas moins que non seulement la figure féminine a autant de vertu que la figure masculine, mais souvent même un petit peu plus. Dans le cas de Lucrèce toutefois la solution envisagée pour rendre cet acte héroïque est fort originale. L’acte est tout d’abord posé comme la seule façon de (ré)agir :
[...] si Lucrèce ne s’était tuée comme elle fit, elle eût eu de la peine à effacer son infamie, elle n’eût pu ôter les soupçons que plusieurs pouvaient avoir qu’elle avait consenti à cette action.68
Une pierre est de ce fait jetée dans le jardin d’Augustin, au moyen d’une micro-uchronie :
Et en effet, supposé qu’elle n’avait point crié, et qu’elle n’avait appelé personne durant la violence de Tarquin, et qu’elle fût ensuite entrée paisiblement dans son lit, n’aurait-elle pas laissé quelque soupçon d’avoir failli, et d’y avoir consenti ?69
Dans cette logique, le suicide va précéder le viol, contrairement à ce qu’une vision bêtement et platement chronologique pourrait faire croire. Cela change autant la nature du suicide, et sa signification, que celles du viol lui-même :
Ce ne fut pas Lucrèce vivante qu’elle abandonna, mais seulement Lucrèce morte, puisqu’en effet dans ce dessein elle ne regarda plus son corps que comme une chose morte : elle ne crut pas commettre un crime. Il n’y a personne qui die qu’elle fut impudique, puisqu’elle ne fut point touchée d’amour ; D’ailleurs ce ne fut pas un crime de lâcheté, puisqu’elle était résolue de mourir très-constamment.70
Quand elle est violée, elle est déjà morte pour elle-même : Sextus Tarquin a donc violé un cadavre ; dupé comme Ixion, il n’a pas possédé cette femme de Collatin qu’il convoitait, et à moins de le supposer nécrophile, ce qu’aucune source ne vient attester, on peut douter qu’il ait tiré de ce viol tout le plaisir qu’il en escomptait. Sextius Tarquin désirait en effet moins un corps que la valeur attachée à ce corps. Lucrèce lui a laissé le corps, mais sans la valeur. Un tel raisonnement entre à travers les siècles en écho avec ces paroles d’un personnage féminin de Virginie Despentes, nommé Manu, qui déclare ainsi après un viol, toutes choses égales par ailleurs, selon la formule consacrée :
C’est comme une voiture que tu gares dans une cité, tu laisses pas des trucs de valeur à l’intérieur parce que tu peux pas empêcher qu’elle soit forcée. Ma chatte, je peux pas empêcher les connards d’y rentrer et j’y ai rien laissé de précieux…71
Cette forme de non-agir qui est tout le contraire de la soumission dégoûte le violeur :
Celui qui s’enfonce par derrière s’énerve :
– J’ai l’impression de baiser un cadavre.
Celui qui regarde ajoute :
– Elle a même pas pleuré celle-là, regarde-la. Putain, c’est même pas une femme, ça.72
Dit autrement :
Tout ce qu’elle put résoudre fut de différer sa mort, ou plutôt de se prendre dès lors comme une morte, et comme un cadavre qu’elle abandonna à Tarquin avec mépris.73
Une deuxième solution à la question sera proposée par Madeleine de Scudéry dans son roman Clélie, histoire romaine (1654-1660). Comme le précise le contenu autant thématique que rhématique du titre, le roman se déroule historiquement lors du passage de la royauté à la République. La figure de Lucrèce y est pleinement héroïque, comme on peut s’en douter, et hyperboliquement vertueuse. Cette réapparition aussi positive de Lucrèce, comme de Clélie, une dizaine d’années après les Harangues héroïques, est en effet fort cohérente. Mais ce serait compter sans un ajout romanesque, qui fera s’étrangler un Boileau74 : Lucrèce en effet dans le roman y est amoureuse, et amoureuse d’un homme qui n’est pas son mari. Si encore elle vivait en silence cet amour, on pourrait peut-être passer l’éponge, mais cet amour est réciproque. Entendons-nous bien : il n’y a sans doute pas là adultère au sens classique du terme, disons en acte, mais dans les intentions et la pensée c’est tout autre chose. En effet les deux amants communiquent et échangent, par les regards certes, mais aussi par un système plutôt sophistiqué de codage pour correspondre, et par des « assignations », c’est-à-dire des formes de rendez-vous mentaux où à la même heure le couple s’unit en pensée. Peu importe ici ce que l’on peut penser aujourd’hui d’une telle relation amoureuse. Ce qui compte c’est le coup de force inouï par là-même accompli. Cette Lucrèce amoureuse ne rend nullement moins chaste la Lucrèce chaste, ne rend nullement moins vertueuse la Lucrèce vertueuse. L’amour hors mariage d’une femme mariée n’amoindrit pas l’antonomase, elle la renforce ! Comme on parle de réalité augmentée, on assiste à un héroïsme et à une vertu augmentées, donc à une redéfinition de ces notions. La figure de Lucrèce n’est plus celle qui cocherait toutes les bonnes cases des normes sociales de sexe (la beauté, la vertu, la chasteté, le retrait dans l’espace domestique), mais celle qui reconfigure l’ensemble à partir de l’exercice de son libre-arbitre.
Si l’on ajoute que cet homme aimé, et aimant, est Brutus, on comprend que la coupe soit pleine pour un Boileau, et surtout que cette invention du féminin change tout quant à la compréhension de ce qui fait la valeur. Cette amour (pour garder le féminin grammatical du XVIIe siècle) n’est pas une faiblesse, mais une force ; elle épouse le politique, elle ne le brouille pas ; plus encore, elle ouvre de nouvelles possibilités d’être… On comprend dès lors que Lucrèce puisse devenir elle-aussi, comme tant d’autres, une guérillère :
vincente clotilde nicole
sukaina xu-hou anachora
olympe delphine lucrèce
rolande viole bernarda
phuong plancine clorinde
bao-si pulchérie augusta75