« Le clou, le debunking, et la moire »

Introduction

p. 1-5

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Le clou

Devant sa télévision Paul Dédalus voit en direct les images de la chute du mur de Berlin. Devant cette représentation, car en bon aristotélicien il sait certainement faire le départ entre la chose représentée et la représentation de la chose, il pleure. Il pleure la fin de son enfance. De ce film d’Arnaud Desplechin, Trois souvenirs de ma jeunesseNos Arcadies (2015), on retiendra cette immédiateté de la nostalgie : le présent n’est jamais que la marque révolue du passé. Comme s’il ne pouvait être perçu sans la Sehnsucht chère aux Romantiques allemands. Tout paradis est perdu avant même qu’on n’en ait conscience. C’est ce que raconte la Genèse, ou le début des Confessions de Rousseau. Doit-on pour autant les croire ? On sait bien, comme le disait Jorge Luis Borges, que le passé est incertain, au contraire de l’avenir. Alors on peut certainement se bâtir des passés sans Arcadies et sans paradis.

Les Mémoires d’État, les Mémoires politiques et/ou historiques, semblent bien échapper à ce douloureux complexe d’Adam, du premier homme. Ils bâtiraient plutôt un mausolée, moins destiné à célébrer un passé glorieux qu’à impressionner le présent et l’avenir. L’avenir, qu’on nomme alors postérité ; le présent, pour y agir, encore, toujours : il suffit ici de songer à Jules César, ou à Charles de Gaulle. On pourrait croire qu’il en va de même lorsque le mémorialiste prend le masque du témoin, simple, tout simple : s’il bâtit, ce n’est pas pour lui. Il s’efface, face à plus grand, plus inspiré, plus glorieux, tel Joinville pour Louis IX, Commynes pour Louis XI, Madame de Motteville pour Anne d’Autriche, Las Cases pour Napoléon, Saint-Simon, ah, là ce n’est plus aussi simple… Mais ici l’on se prend à rêver de cette adéquation quasiment panglossienne : à chaque grande figure historique son mémorialiste, comme le nez fait pour porter des lunettes. C’est là le meilleur des mondes mémorialistes…

Ainsi, quand le mémorialiste se fait témoin, simple témoin, ce qui revient à dire – plus simplement – qu’il en adopte la posture, son apport à la connaissance des grandes figures historiques pourrait sembler documentaire. Il documente, en effet, telle ou telle vie. Ses informations sont supposées être de première main, parfois inédites, parfois piquantes, mais toujours orientées par le goût du particulier, du singulier. De l’authentique, peut-être.

Il y a sans doute, dans les Mémoires, de l’objectivité. Mais le constat reste court.

Revenons à Paul Dédalus. C’était au temps de l’effondrement de l’Union Soviétique, cet effondrement qui allait rendre, comme on a pu bien le constater, notre monde si paisible, si harmonieux, si prospère. C’est dans ce même temps que la journaliste Svetlana Alexievitch rencontre un homme du Kremlin, haut placé, anonyme, qui lui déclare ceci :

J’ai lu vos livres… Vous avez tort de vous fier aux gens. À la vérité des hommes… L’histoire, c’est la vie des idées. Elle n’est pas écrite par les gens, mais par l’époque. La vérité des hommes est un clou auquel tout le monde accroche son chapeau…1.

D’une certaine façon, ici, les figures historiques font le clou, et les Mémoires le chapeau. Or le clou ne détermine pas la forme du chapeau. D’où la conflictualité des Mémoires entre eux. Autant de témoins, autant de chapeaux différents : ainsi les Mémoires de la Fronde en France livrent, sans même parler des interprétations, des versions très différentes du déroulement des mêmes événements. Celui qui voudrait savoir si factuellement, lors de la journée parisienne des barricades du 26 août 1648, le coadjuteur Jean-François-Paul de Gondi (plus tard cardinal de Retz) était présent ou non sur les barricades, et dans l’affirmative s’il y a prononcé un discours ou est resté opiniâtrement muet, ne trouvera pas réponse à sa question. Gondi absent, Gondi présent et muet, Gondi présent et discourant, on trouvera les trois possibilités. C’est là le côté « Nouveau Roman » des Mémoires. « Oui ou non répondez », ainsi commence L’Inquisitoire de Robert Pinget. A cette injonction le corpus des Mémoires répond similairement, par autant de variantes, autant de versions, et donc autant de confusions.

Autant de chapeaux, et un seul clou. On en apprend alors sans doute plus sur le chapeau que sur le clou. D’autant que ce clou peut apparaître comme tout simplement pratique. Ainsi Commynes promet, du moins son titre le fait pour lui, des Mémoires sur le roi Louis XI. Force cependant est de constater que le récit commence avec la naissance du mémorialiste et ses années comme conseiller auprès de Charles le Téméraire, et surtout que les deux derniers livres se déroulent après la mort de Louis XI. Autrement dit un seul chapeau (Commynes), mais des clous successifs (Charles le Téméraire, Louis XI, Charles VIII, Louis XII…).

La vérité d’un mémorialiste, on le voit par ce simple exemple, c’est qu’un clou chasse l’autre, ou du moins que cela est toujours possible…

Le debunking

On ne déplorera donc pas que les Mémoires puissent être autant partiaux, et partisans. Ni que la figure du mémorialiste puisse parfois encombrer le premier plan. Car c’est là précisément que réside tout leur intérêt, et, osons le mot, leur charme, ainsi que cette capacité étonnante qu’ils peuvent avoir de traverser les siècles et les continents – ce que, espérons-le, le lecteur trouvera ici – continuant à intéresser les lecteurs en leur parlant de choses qui ne les intéressent absolument pas. Pour rester avec Saint-Simon, qui peut ressentir une blessure aussi intime et brûlante que lui à propos du débourrage des sièges du Parlement ? Qui même comprend bien de quoi il s’agit ? Et pourtant c’est ce même Saint-Simon dont Stendhal recommandera avec chaleur la lecture à sa toute jeune sœur Pauline, notamment pour apprendre à extorquer avec finesse quelques autorisations de sortie et quelque argent à leur père. De même Julien Sorel déduit sa propre conduite de vie, et les décisions importantes qu’il doit prendre, notamment sentimentales, d’Emmanuel de Las Cases, et des bulletins de la Grande Armée. Mémoires historiques, lecteurs domestiques…

Car des maisons, dans tous les sens du terme, et sous les référents possibles, il est fort question dans les Mémoires. C’est que ces derniers, toutes choses égales par ailleurs, sont aussi dans un mouvement de perpétuel changement, de perpétuels réaménagements.

Les Mémoires ne sont en effet que fort rarement écrits dans des contextes d’apaisement et de consensus ; s’ils prennent parti, c’est dans un champ de conflictualité qui leur préexiste. Aussi, contrairement à certaine légende, il n’y a pas d’abord des Mémoires, puis l’Historien impartial qui viendrait rendre à chacun et à chaque événement sa juste place. Cette vision irénique n’est pas tenable, et les Mémoires se font plus souvent qu’à leur tour écho, contestation et réajustement d’Histoires déjà là, mais tronquées, mais menteuses, mais méprisantes – et souvent parce qu’elles sont payées, parfois au sens le plus concret du terme, par les « vainqueurs » de l’Histoire.

Il faut rappeler ici qu’en langue française, sous l’Ancien Régime, les mémoires (sans la majuscule) désignent des pièces judiciaires, à charge ou à décharge, que les parties soumettaient aux juges. Dans le cas de nos Mémoires, il s’agit bien souvent de la révision d’un procès qui a déjà eu lieu, mais dont l’instruction a été bâclée et la sentence achetée (ce que l’on peut nommer autrement : l’Histoire). Il s’agit donc bien dans les Mémoires de revenir sur la chose jugée, de revenir sur le jugement lui-même. C’est du reste bien avec cette structure d’appel au Juge Suprême que s’ouvrent Les Confessions de Jean-Jacques Rousseau.

De tout ce qui précède il s’ensuit que la question de la grandeur n’est pas indexée de façon simple à l’Histoire. Pour le dire encore autrement, dans les Mémoires, cette question de la grandeur est surtout de l’ordre du problème.

Chez eux on ne trouvera guère d’éthique des conséquences. Le jugement de l’Histoire est souvent dans les faits réduit à un simple : qui a gagné ? Or ce n’est pas nécessairement la réussite ou l’échec d’une entreprise qui en détermine la valeur. Pour parler encore en langue classique le succès n’est jamais que ce qui suit une action, et le terme n’a alors aucune connotation axiologique. Pour poursuivre encore en classique, lorsque Corneille définit la tragédie, il le fait par cette équation simple : un grand héros (qui chez lui, on le sait, peut être une femme aussi bien qu’un homme) confronté à un grand péril. Ce qu’il en advient n’est que de l’ordre de l’accidentel, de l’aléatoire, de l’in-signifiant. Rodrigue triomphe, Suréna meurt : ce dernier n’en est pas moins héros, pas moins grand que le premier.

Il y a donc des échecs glorieux, et des réussites infâmes, et il vaut donc mieux parfois choisir de ne pas réussir. De ce fait les Mémoires tendent aussi bien à jeter un regard critique, acerbe, soupçonneux sur certaines réputations (ce qu’une certaine tradition anglo-saxonne a nommé le debunking) qu’à (r)établir des réputations écornées, flétries, salies – quand elles ne sont pas tombées dans quelque chausse-trappe ou quelque oubliette savamment ménagées par l’Histoire officielle. Quand on veut se débarrasser de son chien… Il y a toujours de la férocité dans ce passé recomposé, et les blessures sont toujours vivantes dans le présent. Pas de Mémoires sans arrière-fond polémique, ni sans intention polémique – et si un certain nombre de Mémoires parlent de batailles, militaires ou métaphoriques, on est bien tenté de voir là une des vérités de ce bien drôle de genre.

Et dans toutes ces opérations de déboulonnages en tous sens, le lecteur féru d’Histoire trouvera, au choix, matière à se scandaliser de voir la chute de (faux) héros, ou à s’enthousiasmer de petits faits vrais (du moins présentés comme tels), de curiosités, de révélations, de dévoilements, et partant de nouvelles assomptions. Les choses, et surtout les êtres, ne sont jamais dans les Mémoires exactement ce que l’on croit qu’ils sont : tout y est, plus ou moins légèrement, dissemblant. Les Mémoires réintroduisent, dans le grand jeu social, dans le grand jeu politique, ce que le positivisme, cet enfant si psychorigide de la rationalité des Lumières, a cru malin d’exclure : les passions. Il s’en est suivi la création d’un être de pure fiction, uniquement, et tout uniment, tressé de calcul, de pesée du pour et du contre, de contrat, de consentement… Pauvre raison ainsi rabougrie, lyophilisée. A ce mirage d’objectivité – l’historicisme hier, l’économisme aujourd’hui – les Mémoires, d’aussi loin que l’on remonte dans le temps (et de nombreuses généalogies sont possibles), eux-mêmes montent, démontent et remontent les mécanismes de cet espace humain où vibrent, s’affrontent, se contredisent, s’épanouissent ou s’étiolent, les passions, les passions humaines, toutes les passions humaines. Pour le coup, on est loin, bien loin, de notre apparatchik du Kremlin.

Ruiner, (re)bâtir ce canevas : on a tous – mémorialistes comme lecteur de Mémoires – quelque chose de Pénélope.

La moire

De fait, ce n’est pas tant du côté de l’Histoire que lorgnent les Mémoires, comme on le dit parfois, mais du côté de la Légende. Noire ou dorée, peu importe, elle porte des vérités essentielles que l’Histoire, myope, ne perçoit pas, ce qu’un Victor Hugo, par exemple, avait fort bien compris, et non moins magistralement mis en œuvre. Mais là où le poète use du télescope, spatial, temporel – le mémorialiste manie le microscope. On y voit toujours en grand, mais pas le même objet, pas la même mesure. Ce qui se déplie et se déploie dans les Mémoires, c’est l’humain, mais l’humain dans toutes ses dimensions, pas une pauvre forme recroquevillée sur la seule dimension privée. Là encore, repensons classique, où l’existence se décline en trois sphères, en trois paradigmes : en public, en son particulier (l’amitié, la famille…), et dans le for intérieur (la religion, la sexualité, le sentiment…). Du for intérieur on ne sait jamais grand-chose – hormis quelques exceptions d’autant plus remarquables qu’elles restent exceptionnelles précisément : ce qui est intéressant dans l’humain, c’est autrui, forcément autrui.

Les Mémoires font donc chatoyer toutes ces nuances ; on comprend dès lors qu’ils puissent toucher tout lecteur, même celui le plus éloigné dans le temps et dans l’espace. S’ils ne parlaient que d’un contexte bien particulier, ils sombreraient avec lui, le temps venu. Au lieu de cela, les Mémoires déplient, les Mémoires déploient.

Si l’on se souvient qu’étymologiquement ex-plicare c’est dé-plier, enlever les plis, on comprend donc mieux ce geste même des Mémoires. En nous montrant, plus que les revers, les envers de chaque chose et de chaque être, en nous dévoilant et en nous révélant le particulier du public, ils en déploient toutes les variations, toutes les mutabilités, suscitant dès lors en nous, au choix, la curiosité, l’admiration, la fascination, l’étonnement, l’indignation… Aussi les anecdotes (dont on rappellera encore ici le sens étymologique, celui d’ « histoire secrète ») viennent cristalliser l’hétéroclite de la vie, son récit hirsute et ses cahots.

Elles ne sont donc pas des traces d’un passé révolu, quelque chose qui aujourd’hui nous renverrait à un hier. Pour reprendre la formule de Walter Benjamin, ce que les Mémoires font chatoyer de la moire des anecdotes, c’est l’aura, quelque chose qui vient de loin, de quelque fond ou arrière-fond, d’une profondeur de champ, quelle qu’elle soit, et qui vient, surgissant au premier plan, comme éternellement et à jamais fiché dans le présent, nous saisir.

Si le mémorialiste est un témoin privilégié, par son acte de transmission, il confère au lecteur ce même privilège : libre à ce dernier d’en accepter ou non la place. Mais l’on comprend que dans ce cas la lecture ne puisse être que critique, ou totalement, absolument empathique – et que la lecture des Mémoires puisse, comme on l’avait vu avec l’exemple de Stendhal, servir à tout.

Epilogue, et prologue en même temps

Les quelques lignes qui précèdent vienne moins présenter les cinq contributions qui suivent, que témoigner, d’une façon que l’on aura cherché à rendre peu ou prou synthétique, des réflexions qu’elles ont fait naître. Que les auteurs en soient donc ici chaleureusement remerciés. Quant au lecteur bénévolent – pour reprendre l’expression stendhalienne – il est appelé à les prolonger, les réfuter, les nuancer, par les siennes.

Ce seront donc aussi, ici, des affaires de regard. Celui de Moïse, pour utiliser cette image chère à Maurice Blanchot, dans toutes les tensions de la fabrication mémorielle, avec la figure de Giovanni Falcone (Charlotte Moge) ; ou encore celui d’Orphée, pour rester blanchotien, dans la quête généalogique des Mémoires de la seconde moitié du XVIe siècle français à la recherche de signes d’élection (Bruno Tolaïni) ; le regard qui fait apparaître ce qui avait été sciemment oublié, dans un geste de contre-refoulement, que l’on trouve chez William Apess (Fabrice Le Corguillé) ; celui qui fait apparaître le véritable grand homme que masquait le faux, le père caché par le fils, Louis XIII par Louis XIV, le vrai soleil, comme le fait Saint-Simon (Claire Quaglia) ; celui qui de la boue (celle de Sainte-Hélène, la pluvieuse, la maussade, l’anglaise pour tout dire) fera de l’or (la légende napoléonienne, Napoléon en gloire), et ce sera Las Cases devant son Prométhée d’Empereur (François Raviez).

Un ultime mot en guise d’ouverture : la lecture de ces articles montre également, comme en écharpe, que les grandes figures historiques peuvent aussi être aussi être des objets, ou du moins des êtres vivants non-humains. Un magnolia peut-être, ou un cheval…

Notes

1 Svetlana Alexievitch, La fin de l’homme rouge ou le temps du désenchantement, traduit du russe par Sophie Benech, Actes Sud, 2013, p. 47. Return to text

References

Bibliographical reference

Frédéric Briot, « « Le clou, le debunking, et la moire » », Grandes figures historiques dans les lettres et les arts, 4 | -1, 1-5.

Electronic reference

Frédéric Briot, « « Le clou, le debunking, et la moire » », Grandes figures historiques dans les lettres et les arts [Online], 4 | 2015, Online since 23 juin 2015, connection on 23 mars 2025. URL : http://www.peren-revues.fr/figures-historiques/182

Author

Frédéric Briot

Université Lille 3-Alithila

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