La figure de Guy Debord est de celles qui soulèvent les passions, sans doute parce qu’il a pris si radicalement position dans les différents champs de la connaissance. Toujours associé à son livre phare intitulé La société du spectacle1, Debord est devenu, au fil des ans, l’incarnation même de l’Internationale situationniste (I.S.), mouvement qu’il a cofondé en 1957, puis, du statut d’agitateur et de révolutionnaire quasi-inconnu, il est passé à celui de penseur2 et de grand auteur3. Sa vie, à plusieurs égards, est source de nombreux commentaires et de conjectures multiples, atteignant même un statut légendaire.
Ce statut est toutefois récent. Entre 1951 et 1972, soit les vingt-et-un ans où il est impliqué dans ce que l’on pourrait nommer l’avant-garde révolutionnaire, Debord n’est que peu connu ; tant sa production personnelle que les actions des groupes auxquels il appartient demeurent somme toute confidentielles. Malgré son implication dans le groupe lettriste d’Isidore Isou (1951), puis dans les deux groupes qu’il co-fonde – l’I.S. (1957-1972) et l’Internationale lettriste (1952-1957) –, il reste largement méconnu du public au moins jusqu’à la toute fin des années 1960. Ce n’est que la conjonction, en l’espace d’environ un an, de la publication de La société du spectacle et de l’implication de Debord et des situationnistes dans les événements de Mai 684, qui contribue à faire sortir des cercles confidentiels la figure du leader de l’I.S. Comment se fait-il que, d’un relatif anonymat, il soit passé du côté des personnalités consacrées, ses archives allant même jusqu’à être classées « Trésor national »5 en 2009 ? C’est ce que nous tenterons d’expliquer, en retraçant, tout d’abord, les efforts d’auto-édification mis en avant par Debord lui-même, puis l’édification dont il a fait l’objet depuis le début des années 1990. Affirmons d’entrée de jeu que notre propos n’est ni de déplorer l’institutionnalisation de Debord comme cause de la perte d’une certaine pureté de ses idées, ni d’affirmer qu’il n’aurait jamais été reconnu sans son procédé d’auto-édification. Debord est avant tout un joueur et un stratège ; il s’agira donc d’étudier les différents mouvements de sa campagne, de mesurer sa capacité à mobiliser à ses côtés des troupes qui le soutiennent, même après son trépas, et enfin de constater l’issue de l’aventure.
« Je ne sais pas si un seul autre a osé se conduire comme moi, dans cette époque »6
À plusieurs égards, Debord rejoue la partition du surréalisme et de sa figure emblématique, André Breton7. Dès sa jeunesse, il est ainsi attiré par la radicalité de Breton, à propos duquel il écrit à son camarade Hervé Falcou, alors qu’il n’a que dix-huit ans : « Si la question se posait, je me rallierais facilement à André Breton. »8 La figure de proue du mouvement surréaliste apparaît donc comme un exemple à suivre pour Debord, qui semble dans sa prime jeunesse entretenir des ambitions à la hauteur de la réputation de ses idoles. La figure de Breton peut toutefois être vue à la fois comme un modèle et un contre-modèle9 ; Debord cherche à la fois à le « dépasser »10 et à le « détourner »11. Pour lui, il s’agit donc, en quelque sorte, de lui faire concurrence, d’atteindre un stade encore plus légendaire. Pour y parvenir, il s’attellera rapidement à entretenir son propre mythe.
Une lettre à Asger Jorn, dans la foulée de la fondation du mouvement situationniste, n’est aucunement équivoque quant aux ambitions de Debord : « Il faut créer tout de suite une nouvelle légende à notre propos. »12 La volonté de s’élever au rang de mythe est donc consciente, et fait même partie de la genèse de l’I.S. À partir de ce moment, Debord travaillera graduellement à augmenter l’aura légendaire, tout d’abord de son groupe, puis de sa personne. En bon stratège13, il fera tout ce qui est nécessaire pour parvenir à ses fins. Contrairement à ce qu’affirme Tom McDonough, pour qui Debord ne s’y attelle qu’à partir de 197814, il y travaille depuis la fondation de l’I.S. en 1957, et surtout depuis la publication de Mémoires15 en 1958 – qui représente la première étape concrète de cette auto-édification.
Alors qu’il n’est âgé que de 26 ans, Debord fait paraître cet ouvrage, entièrement composé de phrases provenant de sources diverses liées les unes aux autres par des « structures portantes »16 d’Ager Jorn. Ce livre est le premier à retracer avec nostalgie les premières années de l’I.L. ou Internationale Lettriste (qui précède l’I.S.), et à insister sur le fait que cette période représente l’âge d’or de la vie hors du commun de Debord. On y décèle bien entendu une volonté de mémoire, mais aussi de mythification – l’ouvrage relate en fait le mythe fondateur de son personnage, et est à la base de l’aura de mystère17 dont il sera entouré plus tard. La vie de bohème menée par lui et ses camarades est également donnée comme exemplaire de la vie qu’il faudrait vivre. Cette entreprise sera ensuite poussée plus loin dans ses œuvres plus tardives.
Si les deux films produits par Guy Debord au tournant des années soixante contribuent également à préparer son édification18, c’est à la suite de la dissolution de l’I.S., en 1972, qu’il se mettra avec une ardeur renouvelée à cette tâche. Il reprendra notamment à plusieurs reprises la méthode dont il use dans Réfutation de tous les jugements, tant élogieux qu’hostiles, qui ont été jusqu’ici portés sur le film « La Société du spectacle »19 ; il commence alors à travailler à l’imposition de son propre point de vue sur son œuvre, et met en avant sa subjectivité comme étant le seul prisme à travers lequel entrevoir la vérité à propos de tout ce qui le regarde. Debord y décortique par exemple plusieurs critiques, positives et négatives, sur la version cinématographique de La Société du spectacle20, et s’oppose à chacune d’entre elles, y substituant sa propre interprétation, et discréditant de facto quiconque a pensé quoi que ce soit de son long métrage. Il fera de même à propos de sa propre personne en 1985, lorsqu’il écrira : « Je ne crois pas avoir lu en tout plus de cinq ou six faits vrais rapportés à mon propos, quel qu’ait pu être le thème abordé […] »21. Il reste que c’est en 1975, dans Réfutation de tous les jugements, que prend véritablement forme l’éloge de lui-même qui l’occupera jusqu’à la fin de sa vie.
Debord se met ainsi au centre de toutes ses œuvres subséquentes ; il travaille notamment à créer une image de lui-même en tant qu’opposant exemplaire à la société capitaliste marchande. Il se flatte par exemple d’avoir apparemment été détesté par ses contemporains : « J’ai mérité la haine universelle de la société de mon temps, et j’aurais été fâché d’avoir d’autres mérites aux yeux d’une telle société. »22 Comme Breton, qui affirme que « […] l’approbation du public est à fuir par-dessus tout »23, car ce n’est qu’en étant refusé par la société que l’on peut garder son caractère révolutionnaire24, Debord voit dans cette haine à son égard la confirmation du succès de ses activités. Cette détestation dont il a fait l’objet le place à ses yeux dans une position privilégiée, car il est le seul, dans son époque, à avoir vraiment tenu tête à ce qu’il nomme la société du spectacle ; si celle-ci l’a tant détesté, c’est qu’il a réussi à lui nuire.
Non seulement sa posture est exemplaire, mais sa vision du monde, en d’autres mots sa théorie du spectacle, est à ses yeux infaillible, et ne peut être démentie. Dans sa préface à la quatrième édition italienne de La société du spectacle, il écrit en outre : « Je me flatte d’être un très rare exemple contemporain de quelqu’un qui a écrit sans être tout de suite démenti par l’événement, et je ne veux pas dire démenti cent fois ou mille fois, comme les autres, mais pas une seule fois. »25 Il avance ainsi avoir vu clairement l’état de la société et en avoir fait une critique prophétique26. Son dernier livre, paru un an avant sa mort, insistera encore sur cet aspect : « Pensant, presque sur tous les points, le contraire de ce que presque tout le monde pensait, j’ai réussi à le dire assez publiquement, et la catastrophe annoncée de toute une société a depuis démontré que je ne manquais pas d’esprit. »27
Le livre qui représente le mieux l’auto-édification de Debord est toutefois, sans l’ombre d’un doute, Panégyrique28, paru en 1989. Adoptant décidément le style et le ton des grands mémorialistes qu’il admire29, il revendique, une fois pour toute, la supériorité de sa propre version de sa vie sur toutes celles qui pourraient tenter d’entrer en concurrence avec celle-ci. Traçant un parallèle avec le récit que donne Thucydide de la guerre du Péloponnèse, qu’il serait bien difficile de contredire puisqu’il s’agit du seul que l’on en ait, il écrit :
Et je crois que, pareillement, sur l’histoire que je vais maintenant exposer, on devra s’en tenir là. Car personne, pendant bien longtemps, n’aura l’audace de démontrer, sur n’importe quel aspect des choses, le contraire de ce que j’en aurai dit ; soit que l’on trouvât le moindre élément inexact dans les faits, soit que l’on pût soutenir un autre point de vue à leur propos.30
Ayant en effet réussi à créer une légende à son propos, il a également été capable de cristalliser autour de lui-même toutes les caractéristiques de ce que Jean-Claude Azoumaye appelle mythe littéraire, qui « passe par une stéréotypisation du thème ou du personnage qui se voit ramasser en une image frappante toujours semblable à elle-même, qui acquiert une vaste audience, qui s’intègre à nos fantasmes quotidiens et fait partie de notre imaginaire culturel. »31 C’est ainsi dans ce contexte, où Debord oriente depuis plus de trente ans l’interprétation que l’on se fait de sa vie et de son œuvre, qu’il est en quelque sorte « redécouvert » autour de 1990, ou du moins, que les perceptions face à sa personne changent drastiquement.
La reconnaissance achevée
Du vivant de Debord, très peu d’universitaires se sont intéressés à l’Internationale Situationniste en général et à Debord en particulier. Michel Pierssens affirme que « [j]usqu'au début des années 1990, on ne retrouve quasiment aucune référence à Debord dans les parutions académiques et intellectuelles. »32 Loin de reconnaître le caractère visionnaire autoproclamé de l’auteur de La Société du spectacle, on reçoit auparavant plutôt froidement son ouvrage, auquel on reproche surtout son style aride. On n’en est pas encore à célébrer son style insurrectionnel, et la plupart des lecteurs ne connaît guère la technique du détournement. Ainsi, le livre de Debord n’est pas un succès instantané :
Certes l’ouvrage ne passe pas inaperçu et donne lieu à des critiques dans la presse généraliste et littéraire française (Le Monde, Le Figaro littéraire, Réforme, Le Nouvel Observateur, La Quinzaine littéraire, Le Magazine littéraire) et même étrangère (le Times Literary Supplement, The New York Times Book Review, Paesa Sera, le Sunday Times, La Gazette de Lausanne). Mais l’essai n’est toujours pas pris au sérieux, surtout en France.33
La réception de La Société du spectacle est ainsi représentative de l’accueil réservé aux situationnistes et à Debord. Toujours friands de mauvais mots à leur égard, qui les confortent dans leurs prises de position radicales, les situationnistes s’amusent même à reproduire plusieurs articles de journaux qui les attaquent, parfois tout à fait gratuitement34. Ce qui ressort de tous ces articles négatifs issus de la presse française et internationale, c’est que, d’une part, Guy Debord lui-même n’y est à peu près pas mentionné, et d’autre part que les journalistes de l’époque (autour de 1968) connaissent très mal l’I.S.35 Outre Robert Estivals, qui affirme dès 1968 que « [l]’Internationale situationniste est essentiellement l’œuvre de Debord »36, les journalistes et critiques n’en sont pas encore à porter toute leur attention sur le leader situationniste. Ce n’est qu’à partir de 1973 et de la sortie du film La Société du spectacle que l’on s’intéressera (très) progressivement à lui.
Le retournement de la perception de Guy Debord semble s’opérer de façon plus accélérée à partir de la fin des années 1980. Après ce qu’Anna Trespeuch-Berthelot appelle une « décennie d’oubli »37, les textes de Debord sont de retour à l’avant de la scène. Cela a sans doute à voir avec la publication, coup sur coup, de Commentaires sur la société du spectacle38 en 1988 et de Panégyrique en 1989. Un ouvrage comme celui de Greil Marcus, intitulé Lipstick Traces : A Secret History of the 20th Century39, a également contribué à faire connaître l’épopée situationniste à un public plus large – et plus anglophone – et, par l’association du mouvement de Debord avec, entre autres, le mouvement punk, à participer encore un peu plus à la mythification de sa figure40. Enfin, toujours en cette faste année 1989, la première exposition consacrée à l’Internationale situationniste, intitulée Sur le passage de quelques personnes à travers une assez courte unité de temps, est organisée au Centre Pompidou, et voyagera à Londres et à Boston41. En bon marginal, Debord refuse d’y participer ; on peut y voir une volonté de garder le contrôle sur sa propre édification. Il reste toutefois qu’il s’agit d’une première étape dans l’institutionnalisation – ou récupération ? – progressive du mouvement situationniste, qui préfigure en quelque sorte celle de Debord.
Un autre événement qui participe à son édification est la réédition de la majeure partie de ses ouvrages dans la prestigieuse « collection Blanche » de la maison Gallimard. Debord ne fait pas qu’« autoriser » Gallimard à republier ses textes42 ; il s’agit d’une nouvelle offensive stratégique longuement réfléchie. La simple lecture de sa longue correspondance avec Jean-Jacques Pauvert, qui l’aide dans ses démarches, montre qu’il s’agit bien d’une décision calculée43 afin d’assurer la pérennité à son œuvre, et d’en augmenter le prestige. Une fois de plus, il garde le contrôle sur son mythe.
Le suicide de Guy Debord, en 1994, ouvre ensuite la porte aux éloges qui, auparavant, se faisaient encore plutôt rares44. Sadie Plant résume assez bien, en quelques mots, ce qui est retenu de sa figure :
Guy Debord was a maverick figure who avoided the academy and eschewed the public role expected of Parisian intellectuals, artists and revolutionaries. Even his autobiographic writings offer little to those seeking clues to a life cluttered with the rumour and intrigue which inevitably fills such vacuums.45
Le même constat revient souvent dans les éloges suivant son décès ; ce sont non seulement ses œuvres que l’on célèbre, mais aussi, et surtout, sa personne. Il est considéré comme un incorruptible ayant vécu une vie remplie de péripéties, qui intrigue ceux qui s’y intéressent46. On voit bien là l’écho de ce que Debord écrivait à propos de lui-même, dans Panégyrique : « Toute ma vie, je n’ai vu que des temps troublés, d’extrêmes déchirements dans la société, et d’immenses destructions ; j’ai pris part à ces troubles. »47 La légende qu’il a forgée lui-même à propos de son personnage se retrouve bel et bien dans les écrits posthumes le concernant. En effet, non seulement les écrits de Debord sur sa propre vie sont repris par les auteurs qui écrivent à son propos, mais certaines de ses assertions à propos de sa théorie du spectacle le sont aussi. Ainsi, comme nous l’avons vu un peu plus haut, Debord affirme avoir vu, avant tout le monde, ce que menaçait de devenir la société spectaculaire, lorsqu’il affirme que jamais il n’a eu à changer une seule ligne de son livre écrit en 1967 lors des éditions subséquentes. Il se présente comme un visionnaire. Or c’est sans doute ce trait qui ressort le plus dans les articles récents écrits sur le livre phare de Debord : on ne cesse de clamer son caractère prophétique48. En somme, Debord aurait, dès la fin des années 1960, prévu la société de l’image du XXIe siècle.
Si son œuvre écrite est entrée pour de bon dans le circuit officiel, avec son inclusion dans le catalogue de Gallimard, ses films, longtemps introuvables49, ont eux aussi fait l’objet d’une diffusion grand public depuis quelques années. Présenté par le cinéaste Olivier Assayas, le coffret DVD, format tout ce qu’il y a de plus classique et de plus commémoratif, ramène dans la sphère publique des films longtemps restés dans l’ombre50. Paradoxalement, il fait entrer dans l’histoire du cinéma un film comme Hurlements en faveur de Sade, qui se proposait justement, en 1952, de supprimer cet art. Malgré le fait qu’il représente, pour Assayas, l’équivalent cinématographique du Carré blanc sur fond blanc de Malévitch51, cette consécration par le biais d’un coffret de collection n’est pas sans conséquence : elle fait entrer l’œuvre cinématographique de Debord dans l’institution officielle. Puisque le boîtier du coffret n’est pas, comme l’était la couverture originale de Mémoires, fait de papier de verre52, il trouvera bien tranquillement et, surtout, inoffensivement sa place dans les collections des cinéphiles, n’abîmant en rien les films qui se trouvent à ses côtés. Comme le prévoyait Keith Sanborn, le coffret « will have an immediate impact on the perception of Debord's work within France. And later, outside it »53 ; Guy Debord l’antispécialiste est en effet depuis ce temps considéré par plusieurs comme un cinéaste.
Autre signe de la réussite de la stratégie de Debord quant à son édification : la multiplication des biographies qui lui sont consacrées. Si certaines sont le fait d’admirateurs et sont rédigées presque sous le mode du panégyrique54, d’autres tentent – parfois maladroitement – de plonger dans les méandres de l’inconscient de Debord55. Un constat toutefois demeure : le personnage de Debord fascine les biographes, qui cherchent à mieux le cerner, et à fournir la bonne interprétation de sa vie. Le caractère paradoxal de la posture de Debord amène également une dimension plutôt intéressante au travail du biographe. Entre volonté de contrôler son image et volonté de rester à l’écart du monde, Debord joue avec les possibles interprétations de sa vie, rendant encore plus facile – et tentant – d’adhérer à toutes les légendes qu’il a lui-même propagées. De toute manière, Debord n’a-t-il pas encore une fois réglé d’avance la question, lorsqu’il écrit : « N’ai-je pas fait moi-même, dans mes écrits, le meilleur portrait que l’on pourra jamais en faire, si le portrait en question pouvait avoir la plus petite nécessité ? »56
Enfin, il s’agit d’un lieu commun lorsque l’on parle de l’institutionnalisation progressive de Debord, mais on ne peut le passer sous silence : le point culminant du processus dont nous tentons de rendre compte est sans aucun doute la classification « Trésor national » des archives de Guy Debord, puis leur achat subséquent par la Bibliothèque nationale de France pour environ 2,5 millions d’Euros57. Cela peut sembler banal, aujourd’hui que la pensée de Debord est partout, mais le fait que les papiers d’un penseur et stratège aussi radical et, pendant longtemps, méconnu, soient déclarés Trésor national a de quoi surprendre. C’est dans cet achat et ce classement que se confirme le triomphe de Debord. On peut imaginer, compte tenu du fait qu’il avait déjà classé et préparé ses archives avant sa mort58, qu’il prévoyait que ses documents passeraient à la postérité. Toutefois, l’éclat de cette victoire aurait sans doute dépassé toutes ses attentes.
La pensée de Guy Debord un peu détournée
La consécration de Debord n’est pas sans laisser certaines traces. Sans la déplorer outre mesure, constatons tout de même que la tendance à la simplification de sa pensée est très lourde. L’expression « société du spectacle » est par exemple galvaudée à tort et à travers, et a été vidée de sa substance. C’est ainsi que l’on peut lire que « Debord’s critique has never been more relevant than today, with our inane TV shows and endless pseudo-opportunities. The age of revolution may be over, but the age of refusal is just beginning »59 en 2001, puis, plus récemment, en 2012, que « [t]he Society of the Spectacle maps out some aspects of the 21st century directly : not least, so-called celebrity culture and its portrayal of lives whose freedom and dazzle suggest almost the opposite of life as most of us actually live it. »60 Plusieurs auteurs ont aussi adhéré de trop près à l’image que Debord a bien voulu donner de lui-même, ou se sont bornés à répéter les mêmes critiques qu’il avait formulées en 1967. Depuis quelques années toutefois, particulièrement depuis l’acquisition des archives de Debord par la Bibliothèque nationale de France, on remarque de nouvelles tendances dans les études qui lui sont consacrées, et une forte baisse de la mode hagiographique. Dans un entretien tenu dans la foulée de l’exposition Guy Debord, un art de la guerre en 2013 à la BnF61, Emmanuel Guy résume bien l’effet de distance, et le changement de ton qui peut s’observer chez les jeunes générations qui s’intéressent à Debord :
Autour de l’exposition, nous recevons beaucoup de très jeunes chercheurs. Ils ont une vingtaine, une trentaine d'années. Auparavant, ceux qui travaillaient sur le situationnisme le faisaient avec une empathie à l’égard de leur sujet, comme si étudier Debord c’était devenir Debord. Nous n’avons pas cette prétention. Nous ne sommes pas situationnistes. Deux générations se succèdent, celle qui était là et prétend avoir un magistère moral et scientifique sur cette époque parce qu’elle était là, et la nôtre qui a une distance par rapport aux événements et aux jeux de pouvoir dont elle était pleine. Il me semble que notre génération est toute désignée pour faire une exposition Debord en 2013.62
Maintenant que Debord est bel et bien reconnu et son œuvre institutionnalisée, les chercheurs peuvent aller au-delà de l’image qu’il a donnée de lui-même, de ce qu’il a dit de ses œuvres, et en quelque sorte le détourner, voire le dépasser. Si son analyse du spectacle est trop souvent galvaudée, il reste que certains s’en sont inspiré pour la mener plus loin, et critiquer le monde tel qu’il est devenu63. Loin de devoir rester figée, la pensée de Debord invite à être détournée, et représente un moment de la pensée révolutionnaire, qui ne peut et ne doit pas seulement rester dans les bibliothèques ou dans les musées. Il s’agit d’éviter ce que Gianfranco Marelli nomme la « course aux textes sacrés »64, de ne pas s’arrêter à l’évidente canonisation de Debord, et d’intégrer sa pensée dans une construction supérieure. Alors seulement aura-t-on non seulement détourné Debord lui-même, mais aussi son édification.