Guy Debord et ses « ambitions nettement mégalomanes »

ou le succès d’une (auto) édification

DOI : 10.54563/gfhla.260

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Author's notes

« Ambitions nettement mégalomanes » : Guy-Ernest Debord, « Encore un effort si vous voulez être situationnistes (L’I.S. dans et contre la décomposition) », Potlatch, no 29 (5 novembre 1957), n. p.

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La figure de Guy Debord est de celles qui soulèvent les passions, sans doute parce qu’il a pris si radicalement position dans les différents champs de la connaissance. Toujours associé à son livre phare intitulé La société du spectacle1, Debord est devenu, au fil des ans, l’incarnation même de l’Internationale situationniste (I.S.), mouvement qu’il a cofondé en 1957, puis, du statut d’agitateur et de révolutionnaire quasi-inconnu, il est passé à celui de penseur2 et de grand auteur3. Sa vie, à plusieurs égards, est source de nombreux commentaires et de conjectures multiples, atteignant même un statut légendaire.

Ce statut est toutefois récent. Entre 1951 et 1972, soit les vingt-et-un ans où il est impliqué dans ce que l’on pourrait nommer l’avant-garde révolutionnaire, Debord n’est que peu connu ; tant sa production personnelle que les actions des groupes auxquels il appartient demeurent somme toute confidentielles. Malgré son implication dans le groupe lettriste d’Isidore Isou (1951), puis dans les deux groupes qu’il co-fonde – l’I.S. (1957-1972) et l’Internationale lettriste (1952-1957) –, il reste largement méconnu du public au moins jusqu’à la toute fin des années 1960. Ce n’est que la conjonction, en l’espace d’environ un an, de la publication de La société du spectacle et de l’implication de Debord et des situationnistes dans les événements de Mai 684, qui contribue à faire sortir des cercles confidentiels la figure du leader de l’I.S. Comment se fait-il que, d’un relatif anonymat, il soit passé du côté des personnalités consacrées, ses archives allant même jusqu’à être classées « Trésor national »5 en 2009 ? C’est ce que nous tenterons d’expliquer, en retraçant, tout d’abord, les efforts d’auto-édification mis en avant par Debord lui-même, puis l’édification dont il a fait l’objet depuis le début des années 1990. Affirmons d’entrée de jeu que notre propos n’est ni de déplorer l’institutionnalisation de Debord comme cause de la perte d’une certaine pureté de ses idées, ni d’affirmer qu’il n’aurait jamais été reconnu sans son procédé d’auto-édification. Debord est avant tout un joueur et un stratège ; il s’agira donc d’étudier les différents mouvements de sa campagne, de mesurer sa capacité à mobiliser à ses côtés des troupes qui le soutiennent, même après son trépas, et enfin de constater l’issue de l’aventure.

« Je ne sais pas si un seul autre a osé se conduire comme moi, dans cette époque »6

À plusieurs égards, Debord rejoue la partition du surréalisme et de sa figure emblématique, André Breton7. Dès sa jeunesse, il est ainsi attiré par la radicalité de Breton, à propos duquel il écrit à son camarade Hervé Falcou, alors qu’il n’a que dix-huit ans : « Si la question se posait, je me rallierais facilement à André Breton. »8 La figure de proue du mouvement surréaliste apparaît donc comme un exemple à suivre pour Debord, qui semble dans sa prime jeunesse entretenir des ambitions à la hauteur de la réputation de ses idoles. La figure de Breton peut toutefois être vue à la fois comme un modèle et un contre-modèle9 ; Debord cherche à la fois à le « dépasser »10 et à le « détourner »11. Pour lui, il s’agit donc, en quelque sorte, de lui faire concurrence, d’atteindre un stade encore plus légendaire. Pour y parvenir, il s’attellera rapidement à entretenir son propre mythe.

Une lettre à Asger Jorn, dans la foulée de la fondation du mouvement situationniste, n’est aucunement équivoque quant aux ambitions de Debord : « Il faut créer tout de suite une nouvelle légende à notre propos. »12 La volonté de s’élever au rang de mythe est donc consciente, et fait même partie de la genèse de l’I.S. À partir de ce moment, Debord travaillera graduellement à augmenter l’aura légendaire, tout d’abord de son groupe, puis de sa personne. En bon stratège13, il fera tout ce qui est nécessaire pour parvenir à ses fins. Contrairement à ce qu’affirme Tom McDonough, pour qui Debord ne s’y attelle qu’à partir de 197814, il y travaille depuis la fondation de l’I.S. en 1957, et surtout depuis la publication de Mémoires15 en 1958 – qui représente la première étape concrète de cette auto-édification.

Alors qu’il n’est âgé que de 26 ans, Debord fait paraître cet ouvrage, entièrement composé de phrases provenant de sources diverses liées les unes aux autres par des « structures portantes »16 d’Ager Jorn. Ce livre est le premier à retracer avec nostalgie les premières années de l’I.L. ou Internationale Lettriste (qui précède l’I.S.), et à insister sur le fait que cette période représente l’âge d’or de la vie hors du commun de Debord. On y décèle bien entendu une volonté de mémoire, mais aussi de mythification – l’ouvrage relate en fait le mythe fondateur de son personnage, et est à la base de l’aura de mystère17 dont il sera entouré plus tard. La vie de bohème menée par lui et ses camarades est également donnée comme exemplaire de la vie qu’il faudrait vivre. Cette entreprise sera ensuite poussée plus loin dans ses œuvres plus tardives.

Si les deux films produits par Guy Debord au tournant des années soixante contribuent également à préparer son édification18, c’est à la suite de la dissolution de l’I.S., en 1972, qu’il se mettra avec une ardeur renouvelée à cette tâche. Il reprendra notamment à plusieurs reprises la méthode dont il use dans Réfutation de tous les jugements, tant élogieux qu’hostiles, qui ont été jusqu’ici portés sur le film « La Société du spectacle »19 ; il commence alors à travailler à l’imposition de son propre point de vue sur son œuvre, et met en avant sa subjectivité comme étant le seul prisme à travers lequel entrevoir la vérité à propos de tout ce qui le regarde. Debord y décortique par exemple plusieurs critiques, positives et négatives, sur la version cinématographique de La Société du spectacle20, et s’oppose à chacune d’entre elles, y substituant sa propre interprétation, et discréditant de facto quiconque a pensé quoi que ce soit de son long métrage. Il fera de même à propos de sa propre personne en 1985, lorsqu’il écrira : « Je ne crois pas avoir lu en tout plus de cinq ou six faits vrais rapportés à mon propos, quel qu’ait pu être le thème abordé […] »21. Il reste que c’est en 1975, dans Réfutation de tous les jugements, que prend véritablement forme l’éloge de lui-même qui l’occupera jusqu’à la fin de sa vie.

Debord se met ainsi au centre de toutes ses œuvres subséquentes ; il travaille notamment à créer une image de lui-même en tant qu’opposant exemplaire à la société capitaliste marchande. Il se flatte par exemple d’avoir apparemment été détesté par ses contemporains : « J’ai mérité la haine universelle de la société de mon temps, et j’aurais été fâché d’avoir d’autres mérites aux yeux d’une telle société. »22 Comme Breton, qui affirme que « […] l’approbation du public est à fuir par-dessus tout »23, car ce n’est qu’en étant refusé par la société que l’on peut garder son caractère révolutionnaire24, Debord voit dans cette haine à son égard la confirmation du succès de ses activités. Cette détestation dont il a fait l’objet le place à ses yeux dans une position privilégiée, car il est le seul, dans son époque, à avoir vraiment tenu tête à ce qu’il nomme la société du spectacle ; si celle-ci l’a tant détesté, c’est qu’il a réussi à lui nuire.

Non seulement sa posture est exemplaire, mais sa vision du monde, en d’autres mots sa théorie du spectacle, est à ses yeux infaillible, et ne peut être démentie. Dans sa préface à la quatrième édition italienne de La société du spectacle, il écrit en outre : « Je me flatte d’être un très rare exemple contemporain de quelqu’un qui a écrit sans être tout de suite démenti par l’événement, et je ne veux pas dire démenti cent fois ou mille fois, comme les autres, mais pas une seule fois. »25 Il avance ainsi avoir vu clairement l’état de la société et en avoir fait une critique prophétique26. Son dernier livre, paru un an avant sa mort, insistera encore sur cet aspect : « Pensant, presque sur tous les points, le contraire de ce que presque tout le monde pensait, j’ai réussi à le dire assez publiquement, et la catastrophe annoncée de toute une société a depuis démontré que je ne manquais pas d’esprit. »27

Le livre qui représente le mieux l’auto-édification de Debord est toutefois, sans l’ombre d’un doute, Panégyrique28, paru en 1989. Adoptant décidément le style et le ton des grands mémorialistes qu’il admire29, il revendique, une fois pour toute, la supériorité de sa propre version de sa vie sur toutes celles qui pourraient tenter d’entrer en concurrence avec celle-ci. Traçant un parallèle avec le récit que donne Thucydide de la guerre du Péloponnèse, qu’il serait bien difficile de contredire puisqu’il s’agit du seul que l’on en ait, il écrit :

Et je crois que, pareillement, sur l’histoire que je vais maintenant exposer, on devra s’en tenir là. Car personne, pendant bien longtemps, n’aura l’audace de démontrer, sur n’importe quel aspect des choses, le contraire de ce que j’en aurai dit ; soit que l’on trouvât le moindre élément inexact dans les faits, soit que l’on pût soutenir un autre point de vue à leur propos.30

Ayant en effet réussi à créer une légende à son propos, il a également été capable de cristalliser autour de lui-même toutes les caractéristiques de ce que Jean-Claude Azoumaye appelle mythe littéraire, qui « passe par une stéréotypisation du thème ou du personnage qui se voit ramasser en une image frappante toujours semblable à elle-même, qui acquiert une vaste audience, qui s’intègre à nos fantasmes quotidiens et fait partie de notre imaginaire culturel. »31 C’est ainsi dans ce contexte, où Debord oriente depuis plus de trente ans l’interprétation que l’on se fait de sa vie et de son œuvre, qu’il est en quelque sorte « redécouvert » autour de 1990, ou du moins, que les perceptions face à sa personne changent drastiquement.

La reconnaissance achevée

Du vivant de Debord, très peu d’universitaires se sont intéressés à l’Internationale Situationniste en général et à Debord en particulier. Michel Pierssens affirme que « [j]usqu'au début des années 1990, on ne retrouve quasiment aucune référence à Debord dans les parutions académiques et intellectuelles. »32 Loin de reconnaître le caractère visionnaire autoproclamé de l’auteur de La Société du spectacle, on reçoit auparavant plutôt froidement son ouvrage, auquel on reproche surtout son style aride. On n’en est pas encore à célébrer son style insurrectionnel, et la plupart des lecteurs ne connaît guère la technique du détournement. Ainsi, le livre de Debord n’est pas un succès instantané :

Certes l’ouvrage ne passe pas inaperçu et donne lieu à des critiques dans la presse généraliste et littéraire française (Le Monde, Le Figaro littéraire, Réforme, Le Nouvel Observateur, La Quinzaine littéraire, Le Magazine littéraire) et même étrangère (le Times Literary Supplement, The New York Times Book Review, Paesa Sera, le Sunday Times, La Gazette de Lausanne). Mais l’essai n’est toujours pas pris au sérieux, surtout en France.33

La réception de La Société du spectacle est ainsi représentative de l’accueil réservé aux situationnistes et à Debord. Toujours friands de mauvais mots à leur égard, qui les confortent dans leurs prises de position radicales, les situationnistes s’amusent même à reproduire plusieurs articles de journaux qui les attaquent, parfois tout à fait gratuitement34. Ce qui ressort de tous ces articles négatifs issus de la presse française et internationale, c’est que, d’une part, Guy Debord lui-même n’y est à peu près pas mentionné, et d’autre part que les journalistes de l’époque (autour de 1968) connaissent très mal l’I.S.35 Outre Robert Estivals, qui affirme dès 1968 que « [l]’Internationale situationniste est essentiellement l’œuvre de Debord »36, les journalistes et critiques n’en sont pas encore à porter toute leur attention sur le leader situationniste. Ce n’est qu’à partir de 1973 et de la sortie du film La Société du spectacle que l’on s’intéressera (très) progressivement à lui.

Le retournement de la perception de Guy Debord semble s’opérer de façon plus accélérée à partir de la fin des années 1980. Après ce qu’Anna Trespeuch-Berthelot appelle une « décennie d’oubli »37, les textes de Debord sont de retour à l’avant de la scène. Cela a sans doute à voir avec la publication, coup sur coup, de Commentaires sur la société du spectacle38 en 1988 et de Panégyrique en 1989. Un ouvrage comme celui de Greil Marcus, intitulé Lipstick Traces : A Secret History of the 20th Century39, a également contribué à faire connaître l’épopée situationniste à un public plus large – et plus anglophone – et, par l’association du mouvement de Debord avec, entre autres, le mouvement punk, à participer encore un peu plus à la mythification de sa figure40. Enfin, toujours en cette faste année 1989, la première exposition consacrée à l’Internationale situationniste, intitulée Sur le passage de quelques personnes à travers une assez courte unité de temps, est organisée au Centre Pompidou, et voyagera à Londres et à Boston41. En bon marginal, Debord refuse d’y participer ; on peut y voir une volonté de garder le contrôle sur sa propre édification. Il reste toutefois qu’il s’agit d’une première étape dans l’institutionnalisation – ou récupération ? – progressive du mouvement situationniste, qui préfigure en quelque sorte celle de Debord.

Un autre événement qui participe à son édification est la réédition de la majeure partie de ses ouvrages dans la prestigieuse « collection Blanche » de la maison Gallimard. Debord ne fait pas qu’« autoriser » Gallimard à republier ses textes42 ; il s’agit d’une nouvelle offensive stratégique longuement réfléchie. La simple lecture de sa longue correspondance avec Jean-Jacques Pauvert, qui l’aide dans ses démarches, montre qu’il s’agit bien d’une décision calculée43 afin d’assurer la pérennité à son œuvre, et d’en augmenter le prestige. Une fois de plus, il garde le contrôle sur son mythe.

Le suicide de Guy Debord, en 1994, ouvre ensuite la porte aux éloges qui, auparavant, se faisaient encore plutôt rares44. Sadie Plant résume assez bien, en quelques mots, ce qui est retenu de sa figure :

Guy Debord was a maverick figure who avoided the academy and eschewed the public role expected of Parisian intellectuals, artists and revolutionaries. Even his autobiographic writings offer little to those seeking clues to a life cluttered with the rumour and intrigue which inevitably fills such vacuums.45

Le même constat revient souvent dans les éloges suivant son décès ; ce sont non seulement ses œuvres que l’on célèbre, mais aussi, et surtout, sa personne. Il est considéré comme un incorruptible ayant vécu une vie remplie de péripéties, qui intrigue ceux qui s’y intéressent46. On voit bien là l’écho de ce que Debord écrivait à propos de lui-même, dans Panégyrique : « Toute ma vie, je n’ai vu que des temps troublés, d’extrêmes déchirements dans la société, et d’immenses destructions ; j’ai pris part à ces troubles. »47 La légende qu’il a forgée lui-même à propos de son personnage se retrouve bel et bien dans les écrits posthumes le concernant. En effet, non seulement les écrits de Debord sur sa propre vie sont repris par les auteurs qui écrivent à son propos, mais certaines de ses assertions à propos de sa théorie du spectacle le sont aussi. Ainsi, comme nous l’avons vu un peu plus haut, Debord affirme avoir vu, avant tout le monde, ce que menaçait de devenir la société spectaculaire, lorsqu’il affirme que jamais il n’a eu à changer une seule ligne de son livre écrit en 1967 lors des éditions subséquentes. Il se présente comme un visionnaire. Or c’est sans doute ce trait qui ressort le plus dans les articles récents écrits sur le livre phare de Debord : on ne cesse de clamer son caractère prophétique48. En somme, Debord aurait, dès la fin des années 1960, prévu la société de l’image du XXIe siècle.

Si son œuvre écrite est entrée pour de bon dans le circuit officiel, avec son inclusion dans le catalogue de Gallimard, ses films, longtemps introuvables49, ont eux aussi fait l’objet d’une diffusion grand public depuis quelques années. Présenté par le cinéaste Olivier Assayas, le coffret DVD, format tout ce qu’il y a de plus classique et de plus commémoratif, ramène dans la sphère publique des films longtemps restés dans l’ombre50. Paradoxalement, il fait entrer dans l’histoire du cinéma un film comme Hurlements en faveur de Sade, qui se proposait justement, en 1952, de supprimer cet art. Malgré le fait qu’il représente, pour Assayas, l’équivalent cinématographique du Carré blanc sur fond blanc de Malévitch51, cette consécration par le biais d’un coffret de collection n’est pas sans conséquence : elle fait entrer l’œuvre cinématographique de Debord dans l’institution officielle. Puisque le boîtier du coffret n’est pas, comme l’était la couverture originale de Mémoires, fait de papier de verre52, il trouvera bien tranquillement et, surtout, inoffensivement sa place dans les collections des cinéphiles, n’abîmant en rien les films qui se trouvent à ses côtés. Comme le prévoyait Keith Sanborn, le coffret « will have an immediate impact on the perception of Debord's work within France. And later, outside it »53 ; Guy Debord l’antispécialiste est en effet depuis ce temps considéré par plusieurs comme un cinéaste.

Autre signe de la réussite de la stratégie de Debord quant à son édification : la multiplication des biographies qui lui sont consacrées. Si certaines sont le fait d’admirateurs et sont rédigées presque sous le mode du panégyrique54, d’autres tentent – parfois maladroitement – de plonger dans les méandres de l’inconscient de Debord55. Un constat toutefois demeure : le personnage de Debord fascine les biographes, qui cherchent à mieux le cerner, et à fournir la bonne interprétation de sa vie. Le caractère paradoxal de la posture de Debord amène également une dimension plutôt intéressante au travail du biographe. Entre volonté de contrôler son image et volonté de rester à l’écart du monde, Debord joue avec les possibles interprétations de sa vie, rendant encore plus facile – et tentant – d’adhérer à toutes les légendes qu’il a lui-même propagées. De toute manière, Debord n’a-t-il pas encore une fois réglé d’avance la question, lorsqu’il écrit : « N’ai-je pas fait moi-même, dans mes écrits, le meilleur portrait que l’on pourra jamais en faire, si le portrait en question pouvait avoir la plus petite nécessité ? »56

Enfin, il s’agit d’un lieu commun lorsque l’on parle de l’institutionnalisation progressive de Debord, mais on ne peut le passer sous silence : le point culminant du processus dont nous tentons de rendre compte est sans aucun doute la classification « Trésor national » des archives de Guy Debord, puis leur achat subséquent par la Bibliothèque nationale de France pour environ 2,5 millions d’Euros57. Cela peut sembler banal, aujourd’hui que la pensée de Debord est partout, mais le fait que les papiers d’un penseur et stratège aussi radical et, pendant longtemps, méconnu, soient déclarés Trésor national a de quoi surprendre. C’est dans cet achat et ce classement que se confirme le triomphe de Debord. On peut imaginer, compte tenu du fait qu’il avait déjà classé et préparé ses archives avant sa mort58, qu’il prévoyait que ses documents passeraient à la postérité. Toutefois, l’éclat de cette victoire aurait sans doute dépassé toutes ses attentes.

La pensée de Guy Debord un peu détournée

La consécration de Debord n’est pas sans laisser certaines traces. Sans la déplorer outre mesure, constatons tout de même que la tendance à la simplification de sa pensée est très lourde. L’expression « société du spectacle » est par exemple galvaudée à tort et à travers, et a été vidée de sa substance. C’est ainsi que l’on peut lire que « Debord’s critique has never been more relevant than today, with our inane TV shows and endless pseudo-opportunities. The age of revolution may be over, but the age of refusal is just beginning »59 en 2001, puis, plus récemment, en 2012, que « [t]he Society of the Spectacle maps out some aspects of the 21st century directly : not least, so-called celebrity culture and its portrayal of lives whose freedom and dazzle suggest almost the opposite of life as most of us actually live it. »60 Plusieurs auteurs ont aussi adhéré de trop près à l’image que Debord a bien voulu donner de lui-même, ou se sont bornés à répéter les mêmes critiques qu’il avait formulées en 1967. Depuis quelques années toutefois, particulièrement depuis l’acquisition des archives de Debord par la Bibliothèque nationale de France, on remarque de nouvelles tendances dans les études qui lui sont consacrées, et une forte baisse de la mode hagiographique. Dans un entretien tenu dans la foulée de l’exposition Guy Debord, un art de la guerre en 2013 à la BnF61, Emmanuel Guy résume bien l’effet de distance, et le changement de ton qui peut s’observer chez les jeunes générations qui s’intéressent à Debord :

Autour de l’exposition, nous recevons beaucoup de très jeunes chercheurs. Ils ont une vingtaine, une trentaine d'années. Auparavant, ceux qui travaillaient sur le situationnisme le faisaient avec une empathie à l’égard de leur sujet, comme si étudier Debord c’était devenir Debord. Nous n’avons pas cette prétention. Nous ne sommes pas situationnistes. Deux générations se succèdent, celle qui était là et prétend avoir un magistère moral et scientifique sur cette époque parce qu’elle était là, et la nôtre qui a une distance par rapport aux événements et aux jeux de pouvoir dont elle était pleine. Il me semble que notre génération est toute désignée pour faire une exposition Debord en 2013.62

Maintenant que Debord est bel et bien reconnu et son œuvre institutionnalisée, les chercheurs peuvent aller au-delà de l’image qu’il a donnée de lui-même, de ce qu’il a dit de ses œuvres, et en quelque sorte le détourner, voire le dépasser. Si son analyse du spectacle est trop souvent galvaudée, il reste que certains s’en sont inspiré pour la mener plus loin, et critiquer le monde tel qu’il est devenu63. Loin de devoir rester figée, la pensée de Debord invite à être détournée, et représente un moment de la pensée révolutionnaire, qui ne peut et ne doit pas seulement rester dans les bibliothèques ou dans les musées. Il s’agit d’éviter ce que Gianfranco Marelli nomme la « course aux textes sacrés »64, de ne pas s’arrêter à l’évidente canonisation de Debord, et d’intégrer sa pensée dans une construction supérieure. Alors seulement aura-t-on non seulement détourné Debord lui-même, mais aussi son édification.

Notes

1 Guy Debord, La société du spectacle, Paris, Gallimard [coll. « Folio »], 1992 [1967], 208 p. Return to text

2 Voir Raphaëlle Rérolle, « À chacun son Debord », Le Monde, Paris, 23 mars 2013, qui parle de « l’œuvre du penseur », ou encore Phil Baker, « Life and Death of Guy Debord by Andrew Hussey, 420pp, Jonathan Cape, pounds 18.99 », The Guardian, London, 25 août 2001, qui le désigne pour sa part par les mots « great French thinker » (« grand penseur français », nous traduisons). Return to text

3 Voir notamment Philippe Sollers, « Guy Debord, vous connaissez ? », Le Monde, 2 octobre 1989. Return to text

4 Pascal Dumontier, Les situationnistes et Mai 68, Paris, Ivréa, 1995, 307 p. Return to text

5 Agence France Presse, 16 février 2009. Return to text

6 Guy Debord, Panégyrique, tome premier, Paris, Éditions Gérard Lebovici, 1989, p. 29. Return to text

7 Breton lui-même a fait l’objet d’une édification, sa figure plus grande que nature étant à jamais synonyme du surréalisme. Celui que l’on a surnommé le « Pape du surréalisme » (« France’s André Breton, 70, author, once « Pope of surrealist movement » », The Washington Post, Times Herald, 29 septembre 1966, p. B8. Voir aussi Clifford Browder, André Breton. Arbiter of Surrealism, Genève, Librairie Droz, 1967, 179 p.) est entouré d’une aura mythique. Interrogé sur l’avenir du surréalisme après la mort de Breton, Jean Schuster affirme que « […] cet avenir sera largement conditionné par la manière de surmonter l’absence physique de Breton. Il unissait en lui des pouvoirs et des facultés dont aucun de nous ne dispose en totalité », in Bernard Pivot, « Surréalisme décidément pas mort : L’équipe de Jean Schuster prend la relève d’André Breton », Le Figaro, 29 mai 1967, p. 27. Return to text

8 Guy Debord, Le Marquis de Sade a des yeux de fille, de beaux yeux pour faire exploser les ponts, Paris, Fayard, 2004, p. 23. Return to text

9 Notons que Debord se plaira à attaquer Breton et le surréalisme, notamment dans son Rapport sur la construction des situations, Paris, Mille et une nuits, 2000, 62 p. et dans « Amère victoire du surréalisme », Internationale situationniste, no 1, juin 1958, p. 3-4. L’Internationale Lettriste l’affuble notamment du surnom de « Dédé-les-Amourettes ». Voir Michèle Bernstein, « La fleur de l’âge », Potlatch, no 15 (22 décembre 1954), in, Allia, Potlatch, 1954-1957, Paris, Allia, 1996, p. 55. Return to text

10 Les situationnistes traduisent ainsi le Aufhebung hégélien, qui consiste à la fois à intégrer et à supprimer un élément pour le mener à un au-delà de son état d’origine. Return to text

11 « Intégration de productions actuelles ou passées des arts dans une construction supérieure », in « Définitions », Internationale situationniste, no 1 (juin 1958), p. 13. Return to text

12 Guy Debord, Correspondance, vol. 1, Paris, Fayard, 1999, p. 24. Return to text

13 Emmanuel Guy, « « Par tous les moyens, même artistiques » : Guy Debord stratège. Modélisation, pratique et rhétorique stratégique », thèse de doctorat, Paris, Sorbonne Paris Cité, 2015, à paraître. Return to text

14 Tom McDonough, « Guy Debord, or The Revolutionary Without a Halo », October, vol. 115 (hiver 2006), p. 40. Pour plusieurs personnes, les années « situationnistes » et « post-situationnistes » de Debord représentent deux périodes bien distinctes de sa vie et son œuvre. Pour nous, toutefois, Debord ne déroge jamais de sa stratégie initiale – si les moyens peuvent varier, le but reste toujours le même, soit atteindre un statut mythique. Return to text

15 Guy-Ernest Debord, Mémoires, Paris, Allia, 2004 [1958], 112 p. Return to text

16 Précision apparaissant sur la page titre de Mémoires. Return to text

17 Celle-ci se cristallise notamment dans les nombreux articles qui font suite à l’assassinat de Gérard Lebovici, en 1984. Certains journaux à sensation vont jusqu’à soupçonner Guy Debord d’avoir trempé dans le guet-apens ayant coûté la vie à son éditeur et ami. Debord commente d’ailleurs plusieurs de ces rumeurs dans son ouvrage Considérations sur l’assassinat de Gérard Lebovici, 1985, in Œuvres, Paris, Gallimard, 2006, p. 1539-1577. Return to text

18 Guy Debord, Sur le passage de quelques personnes à travers une assez courte unité de temps, court métrage, Dansk-Fransk Experimentalfilms Kompagni (Copenhague), 1959, 18 minutes 50, et Critique de la séparation, court métrage, Dansk-Fransk Experimentalfilms Kompagni (Copenhague), 1961, 20 minutes. Return to text

19 Guy Debord, Réfutation de tous les jugements, tant élogieux qu’hostiles, qui ont été jusqu’ici portés sur le film « La Société du spectacle », court métrage, Simar films, 1975, 22 minutes. Return to text

20 Guy Debord, La Société du spectacle, long métrage, producteur : Marcel Berbert, 1973, 88 minutes. Return to text

21 Guy Debord, Considérations sur l’assassinat de Gérard Lebovici, op. cit., p. 1539. Return to text

22 Guy Debord, In girum imus nocte et consumimur igni, 1978, in Œuvres, op. cit., p. 1349. Return to text

23 André Breton, « Second manifeste du surréalisme 1930 », in André Breton, Manifestes du surréalisme, Paris, Gallimard [coll. « Folio »], 1985, p. 127-128. Return to text

24 « C’est merveilleux d’être encore à ce point méprisés à notre âge », écrit Marcel Duchamp à Breton, qui relate ces propos à Jacques Kober, dans la foulée de l’exposition Le surréalisme en 1947. Voir Germain Viatte, La planète affolée. Surréalisme, dispersion et influences, 1938-1947, Paris, Flammarion, 1986, p. 290. Return to text

25 Guy Debord, Préface à la quatrième édition italienne de La Société du spectacle, 1979, in Œuvres, op. cit., p. 1465. Return to text

26 Nous reviendrons un peu plus loin sur le caractère prophétique accolé par la critique, depuis les années quatre-vingt-dix, aux écrits sur la société du spectacle de Debord. Return to text

27 Guy Debord, Cette mauvaise réputation, 1993, in Œuvres, op. cit., p. 1797. Return to text

28 Guy Debord, Panégyrique, tome premier, 1989, ibid., p. 1656-1687. Return to text

29 Et pour lequel Debord est aujourd’hui admiré. Concernant ses influences, il s’agit notamment du Cardinal de Retz et de La Rochefoucauld. Voir à ce sujet ses notes de lecture dans le Fonds Guy Debord, NAF 28603, Bibliothèque nationale de France. Return to text

30 Panégyrique, op. cit., p. 1661. Return to text

31 Jean-Claude Azoumaye, André Breton, Marcel Pleynet : entre stéréotype et modernité littéraire, Paris, L’Harmattan, 2014, p. 116. Return to text

32 Sylvain Cypell, « Aux États-Unis, il passe davantage pour un créateur que pour un penseur », Le Monde, Paris, 23 mars 2013. Return to text

33 Anna Trespeuch-Berthelot, « Les vies successives de La Société du spectacle de Guy Debord », Vingtième Siècle. Revue d’histoire, no 122 (2014), p. 139-140. Return to text

34 Notons par ailleurs que les surréalistes s’adonnent à la même pratique, voir notamment « Des biscuits pour la route », Bief, Jonction surréaliste, no 10-11 (15 février 1960), in José Pierre, Tracts surréalistes et déclarations collectives, 1922-1969, tome II : 1940-1969, Paris, Le terrain vague, 1982, p. 185-191. Return to text

35 On notera bien entendu que les membres de l’I.S. n’ont pas choisi impartialement les différents articles qui traitent d’eux ; reste toutefois que l’échantillon est suffisamment large pour dégager une tendance assez lourde. Voir notamment « Jugements choisis concernant l’I.S. et classés selon leur motivation dominante », Internationale situationniste, no 12, septembre 1969, p. 55-63. Return to text

36 Robert Estivals, « De l’avant-garde esthétique à la révolution de mai », Communications, no 12 (décembre 1968), p. 92. Return to text

37 Anna Trespeuch-Berthelot, L’Internationale situationniste. De l’histoire au mythe (1948-2013), Paris, Presses universitaires de France, 2015, p. 14. Return to text

38 Guy Debord, Commentaires sur la société du spectacle, Paris, Gallimard [coll. « Folio »], 1996 [1988], 147 p. Return to text

39 Greil Marcus, Lipstick Traces : A Secret History of the 20th Century, Cambridge, Harvard University Press, 1989, 512 p. Return to text

40 Il n’est à cet égard pas étonnant que Debord se montre assez satisfait du travail de Marcus. Voir la lettre de Guy Debord à Greil Marcus, 2 septembre 1989, fonds Guy Debord, 28603, Bibliothèque nationale de France. Return to text

41 Sur le passage de quelques personnes à travers une assez courte unité de temps. À propos de l’Internationale situationniste (1957-1972), 22 février au 4 avril 1989, Centre Pompidou. Return to text

42 Malcolm Imrie affirme en effet que Debord « allowed his work to be republished by Gallimard » (« a autorisé Gallimard à republier son œuvre », nous traduisons). Malcolm Imrie, « Obituary : Guy Debord, Shattering of the Spectacle », The Guardian, Manchester, 5 décembre 1994. Return to text

43 Jean-Jacques Pauvert, lettres à Guy Debord, fonds Guy Debord, NAF 28603, Bibliothèque nationale de France. Return to text

44 Notons que, même en 1988, à la parution des Commentaires sur la société du spectacle, on ridiculise encore Guy Debord, le réduisant souvent au statut de vieillard amer et paranoïaque. Return to text

45 Sadie Plant, « Obituaries : Guy Debord », The Independent, London, 2 janvier 1995 ; nous soulignons (« Guy Debord était une figure non-conformiste qui évitait l’institution et contrevenait au rôle attendu des intellectuels, artistes et révolutionnaires parisiens. Même ses écrits autobiographiques offrent peu d’indices quant à une vie marquée par les rumeurs et les intrigues, qui finissent inévitablement par remplir les vides », nous traduisons). Return to text

46 Dans la plupart des biographies, c’est la jeunesse de Guy Debord (entre 1931 et 1950) qui attise le plus les fantasmes, puisqu’il a été très avare de commentaire à ce propos. Return to text

47 Debord, Panégyrique, op. cit., p. 1656-1657. Return to text

48 Les exemples sont nombreux. Parmi eux, notons celui de Philippe Sollers, dans « Guy Debord, vous connaissez ? », Le Monde, octobre 1989. Return to text

49 À la suite de l’assassinat de son ami et producteur Gérard Lebovici, en 1984, Debord retire de la circulation tous ses films. Return to text

50 Guy Debord, Guy Debord contre le cinéma. Œuvres cinématographiques complètes, coffret DVD, Gaumont, 2008, 4 disques. Return to text

51 Olivier Assayas, « L’œuvre cachée de Guy Debord », Figures de la négation. Avant-gardes du dépassement de l’art, Saint-Étienne, Musée d’art moderne de Saint-Étienne, 2004, p. 36. Return to text

52 Le livre doit ainsi pouvoir physiquement détruire les autres livres rangés à ses côtés dans la bibliothèque. Return to text

53 Keith Sanborn, « Return of the Suppressed », Artforum international, New York (février 2006) (« aura un effet immédiat sur la perception de l’œuvre de Debord en France. Et plus tard hors de France », nous traduisons). Return to text

54 Notamment Vincent Kaufmann, Guy Debord. La révolution au service de la poésie, Paris, Fayard, 2001, 409 p. Le livre est par ailleurs très éclairant, peut-être même grâce au parti pris de son auteur. Return to text

55 C’est le cas dans la récente biographie écrite par Jean-Marie Apostolidès, qui entreprend vraisemblablement de psychanalyser Debord. Voir Jean-Marie Apostolidès, Debord, le naufrageur, Paris, Flammarion, 2015, 592 p. Return to text

56 Debord, Cette mauvaise réputation, op. cit., p. 1804. Notons l’ironie de la fin de la phrase, qui suggère le peu d’intérêt d’un portrait de sa personne, lorsqu’on la lit à la lumière des écrits autobiographiques de Debord. Return to text

57 Selon les sources, la somme varie entre 2.3 et 2.7 millions. Return to text

58 Le tout est notamment visible physiquement dans ses archives reclassées à la BnF, où on a conservé des chemises originales, et où l’on voit à quelques endroits des traces de rouille laissées par des trombones. Return to text

59 Baker, op. cit. (« La critique de Debord n’a jamais été aussi pertinente qu’aujourd’hui, avec nos émissions de télé stupides et nos pseudo-possibilités infinies. L’âge de la révolution est peut-être terminé, mais l’âge du refus ne fait que commencer », nous traduisons). Return to text

60 John Harris, « Guy Debord predicted our distracted society », The Guardian, 30 mars 2012 (« La société du spectacle cerne directement plusieurs aspects du XXIe siècle, notamment la culture de la célébrité et sa représentation de vies dont la liberté et l’éblouissement suggèrent l’opposé de la vie que plusieurs d’entre nous mènent », nous traduisons). Return to text

61 Guy Debord, un art de la guerre, Bibliothèque nationale de France, 27 mars au 13 juillet 2013. Return to text

62 Laurent Wolf, « Guy Debord, « la recherche d’une vie meilleure » », Le Temps, Genève, 27 avril 2013. Return to text

63 Voir notamment, en France, le Comité invisible et ses prédécesseurs de Tiqqun, et au Québec la revue La conspiration dépressionniste. Return to text

64 Gianfranco Marelli, La dernière Internationale. Les situationnistes au-delà de l’art et de la politique, Cabris, Sulliver, 2000, p. 10. Return to text

References

Electronic reference

Guillaume Bellumeur, « Guy Debord et ses « ambitions nettement mégalomanes » », Grandes figures historiques dans les lettres et les arts [Online], 7 | 2018, Online since 23 octobre 2018, connection on 24 juin 2025. URL : http://www.peren-revues.fr/figures-historiques/260

Author

Guillaume Bellumeur

Université McGill

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