Depuis son très remarqué Martin Heidegger. L’introduction du nazisme dans la philosophie, paru en 2005, Emmanuel Faye est l’un de ceux qui, en France comme à l’étranger, ont le plus contribué à apporter un nouvel élan au traitement de la question des rapports entre nazisme et philosophie1. Aussi la parution, en septembre 2016, de ce qui constitue une sorte de suite de cette première étude, Arendt et Heidegger. Extermination nazie et destruction de la pensée, ne pouvait-elle manquer de faire grand bruit au-delà du milieu de la recherche philosophique et historique.
S’il en a été ainsi, c’est bien sûr également en raison du statut d’Hannah Arendt. Non que celle-ci soit tout à fait une « icône », comme l’affirme Faye (nous y reviendrons dans un instant) ; mais le titre et la thèse centrale de son livre ne pouvaient manquer de susciter la stupéfaction. Faye part d’une contradiction : celle entre l’image d’Arendt penseur critique du totalitarisme et son amitié (presque) jamais démentie envers celui qui fut son maître et son amant, Heidegger, qui pour Faye n’est comme l’on sait depuis son étude de 2005 rien de plus qu’« un national-socialiste allemand » (p. 57). Son intention, explique-t-il au début de son livre, est dès lors, sur la base de ce constat, de mettre en évidence « les constantes, les revirements et les contradictions » au sein de la pensée d’Arendt (p. 53, n. 1), et d’apporter ainsi « un nouveau discernement critique et une nouvelle base de discussion » aux études arendtiennes (p. 534).
À vrai dire, la perception de contradictions traversant l’œuvre d’Arendt est peut-être le trait le plus récurrent de la réception de celle-ci jusqu’à aujourd’hui, aussi bien de la part de ses lecteurs anglo-saxons et allemands que, bien que dans une moindre mesure, français2. Mais l’objectif de Faye tel qu’il se manifeste au fur et à mesure de son analyse est en réalité différent : il est de montrer qu’Arendt a, volontairement, car en plein accord avec elle, défendu et diffusé la pensée nazie d’Heidegger après 1945, ayant ainsi été « la figure qui aura le plus contribué, après 1945, à [s]a diffusion planétaire » (p. 12). Or, la mise en évidence de seules contradictions au sein d’une œuvre ne permet pas de déterminer une intention spécifique. Aussi Faye développe-t-il plutôt au fil de son ouvrage la thèse d’une véritable stratégie mise en place par Arendt, consistant à « faire passer pour démocratique – du moins pour une lecture rapide et superficielle – une vision radicalement sélective et aristocratique, si ce n’est même fascisante » (p. 450). Double niveau des textes arendtiens ou non : de réelles ambiguïtés, il n’est de toute façon que peu question dans le livre de Faye ; car les rares évocations de développements d’Arendt trouvant grâce à ses yeux sont immédiatement suivies et contrebalancées par la dénonciation de leurs manquements, qui annule toute positivité (cf. p. 95, 102, 114, 288). En fin de compte, ce livre est donc une critique à caractère systématique d’une œuvre qui serait « bien moins une philosophie digne de ce nom qu’une vision globalisante et hallucinée » (p. 418) – mais contre laquelle Faye s’autorise en conclusion un satisfecit : à la suite de son analyse, l’ « apologétique d’Arendt est aujourd’hui en ruine » (p. 510).
Cette conviction n’a pas été partagée par l’ensemble des lecteurs de Faye. Malheureusement, le débat entre ce dernier et ses critiques s’est jusqu’à présent limité pour l’essentiel à se renvoyer de façon stérile l’accusation de présenter « une Hannah Arendt largement imaginaire »3. Nous avons donc opté dans la discussion qui suit pour une autre approche : prenant le parti d’un examen plus aride, mais parant d’avance ce reproche éventuel, nous nous contenterons strictement de confronter les interprétations de Faye aux textes sur lesquelles elles portent, en limitant au maximum les apports historiques et théoriques extérieurs sauf lorsqu’ils seront pertinents pour juger du comportement d’Arendt dans le contexte intellectuel de son époque. Conformément à l’équilibre du livre, qui porte « de façon prioritaire » sur Arendt (p. 494), nous commencerons à cette fin par discuter brièvement des analyses que Faye y consacre à Heidegger (dans sa deuxième partie), puis nous nous arrêterons plus longuement sur celles consacrées à Arendt, en commençant par l’étude de l’œuvre d’Arendt en elle-même (première partie du livre) et en terminant par l’examen de la thèse de l’existence, au sein de celle-ci, d’une apologétique au service de la réhabilitation de la pensée d’Heidegger dans l’après-guerre (troisième partie).
Portant notamment sur les Cahiers noirs et certains cours donnés à Freiburg au début du Troisième Reich, la partie du livre de Faye consacrée à Heidegger constitue d’abord une véritable somme sur les propos de celui-ci à caractère antisémite et nazi. Cette somme est – aujourd’hui encore – bienvenue ; car dans le contexte de tels propos, les tentatives de sauver le modèle interprétatif d’un Heidegger « penseur du nazisme » apparaissent non seulement comme définitivement intenables, mais même proprement scandaleuses4. Faye livre, en outre, quelques analyses éclairantes et révélatrices sur certains passages en apparence peu problématiques des textes heideggériens. Ainsi parvient-il à mettre en évidence le caractère antisémite de l’affirmation d’Heidegger selon laquelle les Juifs n’auraient pas de monde en la reliant de façon convaincante à l’attribution, dans Sein und Zeit, d’un monde au seul Dasein, animaux et plantes en étant quant à eux dépourvus (p. 253-254). De même fait-il apparaître la dimension nationaliste d’un passage du cours Qu’appelle-t-on penser ? en invoquant le contexte local dans lequel il a été tenu à Freiburg en 1952, qu’il met judicieusement en rapport avec des remarques formulées en 1945 dans les Cahiers noirs (p. 452-453).
Différents éléments de cette analyse, néanmoins, posent problème – dont l’essentiel a trait à la temporalité. Le premier concerne la période nazie, de 1933 à 1945. Faye procède en effet à une lecture souvent partielle, et parfois même fortement contestable des textes, qui ne conduit nullement – et il faut insister sur ce point – à récuser le constat du nazisme d’Heidegger, mais qui oblige à le formuler de façon plus différenciée. Lecture partielle, d’une part, parce que le lecteur des Cahiers noirs et du script du cours du semestre d’hiver 1933-1934 ne peut passer outre de nombreux passages critiques du régime et de l’idéologie nazis, dès cette période et allant ensuite croissant, passages que Faye décide de taire systématiquement. L’un des cas les plus instructifs dans le cadre de la discussion de ses assertions est celui où Heidegger, à la fin de son rectorat, s’exclame dans ses Cahiers noirs : « Es lebe die Mittelmäßigkeit und der Lärm ! »5. Car cette amertume découle à l’évidence seulement de la déception qu’éprouve Heidegger de n’avoir pu influer sur la politique du moment autant qu’il aurait souhaité le faire. La relever n’a donc rien d’apologétique, au contraire : si cela oblige à redéfinir son rapport au régime au lieu de verser dans une atemporalité imprécise, cela met dans le même temps en lumière la multitude des motifs des critiques qui furent formulées à l’encontre du régime nazi sous le Troisième Reich, et montre qu’il serait dès lors abusif de présenter chacune d’elles comme une réelle prise de distance, résultant pour ainsi dire d’un jugement politique plus éclairé. Est ainsi coupée l’herbe sous le pied de nombreux discours de disculpation et auto-disculpation apparus après 1945.
Faye, d’autre part, procède à une lecture régulièrement très contestable des textes qu’il étudie. Ainsi, aussi surprenant que cela puisse être, le concept de « déracification » (Entrassung) employé par Heidegger dans les Cahiers noirs, concept dont Faye identifie à juste titre le caractère nazi, mais qu’il présente comme décrivant aux yeux d’Heidegger une menace que représenteraient les Juifs envers le peuple allemand « aryen », semble en réalité constituer dans son emploi par Heidegger une critique adressée aux nazis et à eux seuls. Elle est le fruit de la « mise en place du dressage racial », dont on se doute qu’elle n’est pas effectuée par la population juive, mais par le gouvernement nazi6. L’accusation de « déracification », loin d’être comme Faye l’affirme de façon répétée l’une des attestations les plus manifestes de l’antisémitisme heideggérien, est donc en fait une arme nazie utilisée ici à l’encontre de son emploi orthodoxe.
Transparaît ici de manière exemplaire l’une des conséquences néfastes du projet de lecture de Faye : à vouloir bannir de la philosophie l’œuvre d’Heidegger dans son ensemble, il est obligé d’aboutir à un résultat absolument univoque de ses analyses et se ferme par conséquent à toute nuance, qui serait synonyme d’une partition à établir entre certaines thèses éventuellement conservables et les autres7. Mais à procéder à cette fin de manière aussi sélective ou biaisée, alors même que davantage d’objectivité envers les passages étudiés ne changerait nullement le fond de sa critique, Faye court le risque de perdre la main exégétique au sujet de ces textes et de la laisser aux apologistes qu’il critique à juste titre, mais qui n’auraient quant à eux aucun mal ni aucun scrupule à conclure, de l’incomplétude de certaines de ses analyses, à l’inexactitude globale de ses jugements.
La faiblesse à nos yeux principale de cette partie consacrée à Heidegger, néanmoins – car ces critiques que nous venons de formuler ne modifient en fin de compte pas, redisons-le, la teneur générale du constat d’adhésion d’Heidegger au nazisme formulé par Faye –, se trouve dans les chapitres dont l’enjeu est d’une plus grande importance : ceux qui tentent d’établir la présence d’éléments de pensée nazis dès les années 1920, et notamment dès Sein und Zeit. À ce sujet, on ne peut guère être convaincu par l’affirmation selon laquelle « toute sa pensée » aurait été antisémite quand cette affirmation s’appuie pour dater l’origine de l’antisémitisme de ladite pensée sur une lettre d’Heidegger à sa femme portant sur un sujet trivial, à savoir la situation des universités allemandes en 1916 (p. 184) ; pas plus que par celle de l’existence d’une « première phase » de son œuvre allant de 1919 à 1934 (ce qui permettrait d’inclure rétroactivement les textes des années 1920 dans une unité théorique, mais aussi idéologique, avec les textes nazis des années 1930) sur la foi d’« une indication apportée par Heidegger » (p. 219), alors que cette « indication », intitulée « Zur Lage », ne traite en réalité en aucune manière de son œuvre, mais exclusivement de la situation spirituelle de l’Allemagne depuis la fin de la guerre8.
Qu’en est-il donc, réellement, de l’œuvre de 1927 ? Faye s’appuie pour montrer son caractère nazi sur deux pages du paragraphe 74, dont il fait le centre du livre. Or, autant la Gemeinschaft (la communauté), le Volk (le peuple) et le Kampf (le combat) – termes signaux d’une adhésion à l’idéologie nazie à partir de 1933 – y sont bien nommés, autant on peut se demander comment le concept de Volk est ici compris, en 1927 (Heidegger n’en dit mot) ; quant au combat, puisqu’il est nommé conjointement avec la Mitteilung (la communication), il semblerait davantage logique qu’il ait lieu, comme celle-ci, au sein de la communauté en question, ce qui serait alors aller à l’encontre de la conception völkisch d’une communauté totalement homogène et unie. Cela n’empêche pas Faye d’affirmer, en s’appuyant sur la seule présence de ce terme de « combat », qu’Heidegger appelle là « à la poursuite du « combat » », puis d’aller jusqu’à nommer ce passage quelques lignes plus loin un « programme de combat heideggérien » (p. 224 ; voir également la répétition de cette caractérisation comme un fait établi à la page 448). Surtout, d’autres éléments intriguent, que Faye ne discute pas : d’abord le fait que le « destin » (Geschick) du Dasein se réalise certes dans sa « communauté » et son « peuple », mais aussi « dans et avec sa « génération » », ce qui, en ouvrant ainsi la possibilité d’un conflit entre générations, va à l’encontre de l’idée d’une unité de la communauté du peuple et d’une détermination exclusive par cette dernière. Quant à lire le « héros » que ce Dasein doit se choisir comme un Führer, comme Faye décide de le faire sans autre espèce de procès (p. 226), c’est abusif : non seulement est-il dit que c’est le Dasein et lui seul qui « se choisit son héros », ouvrant dès lors à la possibilité d’une diversité des héros au sein de la communauté ; mais surtout, il est évident que ce héros appartient au passé puisque, en sa qualité de « tradition explicite », sa fonction est de permettre « le retour à des possibilités d’existence passées » (ou encore, une ligne plus loin, « la répétition d’une possibilité d’existence déjà passée »), dont le Dasein constitue de façon dès lors logique « la relève »9. Interpréter de tels propos comme annonciateurs de positions nazies nécessite donc de forcer lourdement leur interprétation, à la seule lumière rétrospective des choix idéologiques opérés par Heidegger cinq à six ans plus tard. C’est néanmoins ce que Faye ne cesse de faire, tombant régulièrement dans le travers d’une interprétation téléologique en lisant les textes, écrits pour certains une décennie plus tard et dans un tout autre contexte idéologique, comme de simples « mises au point » (p. 449) ou des explicitations (p. 240) des développements de 1927, sans étudier l’hypothèse qu’il pourrait bien plutôt s’agir d’une radicalisation ou d’une augmentation de ceux-ci les orientant dans une direction nouvelle qui certes ne les contredit pas, mais qui les réinterprète néanmoins fortement10.
Signalons enfin rapidement, dès cette partie, de nombreux problèmes de compréhension ou d’usage des sources allemandes. Pour n’évoquer que quelques exemples : traduire l’expression heideggérienne « ungebunden » telle qu’Heidegger l’applique au « Judentum » par « « juiverie » […] exemplairement « déchaînée » » (p. 496) est absurde, et pour tout dire malhonnête11. Prétendre que si Heidegger n’emploie nulle part le mot « race », c’est parce que « c’est un mot d’origine non-germanique » et qu’ « [i]l lui préfère des mots allemands » (p. 247-248), ne résiste pas à la lecture des textes mobilisés par Faye lui-même, comme en témoignent les nombreuses critiques de la notion de race, notamment à un endroit stratégique, à savoir la toute fin du séminaire du semestre d’hiver 1933-34, qu’il apparaît dès lors un peu rapide de qualifier comme Faye le fait d’« hitlérien » (p. 226)12. Quant aux rapprochements entre une phrase d’Heidegger et une expression nazie dont Faye parsème son texte, ils n’ont de force que suggestive et disent en réalité parfois même le contraire de ce que Faye souhaite leur faire dire : ainsi, on ne peut rapprocher le « chemin dont il n’y a plus de retour » évoqué par Heidegger en 1933 et l’usage de la même expression par les SS au sujet d’un chemin à Treblinka telle qu’elle est rapportée par V. Grossman (p. 19) qu’en ne percevant pas que dans la première phrase, employée par Heidegger, ce sont les Allemands, et non les Juifs comme dans la phrase de Grossman, qui risquent de ne pas revenir. Mettre ainsi les deux phrases, et donc les deux groupes en parallèle comme le fait Faye revient dès lors, stricto sensu, tout au plus à établir une analogie fort douteuse entre leurs deux destins, et en aucun cas à montrer une quelconque parenté spirituelle entre Heidegger et les SS.
Ce type d’erreurs, s’il ne remet pas en cause le fond de l’analyse à laquelle Faye procède au sujet d’Heidegger, a des conséquences autrement plus lourdes quant à la plausibilité de sa lecture de l’œuvre d’Arendt.
Non que cet autre pan de l’ouvrage ne renferme pas lui aussi plusieurs éléments pertinents. Il rappelle, tout d’abord, à une réception française que Faye n’a pas tort de trouver souvent par trop apologétique, les réelles ambiguïtés de la pensée d’Arendt. Ainsi n’est-il pas inutile de rappeler ses quelques expressions inacceptables13. Il est également intéressant de relever son travail de réhabilitation d’Heidegger après 1945, Arendt incitant parfois même, comme Faye le rapporte de manière instructive, les potentiels diffuseurs internationaux de la pensée d’Heidegger (son traducteur aux États-Unis, J. G. Grey, entre autres) à ne pas accorder une trop grande importance à la question de son engagement pour le régime nazi (p. 12). Surtout, Faye pointe du doigt le recours par Arendt, d’une insouciance assez stupéfiante et réellement problématique, à certains auteurs d’extrême-droite à titre de source de ses analyses, comme Arthur Moeller van den Bruck, Alfred Baeumler ou encore Walter Frank (p. 88, p. 405-408).
Ce dernier point appelle néanmoins plusieurs nuances. Outre le fait que Faye enjolive par moments tout à fait inutilement les propos d’Arendt sur d’anciens nazis (ainsi, une note dans laquelle elle explique notamment que Carl Schmitt « sich die allergrößte Mühe gegeben hat, es den Nazis recht zu machen » n’en devient pas moins sous sa plume une « note élogieuse », p. 130), il commet au sujet de certains auteurs ayant adhéré au nazisme des erreurs qui témoignent d’une méconnaissance de l’histoire des intellectuels allemands au XXe siècle, dont sa lecture pâtit. D’une part, s’il est prêt à admettre, dans le cas d’auteurs pour lesquels il prend parti, que l’on puisse louer une partie de leur œuvre en ignorant des évolutions ultérieures moins dignes d’éloges (p. 134-135, sur A. Kolnai), alors on ne comprend pas pourquoi certains auteurs qu’il critique pourraient être qualifiés pour l’ensemble de leur œuvre de « nazis » sans autre forme de distinction entre différents pans et différents moments de leur pensée. C’est le cas pour Carl Schmitt, dont il faut rappeler qu’il fut lu très attentivement par quelqu’un comme Walter Benjamin sous la République de Weimar et dont des penseurs actuels du politique que l’on aurait bien du mal à soupçonner de naïveté idéologique continuent de lire et de citer certains textes mobilisés auparavant par Arendt (Chantal Mouffe, Catherine Colliot-Thélène – et jusqu’à ce Kolnai que Faye érige en contre-modèle, qui trouve le livre de Schmitt, dont Faye s’offusque qu’Arendt puisse même le lire, « ungemein tiefgründig und schwungvoll »14). C’est plus encore le cas pour Helmut Schelsky, dont Faye critique qu’Arendt cite l’un de ses ouvrages alors que celui-ci fut écrit en 1955, au cours de ce qui est considéré comme la phase social-démocrate de Schlesky ; Faye ne peut donc le définir, dans ce contexte, comme « plus impliqué encore que [Arnold Gehlen] dans le nazisme » (p. 377, n. 2) sans tomber dans un certain anachronisme15. Mais le cas le plus instructif est celui d’Arnold Gehlen, précisément. L’usage par Arendt de son œuvre maîtresse, Der Mensch – publiée d’abord en 1940 avec certains passages aisément qualifiables de nazis, puis republiée en 1950 sous une forme « désidéologisée » –, permet à Faye de l’accuser d’un comportement coupable (p. 374-377). Or, émettre un tel jugement, c’est ignorer la situation intellectuelle bien particulière des années 1950 et du début des années 1960 en RFA – une phase de primat absolu du théorique sur toute considération idéologique, tant que les théories paraissaient stimulantes et que les idéologies défendues alors demeuraient dans le cadre prescrit de la République nouvellement fondée. C’est ce qui explique qu’Habermas et Karl-Otto Apel, deux figures essentielles du renouveau de la philosophie allemande dans l’après-guerre, aient pu non seulement lire Gehlen, mais aussi faire son (certes prudent) éloge16, ou encore que l’intellectuel marxiste dissident de la RDA Wolfgang Harich soit allé jusqu’à recommander la lecture de son livre, dont Faye critique le simple usage par Arendt, à nul autre que Georg Lukács17… Ce choix de renouer le dialogue intellectuel est parfaitement incarné par Hans Blumenberg expliquant a posteriori pourquoi il n’a jamais refusé d’échanger avec l’ancien nazi Erich Rothacker après 1945 : « Ich wollte nicht sein, was ich nicht zu sein brauchte : das Weltgericht »18. Aussi convaincante qu’elle puisse apparaître à l’observateur d’aujourd’hui, la critique que formule Faye à l’encontre de l’usage de certaines sources par Arendt est donc en réalité injustifiée si l’on replace le comportement de cette dernière dans le contexte de son époque – sauf à adresser dans ce cas la même critique à la quasi-totalité des intellectuels ouest-allemands de ces années, dont bon nombre de Juifs.
Ces réserves mises à part, il y avait néanmoins, en rassemblant les ambiguïtés évoquées, et a fortiori dans le cadre de la recherche française, un livre certes d’un bien moindre volume, mais fort intéressant à écrire sur les choix et les comportements douteux d’Arendt, et que l’on trouve entre les lignes dans certains passages de l’ouvrage de Faye.
Le problème est que ce dernier, conformément à son intention de démonstration, ne pouvait en rester à ce constat de la seule problématicité locale de l’œuvre arendtienne ; mais en devenant dès lors un réquisitoire bien plus exhaustif et radical, sa polémique perd fortement de sa validité. Nous allons examiner pour le montrer les quatre sujets centraux sur lesquels celle-ci porte : 1. l’examen de la responsabilité des intellectuels allemands dans le nazisme ; 2. la description du rôle des Juifs dans le développement de l’idéologie antisémite et de leur comportement au cours de la Shoah ; 3. la vision de l’humanité qui en découle chez Arendt, notamment en ce qui concerne la question des droits de l’homme ; enfin, 4. la question du rapport d’Arendt à Heidegger, tant en ce qui concerne leur pensée respective que le travail réalisé par Arendt pour la diffusion de la pensée de son ancien maître.
Selon Faye, Arendt « exonérerait » l’élite intellectuelle du nazisme « de toute responsabilité » (p. 125) et procéderait à leur « disculpation » (p. 47) lorsqu’elle indique qu’Heidegger, Schmitt et d’autres grands intellectuels ayant collaboré avec le régime hitlérien ne le firent que peu de temps avant d’être mis sur la touche par les Baeumler, Rosenberg et autres intellectuels officiels du régime. Que lit-on en réalité chez elle ? Elle procède à la distinction entre intention et influence réelle : ce n’est pas parce qu’un auteur souhaite influencer la politique d’un gouvernement ou les opinions de ses concitoyens qu’il y parviendra nécessairement. Une fois ceci rappelé, on ne peut qualifier d’« acteur politique important » du régime un intellectuel comme Heidegger sur la seule foi de « [s]a volonté d’agir » (p. 41), alors qu’il se vit opposer une fin de non-recevoir de la part des autorités nazies après 193519. Pour autant, et Arendt insiste non moins sur ce point, n’ayant pas eux-mêmes décidé de mettre fin à leur collaboration, ces intellectuels du type d’Heidegger ne peuvent être exonérés de toute culpabilité : « That no one of the first-rate German scholars ever attained to a position of influence is a fact, but this fact does not mean that they did not try to »20. La structure syntaxique de cette phrase, qui rappelle que ce furent les autorités nazies qui déclinèrent les appels du pied insistants des intellectuels comme Heidegger et non le contraire, laisse bien apparaître que l’intention d’Arendt, à l’inverse de toute disculpation, était de réfuter la ligne de conduite auto-apologétique développée par ces intellectuels après guerre, qui consista à souligner le refus qu’ils essuyèrent de la part des instances nazies et à prétendre apporter là la preuve de leur comportement oppositionnel. Quant au cas d’Ernst Jünger, Faye ne peut guère être sérieux lorsque, pour montrer « à quel point Arendt s’égare » quand elle affirme qu’il n’a jamais collaboré avec le régime nazi, il mobilise pour la contredire des textes de cet auteur datant… de 1923 (p. 305-306, n. 4) et laisse de côté le fait bien connu que s’opéra chez Jünger un profond changement d’opinion à l’égard du nazisme entre la deuxième moitié des années 1920 et le début des années 1930, qui le conduisit à refuser les avances du régime à partir de 193321. Nous laissons ici de côté, pour des raisons de place, l’examen de la thèse parallèle selon laquelle importerait à Arendt bien plus le sort des Allemands après 1945 que celui des Juifs (p. 305), en nous contentant d’évoquer ici (abstraction faite de tous les textes qu’elle consacre à cette époque à la situation des displaced persons) la citation sur laquelle Faye s’appuie et qu’il tronque de manière abusive, en inversant ainsi la teneur22.
Les mêmes problèmes se manifestent dans les passages consacrés au rôle des Juifs dans l’apparition de l’antisémitisme puis lors de la Shoah. Pouvoir accuser Arendt d’« impute[r] aux Juifs une responsabilité initiale et décisive dans la genèse de l’antisémitisme contemporain » nécessite une lecture extrêmement sélective, conduisant à inverser la teneur du propos dont cette lecture rend compte. Car certes, Arendt explique que la doctrine juive du peuple élu a servi de modèle à l’idéologie völkisch de l’élection d’autres peuples, les idéologues völkisch ayant à cette occasion développé une jalousie profonde envers ce sentiment juif d’élection : une thèse que l’on peut fort bien discuter historiquement. Mais parler ne serait-ce que de « responsabilité » juive à cet égard est une aberration : Arendt ne cesse au contraire de caractériser de perversion la reprise völkisch de l’idée juive originaire, d’accuser les auteurs de cette reprise de « ne témoign[er] aucun intérêt pour les distinctions historiquement démontrables »23, et elle souligne dès lors par deux fois que, tandis que la conception juive avait été développée « en vue de la réalisation finale d’un idéal d’une humanité commune », celle des idéologues völkisch l’avait été à l’inverse « en vue de sa destruction finale »24. Depuis quand une conception humaniste doit-elle et peut-elle être tenue pour « responsable » de manière « décisive » des perversions dont elle est sujette de la part d’imbéciles qui inversent très exactement son intention ?
L’analyse de la description que fait Arendt du comportement des Juifs lors de la Shoah est cependant d’une plus grande gravité encore. Faye y reproche deux choses à Arendt : d’avoir décrit le comportement des Juifs dans les camps et les ghettos comme un comportement passif et de les avoir déshumanisés, contre, dit-il, la teneur des sources sur lesquelles elle s’est appuyée ; et de les avoir rendus complices de la Shoah en avançant la thèse d’une « égalité dans la faute » dans les camps. Il faut donner raison à Faye, pour commencer par le deuxième point, au sujet de plusieurs passages qui, lus pour eux-mêmes, sont choquants dans l’accent qu’Arendt semble y mettre sur la responsabilité des Conseils juifs ou l’indistinction entre bourreaux et victimes dans les camps, et il n’est pas inutile de les rappeler ; l’évocation récurrente, par Arendt, de la nécessité de nouveaux schèmes interprétatifs pour faire face à un événement historique d’une dimension encore inouïe ne paraît effectivement pas suffire à les légitimer. Tout au plus convient-il de rappeler en même temps qu’Arendt n’a en définitive jamais laissé aucun doute sur les coupables véritables de cette situation de partage de la faute, soulignant explicitement, dans le chapitre que Faye analyse mais sans qu’il le signale, que cette situation est le résultat d’une stratégie volontaire des nazis25.
De même explicite-t-elle en réalité parfaitement que les déportés ne perdaient leur humanité qu’« aux yeux de leurs bourreaux »26, et non dans l’absolu. Sans compter que ces descriptions ne sont rien d’autre que la reprise des comptes rendus de première main de l’expérience des camps sur lesquels Arendt s’appuie : en réalité, la description de la déshumanisation est plus marquée encore chez Primo Levi (que l’on pense, outre sa fameuse description des « Muselmänner » qui ne sont « pas des hommes », à son évocation de ces « monstres asociaux » que sont les « Juifs prominents » dans les camps)27 ; celle de l’« équivoque » entre bourreaux et victimes est plus prononcée encore chez David Rousset, qui affirme notamment que « la vérité, c’est que la victime comme le bourreau étaient ignobles ; que la leçon des camps, c’est la fraternité de l’abjection »28 ; et celle de la passivité des victimes est encore plus soulignée dans « le grand livre d’Eugen Kogon » (Faye) sur l’État-SS, où Kogon, en sus d’y évoquer « l’étrange assimilation entre ami et ennemi », s’étonne du fait que les victimes « ne se soient jamais défendues »29.
Passons au dernier point central de critique formulé par Faye, sur ce qu’il dit être « une remise en question du principe même des droits de l’homme » chez Arendt (p. 115), dans le contexte bien connu de la situation dans laquelle les Juifs survivants se trouvaient après la guerre. Pour ce faire, Faye recourt notamment à un stratagème qu’il emploie également à d’autres reprises dans son livre, et qui consiste à rendre compte de propos d’Arendt en les introduisant par un verbe qui fausse sa position réelle30. Ainsi, alors qu’elle dit que cette situation « semble[ ] » (« seem » et « appear » en anglais, « muten an » et « scheinen gleichsam » dans la version allemande) confirmer – de manière « ironique et amère », ajoute-t-elle – la critique formulée par Burke à leur égard, Faye ne se préoccupe pas de ces nuances et explique qu’elle « rend raison » à l’auteur anglais (p. 115), « confirme » ses arguments (ibid.) et finalement même « se réclame de sa pensée » (p. 120). En réalité, Faye ignore sur cette question deux choses. D’abord, Arendt ne cesse de souligner que la perte de légitimité des droits de l’homme est un processus historique, ce qui interdit de parler de « remise en question du principe même », puisque cela suppose qu’il avait dans le passé une pertinence31. Surtout, et de manière tout aussi logique, elle met en évidence de façon répétée que ces droits de l’homme pourraient regagner leur légitimité si un État était en mesure de les garantir pour des personnes menacées32 ; et elle donne même un exemple concret dans les pages que Faye pourtant étudie : celui de « la restauration des droits de l’homme » effectuée par « l’État d’Israël »33. On est donc au plus loin d’une remise en question du « principe » ; tout autant, du reste, que de l’idée d’un salut qui ne s’obtiendrait que « dans la communauté partagée », par quoi la pensée arendtienne demeurerait « marqué[e] du sceau de Heidegger » (p. 519). Notons ici qu’il est de toute façon peu probable qu’Arendt ait jamais été, consciemment ou non, partisane de cette « Volksgemeinschaft » prônée par les nazis, et dont Faye prétend là comme à d’autres endroits de son livre qu’elle joue un rôle prédominant dans son œuvre, puisqu’elle qualifie précisément celle-ci dans son ouvrage sur le totalitarisme de « horde raciale totalement déracinée et idéologiquement fanatisée »34.
Nous ne pouvons évidemment pas relever de façon exhaustive, dans le cadre de cet article, tous les éléments des textes arendtiens qui contredisent le portrait que Faye en dresse35 ; mais au moins les éléments rassemblés jusqu’ici rendent-ils indéfendable la thèse d’une Arendt disculpatrice des intellectuels allemands, accusatrice des déportés juifs, et anti-humaniste.
De fait, venant à la suite d’une analyse aussi entachée d’erreurs, le dernier moment du livre, consistant à montrer son adhésion à la pensée d’Heidegger et le travail de réhabilitation et de diffusion qu’elle fit dès lors de son œuvre, reposait sur une base extrêmement fragile. Passons à cet égard rapidement sur une hypothèse des plus surprenantes de Faye, selon laquelle Arendt aurait instauré un « pacte à trois » avec Heidegger et la national-socialiste jamais repentie Elfride Heidegger pour diffuser l’œuvre de l’ancien amant de l’une et du mari de l’autre (p. 337), après avoir « accepté de se confier à elle [Elfride Heidegger] et de l’embrasser comme une amie » (p. 335). Faye a ici une intuition intéressante et qui, à notre connaissance, n’a jamais été formulée – celle qu’Arendt et Elfride Heidegger ont été des alliées objectives malgré leur profonde aversion réciproque. Mais il est incompréhensible qu’au lieu de développer ce fait certes paradoxal mais tout à fait exact, il préfère avancer la thèse d’une amitié entre les deux femmes nouée dès 1950 et jamais démentie par la suite : comment donc s’intégrèrent à cette amitié les nombreuses « scènes », dont certaines à caractère antisémite, qu’Arendt ne cessa de relater entre elles, le fait qu’elle la trouvait « d’une bêtise viscérale, méchante et chargée de ressentiment », qu’elle se soit offusquée à d’autres occasions du degré de son inculture, et l’ait enfin qualifiée d’« affreusement idiote » et de nationaliste de la pire espèce36 ?
Cet élément biographique, somme toute, est néanmoins secondaire. Pour montrer la parenté intellectuelle entre les deux penseurs – ou plutôt : l’« ascendant exercé par Heidegger sur Arendt » après 1945 (p. 340) –, Faye procède surtout à un examen détaillé de la Condition de l’homme moderne. Il n’hésite pas à qualifier ce livre d’« heideggérien » (p. 360), contre l’ensemble de la recherche arendtienne, qui a bien montré qu’Arendt y reprenait le lexique heideggérien pour le retourner contre Heidegger37, et surtout contre Arendt elle-même, qui explique dans une lettre de novembre 1961 à Jaspers le silence d’Heidegger après qu’il en a reçu un exemplaire par le fait que, pour une fois, elle y a cessé de jouer l’ignorante et lui a montré qu’elle savait penser de manière autonome38. À l’appui de sa thèse, Faye recourt d’abord au lexique : reprenant une affirmation de Christian Ferrié, il explique que l’expression arendtienne de « Grundaspekte menschlichen Daseins », traduction allemande du titre anglais du livre (Conditio humana), révélerait l’origine heideggérienne de ses développements (p. 369-370). Mais outre qu’il ne prend pas en considération le fait que l’usage d’un lexique n’équivaut nullement à l’adoption d’une pensée, son argument n’est tout simplement pas défendable : il est bien connu que le terme de Dasein est précisément employé dans Sein und Zeit pour éviter de parler de Mensch, et que l’expression « menschliches Dasein » n’est dès lors en aucun cas fidèle à la pensée heideggérienne et aurait même pour effet, si l’on comprenait ici « Dasein » au sens d’Heidegger, d’annuler la stratégie mise en place par ce dernier pour marquer ses distances à l’égard de l’anthropologie. En réalité, Arendt utilise ici le terme de Dasein au sens allemand parfaitement commun d’« existence »39 ; cela n’empêche pas Faye de parler dans la suite de son analyse, à titre de synonyme de l’« homme » tel qu’il est décrit par Arendt, de « Dasein », comme s’il était désormais établi qu’il s’agissait pour Arendt de la même chose (cf. p. 373, p. 380).
Quant au contenu même de l’ouvrage, nous nous limiterons, à titre paradigmatique, à l’examen de deux points centraux qui témoigne selon Faye à leur tour de l’influence exercée par Heidegger lors de sa rédaction. Le premier tient au fait qu’Arendt pose la question de la nature de l’homme sous la forme du « qui » et non du « quoi », ce qui trahirait, par la reprise de la formulation de la question par Heidegger dans des cours de la période nazie, une adhésion à sa pensée völkisch, ou au moins « communautaire » (p. 379). Or, il n’est d’abord pas dit et il est même assez peu probable qu’Arendt ait eu connaissance des scripts de ces cours au moment d’écrire son livre. Surtout, la différence majeure entre Arendt et Heidegger tient à ce que ce dernier posait certes la question du « wer », mais le caractère völkisch de ses interrogations tenait non au pronom interrogatif (qu’il rapportait à la différence entre une chose – was – et une personne – wer), mais à ce qu’il posait cette question à la première personne du pluriel (« wer sind wir ? »)40. Arendt, à l’inverse, pose quant à elle et avec insistance cette question au singulier (« Wer bist Du ? » [Vita activa, p. 217], « Wer-einer-ist », [ibid., p. 218], « Wer-jemand-jeweilig-ist » à la page suivante). Et répondre comme elle le fait à cette question en insistant de manière répétée sur l’absolue individualité de la personne (cf. ibid., p. 222 : « das unverwechselbar einmalige des Wer-einer-ist » ; cf. également p. 217, p. 219, p. 223) rend encore moins vraisemblable l’hypothèse d’une reprise de l’idéologie communautaire.
Le second point, lié au premier, consiste à affirmer, en citant un passage d’Arendt, que « la forme politique du monde de l’agir » que celle-ci prend en considération est « celui des communautés » – comprendre ici les Gemeinschaften de la pensée völkisch à la différence des Gesellschaften pluralistes (p. 381-382, repris p. 392). Pour ce faire, Faye effectue la prouesse exégétique de ne pas voir – ou osons ici l’hypothèse : de feindre de ne pas voir – que le titre du chapitre du passage en question, indiqué quelque dix lignes plus haut, est « Der Mensch, ein gesellschaftliches oder ein politisches Lebewesen », qu’Arendt parle de « Menschengesellschaft » six lignes après le passage cité, puis de manière répétée aux pages suivantes, tandis que l’occurrence de « Gemeinschaft » que Faye invoque reste la seule dans les pages concernées. On se rappelle, du reste, ce qu’Arendt disait de la notion de « Volksgemeinschaft » dans son ouvrage sur le totalitarisme (cf. supra). De manière plus générale, on ne compte en réalité pas dans son ouvrage les piques manifestes à l’égard de la pensée d’Heidegger, formulées parfois même à l’aide de son lexique – ainsi lorsqu’elle cantonne le « simple bavardage » qu’Heidegger percevait dans tout espace public aux seules situations « où l’être-ensemble authentique est détruit », comme dans les guerres, ou encore lorsqu’elle réserve aux « hommes apolitiques » (et l’on se doute qu’elle ne tient pas ceux-ci très haut dans son estime) la « tendance typique à ne voir en l’action et la discussion que des occupations oiseuses »41.
Apparaît ici, plus globalement, un autre point aveugle de l’interprétation de Faye : son refus obstiné de percevoir qu’Arendt fut également (car nous convenons fort aisément avec lui qu’elle ne le fut pas seulement) un penseur progressiste : celle qui put dire de Jaspers – et non d’Heidegger – qu’il constitua pour elle sa « plus forte expérience de l’après-guerre » (lors de sa célèbre interview télévisée de 1964), et dont la Condition de l’homme moderne put être lue plus tard avec profit par de nombreux penseurs de l’émancipation à mille lieux de la pensée d’Heidegger. Que l’on pense, pour ne citer qu’eux, à Miguel Abensour saluant, dans le contexte de sa présentation des thèses de Pierre Clastres sur « la société contre l’État », la capacité d’Arendt à dissocier le pouvoir de la violence (dans un geste soit dit en passant radicalement anti-schmittien, si l’on pense à la fameuse définition du souverain que propose Schmitt)42, ou aux réflexions critiques d’André Gorz sur la société du travail s’inspirant des réflexions d’Arendt sur le sujet (et allant jusqu’à mettre en parallèle ces réflexions d’Arendt avec l’appel formulé par Marx dans le troisième tome du Capital à dépasser la « sphère de la nécessité » – le travail – afin d’atteindre la « sphère de la liberté »)43.
Le dernier moment de l’argumentation de Faye, sur le travail de diffusion de l’œuvre d’Heidegger aux États-Unis effectué par Arendt, s’appuyant sur des faits établis, est l’un des plus solides de son étude – et atteste ainsi, répétons-le ici, qu’il y avait bel et bien matière à un ouvrage intéressant sur la question de la compromission d’Arendt dans le travail de diffusion de certains schèmes de pensée d’Heidegger. Ainsi Faye s’attarde-t-il notamment sur les conférences qu’elle prononça dans les années 1950 et où elle introduisit le lexique heideggérien dans le domaine des sciences politiques (p. 346 et suivantes), même si, de nouveau, il n’étudie à aucun moment la question des effets réels dont cette intention put être suivie. On notera que dans son étude récente sur le sujet, Martin Woessner a qualifié l’influence d’Arendt et d’autres intellectuels allemands émigrés sur la diffusion de l’œuvre heideggérienne aux États-Unis de « minor at best »44. Et il est de toute façon peu vraisemblable qu’aient été reprises à cette occasion, le cas échéant, au-delà du lexique heideggérien lui-même, les idées national-socialistes ou même fascistes que Faye décèle dans celui-ci.
En suivant donc avec attention cet ouvrage, on ne peut en fin de compte que se demander quel « lecteur implicite » Faye a eu en tête en l’écrivant, tant l’essentiel de son argumentation est développée à l’encontre non seulement de l’esprit des textes arendtiens, mais aussi de leur lettre. Certes, il appartient à la critique des idéologies de mettre en lumière des sous-textes discutables et jusqu’alors insoupçonnés au sein des œuvres sur lesquelles elle se penche. Mais l’Arendt dépeinte ici n’est en réalité pas cette autre Arendt qui coexiste bel et bien dans l’ombre d’une Arendt « officielle » davantage recevable, et que les recherches à son sujet n’ont du reste jamais hésité à relever et à critiquer. Faye, quant à lui, ne parvient au portrait qu’il nous propose qu’en se mouvant au plus près d’un anything goes exégétique postmoderne qu’il affirme pourtant combattre. Dès lors, contre sa prétention récurrente à ce qu’il revienne au philosophe une position dominante dans l’examen des stratégies notamment idéologiques opérant au sein de textes philosophiques, fait-il avant tout apparaître que le travail interprétatif du philosophe ne saurait en aucun cas se passer de celui de l’historien et, dans le cas d’une réception française d’œuvres germanophones, de celui du germaniste.