1. Malgré le fait qu’en général la biographie, en tant que récit de la vie d’un homme ou d’une femme, de la naissance à la mort, soit aujourd’hui reconnue comme une branche liée à l’Histoire – même si elle ne doit pas être confondue avec elle1 – l’évolution de ce genre discursif, enraciné dans l’Antiquité classique, reflète en grande partie un procès qui a conduit à l’affirmation de sa légitimité, comme une forme de récit historique, à partir du XVIe siècle2, qui renforce naturellement le prestige et la fortune dont il se revêtait. Toutefois, l’approche d’un thème tel que le genre biographique nécessite avant tout une délimitation, une précision conceptuelle, qui permet de définir son importance dans le cadre historique, littéraire et culturel.
Dans ce sens, le concept de « biographie », aujourd’hui couramment utilisé, n’a commencé à se généraliser, dans le cadre des langues vernaculaires européennes, qu’à l’Époque Moderne. Dans la Grèce classique, le terme utilisé était « bios » / « bioi », c’est-à-dire « Vie » ou « Vies », une désignation qui reste actuelle dans le titrage de plusieurs œuvres de cette nature, alternant souvent avec « Histoire » ou « Chronique ». Ainsi, le terme « écriture de Vies » nous semble plus correct et plus rigoureux que celui de « biographie », notamment parce qu’il prend en compte les multiples caractéristiques non seulement des différentes « Vies » mais aussi des différents personnages3.
Comme l’a souligné Arnaldo Momigliano, la lecture de « Vies » de personnages célèbres (rois, princes, militaires, politiciens, philosophes) a connu une impulsion significative depuis la période hellénistique, fonctionnant ainsi comme un facteur d’exemplarité éthique et morale. Parmi les plus célèbres « Vies » de l’Antiquité4 se trouvent les Hebdomades sive de imaginibus, de Marcus Terentius Varro (116 av. J.-C. - 27 av. J.-C.) ; De Vita Caesarum et De Viris Illustribus, par Suétone ; la « Vie » d’Alexandre le Grand, de Quinte-Curce, vraisemblablement écrite au premier siècle après Jésus-Christ ; De viris illustribus, de Cornelius Nepos ; Vitae Parallelae, de Plutarque5 (environ 46-120) ; Vitae philosophorum, de Diogène Laërce.
La capacité de l’enregistrement biographique à préserver la mémoire des personnalités illustres a été largement utilisée par le christianisme dès ses débuts. L’hagiographie, dont les racines sont ancrées dans la production des Acta Martyrum, a adapté la forme de l’écriture de « Vies » aux besoins de la théologie et de la culture chrétiennes. Quant aux catalogues des chrétiens illustres, Saint Jérôme contribua, dans une large mesure, à la cristallisation du genre dans la littérature chrétienne, avec l’œuvre De Viris Illustribus (IVe siècle)6.
Dans le cadre des « Vies » exemplaires, Pétrarque joue un rôle fondamental au XIVe siècle, avec son œuvre De Viris illustribus (1379)7. La redécouverte et le succès de la biographie antique dans les milieux humanistes de la Renaissance, en particulier à partir de De viris illustribus, de Pétrarque, imposent aux XVIe et XVIIe siècles les modèles classiques hérités de Plutarque (Vitae Parallelae) et de Suétone (De vita Caesarum), considérés comme des véhicules d’éducation morale et politique8.
Selon Patricia Eichel-Lojkine, le XVIe siècle est l’époque de grands personnages, tels que l’empereur Charles Quint, Erasmus ou Michel-Ange, mais il a été aussi la période dans laquelle l’on désire connaître certaines figures célèbres de l’Antiquité à travers leurs « Vies » et leurs bustes9. De cette manière, la dimension héroïque, réhabilitée et réévaluée par l’humanisme, est accentuée principalement à partir du XVIe siècle. Une grande partie de la littérature produite dans cette période (comme l’épopée)10 est fondée sur le désir d’immortalité et de gloire et l’appréciation de la dignité de l’homme, célébrée par Giovanni Pico della Mirandola. Ces présupposés permettent la récupération des biographies collectives léguées par l’Antiquité. Ceci notamment par celles de Cornelius Nepos, Diogène Laërce11, Suétone et les Vies parallèles de Plutarque. Ces œuvres ont connu un succès très significatif dès la Renaissance, avec les Moralia, et ont donné lieu à diverses traductions. Parmi celles-ci, l’on compte celles en castillan qui, très probablement, ont circulé au Portugal, dans une époque marquée par l’héroïsme des Portugais dans le cadre de l’Expansion ultramarine portugaise en Afrique, en Orient et au Brésil. Concernant l’œuvre de Diogène Laërce, elle a été traduite en castillan et editée à Seville par Dominico de Robertis en 154512. Parmi les traductions castillanes des Vitae Paralellae, rappelons celles d’Alonso de Palencia et de Carlos d’Aragón, prince de Viana, au XVe siècle, et de Diego Gracián de Alderete, au XVIe siècle13 ; il existe également une traduction de Francisco de Enzinas, El primero volumen de las vidas de los ilustres y excelentes varones Griegos y Romanos pareadas, escritas primero en lengua Griega por el graue Philosopho y verdadeiro historiador Plutarcho de Cheronea, e al presente traduzidas en estilo Castellano (en Argentina, en casa de Augustin Frisio, 1551), et la traduction très fructueuse de Jacques Amyot, Vies des hommes illustres (1559), qui influencera Montaigne14…
Les catalogues de femmes illustres, dont les racines sont ancrées, comme dans le cas des catalogues masculins, dans l’Antiquité (plus concrètement dans le traité Mulierum Virtutes, de Plutarque, inclus dans les Moralia), ont également été largement répandus au cours des XVIe, XVIIe et XVIIIe siècles en Europe15. Ce discours autour des femmes a souvent oscillé entre deux tendances : la louange et la critique (négative, ce qui implique nécessairement conseils et avertissements), basées sur des stéréotypes et des mythes légués par l’Antiquité chrétienne et païenne. Ceux-ci ont influencé des discours de nature diverse (juridique, médical, etc.). L’émergence du christianisme a également fourni aux femmes une reconnaissance significative valorisant non seulement les figures bibliques de l’Ancien Testament, considérées comme des modèles de vertu, mais aussi celles du Nouveau Testament, surtout en ce qui concerne l’importance accordée à la Vierge Marie, non seulement dans les évangiles canoniques mais aussi dans les apocryphes16. Concernant l’exaltation de la femme, la considération de la vertu de la chasteté, dans la lignée de Saint-Paul et des Pères de l’Eglise, en tant que modèle idéal pour tous les états féminins, atteindra une importance fondamentale qui se poursuivra au cours de plusieurs siècles.
Un regard sur le genre féminin implique nécessairement la considération de la « Querelle des Femmes », ce qui, bien sûr, ne peut être dissocié des directions prises par la culture laïque17. L’œuvre De Claris Mulieribus (1374), de Giovanni Boccaccio, apportera une contribution fondamentale à l’affirmation d’une branche littéraire pro-féministe18. Celle-ci, soutenue par des catalogues ou des galeries féminines, exalte clairement les « femmes illustres » qui fonctionnent d’une certaine manière en tant que « réplique » de De Viris Illustribus, de Pétrarque19.
L’ensemble des textes qui développe une lignée d’éloge pour le genre féminin se distingue et se caractérise par l’exaltation des vertus, de l’érudition, des « grands faits », de la noblesse des femmes, en leur reconnaissant même des droits et des privilèges inhérents à leur genre. En ce sens, la femme est presque toujours présentée comme une figure « extraordinaire », l’accent étant mis sur la centralité des vertus et/ou de « la sainteté », la distinction dans les lettres ou les arts et/ou l’héroïsme démontré par des actes d’armes. Dans le contexte portugais, bien que ce ne soient pas des catalogues de femmes « illustres », deux œuvres méritent une attention particulière car l’on peut y observer certains échos de la « Querelle des Femmes », en accord avec l’exaltation des femmes.
En 1557, le juriste Rui Gonçalves a édité une œuvre intitulée Dos privilegios & praerogativas que o genero feminino tem por direito comum & ordenações do Reyno mais que ho genero masculino (Des privilèges et prérogatives que le genre féminin a par le droit commun et les ordonnances du Royaume plus que le genre masculin). L’œuvre a été dédiée à Catherine de Habsbourg, reine de Portugal (par son mariage avec Jean III), dont l’auteur loue les dons de femme et de reine. L’objectif de l’œuvre, comme l’a déclaré l’auteur dans le prologue, est très clair : montrer à quel point ceux qui ont écrit contre les femmes avaient tort. Il s’agit d’un travail juridique, politique et moral, puisqu’il prend la forme d’une collection de législations spécifiques pour les femmes. Cette collection a certainement été consultée par la reine Catherine et se présente, comme l’a souligné Maria de Lurdes Correia Fernandes, comme une sorte de légitimation du pouvoir spécifique de la souveraine consort qui était clairement consciente de son rôle politique et culturel20.
D’autre part, Cristóbal de Acosta dit l’Africain, médecin et botaniste, probablement originaire de Ceuta ou de Tanger, a écrit une œuvre intitulée Tratado en Loor de las Mugeres21, présentée sous forme de discours panégyrique sur le genre féminin, ses vertus et capacités. Le traité est illustré surtout par les cas classiques des vierges et des martyres de l’antiquité. Toutefois, il mentionne également certains cas de femmes portugaises, comme Catherine, duchesse de Bragance, et sa sœur, Marie, princesse de Parme22, petites-filles du roi Manuel I de Portugal. Ces princesses sont célébrées comme de rares exemples de vertu et d’érudition. L’œuvre a été dédiée à l’infante Catherine-Michelle d’Autriche, fille de Philippe II d’Espagne et d’Elisabeth de Valois.
L’œuvre pionnière du genre, De mulieribus claris de Boccaccio, semble avoir inspiré directement d’autres ouvrages sur le genre féminin. Toutefois, surtout depuis la seconde moitié du XVIe siècle, il s’est imposé dans ces recueils une nouveauté dans le ton, les objectifs et les orientations. Cela s’est produit en partie dans le domaine de l’hagiographie, avec l’œuvre de Tommaso Garzoni, Le vite delle donne illustri della scrittura sacra23, texte qui a servi plus tard à l’écriture de Elogios de mujeres ilustres insignes del Viejo Testamento24, de Fr. Martín Carrillo, ainsi que du travail en six volumes de Silvano Razzi, Delle vite delle donne illustri per santità25, et de Historia delle sante vergini romane, d’Antonio Gallonio26. Comme l’a souligné Maria de Lurdes Correia Fernandes, ces œuvres ont rassemblé les « Vies » de divers personnages bibliques et chrétiens qui par leurs « vertus » ont supplanté – ou du moins on le souhaitait – les figures païennes dont beaucoup d’œuvres de la Renaissance dans la lignée de De mulieribus claris, ou liées aux « Querelles des femmes », ont évoqué ou réalisé la biographie27. De cette façon, la valorisation de « Vies » de femmes « illustres en vertu et en sainteté » résultait clairement du contexte contre-réformiste. Celui-ci tendait non seulement à retrouver les personnages bibliques qui pouvaient être contrastés avec les « païens » mais aussi à valoriser ceux qui, dans l’affirmation du christianisme de l’Antiquité à la Contre-Réforme, étaient présentés comme des exemples, en particulier les martyrs. La réaffirmation du culte de la Vierge Marie, suivant les directives du concile de Trente, a favorisé aussi une certaine revalorisation de la figure féminine. La prolifération de ce type de littérature hagiographique qui a diffusé des « Vies » exemplaires tout au long de l’époque moderne correspondait à une stratégie contre-réformiste d’affirmation et de diffusion doctrinales. Cette stratégie cherchait simultanément à conditionner le goût du public pour les narrations profanes, surtout celles de fiction, en dispensant une sorte de littérature « alternative ».
2. L’édification n’était pas le seul objectif de ces œuvres. Comme l’ont déjà souligné plusieurs auteurs28, le panorama éditorial portugais du XVIe siècle a été largement conditionné par la logique du profit et par les relations entre le pouvoir politique et la sphère religieuse. Dès son début, au XVe siècle, la presse portugaise a privilégié surtout la publication d’œuvres sur des thèmes religieux ou sur la spiritualité – dans le domaine de l’ascétisme, de la liturgie, de la confession, des cas de conscience, de l’hagiographie –, des documents liés à la gouvernance ou à la diplomatie, des œuvres de nature technique, qui diffusaient des connaissances telles que les mathématiques, l’astronomie ou la grammaire, ou des textes inscrits dans le domaine de l’historiographie29. Très probablement, ce cadre éditorial a conditionné, en partie, la diffusion des classiques grecs et latins dans l’espace portugais, même si certains d’entre eux pouvaient être importés à des prix attractifs30.
Toutefois, contrairement à ce qui a été enregistré en Europe au cours des XVIe et XVIIIe siècles, l’édition d’œuvres autour des hommes et des femmes portugais illustres en politique, en armes ou en lettres, n’a pas été, en effet, très significatif. Cela à la différence des catalogues et des compilations autour des hommes et des femmes « illustres en vertu » (au sens moral et spirituel), une tendance qui s’accentue après le Concile de Trente31. Ce phénomène a lieu en raison de la stratégie contre-réformiste qui a cherché à discipliner les comportements et à les imposer à toutes les sphères de la société. Il s’inscrit également dans le cadre de la construction d’une histoire de la « sainteté territoriale » du royaume portugais32. Cela permettrait au royaume de « rivaliser » avec d’autres territoires européens, dont le prestige international au niveau religieux reposait également sur le nombre de leurs saints. Ceux-ci avaient tendance à compter de plus en plus sur le nombre de leurs saints, et de plus soutenaient et affirmaient le prestige et l’identité des divers ordres religieux et congrégations dans les territoires catholiques, comme en témoignent leurs chroniques.
Dans la période du XVIe au XVIIIe siècle, on a publié un noyau très significatif de « Vies » individuelles d’hommes illustres, en plus des chroniques et des « Vies » des rois.
Dans le cas portugais, le goût de la noblesse pour les récits et les histoires vraies, en tant que paradigmes de conduite, remonte au Moyen Âge. Cela se remarque surtout après l’avènement de la dynastie Avis, en 1385. À ce moment-là, la haute noblesse semble avoir été perméable à la littérature chevaleresque, à savoir, des textes polarisés autour de la matière de Bretagne qui servent de modèle de comportement, de façon à imiter les modèles de sociabilité divulgués par elle33.
Cependant, la diffusion des catalogues d’hommes et de femmes « illustres » étrangers peut avoir également été conditionnée par des facteurs de nature différente. Le bilinguisme a caractérisé la culture portugaise du XVIe et du XVIIe siècle34, en grande partie du fait de la politique de mariage de nombreux rois de Portugal. Cette politique favorisait la célébration de contrats de mariage avec les princesses et les infantes castillannes et a peut-être contribué à ce que de nombreux textes ne soient pas traduits en portugais simplement parce qu’ils l’avaient déjà été en castillan. La négligence presque topique des Portugais, en ce qui concerne l’enregistrement par l’écriture (et l’imprimerie) de leurs actes héroïques, est l’une des causes qu’il était urgent de combattre, selon de nombreux auteurs : et elle peut, dans une certaine mesure, avoir conditionné la production de catalogues d’hommes et de femmes illustres… Bien que, dans de nombreux cas, ces plaintes aient présenté un caractère topique, elles ont été reprises par plusieurs auteurs du XVIIe siècle. À titre d’exemple, l’on peut rappeler que Francisco Soares Toscano, dans les Paralelos de Príncipes e Varões Ilustres, amigos a que muitos da nossa Nação portuguesa se assemelharam, em suas obras, ditos e feitos ; com a origem das Armas de algumas familias deste Reino (Parallèles des princes et des hommes distingués, amis à qui beaucoup de notre nation portugaise ont ressemblé, dans leurs faits, dits et actions ; avec l’origine des Armes de certaines familles de ce Royaume)35, regrette « que les hommes (particulièrement les Portugais) n’osent pas présenter leurs œuvres au public, pour ne pas s’exposer aux détractions des gens ingrats […] »36.
De plus, il y avait de nombreux exemples d’illustres Portugais dont l’éloge par l’écriture contribuerait grandement à l’exaltation du pays et de ses « enfants distingués »37. Dans la bibliothèque de Théodose Ier, duc de Bragance, l’une des plus riches au Portugal et dans l’Europe de son époque, récemment étudiée par Ana Isabel Buescu, l’on trouve plusieurs catalogues et « Vies » d’hommes et de femmes illustres38. Cependant, ces données valent ce qu’elles valent car l’existence d’un livre dans une bibliothèque particulière ne signifie pas qu’il a été lu ou même feuilleté et sa possession pourra être en rapport avec une « mode » livresque ou un statut social ; d’ailleurs, le livre pourra avoir simplement été un cadeau fait au propriétaire de la bibliothèque en question39.
Parmi les œuvres qui abrégeaient des « Vies » d’hommes illustres, il convient de mentionner la Cronica llamada el triumpho de los nueve mas preciados varones de la fama, dont l’auteur est anonyme. Comme on le sait, cette œuvre a connu un grand succès entre le Moyen Âge et la Renaissance, comme en témoigne sa grande circulation à travers le manuscrit et le registre imprimé. L’œuvre, composée de la vie de trois Juifs – Josué, David et Judas Maccabée –, trois païens – Hector, Alexandre le Grand et Jules César – et trois chrétiens – le roi Arthur, Charlemagne et Godefroy de Bouillon – a été traduite du français vers le castillan, par António Rodrigues Portugal40, qui l’a éditée pour la première fois en 1530 ; elle est accompagnée d’un prologue adressé à Charles VIII de France et d’une épître que le traducteur adresse au roi Jean III de Portugal, où il souligne l’importance de connaître les faits du passé afin de façonner les actions et les comportements à l’avenir :
parce que les choses passées sont vérifiées avec les présentes, et elles sont un exemple clair et singulier dans lequel on voit les choses futures : dans lesquelles consiste toute compréhension parfaite des hommes précédents du Dieu supérieur.41
En 1569, Aquiles Estaço a édité à Rome une œuvre intitulée Inlustrium Virorum ut exstant in Urbe expressi vultus42 qui se présente comme une collection de bustes, accompagnés d’une inscription, d’hommes illustres grecs et romains. Dans la réalisation et la configuration de son travail, cet humaniste portugais semble avoir été inspiré par Los Vivos Retratos de todos los Emperadores, desde Iulio Cesar hasta el Emperador Carlos V y Don Fernando su hermano : sacados de las mas antiguas monedas, no como fueron sacadas por otros, sino pintadas muy fiel y verdaderamente, y las vidas y hechos, costumbres, virtudes, y vicios, pintados con sus colores, y puestos por historia (Anvers, 1560) d’Hubertus Goltzius.
Selon Diogo Barbosa Machado, Duarte Nunes de Leão (décédé en 1608) a composé un Tratado de Varoens Illustres que houve em o Reyno de Portugal (Traité des Hommes Illustres du Royaume du Portugal). Ce travail, pour autant que nous le sachions, n’a pas été imprimé mais dans la Descrição do Reino de Portugal (Description du royaume du Portugal), publiée à titre posthume en 1610, Nunes de Leão faisait état de chapitres consacrés aux « saints » et aux hommes et aux femmes « illustres en vertu » du royaume de Portugal. Toutefois, ce travail présente, en dépit des contours géographiques/chorographiques qui le façonnent, une approche curieuse de la figure féminine, dans la mesure où il l’intègre dans une vision large de l’histoire nationale ; ce qui lui permet de rivaliser avec les héros et les hommes illustres. En fait, Duarte Nunes de Leão inclut des cas de femmes saintes et/ou illustres dans la vertu qu’il célèbre dans les chapitres individuels ou dans le chapitre intitulé « Da honestidade e recolhimento das mulheres portuguesas, e de suas perfeições » (« Sur l’honnêteté et la pudeur des femmes portugaises, et leurs perfections »), mais aussi les cas de femmes qui se sont distinguées par les armes (« Do valor e ânimo de mulheres portuguesas », soit « De la valeur et du courage des femmes portugaises ») ainsi que dans les lettres et les arts (« Da habilidade das mulheres portuguesas para as letras e artes liberaes », soit « De l’habileté des femmes portugaises aux lettres et aux arts libéraux »). Il s’approche des orientations suivies par des auteurs comme Juan Pérez de Moya, dans Varia Historia de santas y ilustres mujeres en todo genero de virtudes (Madrid, 1583). Cette attention, surtout accordée aux femmes « illustres dans les armes et dans les lettres ou les arts », est quelque peu curieuse dans le contexte portugais de l’époque dans la mesure où elle ne trouve pas son parallèle dans d’autres œuvres qui exaltent le genre féminin.
Dédié à Théodose II, duc de Bragance, père du futur roi Jean IV, dont les armoiries ornent la première page de l’édition parue en 1623, l’ouvrage des Paralelos de Príncipes e Varões Ilustres, amigos a que muitos da nossa Nação portuguesa se assemelharam, em suas obras, ditos e feitos ; com a origem das Armas de algumas familias deste Reino (Parallèles des princes et des hommes distingués, amis à qui beaucoup de notre nation portugaise ont ressemblé dans leurs travaux, dits et faits ; avec l’origine des Armes de certaines familles de ce Royaume)43, dont l’auteur est Francisco Soares Toscano, font naturellement partie d’une ambiance de cour qui, comme on le sait, a beaucoup valorisé, à la suite de l’humanisme, un goût pour l’histoire et pour la connaissance de « Vies » des figures du passé. Pour preuve, on notera le nombre important d’œuvres historiographiques qui faisaient partie de la librairie de cette grande maison ducale, comme l’a montré Ana Isabel Buescu dans son étude de la librairie du duc Théodose Ier, grand-père de Théodose II44. Le titre et la structure de l’œuvre sont en grande partie tributaires des Vitae Parallelae de Plutarque, mais aussi des collections de dicta et facta45, comme celle de Valerius Maximus, sous le titre Hechos e dichos memorables de romanos y griegos, que Diego Gracian a publié en 1529. Au Portugal, l’intérêt pour Plutarque remonte aux débuts de la dynastie d’Avis, surtout à partir du XVe siècle. L’attention que lui attribue Vasco Fernandes de Lucena, un Portugais lié à l’humanisme italien, en est un exemple. Celui-ci s’est distingué devant la cour de Bourgogne au service de la duchesse Isabelle (femme de Philippe le Bon), fille du roi Jean I de Portugal. C’est à cet auteur que l’on doit l’Histoire d’Alexandre de Quinte-Curce, les lacunes de l’original étant complétées, principalement par la Vie d’Alexandre de Plutarque, selon la version latine de Guarino de Vérone, comme l’a souligné Nair de Castro Soares46.
De plus, les œuvres de Plutarque et celles de Valerius Maximus faisaient partie de la collection de la bibliothèque de la Maison de Bragance.
Parmi les nombreux parallèles établis par Soares Toscano, il convient de souligner ceux qui évoquent Alphonse Henriques, le premier roi de Portugal. En ce sens, l’auteur établit un parallèle entre l’empereur Constantin et Alphonse Henriques, appuyé sur le miracle de la Croix et le miracle d’Ourique47 : tout comme Constantin qui a vu la croix sur le pont de Milvius à la veille de la bataille, Alphonse Henriques a vu le Christ à la veille de la bataille d’Ourique. Un miracle qui a une signification profonde et sera configuré comme un mythe fondateur des origines du royaume de Portugal. Le brave guerrier Alphonse Henriques est comparé à Josué et à Judas Maccabée : ce dernier est comparé à Nuno Álvares Pereira, le héros de la bataille d’Aljubarrota et Connétable de Portugal sous Jean Ier.
D’autre part, l’œuvre nous semble particulièrement intéressante car elle comprend les cas de femmes qui ont « ressemblé par leurs actes, leurs paroles et leurs œuvres » à diverses figures de l’Antiquité. C’est dans ce contexte que s’inscrit le parallèle établi entre la Romaine Lucrèce et la Portugaise Órmia48, dans le sens de la défense de deux femmes exemplaires, conformément aux œuvres qui, dans le contexte de la « Querelle des Femmes », exaltent le genre féminin. Ce parallèle met également l’accent sur la vertu de l’honnêteté, de l’honneur et de la chasteté : ce sont deux femmes qui n’ont pas hésité à se suicider en conséquence de leur viol. En effet, le cas de Lucrèce en tant que paradigme de la chasteté avait été diffusé par diverses sources (comme l’œuvre de Valerius Maximus) et semble avoir été absorbé par la littérature hagiographique qui l’a « christianisé »49. En tenant compte de l’excellence de cette vertu, en tant que modèle de comportement féminin, il ne doit pas être surprenant que Toscano ait convoqué le cas d’Órmia (alors que celle-ci, bien qu’avec des nuances, ressemble plutôt à l’exemple biblique de Judith tuant Holofernes) qui, en outre, est inscrit dans un cadre matérialisé par quelques textes qui ont tendance à valoriser et à exalter les femmes portugaises.
La « gesta » de l’Expansion, concrétisée par le fil des conquêtes au nord de l’Afrique et des découvertes d’outre-mer, est également utilisée par Francisco Soares Toscano pour exalter les actes héroïques des femmes portugaises qui, en plus d’avoir un courage viril, révèlent des similitudes claires avec les exemples paradigmatiques de plusieurs femmes grecques et romaines, corroborant ainsi l’importance de la connaissance du passé. En ce sens, l’auteur rappelle l’héroïsme montré par Ana Fernandes, lors du premier siège de Diu qui a eu lieu au temps de Soliman Baxâ, général de l’armée turque, en le comparant à celui d’une « anonyme matrone de Laconie », et par Cornelia et Bárbara Fernandes, à l’occasion de la même victoire militaire.
Le registre anecdotique conforme aux Dicta et Facta de Valerius Maximus s’exprime aussi dans deux manuscrits anonymes qui n’ont été publiés qu’au XXe siècle : Anedotas portuguesas e memórias biográficas da corte quinhentista. Istorias e ditos galantes que sucederaõ e se disseraõ no Paço (Anecdotes portugaises et mémoires biographiques de la cour du XVIe siècle. Histoires et dits galants qui ont eu lieu et ont été dits à la Cour), édité par Christopher C. Lund50, et Ditos Portugueses Dignos de Memória. História Íntima dos Século XVI (Dits portugais dignes de mémoire. Histoire intime du XVIe siècle), annotés et commentés par José Hermano Saraiva51. Dans ce cas, il n’est pas anodin de se rappeler que la compilation de dits, de phrases, d’apophtegmes et d’adages, façonnée par la dimension exemplaire dont les racines sont ancrées dans l’Antiquité, est restée vive tout au long du Moyen Age. À partir de la Renaissance, cette pratique connaît une nouvelle vitalité mettant en évidence les liens qui se sont manifestés entre les anciennes collections de chreiai et le genre biographique52. Toutefois, ce travail semble revendiquer également l’influence d’autres textes, tels que Varia Historia, de Claude Élien, qui se présente comme une compilation d’anecdotes et de courtes « Vies » d’auteurs, héros et athlètes célèbres de l’Antiquité.
Les Anedotas portuguesas e memórias biográficas da corte quinhentista, dont le manuscrit, daté de 1644, se trouve à la bibliothèque du Congrès de Washington, se présente comme une compilation de petits récits et de dits « galants » concernant diverses figures de la royauté, de la noblesse et de l’Église portugaise, qui sont en fait absentes des œuvres à caractère « officiel ». En ce sens, sa lecture nous permet de percevoir certains vecteurs qui façonnent la société et la culture portugaises du XVIe siècle et du début du XVIIe siècle : à titre d’exemple, il convient de mentionner les anecdotes autour du sébastianisme.
Les Ditos Portugueses Dignos de Memória sont présentés sous la forme d’une collection de dicta et facta enveloppée d’une certaine aura voilée de sarcasme et d’ironie qui reflète la société portugaise du XVIe siècle.
À la Bibliothèque Nationale de Portugal est conservé, avec la référence COD. 13117, un manuscrit dont la rédaction est attribuée à Tomé Alvares et à Manuel Severim de Faria intitulé Vidas de Portugueses Ilustres (Vies de Portugais Illustres). Il semble avoir été écrit au XVIIe siècle. Le manuscrit, qui est présenté comme un catalogue De Viris Illustribus, dans le sens classique, comprend la « Vie » du roi Jean III, d’écrivains (João de Barros, Luís de Camões, Diogo do Couto, André de Resende de Damian Gois, Aquiles Estaço, Fernão de Pina, le Dr. Francisco Sá de Miranda), de militaires (Diogo Fernandes de Almeida, le prieur de Crato, D. Martim Anes Barbuda, maître d’Alcantara, Lopo de Sousa Coutinho, Paio Peres Correia, maître de Santiago, Jordão Jácome Correia, communément appelé le capitaine Alexandre, Nuno Alvares Pereira), de religieux et de théologiens (Jorge de Ataíde, Pedro da Costa, l’évêque d’Osma, le cardinal Jorge da Costa, le cardinal Miguel da Silva, le Docteur Diogo Paiva Andrada, maître Fr. João Sobrinho, D. Jerónimo Osório, l’évêque de l’Algarve) et de navigateurs (l’amiral Vasco da Gama).
Les « Vies » de João de Barros, Luís de Camões et Diogo do Couto sont imprimées en 1624, dans Discursos Varios Politicos (Divers Discours Politiques, Evora, Manuel de Carvalho), de Manuel Severim de Faria, en s’inscrivant dans le cadre de la double monarchie durant l’Union Ibérique (1580-1640). En ce sens, il s’agit d’exalter ces trois auteurs importants, dont les œuvres étaient intrinsèquement liées à l’historiographie portugaise, en particulier avec la divulgation des grandes réalisations des héros lusitaniens53. Cependant, il semblerait que ce choix puisse aussi avoir été motivé par l’attention croissante que la figure et le travail des écrivains, en tant qu’agents importants pour la fixation et la conservation de la mémoire à travers l’enregistrement écrit, mériteront tout au long des temps modernes. Il est vrai que la louange des écrivains remontait à l’Antiquité – il suffit de se rappeler le Pro Archia Poeta, de Cicéron –, mais l’attention portée aux écrivains s’accentue à partir des XVIIe et XVIIIe siècles. Entre 1745 et 1748, l’orateur Manuel Monteiro a édité les Vitae celebrium Poetarum Emmanuelis da Costa, Didaci Mendes de Vasconcellos, Michaelis de Cabbedo, Joannis de Mello e Sousa, Didaci de Paiva de Andrade, Lupi Serrão, D. Fr. Thomae de Faria, Fr. Francisci Augustini de Macedo, Georgii Coelho, & Antonii de Gouvea, in Corpus Poetarum Lusitanorum, qui latine scripserunt (Lisbonne, Typis Regalibus Sylvianis, & Regiae Academiae), œuvre en sept volumes.
Álvaro Pires de Távora et Rui Lourenço de Távora ont édité l’Historia de varoens illustres do appellido Tavora continvada em os senhores da Caza e Morgado de Caparica : com a rellacam de todos os svccessos publicos deste Reyno e suas conquistas desde o tempo do Senhor Rey D. Ioam Terceiro aesta parte : notiçia de cazamentos, guerras, pazes, ligas, negociaçoens e embaixadas dos senhores reys de Portugal, e outros de Europa, Africa, e Asia, emque tiueram interuençam aquelles de quem se escreue (Histoire des hommes distingués du nom de famille Tavora continué dans les maîtres de la Maison et Majorat de Caparica […], Paris, 1648) qui s’inscrit dans le cadre de l’exaltation de la mémoire des membres célèbres de leur famille. Selon Diogo Barbosa Machado, António de Cristo (C.S.J.E) qui est mort en 1735 a écrit les Vidas dos Consules Romanos (Les Vies des Consuls Romains)54. Le Cathalogo dos Varoens ilustres em santidade, letras e armas da mui notável villa de Vianna do Castelo (Catalogue des hommes illustres dans la sainteté, les lettres et les armes de la remarquable ville de Viana do Castelo, 1724), écrit par António Machado Vilas Boas, n’a été edité qu’en 198455.
3. Les catalogues des « hommes et femmes illustres en vertu » sont en effet le noyau de textes le plus significatif qui appartient à cette typologie, en particulier au cours du XVIIe siècle. Un tel cadre pourrait, bien sûr, être justifié par le fait que l’époque qui a suivi le Concile de Trente a connu un investissement très important dans la production et l’édition de textes normatifs, paradigmatiques et exemplaires. Ceux-ci ont été stimulés par la stratégie contre-réformiste qui, dans un cadre marqué par la discipline des comportements et des attitudes, s’efforçait de combler les goûts des lecteurs avec divers modèles d’héroïsme vrai. Ce dernier contrastait avec les héros de la prose de fiction. En tout cas, ces œuvres essayaient de nourrir le goût des lecteurs pour le « merveilleux » et l’héroïsme en devenant ainsi une sorte de littérature de substitution, ou peut-être une littérature meilleure, parallèle à la littérature profane, notamment aux livres de chevalerie, aux romans sentimentaux et aux comédies, souvent objet d’interdictions inquisitoriales.
Depuis le début du christianisme, comme une large bibliographie l’a déjà démontré, le martyr était le « modèle » de sainteté par excellence, dans la mesure où donner sa vie pour sa foi imitait pleinement le paradigme christique. Comme on le sait, l’humanisme a entraîné un renouvellement de l’idéal héroïque visible dans une grande partie de la littérature produite au cours de cette période. Cette revitalisation de l’héroïsme a même exercé une influence sur la consécration de l’expression « vertu héroïque », dans le cadre des procès à la Curie romaine, pour la béatification ou la canonisation des candidats aux autels56. Elle concerne ce que Carlota Miranda Urbano a qualifié d’interprétation héroïque de l’existence. Elle est due à l’intérêt des humanistes pour « l’Église primitive en général, pour ses modèles de sainteté, véhiculés dans la littérature hagiographique, ses évêques, ses ascètes et surtout ses martyrs ». Ceux-ci sont devenus « références héroïques dans l’imitation radicale du martyr par excellence, Jésus-Christ »57. En tant que tel, le « culte du héros » envahit la littérature hagiographique, où la « figure du héros » coïncide souvent avec le « héros chrétien » et parfois avec le « héros saint », ce qui est à l’origine d’une fusion entre héroïsme et sainteté58.
Les diverses « Vies » d’hommes et de femmes « illustres en vertu » qui ont diffusé divers modèles de sainteté – le martyr, la vierge, l’évêque, le confesseur, le religieux, l’ermite, le pénitent, le roi/la reine, le missionnaire –, adaptables et réactualisables selon les différents états de « vie », avaient comme objectifs immédiats la glorification du personnage en question, l’édification spirituelle du lecteur ainsi que la promotion du culte. Cela est soutenu par les vertus théologiques et cardinales, les pratiques spirituelles et dévotes et l’orthodoxie de la foi, proposées à travers les grands exemples donnés et la promotion de la « sainteté » des personnages en question.
Cette littérature visait aussi la construction d’une histoire de la sainteté territoriale portugaise, accentuée après le Concile de Trente, liée à l’appréciation croissante des « saints du Portugal et de ses conquêtes », pour utiliser l’expression de Jorge Cardoso, dans le titre de l’Agiologio Lusitano dos Sanctos, e Varoens Illustres em virtude do Reino de Portugal, e suas conquistas (Hagiologe Lusitain des Saints et des Hommes Illustres en vertu du Royaume de Portugal et ses Conquêtes). Dans le cas portugais, l’union entre l’identité politique et l’identité catholique a été accentuée par le sujet (très récurrent dans une partie de la littérature portugaise du XVIIe siècle) du caractère providentiel de la nation portugaise, distinguée par des signes divins d’élection. De cette façon, comme l’a souligné Henri Fros59, le fait que le phénomène de la sainteté soit utilisé comme argument pour prescrire une réévaluation de l’histoire et de l’identité « territoriale » atteste, de manière exemplaire, de la façon dont ce phénomène a été imposé, en tant que référent, non seulement spirituel, mais aussi culturel et politique. Ce phénomène permettait au royaume portugais de rivaliser avec d’autres territoires catholiques qui se vantaient de posséder plus de saints nationaux sur les autels.
C’est dans ce cadre que s’inscrivent la production et l’édition de l’Agiologio Lusitano (Hagiologe Lusitain), un catalogue monumental de saints, bienheureux, vénérables et hommes et femmes illustres en vertu, dont les trois premiers volumes, parus à Lisbonne en 1652, 1657 et 1666, sont de la responsabilité de Jorge Cardoso60. Jorge Cardoso avait tenté de combler les lacunes qui, selon lui, existaient en ce qui concerne la fixation de la mémoire à travers l’enregistrement écrit des « saints » portugais, avec la publication de l’Officio Menor dos Santos de Portugal (Office Mineur des Saints du Portugal)61, visant à sensibiliser et à promouvoir la dévotion aux « saints de ce royaume », y compris à ceux qui, de leur vivant, « furent connus et vénérés pour être insigne en saintété » (« forão conhecidos e venerados por insignes em sanctidade »).
Comme l’a souligné Maria de Lurdes Correia Fernandes, Jorge Cardoso, en répétant les plaintes d’autres auteurs au sujet de l’absence de documents et de registres, a voulu préparer un large hagiologe, en récupérant de l’oubli et au nom de la « mémoire » les « vies » de saints, bienheureux, vénérables et hommes et femmes illustres en vertu, démontrant que le Portugal, malgré le faible nombre de saints canonisés, était une « patrie de saints »62.
L’Agiologio Lusitano dos Sanctos, e Varoens Illustres em virtude do Reino de Portugal, e suas conquistas se présente comme un large catalogue, composé de « Vies » de martyrs, confesseurs, évêques, religieux, vierges, laïcs, mariés, veuves, qui souvent est rehaussé d’éléments « merveilleux ».
Très naturellement, en tenant compte des buts et des orientations de l’œuvre, conformément aux temps et à la pastorale post-tridentine, Jorge Cardoso n’a pas inclus les exemples de femmes « illustres dans les armes ». Quant aux très rares cas de femmes « illustres en lettres », comme celui de Leonor de Noronha, qui a traduit en portugais la Coronica geral de Marco Antonio Cocio Sabelico Des ho começo do mundo ate nosso tempo. Tresladada de latim em lingoagẽ Portugues (Chronique de Marco Antonio Cocio Sabelico du début du monde jusqu’à nos jours. Traduit du latin en portugais, 1550 et 1553), Cardoso l’a inclus parce que cette dame ne s’est jamais mariée et de ce fait s’apparente, selon lui, à l’exemple des saintes vierges. Le cas de Leonor de Noronha semble donc occuper une place singulière dans le contexte culturel du Portugal au XVIe siècle. Cette dame, en ne suivant pas le chemin du mariage, opte pour une existence aux contours monastiques. Cela la rapproche du modèle des vierges, guidé par l’exercice des vertus et par les pratiques spirituelles et dévotes – bien qu’il ne soit pas possible de déterminer si son recueillement impliquait l’élimination de toutes les relations avec la société – mais elle ne négligeait pas la culture des belles lettres, ce qui se présente dans ce contexte comme un facteur de prestige.
Jorge Cardoso inclut les cas de femmes qui se sont déguisées pour étudier, devenant ainsi des « hommes » pour avoir accès à la connaissance, comme Soror Antonia da de (décédée en 1579), religieuse franciscaine, dans le monastère de Notre Dame de la Consolation (Nossa Senhora da Consolação), à Figueiró. Celle-ci, désireuse d’apprendre le latin, s’était travestie en homme pour étudier à Coimbra, avec « une grande honnêteté » ; Cardoso évoque également Soror Auta da Madre de Deus. Si l’auteur esquisse des situations d’androgynie, ce n’est pas pour louer les capacités féminines dans le domaine des lettres, mais pour promouvoir ces exemples de religieuses qui, grâce à leur connaissance des lettres, ont profité de ce savoir pour lire les livres sacrés (ceux qui sont autorisés et recommandés, évidemment…) et appliquer leur leçon, dans le sens de suivre un chemin de perfection chrétienne.
Dans ce cadre, on peut aussi renvoyer à l’édition de catalogues d’évêques, comme Catalogo e historia dos bispos do Porto (Catalogue et histoire des évêques de Porto)63, Historia ecclesiastica dos arcebispos de Braga. Parte primeira (Histoire ecclésiastique des archevêques de Braga. Première partie)64, Historia ecclesiastica dos arcebispos de Braga. Parte segunda (Histoire ecclésiastique des archevêques de Braga. Deuxième partie)65 et Historia ecclesiastica da Igreja de Lisboa. Vida e acçoens de seus prelados, e varões eminentes em santidade, que nella florescerão. Parte I (Histoire ecclésiastique de l’église de Lisbonne. La vie et les actions de ses prélats, et les hommes éminents dans la sainteté, qui y fleuriront. Partie I)66 écrits par Dom Rodrigo da Cunha. Ces œuvres reflètent la poursuite d’un type de littérature qui se développe à partir des Xe et XIe siècles, comme le souligne Michel Sot, en particulier dans le Saint Empire Romain Germanique67.
On doit également rappeler l’investissement des ordres et des congrégations religieuses dans la promotion de leurs « saints », qui répondait ainsi à une stratégie visant à affirmer leur prestige – enveloppé assez souvent dans une certaine nostalgie des origines… – et leur légitimité spécifique68. La visibilité – et souvent la survie – des différents ordres et congrégations religieux avait tendance à s’appuyer sur la « sainteté » de leurs membres, comme on peut le lire dans les « Vies » exemplaires qui incluent leurs chroniques dans le cadre de la construction de leur histoire.
Les exemples de « martyrs » appartenant à la Compagnie de Jésus étaient si nombreux que les Jésuites ont même autorisé la production et l’édition de catalogues propres, comme Heroes et victimae charitatis Societatis Iesu, sev Catalogus eorum qui e Societate Iesu charitati animum devouerunt ; adi d expositi, et immortui peste infectorum obsequio ex charitate obedientiaeque suscepto69, de Philip Alegambe, Cathalogo dos religiosos da Companhia de Jesus que foram martyrizados e mortos pela fé de Christo em os anos de 1632 e 163370, du Père Francisco Rodrigues, ou les Elogios e ramalhete de flores, borrifado com o sangue dos religiosos da Companhia de Jesus, a quem os tyranos do imperio do Japão tiraram as vidas por odio da fe catholica (Louanges et bouquet de fleurs, saupoudrées du sang des religieux de la Compagnie de Jésus, à qui les tyrans de l’empire du Japon ont pris la vie par haine de la foi catholique), qui inclut le Catalogo de todos os religiosos e seculares que por odio da mesma fé foram mortos n’aquelle imperio, até o anno de 1640 (Catalogue de tous les religieux et laïques qui, par haine de la même foi, furent tués dans cet empire jusqu’en l’an 1640)71, du Père Antonio Francisco Cardim. Comme une vaste bibliographie l’a déjà souligné, en constituant la gloire suprême de l’homme, le martyr continuait depuis le christianisme primitif à séduire de nombreux chrétiens, demeurant le « modèle »72 à imiter, non seulement dans l’espace catholique, mais aussi dans celui des autres confessions chrétiennes, tout au long de l’Époque Moderne.
Ainsi, on peut même citer un catalogue d’« enfants saints », établi par l’oratorien Manuel Consciência, intitulé Innocencia prodigiosa, triumphos da fé e da graça nas vidas e martyrios admiráveis de vários meninos e meninas sanctos. Tomo I (Innocence prodigieuse, triomphe de la foi et de la grâce dans les vies et admirables martyrs de nombreux saints garçons et filles. Volume I)73 et Innocencia prodigiosa, triumphos da fé e da graça nas vidas e martyrios admiráveis de vários meninos e meninas sanctos. Tomo II (Innocence prodigieuse, triomphe de la foi et de la grâce dans les vies et admirables martyrs de nombreux saints garçons et filles. Volume II)74.
Dans ce cadre, on doit aussi mettre en avant l’édition des catalogues de femmes « illustres en vertu », comme le Jardim de Portugal (Jardin du Portugal)75, écrit par Fr. Luís dos Anjos, dont l’orientation, dans un sens spirituel et moral, est très proche de celle que Jorge Cardoso a suivie pour la composition de l’Agiologio Lusitano.
Le Jardim de Portugal, de l’ermite augustinien Fr. Luís dos Anjos, se présente comme une collection de « Vies » de saintes, bienheureuses, vénérables et femmes « illustres en vertu », s’appuyant sur un très large ensemble de sources. En fait, ce travail, dédié à Luisa Coutinho, comtesse de Sabugal, occupe une place prépondérante dans la littérature hagiographique la plus remarquable sur la figure féminine. L’information oscille, compte tenu de sa structure diffuse, entre l’hagiographie, le panégyrique, l’exemple, la biographie et même la chronique. Fr. Luís dos Anjos a eu l’intention de fournir « une bonne leçon pour les femmes, des exemples pour les prédicateurs, des raisons pour les dévots et les amis de nombreuses histoires anciennes et modernes », comme on peut le lire dans la page de garde ; en même temps, il a ajouté au goût de son temps pour les lectures ou les récits de fiction celui des « histoires » et des « vies exemplaires » d’existence réelle ou historiographique. Avec cet ouvrage, il a soutenu ses objectifs pastoraux, éducatifs et édifiants, sans négliger les phénomènes du « merveilleux », qui continuaient à remplir et à nourrir l’imaginaire religieux de cette époque76.
Ce n’est qu’au XVIIIe siècle que seront publiés deux ouvrages comprenant les cas de femmes qui se sont distinguées par les armes et les lettres, en replaçant clairement ces dimensions qui, comme l’a souligné Maria de Lurdes Correia Fernandes, ont été souvent vues avec une certaine résistance, au moins de la part de certains secteurs culturels de l’époque, qui insistaient pour cantonner la figure féminine aux seules sphères de la vie religieuse ou de la vie conjugale. En fait, dans ce cadre, il sera important de valoriser l’impact que les « Femmes Savantes » (les érudites de l’époque) ont exercé au niveau de la littérature, car, en plus des préoccupations liées à la langue et à la créativité, elles ont revendiqué certains droits pour les femmes, d’où le rôle de François Poullain de la Barre, avec De l’égalité des deux sexes, discours physique et moral77.
Ce contexte a contribué à promouvoir et à favoriser la cristallisation d’expressions telles que « femme forte », comme on peut voir dans le titre La Gallerie des Femmes Fortes (Paris, 1648), de Pierre Le Moyne. En outre, l’appréciation des « Vies » de femmes laïques, en particulier de femmes mariées et/ou veuves, aux XVIIe et XVIIIe siècles, semble refléter la valorisation progressive de ces états et de leur facette active dans le cadre de la capacité à diriger la vie domestique, et surtout l’éducation chrétienne des enfants. En ce sens, comme l’a remarqué Marina Caffiero, elle constitue une vision renouvelée de la condition laïque féminine comme un moyen autonome d’accès à la sainteté, reflétant à son tour l’appréciation du rôle joué par les femmes dans la famille moderne et préparant ainsi ce qui aboutirait à l’exaltation de la figure de la « mère de la famille », déjà au XIXe siècle78.
D’autre part, l’édition de ces catalogues féminins semble également s’approcher du goût du XVIIIe siècle pour les œuvres dans lesquelles s’abrégeaient les savoirs et l’information et qui, en ce sens, ont fonctionné comme des œuvres de diffusion, type d’ouvrage qui, comme on le sait, a connu un grand succès dans le cadre des Lumières.
Au Portugal, on enregistre l’édition de Portugal Illustrado pelo sexo feminino. Noticia histórica de muitas Heroinas Portuguezas, que florecerão em virtudes, e letras, e armas (Portugal Illustré par le sexe féminin. Nouvelles historiques de beaucoup d’héroïnes portugaises, qui fleuriront dans les vertus, et les lettres, et les armes)79, de l’oratorien Manuel Tavares (sous le nom de Diogo Manuel Aires de Azevedo) et du Theatro Heroino, Abecedario Historico, e Catalogo das Mulheres Illustres em Armas, Letras, Acçoens heroicas, e Artes liberaes (Théâtre héroïque, Abécédaire historique et Catalogue des femmes illustres dans les armes, les lettres, les actes héroïques et les arts libéraux)80, par Damião de Froes Perim, dédié à la reine Marie-Anne d’Autriche, femme du roi Jean V de Portugal. Dans la dédicace, en louant les qualités de plusieurs femmes portugaises, dont l’héroïsme a fait oublier, ou a effacé la gloire des Grecs dans les lettres, et des Romains dans les armes, l’auteur livre alors un panégyrique de la reine, exaltant sa connaissance du latin, du français, du castillan, de la philosophie, de la musique, de sorte que « nous pouvons vénérer dans Votre Majesté une autre image meilleure de la Sagesse »81.
Dans ces catalogues, on peut trouver la recupération des exemples de l’infante Marie de Portugal, fille du roi Manuel I et de sa troisième épouse, Eléonore de Habsbourg, des humanistes Luisa et Angela Sigea, ou de Publia Hortênsia de Castro, qui, en voulant s’instruire dans les Sciences et malgré le fait que son sexe constituait un obstacle pour l’accès aux écoles et au savoir, a fréquenté l’Université de Coimbra, travestie « en homme », avec son frère Jerónimo de Castro. Elle a étudié les humanités, puis la philosophie et a défendu des « Conclusions publiques à l’admiration de tous les spectateurs »82. L’auteur évoque également les cas curieux d’Adriana Fagundes (décédée en 1731) qui savait par cœur la Genèse, l’Exode, le Cantique des Cantiques et tout le Nouveau Testament ; de Luísa Marescoti, fille de parents italiens, mais née à Porto, qui parlait et écrivait le latin avec une grande élégance et « a connu par cœur » les « Passions des Quatre Evangélistes » et l’Énéide de Virgile ; d’Isabel de Castro e Andrade, qui s’est distinguée dans l’architecture civile et militaire ; d’Agostinha Barbosa da Silva, qui s’est distinguée en architecture et en arithmétique, et a même édité, en Castille, selon Aires de Azevedo, une œuvre sur ce sujet, sous le pseudonyme de Pedro de Albornoz ; de Maria de Castro, mariée à un seigneur français, Faustin de Rocheion ou Rochier, qui est devenue célèbre en philosophie, théologie, musique et arithmétique.
On trouve aussi des exemples de femmes illustres en armes : Maria Úrsula de Abreu e Lencastro qui s’est distinguée dans l’assaut de la forteresse d’Ambona, au Brésil83, ou Clara da América, qui a participé aux guerres contre les Hollandais, également au Brésil, au XVIIe siècle84.
4. Genre dont les racines sont ancrées dans l’Antiquité classique, les catalogues et les collections de « Vies » d’hommes et de femmes illustres ont connu au cours des XVIe, XVIIe et XVIIIe siècles une réévaluation dans le cadre littéraire et culturel européen. Le contexte historique marqué par l’importance de l’humanisme, surtout en ce qui concerne la redécouverte et la réévaluation de l’Antiquité classique, dans ses multiples dimensions, et le renouvellement de l’idéal héroïque, a favorisé, à partir du XVIe siècle, la valorisation de l’écriture des vies, en diffusant des exemples paradigmatiques, réalisés par des figures illustres du passé (plus ou moins éloignées), qui ont servi de modèles de vies à imiter ou à éviter.
Au Portugal, au cours des XVIe et XVIIIe siècles, les catalogues d’hommes et de femmes illustres en armes, en lettres, en politique ou en sciences n’étaient en fait pas très abondants, par rapport à d’autres espaces européens. Cependant, les divers exemples de figures portugaises qui se sont distingués dans les dimensions indiquées sont, en règle générale, récupérés dans le but d’exalter leurs cas, façonnés par une dimension héroïque, morale ou civique. Plus important était en fait le noyau constitué par des catalogues ou des collections de « Vies » d’hommes et de femmes illustres en vertu, qui, bien sûr, ne peuvent être dissociés du cadre de la Contre-Réforme. Celle-ci a beaucoup apprécié la production et l’édition d’œuvres de cette nature, dans la mesure où elles diffusaient de grands exemples proposés à l’imitation des lecteurs, inscrits dans un cadre destiné à discipliner les comportements et à construire une Histoire de la « sainteté territoriale » du royaume de Portugal, dont la quantité et la visibilité de ses « saints » lui permettrait de rivaliser avec les autres royaumes catholiques européens. Ces faits traduisaient ainsi l’importance de la « sainteté » comme référence de prestige dans le cadre international.
La fortune de ces ouvrages s’est avérée durable, dans la mesure où les catalogues continuent à être édités à l’époque contemporaine, reflétant l’importance de ce genre littéraire. La recherche dans ce domaine, en particulier en ce qui concerne les œuvres des XVIe-XVIIIe siècles, peut éclairer ces chemins à mesure que d’autres documents et sources permettent une comparaison des données.