Eulogy on King Philip (1836) : William Apess et la subversion de l’historiographie américaine

DOI : 10.54563/gfhla.187

p. 31-53

Outline

Text

Socrate a eu son Platon, Charlemagne son Eginhard, Louis XI son Commynes ; dans l’Amérique du Nord amérindienne, le chef wampanoag Metacom ou King Philip (env.1639-1676) a eu son mémorialiste en la personne de William Apess.

Lui-même Amérindien, du peuple pequot, William Apess (1798-1839) se présentait comme le descendant direct de Metacom dans ses récits autobiographiques. En 1836, il rédigea un long panégyrique de son aïeul intitulé Eulogy on King Philip, d’abord conçu comme un discours destiné à être lu lors de conférences.

Depuis la fin du XVIIe siècle, la figure de King Philip était présente dans la littérature américaine, mais elle était souvent réduite aux deux stéréotypes répandus chez les Euro-Américains : soit une créature bestiale assoiffée de sang, soit un noble sauvage innocent destiné à disparaître face à l’avancée de la civilisation.

Apess a voulu apporter un autre éclairage sur King Philip, dont il brosse le portrait de manière exclusivement positive. N’hésitant pas à le comparer et à le présenter comme supérieur à Philippe de Macédoine, à saint Martin et surtout à George Washington, Apess semble souvent à court de superlatifs pour évoquer celui qu’il considérait comme « le plus grand des hommes ayant jamais vécu sur les côtes américaines »1. Mais, plus qu’une biographie, ce panégyrique fut pour lui l’occasion de donner une autre vision des cultures amérindiennes et de l’hégémonie européenne en Amérique. La vision d’Apess est volontairement subversive et provocatrice. À travers le portrait de King Philip, Apess a voulu faire ressortir les vertus et « ces nobles traits qui caractérisent l’existence de l’homme sauvage » victime d’envahisseurs sanguinaires et sans scrupules usurpant le titre de « chrétiens » et de « civilisés ». Il a ainsi fait œuvre d’historiographe en cherchant à corriger une lacune de l’historiographie américaine, en révélant la part sombre de la conquête de l’Amérique à la manière d’un Franz Fanon qui écrivait plus d’un siècle après lui : « C’est une histoire qui se passe dans l’obscurité, et il faudra bien que le soleil que je transhume éclaire les moindres recoins »2.

Cet article se propose donc de revenir sur la construction en figure mythique positive de King Philip par William Apess et sur la manière dont le destin de ce personnage historique lui a servi à interroger les mécanismes de domination que la société coloniale a imposés à des hommes qu’il décrit comme vivant en harmonie au sein d’une nature divine.

Un premier temps reviendra sur la personnalité de William Apess ainsi que sur les motivations aussi bien personnelles qu’intellectuelles qui l’ont amené à se faire le mémorialiste de King Philip, ou Philip, ainsi qu’il l’appelle la plupart du temps comme pour établir un sentiment de proximité affective, plutôt que par son nom algonquien, Metacom, ce qui aurait établi une certaine distance et un sentiment d’étrangeté vis-à-vis de lui.

Un deuxième temps s’intéressera à la construction chrétienne du texte. Prêcheur protestant d’obédience méthodiste, Apess fait reposer son texte sur un arrière-fond chrétien. Mais son utilisation des références chrétiennes est loin d’être conventionnelle, comme le montrent sa présentation de King Philip et de son père comme de véritables saints et figures christiques, ainsi que son analyse de la colonisation dans laquelle les Puritains apparaissent comme des démons répandant l’enfer dans le jardin d’Éden indien.

Une troisième et dernière partie visera à montrer comment la réhabilitation de King Philip, et des Amérindiens en général, passait par une réhabilitation du langage et une recharge sémantique de la langue anglaise. Apess établit en effet un lien entre le dévoiement de King Philip et des Amérindiens et la perversion du langage dont il rendait coupables les colons anglo-américains. Dans sa perspective de renversement des valeurs, Apess semble insinuer que l’aliénation ne se trouve peut-être pas là où les représentations conventionnelles la placent. Il semble également suggérer qu’entre aliénés anglo-américains et opprimés amérindiens, une forme d’équilibre semble à restaurer afin de conjurer le chaos initié par la colonisation.

William Apess et King Philip

Il existe très peu d’archives historiques sur William Apess. Il est essentiellement connu par ses écrits, notamment ses récits autobiographiques. Il en a écrit trois. Un de ses textes figure dans un recueil de récits de conversion intitulé The Experiences of Five Christian Indians of the Pequot Tribe sous le titre « The Experience of the Missionary », paru en 1833. Le second est intitulé A Son of the Forest : The Experience of William Apes, a Native of the Forest, Written by Himself, paru pour la première fois en 1829, réédité et modifié en 1831.

Les multiples facettes de la personnalité d’Apess apparaissent d’emblée dans ces titres : Indien pequot, chrétien, issu de la nature et lettré. Apess était en effet une personnalité aux origines et au parcours complexes et quelque peu obscurs.

Apess, un métis se revendiquant Pequot

Apess est né en janvier 1798 dans le Massachusetts. Son père était un métis américain et pequot, William Apes, et sa mère avait des origines encore difficiles à établir avec certitude, mais qui semblent bien avoir été pequot. Apess la présente pour sa part comme une femme « de la tribu dans les veines de laquelle jamais une seule goutte de sang blanc n’a coulé »3. Apess raconte que ses parents se seraient séparés en 1801 et qu’il aurait alors été placé pour une brève période chez ses grands-parents maternels dans le Connecticut. Victime de maltraitance de la part de ses grands-parents alcooliques, secouru par son oncle Lemuel Ashbo, il aurait ensuite vécu dans plusieurs familles d’accueil américaines de la région de New London au Connecticut, période à laquelle il aurait reçu une instruction scolaire. Il fugua à l’âge de quinze ans, s’enrôla dans l’armée américaine et participa à la guerre de 1812-1815, puis mena une existence indépendante après sa démobilisation. Très tôt intéressé par le méthodisme, Apess se fit baptiser en 1818 et devint prêcheur et missionnaire dans les années 1820. Il vécut les deux dernières années de sa vie à New York où il donna des conférences sur les Indiens et où il semble avoir été emporté par une crise cardiaque.

Malgré une instruction rudimentaire reçue pendant « six hivers successifs » entre 1802 et 1809, Apess est l’auteur de cinq textes, dont certains furent publiés sous différentes versions : A Son of the Forest (1829, 1831), The Increase of the Kingdom of Christ (1831), The Experiences of Five Christian Indians (1833, 1837), Indian Nullification of the Unconstitutional Laws of Massachusetts (1835), et enfin Eulogy on King Philip (1836, 1837).

Dans la version de 1831 de A Son of the Forest, Apess se présente comme un descendant de « Philip, roi de la tribu indienne des Pequots, bien connue dans l’histoire américaine se rapportant aux guerres entre blancs et autochtones ». D’après lui, ce serait sa grand-mère paternelle qui serait la petite-fille de King Philip, ce qui ferait de lui le sixième descendant de King Philip.

D’après O’Connell, Apess aurait involontairement mélangé dans sa présentation deux des principaux conflits ayant opposé Amérindiens et colons anglais au XVIIe siècle, la guerre des Péquots de 1636-1637 et celle de la coalition menée par King Philip en 1675-1676. Cette confusion aurait toutefois pu être volontaire car elle aurait permis à Apess de se rendre immédiatement lisible et visible comme Amérindien.

King Philip et le conflit de 1675-1676

King Philip n’était en effet pas affilié à la tribu pequot, mais aux Pokanokets ou Wampanoags du Massachusetts. Né dans les années 1630, il était le second fils (ou peut-être le petit-fils) du chef connu sous le nom de Massasoit. Ce dernier était un Indien originaire du village de Pokanoket (Massachusetts) qui prit la tête d’une coalition d’Indiens du Sud de la Nouvelle-Angleterre formée des survivants des différents peuples qui avaient été décimés par des épidémies au début du XVIIe siècle, surtout entre 1616 et 1618 ; ce regroupement devint connu sous le nom de Wampanoag.

Ce fut avec ce groupe dirigé par Massassoit que les premiers colons puritains (calvinistes radicaux) anglais désignés sous l’appellation de Pères Pèlerins (Pilgrim Fathers), dont ceux du Mayflower qui s’installèrent à Plymouth, entrèrent en contact à partir de 1620. Des raisons de stratégie géopolitique destinées à assurer la survie des deux groupes les amenèrent à nouer des liens. Fragiles car peu nombreuses démographiquement, à l’avenir incertain car menacées par des ennemis indiens plus puissants pour les Wampanoags, et à la recherche d’une terre d’accueil définitive pour les Puritains, les deux communautés s’allièrent, signèrent un traité d’assistance mutuelle et partagèrent la première cérémonie de Thanksgiving de l’histoire à l’été 1621.

Massasoit parvint à maintenir de bonnes relations avec les Anglais jusqu’à sa mort en 1660. Après son décès, les Anglais se firent de plus en plus pressants auprès des Wampanoags afin d’obtenir davantage de terres. Ils se sentaient en position de force : leur population était passée à plus de 60 000 personnes, et la position de carrefour commercial entre Amérindiens et Anglais jusque-là monopolisée par les Wampanoags, avait commencé à s’effriter. En 1662, ils firent notamment emprisonner Wamsutta, premier fils et successeur de Massasoit, l’accusant de comploter contre la colonie de Plymouth. En 1660, Wamsutta avait demandé aux autorités de la colonie qu’elles lui confèrent un nom anglais afin de le reconnaître comme successeur de Massasoit. Elles le nommèrent donc Alexandre, en référence à l’empereur macédonien ; son frère cadet Metacom (ou Metacomet) fut rebaptisé Philippe, en référence au demi-frère et successeur d’Alexandre le Grand. Ce nom n’était pas forcément valorisant puisque Philippe III de Macédoine (IVe siècle av. J-C) était considéré comme déficient mental et ayant provoqué la perte du royaume de son frère.

En 1662, ce fut pourtant Metacom qui succéda à Wamsutta, qui décéda peu après sa libération. Il était né et avait grandi dans un environnement biculturel, wampanoag et anglais ; il ne semble pourtant pas avoir parlé anglais et ne s’est pas converti ; c’est peut-être ce qu’Apess a voulu montrer en retranscrivant une prière en langue algonquienne qu’aurait déclamée Philip (p. 308). Il s’est cependant essayé à l’élevage de cochons, un animal pourtant abhorré des autres Indiens, notamment en raison des dégâts qu’il causait, car les Anglais le laissaient vaquer en liberté. Il avait en outre l’habitude de traiter avec les autorités coloniales, notamment à travers son conseiller lettré, bilingue et converti, John Sassamon. La mort de ce dernier, survenue en 1675 dans des circonstances suspectes, précipita la guerre de 1675-1676.

En 1671, Metacom fut accusé une première fois de comploter contre la colonie ; en 1675, Sassamon confirma ces accusations auprès du gouverneur Josiah Winslow. Il fut peu après retrouvé mort. Trois Wampanoags, proches conseillers de Metacom, furent accusés de meurtre et exécutés. Vécu comme une injustice et une provocation, cet incident fut le prétexte qu’avancèrent les Wampanoags pour passer à l’action. Le conflit éclata le 24 juin 1675 pour se terminer le 12 août 1676 avec la mort de Metacom. La coalition réunie par Metacom, qui incluait notamment ses anciens rivaux les Narragansetts eux-mêmes aux prises avec l’hégémonie anglaise, remporta d’importants succès militaires ; plus de deux mille colons furent tués et de nombreuses villes (au moins une douzaine) furent détruites. La difficulté à se procurer de la nourriture au cours de l’hiver, l’alliance des Anglais avec d’autres peuples amérindiens (comme des Pequots et des Mohegans, et surtout des Mohawks), l’affaiblissement physique combiné au découragement moral, et quelques erreurs stratégiques de Metacom, furent fatales à la coalition amérindienne.

Ce conflit marqua profondément les esprits. Le « so well known » d’Apess à propos des Pequots fait écho au « too well known » de James Fenimore Cooper à propos du destin de Metacom dans sa préface à The Wept of Wish-to-wish (1829). Ce fut l’un des conflits les plus sanglants des guerres indiennes, « la plus sanglante des guerres que les Indiens aient jamais menée contre l’homme blanc » comme l’écrivait Nathaniel Hawthorne en 18414 ; elle provoqua en effet des milliers de morts des deux côtés. Ce fut aussi l’un de ceux qui menaça réellement l’existence d’une colonie anglaise en Amérique.

En s’identifiant à la fois aux Pequots et à King Philip, dont les noms marquèrent de manière indélébile l’histoire américaine, Apess levait toute ambiguïté au sujet de son identité amérindienne5. Il se laissait percevoir comme un authentique Amérindien et non comme un métis. Il se démarquait des Blancs en s’identifiant à deux peuples qui tentèrent de s’opposer à leur hégémonie. Il construisait une image de lui-même subversive et sulfureuse, conforme à la dimension radicale et provocatrice qu’il voulait donner à Eulogy on King Philip. Cette construction et affirmation d’une identité amérindienne par identification aux Pequots et à King Philip fonctionnait d’autant plus au début du XIXe siècle qu’elle s’inscrivait dans une époque de commémoration de l’arrivée des premiers colons anglais en Nouvelle-Angleterre et de construction d’une épopée nationale américaine par des intellectuels de la jeune nation des États-Unis.

La mémoire de Metacom ou King Philip est aujourd’hui passée au second plan, occultée par celle d’autres chefs de guerre indiens qui se sont distingués dans un temps plus proche du XIXe siècle, comme Sitting Bull ou Geronimo. Ce n’était pas le cas à la fin du XVIIIe et au début du XIXe où le conflit de 1675-1676 et la figure de King Philip hantaient encore les esprits et la littérature des Anglo-Américains.

King Philip omniprésent dans la littérature anglo-américaine

William Apess s’inscrivait dans la continuité d’une tradition historique et littéraire marquée par la guerre menée par King Philip. C’était cependant la première fois que la voix d’un Amérindien, qui plus est se présentant comme le descendant direct du chef wampanoag, se faisait entendre et lire à ce sujet.

Apess n’était cependant pas le premier à dresser un portrait positif de King Philip. Dans son récit de captivité paru en 1682, Mary Rowlandson, qui décrivit les insurgés amérindiens en termes négatifs selon la rhétorique conventionnelle des Puritains, dépeignit néanmoins Philip comme quelqu’un d’humain et d’attentionné dans le bref passage où elle décrit sa rencontre avec lui6. L’appréciation de Rowlandson entrait en contradiction avec les termes très péjoratifs des récits d’Increase Mather, auteur de A Brief History of the Warr with the Indians in New England (1676, mentionné par Apess), ou de Thomas Church dans The Entertaining History of King Philip’s War (1716), écrit à la gloire de son père Benjamin Church qui mena des troupes contre les Indiens, dans lequel King Philip et ses hommes sont présentés comme des bêtes sauvages assoiffées de sang. Les notations d’ordre trivial de Rowlandson sont également sans commune mesure avec les envolées lyriques et caricaturales du poème épique de James Wallis Eastburn, Yamoyden, A Tale of the Wars of King Philip (1820), ou de la pièce de théâtre de John Augustus Stone, Metamora, or the Last of the Wampanoags (1829).

Ces deux derniers exemples révèlent l’utilisation de la figure de King Philip par les Américains des États-Unis dans l’écriture d’une histoire nationale cherchant à se démarquer de sa filiation anglaise. L’identification à une image mythique de l’Indien, épris de liberté, préférant la mort à la soumission, honnête et fort car originaire de la nature et non corrompu par la civilisation, était répandue chez les patriotes américains. Elle fonctionnait d’autant plus que, dans cet imaginaire national, les Indiens étaient censés avoir disparu, ou que leur extinction irrémédiable était présentée comme imminente (The Last of…, comme dans The Last of the Mohicans de Cooper paru en 1826) ; le « sachem Metacom » appartenait à cette race de nobles sauvages que les Anglais, tyrans cruels et étrangers à la terre américaine, avaient détruite. Cette conception apparaît dans The Wept of Wish-to-wish de Cooper, mais surtout dans le texte de Washington Irving, « Philip of Pokanoket », datant de 1814. Metacom y est dépeint de manière positive comme un homme aux qualités extraordinaires, presque comme un super-héros (un patriote courageux et fier, bon pour son peuple, sachant endurer les pires conditions de vie), par opposition à des Puritains anglais sanguinaires et sans scrupules, issus d’une société dictatoriale. Un portrait similaire, bien que moins virulent, des Puritains fut donné en 1850 par Hawthorne dans The Scarlet Letter. Il ne correspondait pas à celui que Daniel Webster donna d’eux dans son discours du 22 décembre 1820, « The First Settlement of New England », commémorant l’arrivée du Mayflower, paradigme de la tendance filiopiétiste reconnaissant dans les Puritains des ancêtres directs et valorisants, notamment en tant que précurseurs des valeurs démocratiques. Eulogy on King Philip peut d’ailleurs être lu comme une réponse au texte de Webster7.

Eulogy on King Philip est un discours que William Apess prononça à trois reprises au moins. Ses deux premières conférences furent données en janvier 1836, d’abord le 8 puis le 26 dans une version abrégée, à Boston, un des berceaux du puritanisme anglo-américain. Le texte fut publié un peu plus tard la même année, puis dans une seconde édition en 1837. Le fait qu’il ait voulu rendre hommage à son ancêtre est explicite dans le titre ; en anglais, le terme eulogy désigne à la fois un panégyrique et une oraison funèbre. En dressant un portrait dithyrambique du chef wampanoag, Apess entendait célébrer sa mémoire à l’occasion du cent-soixantième anniversaire de sa mort et apporter un éclairage amérindien sur le conflit qu’il mena contre les colons puritains anglais. Dire la vérité dans un style « simple et candide » : tel était l’objectif revendiqué par Apess. Dès les premières phrases, Apess se laisse pourtant emporter par une fougue lyrique qui tend à donner à son texte la dimension d’un sermon passionné et d’une jérémiade, d’un plaidoyer (le terme appeal apparaît à plusieurs reprises) et d’un réquisitoire emphatique. Cherchant à réhabiliter la mémoire de King Philip dans l’histoire américaine, la nouvelle interprétation historique qu’Apess proposait était encore plus radicale que celle avancée par Irving une vingtaine d’années auparavant. Eulogy on King Philip était donc loin d’être un texte objectif et simple. L’abondance directe ou indirecte d’allusions à la Bible et à la religion chrétienne oriente d’ailleurs le texte vers une construction et un style particuliers. Aussi paradoxal que cela puisse paraître au premier abord, ce sont précisément ces références chrétiennes et bibliques qui servirent à Apess à fonder sa condamnation des Puritains et son éloge de Philip.

Massasoit et King Philip, figures christiques de sainteté

Converti au protestantisme méthodiste depuis une vingtaine d’années, prêcheur depuis une dizaine d’années lorsqu’il rédigea Eulogy on King Philip, Apess écrivit son texte à la manière d’un apôtre cherchant à présenter Philip comme une figure hors du commun, un homme aux pouvoirs extraordinaires et de statut quasiment divin, c’est-à-dire comme un véritable saint. Apess tend à expliquer le comportement noble et vertueux de Philip par le modèle qu’a constitué son père Massasoit.

Massasoit, modèle de vertu, incarnation des principes chrétiens

Apess ne tarit pas d’éloges sur Massasoit, qui faisait partie de sa généalogie si l’on en croit A Son of the Forest dans laquelle il se présente comme le petit-fils de la petite-fille de King Philip.

Massasoit est décrit comme un « vieux chef vénérable », « l’un des chefs les plus célèbres du monde connu, en faveur de la paix et de la bienveillance universelle envers tous les hommes ». Il mit ses idées en pratique en préférant subir « avec patience et résignation » les plus vils outrages et injustices perpétrés par les « Pèlerins américains » plutôt que de contrevenir au traité qui le liait à ceux qu’il avait contribué à sauver, alors qu’il aurait pu facilement anéantir la petite colonie anglaise naissante. Et qui aurait pu le blâmer s’il l’avait fait ? demande Apess, alors que les Anglais qui se revendiquaient chrétiens ne s’étaient pas privés d’exterminer des Amérindiens pour des motifs beaucoup moins graves et dont ils se vantèrent à la manière d’un Samson (allusion directe à la Bible et au Livre des Juges de l’Ancien Testament, 15.15-16). En acceptant de pardonner aux Anglais qui, eux, ne respectèrent pas les accords passés, en refusant de céder aux passions malsaines de la colère et de la vengeance, Massasoit se comporta en véritable chrétien : « il fit davantage preuve de patience chrétienne qu’aucun des gouverneurs de cette époque ou à venir. Il ne serait pas faux de dire qu’il constitua un modèle pour les Chrétiens eux-mêmes » (p. 283). Mais plutôt que de reconnaître ses mérites, les Pèlerins le dénoncèrent comme « étant un sauvage ». À leur panoplie de méfaits, Apess ajoute donc la calomnie8.

Sans que les références soient explicites dans le texte, Apess donne de Massasoit l’image du serviteur de Dieu décrit dans le Livre d’Esaïe (chapitre 53 : « Il était méprisé… familier de la souffrance… Brutalisé il s’humilie ; il n’ouvre pas la bouche ») et les épreuves endurées s’apparentent à un supplice identique à la passion du Christ. Dans cette scène de répétition typologique d’épisodes bibliques, ce sont les Puritains qui deviennent les oppresseurs et les persécuteurs. Apess n’a pas de mots assez durs pour les qualifier et explique que ce sont leurs agissements immondes et répétés qui poussèrent King Philip à « l’exaspération » et à l’ultime recours de faire valoir par la force des droits bafoués par les Puritains.

King Philip, être divin en lutte contre les démons puritains

Le portrait qu’Apess dresse des Puritains est des plus accablants. Il multiplie les exemples pour les faire apparaître comme des « monument[s] de cruauté »9, des voleurs, des menteurs, des hypocrites, des lâches, des traîtres, des pilleurs de tombes, des fourbes avares, des conquérants violents, sadiques et sanguinaires, des esclavagistes y compris d’enfants (Apess prend l’exemple du fils de Philip capturé puis vendu comme esclave), des criminels animés de préjugés racistes, sans éthique ni scrupules, irrespectueux des droits les plus élémentaires et ne connaissant qu’une loi, celle du plus fort. Apess les accuse surtout d’un crime beaucoup plus grave, celui d’avoir bafoué les principes chrétiens dont ils se prétendaient pourtant les plus éminents représentants. Ils deviennent donc des impies, des blasphémateurs, des apostats.

Les Puritains, en tant qu’issus de la mouvance réformée la plus extrême, survalorisaient la Bible comme source suprême de la parole divine et de l’éthique chrétienne. Contrevenir aux Écritures constituait donc un crime des plus graves, et c’est ce que firent les Puritains selon Apess. Leur conduite envers les Amérindiens était donc inexcusable et leurs crimes n’en devenaient que plus graves, comme le suggère Apess à plusieurs reprises (p. 289, 304, 308). Il incrimine également les élites puritaines d’avoir manipulé la Bible à leur profit, en insinuant qu’il relevait de la volonté divine que les Indiens disparaissent pour faire place aux chrétiens10 ; Apess affirme qu’aucun argument de ce type ne figure dans la Bible et qu’il s’agit là d’un préjugé raciste destiné à justifier l’invasion de l’Amérique et l’extermination des peuples autochtones (p. 286, 287, 289, 304). Apess va jusqu’à accuser les Puritains d’avoir appliqué les Dix Commandements à l’envers : « Nous nous demandons si ces susdits Chrétiens ne pensent pas que le commandement de Dieu soit qu’ils volent, mentent, se soûlent, s’adonnent à la fornication et à l’adultère » (p. 282). « [L]eurs prêtres » pervertissaient en outre la prière en incitant leurs fidèles à prier pour que Dieu leur permette d’anéantir leurs ennemis en guidant leurs balles vers les cœurs des Indiens et en envoyant les âmes de ces derniers en Enfer (p. 279 et 304). Pour Apess, l’Enfer fut répandu en pays indien par les Puritains, véritables instruments du Malin, dont les cœurs ne furent en fait jamais touchés par la Grâce divine (p. 297) comme le prouverait leur conduite impie et démoniaque (p. 283 et 302-303) : « Un feu, un chancre, envoyés par les Puritains depuis l’Atlantique pour consumer et anéantir mes pauvres frères d’infortune… » (p. 306).

Par la répétition et l’aggravation de leurs méfaits, les Puritains finirent par s’aliéner l’amitié et la bienveillance de ceux qui les avaient secourus. Ils se rendirent eux-mêmes « méprisables » aux yeux des Indiens (p. 289 et 301) et coupables d’avoir provoqué leur courroux et leur « juste exaspération » (p. 294), ce qui en fait les responsables de la guerre. King Philip se distingua comme le véritable héros de cette guerre, comme un soleil au-dessus de la mêlée (p. 284).

D’après Apess, King Philip chercha à éviter le conflit à tout prix, répondant toujours favorablement aux demandes répétées des Anglais de leur céder des terres (p. 290), préférant le compromis (p. 292) et refusant comme son père Massasoit de répondre par la violence aux injustices subies. Apess le présente comme au-dessus des « passions animales » et des vils sentiments de la colère et de la vengeance. « Philip de Mount Hope » n’était pas seulement noble par son statut de chef, de prince, de roi, de majesté, d’empereur (autant de titulatures mentionnées par Apess, qui place aussi Philip et sa femme sur le même pied que les souverains anglais), mais aussi par son comportement. Il était un parangon de vertus, incarnant les valeurs du patriotisme, de la défense de la liberté et des droits, du souci constant de veiller au bien-être de son peuple en lui épargnant notamment la guerre (p .277, 282, 286, 290, 293, 296). La guerre confirma cependant l’étendue et la variété de ses qualités.

Selon Apess, ce serait presque malgré lui que Philip entra en guerre, ne pouvant plus retenir l’exaspération de ses hommes (p. 294)11 et déclarant officiellement la guerre aux Anglais (p. 296) dont la mise à mal de la patience et de la tolérance de Philip peut passer pour un exploit, mais un exploit maléfique. Tel le prophète Isaïe, Philip prononça une prophétie, celle de l’éradication du monde amérindien face à un ennemi anglais devenu « insolent et hardi » si les Indiens continuaient à rester passifs (p. 295 et 306). Une fois la guerre entamée, dans cet univers de « sang et de carnage » (p. 295), Philip se révéla un excellent stratège, qu’Apess place au-dessus de son homonyme grec, d’Alexandre le Grand, de Napoléon et surtout de George Washington. Il remporta de nombreuses victoires, fit reculer l’armée anglaise, sut échapper à des traquenards, parvint à rallier et à coordonner une immense armée composée de troupes hétérogènes, incluant ses anciens ennemis, les Narragansetts, et des Indiens convertis. Apess lui confère l’aura d’un Cid mis en scène par Corneille au XVIIe siècle : le passage « Au début de la guerre, il se met en route et réunit environ 500 de ses hommes qu’il arme entièrement, et environ 900 autres, ce qui représentait environ mille quatre cents guerriers quand il commença » (p. 296) n’est pas sans rappeler la déclaration de Rodrigue « Nous partîmes cinq cents ; mais par un prompt renfort / Nous nous vîmes trois mille en arrivant au port » (acte IV scène 3). Et quand ses talents d’orateur ne suffisaient pas à lui acquérir le soutien d’autres peuples indiens, il employait des méthodes politico-stratégiques machiavéliques, comme le raconte Apess à propos des Mohawks. En juillet 1676, il essaya de rallier les Mohawks à sa cause alors qu’ils étaient alliés des Anglais et qu’ils venaient de tuer plusieurs de ses hommes. Comme il ne parvenait pas à les convaincre, Philip fit tuer des Mohawks et accusa les Anglais du crime pour qu’ils le rejoignent, mais sans plus de succès.

Pour immoral qu’il soit, Apess ne juge pas cet acte pire que les malversations politiciennes de son temps et il tend même à l’excuser au nom des désirs de vengeance et des impératifs de victoire auxquels les insurgés étaient soumis (p. 299). Il fut par ailleurs compensé par des actes de générosité. Philip se montre par exemple magnanime à l’égard de ses prisonniers12 et attentionné envers ses hommes. Apess raconte ainsi un épisode qui évoque la légende de Saint Martin de Tours partageant son manteau avec un démuni : voyant que ses hommes commençaient à manquer de moyens pour continuer le combat, Philip retira son manteau qui était couvert de précieuses perles faites en coquillage de wampum et pouvant servir de monnaie, puis le divisa en plusieurs morceaux qu’il distribua à « ses chefs et guerriers ». Jamais avare d’une hyperbole, Apess considère que cette action place King Philip au-dessus « de tous les princes et empereurs du monde » (p. 297). La manière exagérément positive dont Apess décrit Philip peut être envisagée comme une réponse aux portraits de Philip outrageusement négatifs brossés dans certaines sources ; elle s’inscrit également dans la recherche d’une figure amérindienne dotée d’une aura positive et presque mythique équivalente à celle que l’historiographie occidentale et américaine attribuait à certaines figures historiques, comme Alexandre ou Napoléon en Europe, comme Washington et les Founding Fathers aux États-Unis.

C’est ainsi que dans l’esprit d’Apess, Philip apparaît comme quelqu’un de supérieur, supérieur aux figures aussi bien occidentales qu’amérindiennes en raison des multiples qualités qu’il concentrait dans sa personne. Dans un passage qui rappelle le Livre de Jérémie sans qu’il soit explicitement nommé, Apess attribue à Philip des pouvoirs qui le métamorphosent en un guerrier merveilleux et redoutable, insaisissable et quasiment invincible, faisant ainsi de lui le parangon du maître des forces environnantes dispersées dans la nature que les Amérindiens cherchaient à se concilier par différents rituels : « aussi vif que le vent, aussi agile qu’un géant, aussi solide qu’un pilier céleste et féroce qu’un lion […], et aussi rapide qu’un aigle » (p. 296). Et s’il parvint si bien à se faire l’incarnation de telles puissances animales et cosmiques, c’est parce qu’il était incontestablement « un fils de la nature, doté des seuls talents de la nature » (p. 305). Or, Apess ne cesse de le répéter dans Eulogy on King Philip mais aussi dans d’autres textes, la nature est d’essence divine. Pour lui, être un enfant de la nature revient à être un enfant de Dieu. Philip apparaît ainsi non seulement pourvu de qualités d’essence divine, mais aussi comme le fils de Dieu, placé sur un pied d’égalité avec le Christ. Dans son texte, ce sont même les Amérindiens en général qui apparaissent comme les êtres les plus proches de Dieu, notamment en raison de leur proximité avec la nature. Apess prend ainsi le contrepied des discours anglo-américains conventionnels selon lesquels cette condition faisait des Amérindiens des êtres primitifs.

La terre n’est-elle pas « la plus noble œuvre de Dieu ? » demande-t-il dès le premier paragraphe (p. 277). Prenant à contrepied les représentations péjoratives répandues dans de nombreux textes puritains selon lesquelles les Indiens étaient plus proches des bêtes féroces vivant dans les étendues sauvages (wilderness) que des hommes civilisés, Apess affirme que les Indiens sont bien des créatures de Dieu, que Dieu les a faits à son image, et qu’ils sont inclus dans son plan de rédemption (p. 278, 284, 286). Et si l’Amérique peut être définie comme « l’Ancien Monde », par rapport au pays d’origine des colons qu’il appelle « le Nouveau Monde » (p. 294), c’est parce qu’elle correspond à un monde préservé, qui est resté intact depuis la Création et n’a pas été corrompu par le mal, qui est resté conforme aux desseins définis par le Créateur. Le monde amérindien prend sous la plume d’Apess la dimension d’un jardin d’Éden, « un pays où la nature éclatait de beauté, étendant ses ailes sur le vaste continent, abritant en son sein les fils naturels d’un Être Tout-puissant » (p. 279). Dans cette perspective, les Puritains qui détruisaient la nature détruisaient corollairement l’œuvre de Dieu et commettaient donc un sacrilège, et les appellations de « fils de la forêt », d’« enfants ou hommes des bois » ou même de « héros de la wilderness » (p. 277, 284, 285, 286) prenaient un caractère éminemment valorisant. Les qualités de King Philip peuvent donc s’expliquer par une généalogie extraordinaire, puisqu’il avait pour mère la nature (p. 297) et Dieu pour père. Sa défaite et sa mort paraissent alors peu compréhensibles, mais Apess dispose d’arguments pour l’expliquer.

Pour Apess, seules des circonstances extraordinaires ont pu provoquer la perte de cet être extraordinaire qu’était à ses yeux Philip. Il décrit ces circonstances comme multiples et variées. Les troupes de Philip s’affaiblirent alors que ses ennemis parvenaient à reconstituer leurs rangs malgré les nombreuses pertes subies ; les colonies anglaises se coalisèrent contre lui et reçurent l’appui décisif des Mohawks. Le moral de ses hommes baissait, et certains demandaient à faire la paix. Les atrocités commises par les Anglais (extermination massive y compris des femmes et des enfants, exécution de prisonniers et d’un Anglais marié à une Indienne, menaces exercées sur les prisonniers) finirent probablement par les impressionner. Le moral de Philip fut également atteint après la capture de sa femme et de son fils. Mais ce qui le perdit fut la trahison d’autres Indiens.

En décembre 1675, le camp fortifié que Philip avait établi près de South Kingston (Rhode Island) ne put être conquis que parce qu’un Indien « trahit son pays » en croyant aux promesses de récompense des « perfides Pèlerins » (p. 298) et en leur signalant le point faible du site. Apess indique que « le nom du traître » était Peter. Outre le fait que cette mention suggère qu’il était vraisemblablement un Indien converti, elle rappelle également l’épisode biblique où Jésus fut renié à trois reprises par Pierre lors de son procès (Mathieu 26.69-75 ; Luc 22.54-62 ; Jean 18.16-27). Philip et la grande majorité de ses hommes purent s’échapper. Ce ne fut pas le cas quelques mois plus tard.

En août 1676, Philip s’était retranché dans un marais avec une poignée d’hommes encore fidèles. Le 12 août, guidés par un Indien, les hommes du capitaine Church attaquèrent par surprise le campement de Philip qui fut tué sur le coup d’une balle tirée par l’éclaireur indien (p. 302), connu sous le nom de John Alderman. Pour Apess, Philip ne pouvait être tué dans un combat loyal : seuls une attaque surprise et un Indien, c’est-à-dire un être de la même essence supérieure que Philip et non un être ignoble comme l’étaient les Anglais, étaient en mesure de le vaincre. Ce furent les Anglais qui firent subir au corps de Philip les outrages dont ils étaient coutumiers selon Apess : Church ordonna qu’il ne reçoive pas de sépulture, son corps fut démembré et décapité13, ses membres suspendus à des arbres, une de ses mains et sa tête données en trophées à Alderman. Les Anglais les lui rachetèrent pour une somme importante, après quoi ils exposèrent sa main à Boston et sa tête à Plymouth pendant une vingtaine d’années.

C’est donc en véritable « martyr » (p. 277) que périt Philip et la description des étapes de sa défaite par Apess fait penser à la destinée de Jésus : seul contre tous, entouré de quelques disciples, abandonné et trahi par certains des siens le reniant ou collaborant avec la puissance impériale, humilié, raillé, supplicié, son corps exposé publiquement. La dimension de la mort transformant « la vie en destin »14 manquait à Massasoit ; le calvaire subi par Philip le faisait accéder au statut de saint. Son destin tragique se prêtait à la mise en épopée et à l’affirmation identitaire, comme l’a expliqué Édouard Glissant à propos de Charlemagne et de la réinterprétation poétique et politique ultérieure de la défaite de ses troupes à Roncevaux15.

Sa vie, ainsi que la cause qu’il défendit en payant précisément de sa vie, pouvaient servir de références et de modèles œcuméniques, à la fois aux Amérindiens, aux chrétiens, aux Noirs (qui pouvaient se reconnaître dans la dénonciation de l’esclavage et le terme colored people), aux patriotes américains. Si Apess manque de remarquer que le début de la révolution américaine coïncidait avec le centenaire de la mort de King Philip, il n’omet pas de signaler que les deux causes étaient « glorieuses », ainsi que fut qualifiée la révolution anglaise de 1688 qui établissait une monarchie parlementaire. Eulogy on King Philip n’est donc pas seulement basée sur un arrière-fond religieux, mais aussi sur une mise en abyme historique.

Apess n’a par ailleurs pas seulement fait œuvre de biographe et de mémorialiste. Il a certes cherché à réhabiliter la mémoire d’un chef indien trop souvent réduit à des stéréotypes simplificateurs (bête sanguinaire/noble sauvage), mais il a surtout cherché à en faire un portrait valorisant, et même à le survaloriser en lui conférant un caractère merveilleux. Tel un saint, tel Jésus, Philip acquiert sous la plume d’Apess la dimension de modèle universel, de figure paradigmatique à la fois historique et mythique à laquelle tout homme peut trouver des raisons de s’identifier ; il devient l’exemple des exemples mentionné par Sacvan Bercovitch : « Derrière chaque expérience de saint se trouvait Jésus lui-même, exemplum exemplorum »16. Philip a aussi servi à Apess de référence pour procéder à une investigation linguistique dans laquelle il se demande si la perversité et la cruauté que les colons ont manifestées envers les Amérindiens ne provenaient pas d’une incapacité à maîtriser correctement le langage, voire d’une utilisation volontairement perverse du langage.

Réhabiliter le langage et les Amérindiens

Pour Apess, il n’était pas étonnant que les Anglais ne parvinssent à vaincre Philip que par des méthodes ressortissant à la fourberie. La tromperie, la traîtrise, le non-respect de la parole donnée faisaient selon lui partie de la panoplie des colons pour qui la fin (s’accaparer le plus de terres possibles) justifiait les moyens. Et ces moyens se trouvaient justifiés par toute une série d’arguments d’autant plus fallacieux que ces moyens étaient cruels.

Préjugés et perversion de la Bible

D’après Apess, la conduite des colons anglais reposaient sur des fondations racistes, des « murs de préjugés » (p. 288) qui les faisaient considérer le plus souvent les autochtones comme des bêtes sauvages qu’il fallait éradiquer pour diffuser la civilisation. Cet état d’esprit aurait perduré chez les colons américains, et il étaye ses propos par des exemples récents (p. 287 et 305). Apess accuse les autorités coloniales religieuses et politiques d’avoir répandu l’idée que c’était Dieu lui-même qui avait commandé que les Indiens soient tués, détruits et remplacés (p. 282, 287, 287). Il les accuse donc de manipulation. Mais il n’excuse pas pour autant « l’aveuglement » de leurs partisans, qui ne firent pas l’effort de vérifier leurs dires dans les textes de référence, en premier lieu la Bible (p. 289). Ils auraient ainsi pu constater qu’il n’était écrit nulle part que les Indiens étaient voués à l’extermination et à l’extinction, et que le Commandement de Dieu était plutôt « Tu ne tueras point » et « Tu aimeras ton prochain » que l’inverse. Apess doute qu’ils l’aient ignoré, car la mouvance puritaine s’était justement fondée par opposition aux autres tendances chrétiennes en survalorisant les Saintes Écritures, et particulièrement l’Ancien Testament, seul texte de référence et source d’inspiration à leurs yeux car réceptacle de la parole divine. Les colons puritains ne pouvaient donc ignorer que leur conduite contrevenait en tous points aux Écritures et aux plus élémentaires des principes chrétiens, et le fait d’agir en connaissance de cause aggravait la nature de leurs crimes (p. 304 et 308).

Apess pense donc que les Puritains procédèrent à une lecture volontairement biaisée de la Bible, alors qu’ils prétendaient être les détenteurs de la lecture la plus littérale qui fût. À d’autres endroits, il laisse cependant entendre que l’interprétation erronée pourrait provenir d’une déficience intellectuelle. C’est notamment le cas lorsqu’il pense que les colons lurent les Dix Commandements selon une construction grammaticale à la forme affirmative (Tu commettras le meurtre, le vol…, Tu porteras de faux témoignages, etc.), comme s’ils oubliaient de prendre en compte la négation qui précédait chaque verbe (p. 282). Mais pour Apess, cette déficience ne serait pas contradictoire avec leur lecture volontairement biaisée. Les deux tendances prouveraient au moins deux choses : d’une part que les colons ne sont pas de vrais chrétiens et qu’ils ont usurpé le titre de chrétiens ; d’autre part qu’ils maîtrisaient mal le langage, leur propre langue, puisqu’ils ne savaient pas la lire correctement et que, dans leur bouche, les signifiants devenaient coupés si ce n’est de leurs signifiés (conceptuels et fantasmatiques), au moins de leurs référents (réels).

Leçon de vocabulaire

Eulogy on King Philip se présente comme une jérémiade et un sermon, deux formes d’expression familières des Puritains. Apess était lui-même un Puritain, d’obédience méthodiste, et il n’est pas étonnant de le voir utiliser ces genres pour faire passer son message auprès de son auditoire et de son lectorat anglo-américain, héritier des colons puritains. Son texte est bien une jérémiade dans le sens où il combine plainte, lamentation et prophétie, même si la vision de l’avenir est plutôt pessimiste qu’optimiste comme elle l’était dans les jérémiades puritaines anglaises17. C’est aussi un sermon dans lequel Apess fait ressortir les fautes et les péchés de ses destinataires tout en voulant leur donner une leçon pour qu’ils puissent éventuellement s’amender18. Mais c’est surtout une leçon de linguistique, et en premier lieu de lexique, qu’Apess entendait délivrer.

En posant directement la question « Qui sont les sauvages ? » (p. 281 et 283)19, Apess entendait poser une redéfinition des termes qui servaient à classer les populations vivant en Amérique et à écrire l’histoire de l’Amérique depuis l’arrivée des Pèlerins. Le premier constat qui s’imposait à lui était que les termes employés étaient en inadéquation avec la réalité.

Il pense ainsi que les colons usurpèrent le titre de chrétiens : ils n’étaient que de prétendus chrétiens et prétendument pieux car tous leurs agissements prouvaient le contraire (p. 281, 289, 299, 304, 308). Les seuls moyens qu’ils utilisèrent pour répandre la civilisation parmi ceux qu’ils appelaient les sauvages furent les armes à feu, les maladies et l’alcool (p. 286). Le fait de pratiquer l’esclavage entrait en contradiction avec le christianisme et faisait des colons des êtres « pires que des bêtes » (p. 279 et 301). Pour Apess, l’officier Miles Standish constitue le parangon de la fourberie et de la brutalité coloniale, méritant plus le nom de sauvage et d’assassin que de chrétien (p. 281 et 285).

Apess met également de nouveau en cause les capacités intellectuelles des colons : étaient-ils « privés de raison » au point de croire que leur conduite inique pourrait maintenir la paix, ou étaient-ils à ce point démoniaques qu’ils recherchèrent volontairement le conflit une fois en position de force (p. 292) ? Apess laisse de nouveau entendre que les deux possibilités n’étaient pas forcément contradictoires, insinuant que les colons auraient pu finir par croire à leurs propres discours, être dupés par leurs propres mensonges. Dans ce cas, ce serait toute « l’institution du langage » qui se serait trouvée pervertie et menacée, et par contrecoup toute possibilité de vie sociale reposant sur « la confiance » et « la règle de réciprocité », pour reprendre des formules de Paul Ricœur20.

Pour Apess, le langage des colons était tout d’abord perverti dans le sens où il reposait sur des présupposés racistes : si les populations autochtones d’Amérique étaient « dénoncées » et « condamnées » (p. 280, 283, 285) comme des bêtes féroces et des sauvages, c’est parce qu’elles n’étaient pas blanches. Être amérindien et chrétien ne suffisait pas à éliminer les préjugés des colons à qui la seule évocation du nom Indien inspirait la terreur21. Apess indique ainsi que même les Indiens convertis subirent les représailles des colons pendant la guerre de 1675-1676 (omettant cependant de dire que certains combattirent dans les troupes puritaines) et que lui-même fut confronté à ce type de préjugé, par exemple en 1834 lorsqu’un client d’une auberge de Lexington refusa de dormir dans une chambre voisine par peur d’être assassiné après s’être rendu compte qu’Apess était indien, concluant que l’idéologie raciste des Puritains avait perduré chez leurs héritiers (p. 305).

Pour Apess, si les noms devaient être appliqués en fonction des comportements, c’est-à-dire si les signifiants devaient correspondre à leurs signifiés et référents, ce seraient les colons blancs qui devraient être qualifiés de « bêtes féroces », de « sauvages » et de « race ignoble ». Il se demande comment ils pouvaient prétendre au titre de chrétien puisqu’ils pervertissaient même les Écritures et la prière. La perversion du langage passait également par le non-respect de la parole donnée.

Perversion de l’institution du langage et du vivre-ensemble

Apess ne cesse de décrire les colons, aussi bien anglais qu’américains, comme des menteurs et des hypocrites qui ne respectèrent jamais leurs promesses ni aucune des clauses des traités passés avec les Indiens (p. 280, 283, 285, 294, 297, 306). Dans la logique de dénonciation d’Apess, cette attitude s’accordait avec leur comportement immoral et confirmait qu’ils étaient des êtres sans principes ni scrupules, des êtres démoniaques venus corrompre l’harmonie divine instaurée par le Créateur sur le vieux continent américain. Les analyses de Ricœur sur les notions de promesse et d’institution peuvent aider à éclairer les propos d’Apess : en ne respectant pas leurs promesses, les colons se rendaient en effet coupables de pervertir « l’institution du langage », de saper les principes de confiance et de réciprocité sans lesquels l’instauration de la justice et du pacte social était vouée à l’échec ; « Le principe de fidélité à la parole donnée ne fait ainsi qu’appliquer la règle de réciprocité à la classe des actions où le langage lui-même est en jeu en tant qu’institution régissant toutes les formes de la communauté. Ne pas tenir sa promesse, c’est à la fois trahir l’attente de l’autre et l’institution qui médiatise la confiance mutuelle des sujets parlants ». Or l’institution est ce qui permet à une « communauté historique » de définir une « structure du vivre-ensemble » non par des « règles contraignantes » mais en partageant des « mœurs communes »22.

Les circonstances historiques avaient amené Wampanoags et Pèlerins à vivre ensemble, peut-être pas jusqu’à former une communauté homogène ni à partager des mœurs communes, mais au moins à vivre à proximité en établissant des relations de bon voisinage qui pouvaient être bénéfiques aux deux communautés. S’ils ne parlaient pas la même langue, des interprètes, surtout amérindiens, pouvaient néanmoins servir d’intermédiaires. Ces relations furent codifiées et scellées par un traité passé en 1621. L’historien Daniel Richter tend à confirmer l’idée que les colons ne respectèrent pas les clauses du traité, ou n’appliquèrent que celles qui pouvaient servir leurs intérêts23.

Les Pèlerins ne tyrannisèrent donc pas seulement les Indiens, mais également le langage, les deux tendances étant liées. Le non-respect de la langue, de leur propre langue, par les colons anglais tendait à montrer la structure tyrannique de leur société24 : dans des registres d’écriture différents, George Orwell dans son roman 1984 (1949) et Viktor Klemperer dans son analyse linguistique LTI, La langue du IIIe Reich (1947) ont cherché à montrer qu’une des caractéristiques des sociétés totalitaires était de pervertir le langage, de vider ou de détourner les mots de leur sens, dans le but de faire passer un langage purement idéologique pour une évidence, et de manipuler les foules au profit de la classe dominante, notamment en interprétant le passé et en réécrivant l’histoire selon les besoins idéologiques du moment. Dans les deux cas apparaît en outre la construction d’un bouc émissaire, incarnation de tous les vices et déversoir cathartique de haine (les ennemis militaires et les résistants dans 1984, les Juifs dans LTI). Des idées similaires sont avancées par Apess, même si elles sont formulées selon une approche et un style différents, c’est-à-dire plus moraux et militants pour Apess, avec les Amérindiens en figures de boucs émissaires.

À l’instar d’Orwell et de Klemperer, qui ont cherché à démonter le mécanisme de manipulation idéologique passant par le langage qui était à l’œuvre dans les sociétés totalitaires, Apess s’est également évertué à faire ressortir la dimension arbitraire de la société anglo-américaine en s’intéressant aux processus manipulatoires qu’elle faisait subir au langage, à sa propre langue. Orwell et Klemperer ont par ailleurs montré que les documents écrits, soumis également à un processus d’écriture et de réécriture idéologique, perdaient de leur légitimité et de leur véracité, qu’ils devenaient impossibles de leur faire confiance à moins de faire preuve d’aveuglement. Apess remettait lui aussi en cause la légitimité des fondements de la société anglo-américaine qui se targuait d’être supérieure et civilisée du fait qu’elle reposait sur l’écrit. Aussi Apess ne cesse-t-il pas de reprocher aux colons anglo-américains d’avoir eu une lecture tronquée et biaisée de la Bible, qu’ils l’aient fait volontairement ou involontairement. Il met ainsi en doute leurs capacités intellectuelles à pouvoir lire correctement un texte ou leur sincérité intellectuelle lorsqu’ils procèdent à une exégèse destinée à servir des intérêts bassement matériels. Les deux cas révèlent des esprits pervertis et interroge le statut du texte écrit. Quelle légitimité lui accorder, en effet, s’il peut être manipulé à volonté, si son contenu peut être interprété selon les besoins du moment ? Quelle légitimité accorder aux mots si leur valeur sémantique peut être modifiée au gré des intérêts des énonciateurs ? Quel intérêt et quelle valeur attribuer à l’écriture et à la lecture si celles-ci n’ont plus de signification en elles-mêmes ? Dans Eulogy on King Philip, Apess faisait donc le constat de l’instauration d’une forme de chaos social et linguistique avec l’arrivée des Européens en Amérique. Au-delà du constat et de la dénonciation, il proposait des solutions pour envisager un rétablissement éventuel de l’équilibre et une vision plus juste des choses.

Rétablir l’équilibre

À suivre la logique d’Apess, les colons européens auraient introduit le chaos social et linguistique en arrivant en Amérique ; ils auraient mis le monde sens-dessus-dessous en inversant les valeurs. Les concepts et les préjugés qu’ils apportèrent avec eux n’étaient pas adaptés à la réalité amérindienne. Dans cette perspective, ce sont les colons européens qui doivent être vus comme des déracinés, des inadaptés, des aliénés. Leur langue était inadaptée et ils se trouvaient aliénés dans leur propre langue. Pour reprendre des termes d’Édouard Glissant, les Anglais « déparlaient » leur propre langue ; ils revêtaient le masque de « déparleurs », mais dans un sens péjoratif : en déparlant, ils entraient dans une langue vide de sens, contradictoire, farfelue, sans « système de références fixes », mais sans pour autant le faire dans un sens poétiquement valorisant comme le pensait Glissant, c’est-à-dire en ayant conscience du déracinement de la parole et dans le but de bouleverser les conventions en se moquant d’eux-mêmes. Apess fait quant à lui pendant au personnage du déparleur en devenant le « grand nommeur », au sens positif, en revenant « à la souche » et en percevant « le drame du déracinement de la parole »25. Apess le « grand nommeur » entendait ainsi rétablir une certaine forme d’équilibre au moins à trois niveaux.

À un premier niveau, Apess entendait contrebalancer les représentations péjoratives, au moins stéréotypées, répandues sur les Amérindiens par les Euro-Américains en proposant une vision positive des Indiens en général et de King Philip en particulier. Apess se fait donc l’incarnation de la voix de « l’autre Amérique » agissant comme une « forme de contrepoids à l’Amérique anglo-saxonne », et qui est « surtout celle des peuples amérindiens » selon Glissant26.

À un deuxième niveau, il fait se rejoindre oralité et écriture. Il montre que ces deux modes d’expression ne sont pas contradictoires et peuvent se rejoindre. Eulogy on King Philip fut ainsi d’abord conçu comme un discours puis fut publié en texte, qui contient d’ailleurs des discours (traduit en anglais) prononcés par des Indiens, dont un de King Philip (p. 282, 289, 295, 309). Par son exemple personnel, Apess montre que même un Indien peut apprendre à lire et à écrire même s’il vient d’une civilisation dite orale. Pour Apess, ne pas savoir lire ni écrire ne constitue pas un signe d’infériorité puisque même si « nous ne pouvons pas lire, nous pouvons voir et ressentir » (p. 308)27, alors que les Anglo-Américains, censés venir d’une civilisation dite écrite, semblaient non seulement dépourvus de sentiments humains et d’empathie, mais également des compétences minimales requises pour lire et comprendre un texte correctement, et notamment le texte le plus sacré, sur lequel ils ont bâti leur société et leur représentation du monde, la Bible.

À un troisième niveau, Apess espère améliorer les relations entre Indiens et Blancs, en changeant notamment la perception que les Blancs avaient des Indiens. La refonte de ces relations passerait par une refonte du langage, c’est-à-dire une refonte du rapport que les Anglo-Américains avaient vis-à-vis de leur propre langue, en revenant à un rapport plus simple et littéral, moins pervers et déviant, au langage, au sens des mots, à la Bible : « Je dis donc qu’une manière différente de faire doit être poursuivie et que des lois différentes doivent être appliquées, et que tous les hommes doivent agir selon une même loi générale, la chrétienne » (p. 310). L’effort devrait surtout provenir des colons, puisque les Indiens vivaient toujours dans le jardin d’Éden créé par la Divinité et se comportaient déjà selon des préceptes chrétiens. L’équilibre serait rétabli lorsque les Indiens seraient effectivement perçus comme des humains et des chrétiens par les colons, et que les colons mettraient en pratique les principes théoriques dont ils se revendiquaient, c’est-à-dire en faisant finalement correspondre signifiants, signifiés et référents.

Dans l’Appendice à A Son of the Forest, Apess se plaignait qu’en l’absence d’écriture et d’imprimerie, les Indiens n’avaient pu consigner leur point de vue par écrit et que leur tragique destinée n’avait pu être médiatisée ; avec ces moyens d’expression, ils auraient pu diffuser un point de vue contradictoire à celui des Anglo-américains28. C’est la mission qu’il semble avoir poursuivie avec l’écriture de ses ouvrages, et notamment de Eulogy on King Philip.

Apess présentait une version différente de l’histoire de l’Amérique depuis l’arrivée et l’hégémonie des Euro-Américains. Il répondait à la vision des vainqueurs occidentaux et à leur prétention d’être les « seul[s] à « faire » l’histoire du monde » pour reprendre à nouveau Glissant29. Il remettait en cause la mono-histoire ethnocentriste des Occidentaux en proposant une vision « non concomitante »30. Avec Apess, ni l’Histoire ni la Littérature, en l’occurrence écrites en anglais, n’étaient plus réservées « aux seuls Européens »31 ; il montrait que les Amérindiens pouvaient se les approprier pour faire entendre leur voix et leur point de vue au sein de la société anglo-américaine devenue dominante32. L’écriture en anglais lui servait à « articuler [s]on cri en parole » et à porter la voix de la communauté amérindienne « dans le champ du monde »33. À travers la figure de King Philip, qui prend sous sa plume une dimension mythique, Apess faisait œuvre d’historien et d’écrivain construisant une « mémoire du futur » amérindienne car « ce que nous n’oublions pas est à jamais futur »34.

« [L]e trop de mémoire ici, le trop d’oubli ailleurs » écrivait Paul Ricœur au début de La mémoire, l’histoire, l’oubli35. En faisant prévaloir leur vision de l’histoire, les Occidentaux tendaient à mettre en avant des personnages qu’ils considéraient comme des figures historiques, tutélaires et mythiques comme Alexandre le Grand, George Washington ou Napoléon Bonaparte (le « trop de mémoire ») en occultant ou en dévalorisant d’autres personnes qui ne confortaient pas leur vision du monde et de l’histoire (le « trop d’oubli »). Apess entendait rétablir un certain équilibre dans cette distorsion entre trop plein et pas assez. Au Panthéon des figures iconiques incarnant les grands moments historiques de l’histoire du monde et de l’Amérique, il espérait faire figurer King Philip comme symbole du destin noble et tragique des Amérindiens.

Représentation de King Philip par Paul Revere, réalisée en 1772 pour la réédition du livre de Thomas Church, Entertaining History of King Philip’s War

Représentation de King Philip par Paul Revere, réalisée en 1772 pour la réédition du livre de Thomas Church, Entertaining History of King Philip’s War

Portrait de William Apess, lithographie effectuée d’après une peinture de John Paradise, reproduite en frontispice à la version de 1831 de A Son of the Forest

Portrait de William Apess, lithographie effectuée d’après une peinture de John Paradise, reproduite en frontispice à la version de 1831 de A Son of the Forest

Le sud de la Nouvelle Angleterre vers le milieu du XVIIe siècle

Le sud de la Nouvelle Angleterre vers le milieu du XVIIe siècle

Carte extraite de l’ouvrage de Carla Gardina Pestana et Sharon V. Salinger (dir.), Inequality in Early America, Hanover, University Press of New England, The Trustees of Dartmouth College, 1999

Notes

1 Cet article est basé sur la version du texte publiée par Barry O’Connell, On Our Own Ground: The Complete Writings of William Apess, a Pequot, Amherst, University of Massachusetts Press, 1992, p. 278-310. Les citations en français sont des traductions personnelles. À l’instar d’O’Connell, je choisis également d’utiliser la graphie « Apess » plutôt que « Apes » pour écrire son nom ; la dernière transcription était pourtant originelle et plus répandue, mais Apess décida de rajouter un « s » à son nom à partir de 1837, probablement pour éviter les quolibets racistes que cette graphie pouvait induire, apes étant un terme désignant les grands singes en anglais. L’ouvrage d’O’Connell comporte également une introduction biographique, qui montre la difficulté à retrouver des archives concernant Apess. O’Connell affirme toutefois que lorsque cela est possible, les documents tendent à corroborer les faits avancés par Apess dans ses autobiographies. Une biographie plus détaillée d’Apess a récemment été publiée en mars 2015 par Philip Gura, The Life of William Apess, Pequot, Chapel Hill, University of North Carolina Press, 2015. Return to text

2 Frantz Fanon, Peau noire, masques blancs (1952), in Œuvres, Paris, La Découverte, 2011, p. 80. Return to text

3 A Son of the Forest, in O’Connell (éd.), On Our Own Ground, op. cit., p. 4. O’Connell suggère que la mère d’Apess a pu être Candace Taylor (env. 1777-1838), une esclave noire affranchie en 1805. Cette hypothèse ferait d’Apess un Noir, et même un esclave noir, selon le principe d’hypodescendance ou règle de la goutte de sang (one drop rule) alors appliqué aux États-Unis et selon laquelle était considérée « comme noire toute personne descendante d’au moins un Noir venu d’Afrique par le biais de l’esclavage, quel que soit le nombre d’unions interraciales dont il est issu » (Pauline Petetz, « La race, « un dilemme américain » », in P. Peretz (dir.), L’Amérique post-raciale ?, Paris, PUF, 2013, p. 9-10). Comme les Noirs étaient considérés comme inférieurs aux Amérindiens dans les conceptions de hiérarchisation raciale par phénotype chromatique qui avaient cours en Amérique à cette époque, un enfant issu d’une union mixte était donc considéré comme noir, d’autant plus si c’était la mère qui était noire. Les mariages entre Amérindiens et Africains-Américains n’étaient d’ailleurs pas rares dans le sud de la Nouvelle-Angleterre à la fin du XVIIIe siècle et au début du XIXe ; Paul Cuffe Jr., un marin du Massachusetts qui publia en 1839 son autobiographie sous le titre Narrative of the Life and Adventures of Paul Cuffe, a Pequot Indian, était ainsi le fils et le petit-fils de Noirs s’étant mariés à des Indiennes wampanoags. Philip Gura pense toutefois que Candace Taylor n’était pas la mère d’Apess, mais précise que cette dernière aurait pu être une métisse amérindienne et africaine-américaine. La mère d’Apess aurait bien été une Pequot, ce qui aurait facilité l’identification d’Apess à ce peuple en fonction de la descendance matrilinéaire qui y était pratiquée (communication personnelle du 02/01/2015 ; The Life of William Apess, Pequot, op.cit., p. 5). Return to text

4 Nathaniel Hawthorne, Grandfather’s Chair: A History for Youth, Boston, Tappan and Dennet, 1842, p. 101. Return to text

5 En 1835, l’écrivain William Joseph Snelling réfuta l’authenticité du caractère amérindien d’Apess en le considérant comme assimilé à la culture anglo-américaine, Snelling prenant le chef sauk Black Hawk (qui venait de mener une guerre de résistance contre l’invasion de son territoire en 1832) comme modèle du véritable Indien car doté « d’une trempe farouche, authentiquement sauvage ». Cf. Snelling, « Life of Black Hawk », North American Review, volume 40, n° 86 (1835), p. 68-69 ; l’article de Snelling est un compte rendu de l’autobiographie de Black Hawk recueillie et traduite en anglais par John B. Patterson et Antoine LeClair et parue en 1833 sous le titre Life of Ma-Ka-Tai-Me-She-Kia-Kiak or Black Hawk, rééditée en 1882 sous le titre Autobiography of Ma-Ka-Tai-Me-She-Kia-Kiak or Black Hawk. Return to text

6 Mary Rowlandson, A Narrative of the Captivity, Suffering, and Removes, of Mrs Mary Rowlandson, Boston, Thomas and John Fleet, 1791, p. 15-16. Return to text

7 Daniel Webster consacra définitivement l’expression Pilgrim Fathers ; les colons puritains furent d’abord désignés sous les noms de Old Comers (Apess prend le contrepied de cette expression en les appelant the comers from the New World, p. 294) puis de Forefathers (cf. Lionel Dahan et Pierre Morel, Civilisation américaine, Paris, Éditions Pocket-Langues pour tous, 2005, p. 310). Return to text

8 Les passages principaux se rapportant à Massasoit se trouvent aux pages 278 et 283 dans l’édition d’O’Connell. Return to text

9 Cette expression peut être mise en parallèle avec la façon dont il se décrit à la fin de A Son of the Forest comme « un monument de [l’]infaillible bonté » de Dieu (p. 52). Return to text

10 Cette idée apparaît par exemple dans le sermon de 1630 de John Cotton, God’s Promise to His Plantation. À l’instar de certains Puritains, Alexis de Tocqueville voyait l’Amérique du Nord comme « un continent vide, une terre déserte », uniquement peuplé de quelques « tribus errantes » et misérables, que Dieu avait « tenu en réserve » dans l’attente d’une population civilisée qui saurait la mettre en valeur (De la démocratie en Amérique, t. I, 1835, in Œuvres, Paris, NRF-Gallimard [coll. Pléiade], 1992, p. 322-323). Return to text

11 Le même type d’argument est employé par Black Hawk pour justifier son entrée en guerre contre les Américains. Apess devait vraisemblablement connaître l’autobiographie de Black Hawk (1833) qui eut un grand retentissement aux États-Unis, de même qu’il ne devait probablement pas ignorer les comparaisons qui ont été faites entre lui et le guerrier sauk, parfois pour les opposer (comme dans l’article de Snelling), parfois pour les rapprocher (comme le fit Sylvanus B. Phinney dans le Barnstable Patriot en 1833, mais pour dénoncer Apess comme un fauteur de troubles analogue à Black Hawk lorsqu’Apess apporta son soutien à la communauté wampanoag de Mashpee en 1833 au Massachusetts afin que lui soit reconnue une autonomie politique et économique réelle et plus conséquente). L’historien américain George Bancroft, auteur d’une History of the United States en plusieurs volumes parue en 1866, décrivit également une entrée en guerre involontaire et précipitée par les événements de la part de Philip, mais avec le point de vue téléologique selon lequel la guerre était perdue d’avance pour des Amérindiens manquant de cohésion face à des Anglais unis et bien armés ; les propos de Bancroft traduisent également un état d’esprit prévalent dans la société américaine du XIXe siècle articulé autour de l’idée du Vanishing American selon laquelle les Amérindiens étaient inéluctablement voués à la disparition et à être remplacés par une civilisation plus avancée. Return to text

12 Apess mentionne directement le récit de captivité de Mary Rowlandson (p. 300) dans lequel Philip apparaît comme une personne humaine et attentionnée. Apess s’appuie donc sur un témoignage de première main, raconté par quelqu’un qui aurait a priori toutes les raisons pour décrire Philip comme une brute sanguinaire, pour contribuer à construire une image positive de Philip. En bonne chrétienne et puritaine, Rowlandson se réfère constamment à la volonté et à la providence divine comme grille d’interprétation pour donner du sens aux événements et aux épreuves qu’elle traversa, comme le montre d’ailleurs le titre complet de l’édition originale de son livre paru en 1682 : The Soveraignty & Goodness of God, Together with the Faithfulness of His Promises Displayed ; Being a Narrative of the Captivity and Restauration of Mrs. Mary Rowlandson, Commended by her to all that Desire to Know the Lord's Doings to, and Dealings with Her. Especially to her Dear Children and Relations. Cette rhétorique a dû paraître pertinente à Apess, pasteur méthodiste, dont les récits autobiographiques, essentiellement écrits à la manière de récits de conversion ou autobiographies spirituelles, se placent également constamment sous l’égide de la providence de Dieu. L’ouvrage de Rowlandson connut un succès immédiat (il fut réédité quatre fois en 1682) et restait une référence majeure encore au XIXe siècle, passant notamment comme l’ouvrage fondateur d’un genre, le captivity narrative, récit de captivité mettant généralement en scène des femmes prisonnières des Indiens. Return to text

13 Le traitement que reçut la dépouille de Philip, pour cruel qu’il paraisse aujourd’hui, était cependant conforme au sort réservé aux personnes considérées comme des traîtres en Grande-Bretagne à la même époque, qui étaient décapitées et démembrées (merci à Fiona Mc Intosh-Varjabedian pour cette remarque). Il arrivait aussi que les guerriers amérindiens pratiquassent des exactions sur les corps de leurs ennemis ou de certains de leurs prisonniers encore vivants. Return to text

14 André Malraux, L’espoir (1937), Paris, Folio-Gallimard, 1977, p. 294. Return to text

15 Édouard Glissant, Le discours antillais (1981), Paris, Gallimard, 1997, p. 223. Return to text

16 Sacvan Bercovitch, The Puritan Origins of the American Self, New Haven-London, Yale University Press, 1975, p. 10. Return to text

17 Sacvan Bercovitch, The American Jeremiad, Madison, University of Wisconsin Press, 1978, p. 7, 11, 23-24 et 31. Return to text

18 Un Indien faisant la morale à un auditoire anglo-américain n’était pas un phénomène inédit. En septembre 1772, Samson Occom, Indien mohegan devenu pasteur presbytérien, prononça un sermon typiquement calviniste (mettant surtout l’accent sur le péché de l’alcoolisme) lors de l’exécution d’un Indien wampanoag qui avait tué un homme blanc alors qu’il était ivre. Pour Lionel Larré, la dimension subversive du discours réside aussi bien dans le contenu du texte que dans la forme, c’est-à-dire un Indien faisant la morale à « un auditoire blanc » en voulant lui faire prendre conscience des mauvais traitements que les Blancs infligeaient aux Indiens et en espérant qu’ils corrigent leurs agissements (Larré, « Samson Occom : A Paradigm of Resistance », in Simone Pellerin (dir.), Before Yesterday : The Long History of Native American Writing, Pessac, Presses Universitaires de Bordeaux, 2009, p. 35-45). Il serait étonnant qu’Apess n’ait pas eu connaissance de ce sermon qui fut publié dès octobre 1772 sous le titre A Sermon, Preached at the Execution of Paul Moses, an Indian, et qui connut dix-neuf rééditions aux XVIIIe et XIXe siècles, dont deux traductions en gallois, ce qui peut attester de la renommée du texte et de son auteur, qui voyagea au Royaume-Uni en 1765-1768 (cf. Joanna Brooks [éd.], The Collected Writings of Samson Occom, Mohegan, New York-London, Oxford University Press, 2006, p 7, 22-23, 160-164 et 176-195). La condamnation de l’alcool comme instrument destructeur des Amérindiens que l’on trouve chez Occom constitue d’ailleurs l’un des leitmotive de l’œuvre d’Apess. Return to text

19 Sans faire explicitement référence à Apess, l’Indienne paiute (numa) originaire du Nevada Sarah Winnemucca formula une interrogation analogue dans son autobiographie parue en 1883, Life Among the Paiutes, Their Wrongs and Claims. Return to text

20 Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, Paris, Seuil, 1990, p. 149 et 309-312. Return to text

21 Dans son autobiographie A Son of the Forest, Apess témoigne avoir lui-même intériorisé les préjugés racistes envers les Indiens en grandissant chez des familles d’accueil américaines. Return to text

22 Ricœur, Soi-même comme un autre, op. cit., p. 149, 227, 256, 264 et 309-312. Return to text

23 Daniel K. Richter, Facing East from Indian Country: A Native History of Early America, Cambridge-London, Harvard University Press, 2001, p. 90-105. Dans son autobiographie écrite dans les années 1890, l’Iroquois Ely S. Parker, qui fut l’un des conseillers du général et futur président Ulysses Grant pendant la guerre de Sécession, puis commissaire aux Affaires indiennes de 1869 à 1871, pensait que l’histoire des relations entre Indiens et colons pouvaient se résumer à une histoire de tromperie, à la signature de traités puis à la violation de ces traités par les colons (Arthur C. Parker, « Writings of General Parker », in Frank H. Severance [éd.], Publications of the Buffalo Historical Society, vol. VIII [1905], p. 531-533). Return to text

24 Washington Irving parla du « comportement dictatorial (dictatorial conduct) » des colons puritains dans « Philip of Pokanoket » (George Rice Carpenter [éd.], Washington Irving’s Sketch Book, New York, Longman, Green & Co., 1905, p. 308). Récemment, l’écrivain Douglas Kennedy compara les Puritains du Massachusetts à « une colonie de talibans » (entretien avec Caroline Broué dans l’émission de France Culture « La grande table », 04 mai 2012). Return to text

25 Édouard Glissant, L’imaginaire des langues, entretiens avec Lise Gauvin (1991-2009), Paris, NRF-Gallimard, 2010, p. 69-70. Return to text

26 Glissant, Le discours antillais, op. cit., p. 824. Return to text

27 En 1962, dans un discours à l’Unesco, l’écrivain malien Amadou Hampâté Bâ signala au sénateur américain Benson qu’il ne fallait pas confondre ignorance et analphabétisme : « Je concède que nous sommes analphabètes mais je ne vous concède pas que nous sommes ignorants. Apprenez que mon pays est le pays de savants illettrés. Vous confondez, à ce que je vois, l’écriture et le savoir. Pour nous, l’écriture c’est la photographie du savoir, ce n’est pas le savoir », cité dans Amadou Touré et Ntji Idriss Mariko (dir.), Amadou Hampâté Bâ, homme de science et de sagesse, Mélanges pour le centième anniversaire de sa naissance, Bamako, Nouvelles Éditions Maliennes et Paris, Éditions Khartala, 2005, p. 57-58. Return to text

28 Apess, A Son of the Forest, in O’Connell (éd.), On Our Own Ground, op. cit., p. 58 et 60. Return to text

29 Glissant, Le discours antillais, op. cit., p. 227. Return to text

30 Ibid., p. 242, 276 et 305. Return to text

31 Ibid., p. 227. Return to text

32 Lionel Larré considère qu’écrire en anglais permettait en effet aux Amérindiens de se rendre visibles et intelligibles en insérant leur voix discordante de colonisés dans la trame de la « culture dominante et matricielle », et en proposant de nouvelles images et définitions d’eux-mêmes par eux-mêmes (Autobiographie amérindienne : Pouvoir et résistance de l’écriture de soi, Pessac, Presses Universitaires de Bordeaux, 2009, p. 15-16, 135-136, 157, 160, 266 et 287). Return to text

33 Glissant, Le discours antillais, op. cit., p. 553, et Traité du Tout-Monde, Poétique IV, Paris, NRF-Gallimard, 1997, p. 28. Return to text

34 Glissant, Le discours antillais, op. cit., p. 238 et 436. Return to text

35 Ricœur, La mémoire, l’histoire, l’oubli, Paris, Seuil, 2000, p. I. Return to text

Illustrations

  • Représentation de King Philip par Paul Revere, réalisée en 1772 pour la réédition du livre de Thomas Church, Entertaining History of King Philip’s War

    Représentation de King Philip par Paul Revere, réalisée en 1772 pour la réédition du livre de Thomas Church, Entertaining History of King Philip’s War

  • Portrait de William Apess, lithographie effectuée d’après une peinture de John Paradise, reproduite en frontispice à la version de 1831 de A Son of the Forest

    Portrait de William Apess, lithographie effectuée d’après une peinture de John Paradise, reproduite en frontispice à la version de 1831 de A Son of the Forest

  • Le sud de la Nouvelle Angleterre vers le milieu du XVIIe siècle

    Le sud de la Nouvelle Angleterre vers le milieu du XVIIe siècle

    Carte extraite de l’ouvrage de Carla Gardina Pestana et Sharon V. Salinger (dir.), Inequality in Early America, Hanover, University Press of New England, The Trustees of Dartmouth College, 1999

References

Bibliographical reference

Fabrice Le Corguillé, « Eulogy on King Philip (1836) : William Apess et la subversion de l’historiographie américaine », Grandes figures historiques dans les lettres et les arts, 4 | -1, 31-53.

Electronic reference

Fabrice Le Corguillé, « Eulogy on King Philip (1836) : William Apess et la subversion de l’historiographie américaine », Grandes figures historiques dans les lettres et les arts [Online], 4 | 2015, Online since 23 janvier 2015, connection on 16 février 2025. URL : http://www.peren-revues.fr/figures-historiques/187

Author

Fabrice Le Corguillé

Université de Bretagne Occidentale - HCTI

Copyright

CC-BY-NC