Les Mémoires d’Ancien Régime appelés aussi Mémoires d’État1, écrits majoritairement par des hommes publics2, militaires, conseillers ou secrétaires d’État, tirent leur autorité de la familiarité des auteurs avec les plus hautes sphères du pouvoir, de leur proximité des plus grands personnages historiques, dont le roi constitue l’une des pièces majeures. Admis pour la plupart d’entre eux dans le cabinet du Prince, les mémorialistes sont ces Tacite capables de pénétrer les arcanes du pouvoir et de percer les secrets politiques comme les secrets plus privés. Souvent attachés à une figure royale qui assied leur rang et la pérennité de leur statut, ils posent également un regard critique et parfois acéré sur ces représentants d’un pouvoir de plus en plus centralisé et de plus en plus affirmé, auquel leur morgue aristocratique les confronte régulièrement. Aussi les noms de ceux qui se sont illustrés en ce genre restent-ils attachés à un roi en particulier et au lien « privé », fusionnel ou tendu, qui les unit à lui3. À chacun son roi, si l’on peut dire : Commynes aura Louis XI, Monluc Henri II, Saulx-Tavannes Henri III, Sully Henri IV, Bassompierre Louis XIII et Saint-Simon Louis XIV. Si les mémorialistes eurent parfois affaire à plusieurs princes – c’est le cas par exemple de Commynes avec Louis XI, Charles VIII et Louis XII, de Monluc, serviteur de cinq rois4, de Bassompierre, à cheval sur les règnes d’Henri IV et de Louis XIII –, tous sont des souverains dont les auteurs furent tour à tour les sujets, tant les Mémoires s’écrivent loin de la prétention à l’historiographie, mais dans le souci du témoignage vivant. Les Mémoires de Saint-Simon constituent de ce point de vue une exception5 : vibre durablement, derrière le déchaînement de la plume du duc contre Louis XIV, l’évocation de la figure magnifiée et immaculée de Louis le Juste qu’il ne connut pas, mais qui incarne dans son esprit l’âge d’or d’une royauté dont le fils fut le fossoyeur. Mais ces deux figures, systématiquement opposées dans la relation du duc, dont l’une ne semble pas souffrir le « parallèle » avec l’autre, correspondent en réalité à deux régimes d’écriture bien séparés, appartenant à des champs « disciplinaires » distincts et de longue main concurrents l’un de l’autre6 : le premier relève proprement de l’histoire et tend à construire a posteriori un mythe, en partie mis au service de la démolition du colosse louis-quatorzien ; le second répond quant à lui au projet mémoriel qui retrace au jour le jour une figure appréhendée de fort près, celle d’un roi côtoyé tout au long d’une existence de cour. Il s’agira ici de mesurer l’effet induit par l’écart de traitement entre ces deux figures, dont l’une, a priori fort positive, ressortit à un souvenir indirect et lointain, tandis que l’autre, visiblement très négative, mais restituée dans le feuilleté d’un discours sensible, est le fruit d’un discours jailli du témoignage direct.
« J’étais moi-même […] la rivalité de François Ier et Charles Quint »7
Naturellement, Louis XIII n’est pas tout à fait une figure étrangère pour le duc et pair et celui-ci peut encore à son sujet se réclamer d’une forme de témoignage, même s’il n’est que de seconde main. Tout ce que Saint-Simon affirme du feu roi dans les Mémoires, il le tient en effet de son propre père dont on sait qu’il fut favori du souverain, de simple page devenu en un moment premier gentilhomme de la chambre et premier écuyer, élevé ensuite au rang de duc et pair. Louis XIII, « à qui [son] père a dû toute sa fortune, [lui] par conséquent tout ce qu’[il est] »8 se trouve, dans les Mémoires du duc, paré de toutes les vertus : roi pieux dont la mort édifiante constitue la pierre de touche9, roi chaste qui domina sa passion pour Mademoiselle de Hautefort10, roi généreux, dispensateur de bienfaits selon les talents, roi juste et courageux, il est dans les Mémoires le « bon maître »11, « Louis le Juste »12, « Saint-Louis »13, celui enfin qui mérite, contrairement à Louis XIV, le nom de « grand roi »14, d’« admirable roi »15 ou de « grand monarque »16. Surtout, ici comme dans Parallèle des trois premiers rois Bourbons17, le mémorialiste cherche à ruiner la réputation de pusillanimité qui entache la personnalité du roi défunt dans la quasi-totalité des Mémoires et histoires du temps18 : Saint-Simon insiste à de nombreuses reprises sur sa bravoure inégalée, sur sa grandeur d’âme, rappelant le siège de La Rochelle, l’épisode du pas de Suse19 où son « industrie, [son] courage, et [son] épée »20 eurent seuls raison du duc de Savoie, ou bien encore la défense de Corbie21 où le monarque s’émancipa de l’avis de son cardinal-ministre : « Voilà un échantillon de ce Roi faible et gouverné par son premier ministre, à qui les muses et les écrivains ont donné bien de la gloire qu’ils ont dérobée à son maître, comme tous les travaux du siège de La Rochelle et l’invention et le succès inouïs de sa digue si célèbre, tous uniquement dus au feu Roi22. » Derrière la figure charismatique de Richelieu, le mémorialiste fait émerger celle, plus discrète et timide, d’un monarque pourtant nanti de la vertu des plus grands rois et qui ne laissa pas de régner là où son ministre autoritaire ne fit que gouverner.
Écrite pour ainsi dire à rebours du temps, dans la déploration de la ruine programmée de l’ancienne monarchie, la chronique de Saint-Simon développera surtout la légende de Louis XIII contre le Grand Roi, principal commanditaire de ce crime irrémissible aux yeux du duc. La figure de Louis le Juste y reluit comme l’aube des temps, temps des origines du vieux royaume français que le duc croit voir ressuscité au moment de la mort de Monseigneur, alors que le duc de Bourgogne devient l’héritier du trône23. Louis XIII rejoint la légende parce que dans l’esprit du duc il représente le temps perdu, l’âge doré qu’il ne connut pas et qu’il fait resplendir dans ses Mémoires, levier majeur de la déconstruction de la gloire du fils. Car c’est bien une forme de contre-mythe qui semble s’écrire : Saint-Simon transfère la gloire du monarque absolu, sorte de mythe vivant dès sa prise de pouvoir en 1661, à la figure du feu roi, certes aimée, mais un peu terne, éclipsée par son cardinal-ministre, sa mère comme ses favoris, notamment le maréchal d’Ancre et Luynes qui empoisonnèrent le début de son règne éphémère24. Lui seul fut selon le mémorialiste l’artisan de la lutte contre le parti protestant que son fils n’eut qu’à balayer d’un revers de main en révoquant l’Édit de Nantes ; jamais Louis XIV, souligne le duc, n’eût pu régner « sans la tête et le bras de Louis le Juste »25 qui sut contourner les difficultés auxquelles son fils ne fut jamais en butte :
Louis XIII était si jeune, et par une détestable politique si enfermé, si étrangement élevé qu’il ne savait pas lire encore, et qu’il ignorait tout, […] comme il s’en est souvent plaint à mon père, à quoi suppléa un sublime naturel, une piété sincère, une justice exquise, la valeur d’un héros et la science des capitaines ; mais si malheureux en mère, en frère unique, en épouse vingt ans stérile, en santé, qui attirait les yeux de tous sur Gaston et qui faisait sa force, en partis encore fumants, dont les plus grands obligeaient à compter avec eux, et les huguenots armés, organisés, maîtres de tant de places et de pays, formant un État dans l’État […].26
Louis XIV fut à l’inverse ce « Prince heureux s’il en fut jamais »27 à qui échut un royaume en paix après le traité des Pyrénées et un personnel politique exceptionnel. Le Grand Roi n’est au fond sous la plume du duc qu’un confortable héritier du trône et le mémorialiste entend bien dans ses Mémoires réparer l’injure de l’histoire, outré d’un « oubli si scandaleux de tant de races comblées par ce grand monarque. »28
Loin de la rhétorique comparative du Parallèle où Saint-Simon examine tour à tour le règne des trois premiers rois bourbons, les Mémoires murmurent alors la basse continue du temps enchanté de Louis XIII, venant miner le Grand Règne qui d’âge en âge s’enfonce dans l’autocratisme29. Explicitement parfois, implicitement souvent, s’énonce dans les Mémoires l’opposition criante : celle entre un Prince extrêmement pieux et chaste et un monarque galant, absorbé dans la folie des grandeurs, dont la transformation du petit pavillon de chasse versaillais en palais de sa gloire personnelle et de ses divertissements est l’emblème. Louis XIV y jouissait avec ses maîtresses, poursuit Saint-Simon avec cynisme, de « plaisirs inconnus au Juste, au héros digne fils de Saint-Louis, qui bâtit ce petit Versailles »30 ; opposition entre un roi prudent qui sut s’appuyer sur un cardinal-ministre habile afin de suppléer un entourage pernicieux31 et un souverain autoritaire32 et gouverné33, entre un roi soucieux de l’ordre34 et un monarque ordonnateur de la confusion sociale35, entre une figure qui sut imposer son autorité au Parlement36 et une autre qui se vendit en partie à lui37 ; séparation majeure enfin dans l’esprit d’un duc et pair entre un Prince qui aimait les gens de qualité, scrupuleux dans le respect qu’il devait à sa grande noblesse38 et un monarque absolu qui ne fit que flatter la robe tout au long de son règne et qui éleva les gens de rien pour asseoir son pouvoir. Sa haine contre la haute aristocratie constituera, selon Saint-Simon, le ressort principal d’un absolutisme fatal à l’idéal monarchique français39. Le mémorialiste se plaira ainsi à relayer ce proverbe populaire des trois places et des trois statues de Paris, raccourci éloquent qui désigne le règne de Louis XIII comme l’accomplissement de la monarchie, fondée sur la grande noblesse : « Henri IV avec son peuple sur le Pont-Neuf, Louis XIII avec les gens de qualité à la place Royale qui de son temps était le beau quartier, et Louis XIV avec les Maltôtiers dans la place des Victoires. »40 Aussi Saint-Simon conclura-t-il dans la chronique de 1715, usant de cette emphase cinglante : « [La] modestie et [l’]humilité, [toutes ces] vertus ainsi que tant d’autres héroïques et chrétiennes, il ne les avait pas transmises à son fils41. »
De ce point de vue, Louis XIV ne peut souffrir le parallèle avec une telle figure. Un admirable passage des Mémoires manifeste littéralement l’impossible comparaison et l’inversion opérée par Saint-Simon entre les deux gloires royales : l’on s’adresse à Saint-Simon en 1702 en tant que l’une des mémoires vivantes du règne précédent42 pour rédiger quelques mots sous la médaille de Louis XIII qui, en guise d’introduction, devait ouvrir le grand livre de l’histoire métallique du Règne. Le duc aura, comme il le dit plaisamment, « le sort des auteurs ». Cette « sorte d’histoire »43, rédigée à la gloire de Louis XIV, ne peut soutenir le parallèle avec la « vérité »44 énoncée par le mémorialiste devant laquelle pâlit toute l’éloquence académique mise au service de la grandeur usurpée de Louis XIV : « Ce rayon, écrit Saint-Simon, ternissait les tableaux suivants à ce qu’il parut à ceux qui les ornaient. »45 Voici donc, d’un seul trait de plume, la métaphore du Roi-Soleil renversée dont le faux éclat est en un moment obscurci par la vraie grandeur d’un roi tombé dans l’oubli. L’absence de commune mesure entre les deux rois se lit jusque dans la mort des deux rois : le mémorialiste rapporte le testament infâme et caché de Louis XIV, lui dont le père avait fait preuve de tant de sagesse pour disposer publiquement du royaume après sa mort46. C’est alors l’éloge sans faille, l’éloge fulgurant qui s’écrit au milieu du récit de la mort du Grand Roi, entachée de toutes ses fautes politiques et de ses dernières volontés si nuisibles à l’État, au regard d’un Prince unique « arrivé lentement à sa fin pour le malheur de la France et de l’Europe entière »47 et qui fit
[L]a mort la plus sainte et la plus héroïque [qui] couronna la vie la plus illustre et la plus juste, et en fit à tous les rois la plus sublime leçon. La valeur de Louis XIII si utilement brillante lors du malheur de Corbie, aux îles de La Rochelle, au siège de cette ville et à tant d’autres exploits, au célèbre pas de Suse, en Roussillon et partout, où sa conduite ne fut pas moins admirable ; la sagesse de son gouvernement, le discernement de ses choix, l’équité de son règne, la piété de sa belle vie, tant de vertus enfin si relevées par sa rare modestie, et le peu qu’il comptait tout ce qui n’est point Dieu48.
À l’heure des bilans, l’image immaculée de Louis XIII renaît donc sous la plume du duc et la chronique de 1715, en majeure partie occupée par le récit de la mort de Louis XIV, est ainsi trouée par le souvenir d’un règne splendide qui pointe ici et là :
Louis XIII ne vécut pas assez pour le bonheur de la France, pour la félicité des bons, pour l’exemple des meilleurs et des plus grands rois. La soumission et la tranquillité du dedans, la mesure, la règle, le bon ordre, la justice, qui l’avait singulièrement adopté, ne durèrent que huit ou neuf ans49.
Sa mort […] héroïque, chrétienne et sainte, […] combla trop tôt sa vaillance, ses exploits, sa justice, et le prodige de tant de vertus dans un prince si expressément mal élevé, et né sur le trône […]50.
Le nom du père
Mais force est bien d’admettre qu’on est là dans la récurrence des traits mélioratifs, dans l’accumulation, l’addition des vertus. Le mémorialiste énonce – récite – les mêmes vertus du feu roi dans un langage figé qui connaît peu de variations. La « sainteté »51, « la justice »52, le « courage »53, l’ « héroïsme »54 du feu roi, voilà ce que ne cesse d’asséner le duc, accouchant d’une image certes éblouissante mais topique de Louis le Juste. Le règne de Louis XIII évoqué au début des Mémoires à l’occasion de la mort de Claude de Saint-Simon est redistribué par lambeaux que le mémorialiste pour ainsi dire « recycle » dans l’ensemble de l’œuvre, discours radieux qui cependant finit par s’épuiser : jusqu’à l’écœurement, le mémorialiste rappelle les victoires de Louis XIII à La Rochelle et au pas de Suse55, usant là encore bien souvent des mêmes termes56, confondant cette figure de roi en voie de pétrification avec la glorieuse histoire du royaume de France. Dans cet exposé fragmentaire qui frôle parfois le stéréotype, décliné par un mémorialiste qui ne peut véritablement faire œuvre de mémoire, l’on relève très peu de morceaux d’histoire sensible, de mise en scène de ce roi dans sa vie de tous les jours, à quelques exceptions près57, au profit d’un discours rebattu ad nauseam.
Mais si la figure de Louis XIII est ainsi idéalisée, c’est aussi et surtout parce qu’elle est interceptée par la légende familiale du mémorialiste qui reluit dans les Mémoires à travers l’icône de Louis le Juste. La « légende dorée » de Louis XIII en cache en effet une autre : celle d’un père devenu en un moment favori, porté au rang de duc et pair par cette ingénieuse attention qui permit à Louis le Juste des relais plus rapides les jours de chasse et qui consistait à lui présenter un nouveau cheval « la tête à la croupe de celui qu’il quittait »58. Le plaisant récit, dévidant tous les ressorts de la légende, se prolonge sous la plume du duc, notamment dans l’épisode du pas de Suse, où Claude de Saint-Simon a l’idée de faire entendre Nyert à son roi, trompant l’ennui d’un Prince au pire moment du siège59, asseyant par là-même sa faveur. Ce père que Saint-Simon n’a pas bien connu60 restera ainsi inextricablement mêlé à la figure du roi dans la chronique de Saint-Simon, et jamais dans les Mémoires l’évocation de l’un n’ira sans l’autre, Claude de Saint-Simon demeurant par ailleurs absent de cette immense œuvre si l’on excepte ces communes mentions61. « Père » de son père, aimant Claude comme son propre fils62, entretenant avec lui, même dans la disgrâce, des relations particulièrement privilégiées63, Louis XIII représente en effet pour le mémorialiste le vrai père symbolique, celui qui donna tout son prestige à sa maison et qui augmenta son nom, ce que le duc met au-dessus de tout. Le vrai mythe qui semble s’écrire dans les Mémoires, par-delà le père comme par-delà le roi, est celui de l’origine merveilleuse de la distinction. Aussi bien, la célébration de l’anniversaire de la mort de Louis XIII, rigoureusement observée chaque année par le mémorialiste64qui conduit ses propres enfants auprès du tombeau de leur bienfaiteur à Saint-Denis avant même de les mener devant le nouveau roi Louis XV65, sonne-t-elle avant tout comme un pèlerinage en l’honneur de son rang. Les Mémoires seront dès lors l’équivalent « littéraire » de cette commémoration, célébrant l’élévation de la famille Saint-Simon dans la sacralisation d’un roi lointain, devenu lieu vide de la mémoire. Louis XIV, à l’inverse et indépendamment du roi qu’il fut, représentera le piétinement de la qualité et du statut de Saint-Simon, ce que l’écrivain développe sur des milliers de pages, déplorant peut-être en secret ne pas avoir été comme son père un favori, déchu des liens familiers qui unissaient sa famille au roi.
Les ruses de la mémoire
La figure de Louis XIV, dans les Mémoires, ne répond certes pas à l’écriture de l’histoire patrimoniale, encore moins à l’écriture du mythe. C’est ce qu’une certaine critique historique a tout particulièrement déploré66, bouleversée par les charges immenses contre le Grand Roi dont le duc émaille en effet son œuvre, jetant le discrédit sur l’ensemble de son témoignage, considéré comme un monument de blâme sans appel contre Louis XIV. Pourtant, Saint-Simon développe dans ses Mémoires une figure de Louis XIV particulièrement complexe et infiniment plus riche que tous lieux communs du discours encomiastique dont est affublé Louis XIII sans reste, et ce, peut-être dans une certaine inconscience des possibilités que lui offre sa plume, ainsi que le « genre » des Mémoires dans lequel il s’inscrit.
Car écrire l’histoire sensible d’une figure historique et en conjurer la paralysie, c’est d’abord la soumettre au temps long de la mémoire. Non pas au temps des événements historiques proprement dits qui sont, pour l’historiographie, les marqueurs a priori d’un règne, ce contre quoi le genre des Mémoires s’inscrit en faux67 ; mais au temps ordinaire dont on a été le témoin de première main et où s’évanouissent toutes les images, quelle que soit leur nature. Figure prise dans les rets d’un récit quotidien et qui ne relève pas d’une construction discursive a posteriori, le Louis XIV de Saint-Simon tire également sa force de ce présent halluciné dans lequel les Mémoires sont plongés, où le temps de l’énonciation semble se confondre avec le temps vécu. Sorte de miracle propre à l’écriture mémorielle, l’irruption d’un temps retrouvé permet d’échapper au seul regard rétrospectif et parfois controuvé de l’histoire : c’est un Prince vivant et scruté au jour le jour que le lecteur a sous les yeux, restitué selon les courbes de l’âme d’un mémorialiste qui l’observe sous tous ses profils. La figure de Louis XIII, rejetée dans le mythe lointain quoique brillant, a ainsi de quoi pâlir auprès d’une incarnation têtue du monarque dans les Mémoires, comme sans doute jamais il n’en exista auparavant, si l’on considère le nombre des pages consacrées au Grand Roi : en face de la représentation figée de Louis XIII qui appartient au temps flou d’une légende trop dorée, se dresse celle de son fils, plus décriée et plus fragile, qui cependant hanta le temps vécu et revécu dans l’écriture, image passée au crible d’une chronique qui rapporte un si long règne. De simple figure, Louis XIV accède alors au statut de « personnage » côtoyé par un mémorialiste tous les jours de sa vie, personnage certes abîmé par les vicissitudes de l’histoire, mais riche de tous les ressorts de la chronique et en particulier de l’écriture mémorielle.
Car c’est par l’anecdote et le détail que Louis XIV échappe en grande part à l’image figée de sa grandeur terrifiante, apparaissant aussi, par-delà son image stupéfiante, comme un roi terriblement humain. Tout autant qu’un monarque autoritaire et égoïste, le mémorialiste met en scène un roi bienveillant et affable. Saint-Simon, dont la plume ne cesse de se répandre en invectives contre Louis XIV – on ne l’a que trop dit –, excelle aussi bien dans l’art de représenter le monarque dans des scènes fort touchantes, où pointe le corps caché d’un Prince soumis à l’attendrissement68, à la colère réprimée69, aux larmes70, au fou rire irrépressible71 ou bien plaisantant volontiers avec ses sujets72, comme dans cette scène qui l’oppose à Puysieulx, s’amusant de la liberté de parole de son ancien camarade d’enfance. « Ce fait n’est pas important, précise à cette occasion le mémorialiste ; mais il est plaisant, il est tout à fait singulier avec un prince aussi sérieux et aussi imposant que Louis XIV, et ce sont ces petites anecdotes de cour qui ont leur curiosité73. » Aussi l’image de Louis XIV, contrairement à celle de Louis XIII, respire infiniment dans les Mémoires, ces moments de détente crédibilisant les morceaux de blâme, là où l’éloge sans faille asphyxiait la figure du père.
C’est aussi dans le détail, autre ressort propre aux Mémoires, ce que Saint-Simon nomme si couramment « la bagatelle », que le mémorialiste parvient à saisir cette fois, bien au-delà de la caricature, les particularités du gouvernement de ce roi. Le duc observe à la loupe tous les ressorts du pouvoir qu’il relève chez un monarque représenté dans des scènes de vie quotidienne, face à un ministre, à un courtisan ou avec sa cour : signalons, par exemple, la « mécanique »74 du roi qui règle la vie à Versailles, la langue qui gouverne par un seul « Je verrai »75, la terreur qu’il sait susciter chez sa cour comme dans sa propre famille76, le paradoxe d’un roi absolu et en même temps gouverné par ses ministres ou ses favoris77, le parti pris de s’appuyer sans modération sur les gens de rien, élevés en un moment et qui fonde son absolutisme78. Chez ce roi lui-même fort attentif aux détails79, la plume vétilleuse de Saint-Simon repère enfin l ‘« art personnel du Roi à rendre tout précieux »80, de « donner l’être à des riens »81, levier si fécond d’une autorité qui étend son ombre sur toutes choses, dont est significatif le rite du bougeoir qui a lieu tous les soirs au coucher du roi : « J’aurais honte de dire la bagatelle que je vais raconter, si dans la circonstance elle ne servait à le caractériser »82, précise-t-il : « caractériser »83, voilà le projet de Saint-Simon, guettant l’homme tout autant que le roi qu’il n’entend pas « définir » ou « typifier ». Obéissant à un mouvement descendant de sa plume, Saint-Simon écrit à rebours de l’histoire, faisant de l’opération de conter un acte bien plus important que celui de raconter ou d’identifier : tout ce que l’historiographie classique rejette se retrouve là, pêle-mêle, sous la plume du duc, qui, par sa myopie, s’empare des déchets de l’histoire. Parce qu’ils sont toujours affectés d’un supplément de sens, le détail comme l’anecdote, tant stigmatisés par les théoriciens de l’histoire rhétorique et ornée84, deviennent chez le duc le modèle épistémologique des Mémoires. Chez ce portraitiste accompli, nul portrait de Louis XIV qui ne résiste à toute construction, seulement les mille facettes d’une personnalité saisie dans la chair de la vie et dans l’exercice du pouvoir, et ce, y compris dans le « Tableau du règne », contrairement aux assertions de Léo Spitzer85.
Car c’est bien sûr le « Tableau du règne » qui a le plus souffert des coups de boutoir de la critique. Les zélateurs du Grand Roi n’y ont lu que le blâme86, la critique littéraire n’a souvent au mieux relevé que les étranges contradictions87 d’un roi à la fois décrié et encensé. Or, dans cet exercice de synthèse où Saint-Simon se confronte cette fois au discours, ramassant les traits caractéristiques de ce règne, il échappe encore aux représentations figées, ne relevant chez Louis XIV que ce que le Siècle nommait des « contrariétés »88, c’est-à-dire les désaccords profonds d’un homme-roi. Aussi le duc s’illustrera-t-il autant dans l’éloge que dans le blâme : si le mémorialiste déverse un fiel d’une violence inouïe sur un monarque autoritaire et jaloux, un Prince superbe et orgueilleux, adorateur de ses chantres, faisant de Louis XIV ce « roi des revues »89, « ce distributeur de couronnes, ce châtieur des nations, ce conquérant, […] cet homme immortel pour qui on épuisait le marbre et le bronze, pour qui tout était à bout d’encens »90, sa plume ne faiblit pas et touche parfois au lyrisme quand la critique farouche laisse place à l’admiration poignante :
Au milieu de ses fers domestiques, cette constance, cette fermeté d’âme, cette égalité extérieure, ce soin toujours le même de tenir tant qu’il pouvait le timon, cette espérance contre toute espérance par courage, par sagesse, non par aveuglement, ces dehors du même roi en toutes choses, c’est ce dont peu d’hommes auraient été capables, c’est ce qui aurait pu lui mériter le nom de Grand qui lui avait été si prématuré91.
Face à la figure éclatante, immaculée de Louis XIII, Louis XIV est le Prince de tous les paradoxes, ce « surprenant alliage », ce composé de « lumière » et de « ténèbres »92 qui défie toutes catégories de pensée, parce qu’il est saisi dans le mélange, dans l’impureté du tissu de la vie et dans les aléas d’un gouvernement. Saint-Simon introduira plus de complexité encore et s’éloignera d’un degré supplémentaire de l’histoire, en notant, n’en déplaise à Voltaire93, que ce « long règne […] fut si peu le sien »94, exonérant le roi en grande part de ses erreurs politiques magistrales95.
Mais le « Tableau du Règne » dépasse encore ce seul vertige épidictique. Sa fonction principale consistera surtout à retenir la mémoire et le style particulier de ce roi, ce que le mémorialiste nomme les « dehors du roi » ou « sa vie publique » particulière et qu’il entend sauver de l’oubli96, tant la marque de fabrique de ce roi fut singulière : sa manière d’aller, de s’adresser toujours à sa cour avec une politesse marquée97 ou d’éconduire un peu sèchement un courtisan importun, de se lever à table devant les courtisans98, de régler la vie de cour comme du papier à musique, ses promenades, ses dîners99, c’est-à-dire toutes ces bagatelles que l’historiographie néglige encore100. Et parmi elles figure cette marque, chère à Saint-Simon, et qui subsume toutes les autres : la majesté du monarque, visible tous les jours de sa vie, sa dignité particulière dont aucun roi avant lui ne put se targuer.
On peut dire qu’il était fait pour [la majesté], et qu’au milieu de tous les autres hommes, sa taille, son port, les grâces, la beauté, et la grand-mine qui succéda à la beauté, jusqu’au son de sa voix et à l’adresse et la grâce naturelle et majestueuse de toute sa personne, le faisait distinguer jusqu’à sa mort comme le roi des abeilles, et que, s’il ne fût né que particulier, il aurait eu également le talent des fêtes, des plaisirs, de la galanterie, et de faire les plus grand désordres de l’amour101.
Le duc continuera d’admirer dans sa mort si chrétienne, certes beaucoup plus ambiguë que celle que fit son père, « cette décence extérieure, cette gravité, cette majesté qui avait accompagné toutes les actions de sa vie »102 et qui vaut finalement au monarque, à l’issue du « Tableau du règne », ces mots lâchés par le mémorialiste, emporté par sa plume qui vient sans doute d’écrire l’un des plus beaux morceaux des Mémoires, où l’invective prodigieuse s’est joint à l’enthousiasme le plus sensible : « Ainsi mourut un des plus grands rois de la terre […]103 ». Et en effet, si l’on considère l’ensemble de ce chef-d’œuvre qu’est le « Tableau », on admettra sans mal que la plume de Saint-Simon s’élève bien au-dessus du rang qu’elle occupait lorsqu’elle était attachée à décrire la figure de Louis XIII. Dans l’éloge comme dans le blâme, dans le détail d’un homme comme dans celui de son gouvernement, Louis XIV fut le monarque qui fit déborder la langue de Saint-Simon, là où celle-ci s’enfermait, à propos de Louis XIII, dans les stéréotypes. Celui à qui il refusa le nom de « Grand » fut l’unique roi qui fit battre son cœur, roi de tous les espoirs mais aussi de toutes les déceptions et qui anima son style, nous laissant le plaisir de la lecture d’une figure historique toujours vivante, réchappée du marbre comme de l’encens.
La gloire de Louis XIII sort-elle indemne des Mémoires ? À bien lire Saint-Simon, la figure sèche et symbolique de Louis le Juste souffre du travail d’un mémorialiste qui confronte son fils au temps de la mémoire, au réel, à l’ordinaire d’un règne examiné au jour le jour. Ainsi, contrairement à ce que l’écriture rhétorique de Parallèle rendait possible, nulle comparaison ne peut exister dans les Mémoires du duc entre ces deux rois bourbons. Et ce, non pas en raison du lustre qui entoure Louis XIII, mais à l’inverse, parce que, s’agissant de Louis XIV, l’écriture historique est doublée par une écriture mémorielle, capable de restituer l’épaisseur d’un personnage public appréhendé de fort près. Plus qu’une figure de l’histoire, le Louis XIV de Saint-Simon est en cela, comme aurait dit Pierre Nora104, un vrai lieu de mémoire : il répond davantage à la raison du cœur qu’à la raison de l’esprit. Figure passée qui rejaillit dans le présent de l’auteur, il n’est pas un simple souvenir, mais véritablement le roi de sa vie avec lequel, trente ans après sa mort, il entretient encore un rapport vivace.