Il n’y a pas de grand homme pour son mémorialiste, mais un très grand homme en proie aux misères et aux doutes qui sont le lot de tout homme. Dire au quotidien le héros, c’est le dire intime, dans sa gloire à la fois formidable et familière ; c’est tempérer l’image par le réel, mais aussi fabriquer de la légende à partir de bribes prosaïques. Le Mémorial de Sainte-Hélène accomplit cette métamorphose.
Emmanuel de Las Cases, ancien émigré, ex-chambellan de Napoléon, fut un des quatre mousquetaires de l’exil1 qui accompagnèrent l’Empereur sur l’île de Sainte-Hélène, un rocher perdu dans l’Atlantique Sud. Il put l’observer pendant dix-huit mois, du 20 juin 1815 au 25 novembre 1816, de son abdication après Waterloo jusqu’au début de son séjour à Longwood, bâtisse inconfortable, en pleine désolation, où il mourra le 5 mai 1821. Il put s’entretenir longuement avec lui et nota scrupuleusement le moindre de ses propos. Le Mémorial parut en 1822. Pièce maîtresse de la légende napoléonienne qui tourna bien des têtes au XIXe siècle, ce volumineux récit appartient pleinement au genre des Mémoires : le narrateur s’efface devant la personne du prince ; il inclut dans son récit toutes sortes de documents pour servir à l’histoire du règne ; enfin, il privilégie les faits au détriment de toute « littérature ». Le comte de Las Cases, aristocrate cultivé, courtois, honnête, n’en possède pas moins un tour de plume qui fait de lui à la fois un homme d’honneur et un homme de mots. Mais que diable allait-il faire à bord du Bellérophon, vaisseau anglais où l’Empereur trouva refuge après son abdication ?
Las Cases explique ainsi son ralliement à Napoléon lors de son retour en France en 1802, à l’époque du traité d’Amiens : « J’étais plein d’admiration ; et il n’est, comme on sait, qu’un pas de l’admiration à l’amour »2. Au début de son règne, en effet, l’Empereur cherchait à s’entourer de membres d’anciennes familles aristocratiques pour les mêler, dans leurs fonctions ou par des mariages, à sa propre noblesse. Las Cases, après douze ans en Angleterre, avait tout perdu ; Napoléon, qui s’y connaissait en hommes, le fit entrer au Conseil d’État. Que faire en 1814 ? Que faire en 1815 ? Le retour de l’île d’Elbe et la défaite de Waterloo transformèrent alors les meilleurs en girouettes, et il est certain qu’à aucune époque de l’histoire, l’art du retournement de veste ne fut poussé aussi loin. D’aucuns, comme Talleyrand, s’en accommodèrent fort bien, mais Ney finit devant un peloton d’exécution. La majorité des cadres sut plier, ployer et attendre. Emmanuel de Las Cases resta, quant à lui, fidèle à l’Empereur jusqu’à sa mort.
Le Mémorial se présente comme un journal3. Jour par jour, parfois heure par heure, nous voyons l’histoire se faire, puis, peu à peu, se défaire. À la fièvre de l’abdication succède la monotonie du voyage, puis l’ennui de Sainte-Hélène. Le récit est découpé en chapitres, eux-mêmes subdivisés en sous-chapitres de taille inégale portant un ou plusieurs titres qui en indiquent le contenu. Le chapitre IX, par exemple, annonce dans sa deuxième section : « Campagne de Saxe, ou de 1813. – Violente sortie de Napoléon. – Réflexions ; analyse. – Batailles de Lutzen, Wurtchen. – Négociations. – Batailles de Dresde, de Leipsick, de Hanau, etc. » ; sa vingt-neuvième section est moins martiale : « Sur un trou dans le jardin »4.
Cette manière de procéder permet d’aborder tous les sujets dans un ordre chronologique associé au plus grand désordre thématique. Par le premier, le mémorialiste rend compte des événements, des conversations, des incidents de la vie quotidienne en temps réel ; le second lui permet d’offrir un panorama de l’Empire avec, pour exégète, l’homme le plus à même de le commenter : l’Empereur lui-même. Le Mémorial est donc le récit d’un témoin, mais il est aussi un manuel où la génération romantique puisera toutes les raisons de faire d’un dictateur militaire un héros. Julien Sorel, dont le Mémorial est le livre de chevet, s’en inspirera pour son malheur5.
À la différence de Saint-Simon pourpensant Louis XIV trente ans après la mort du Roi, Las Cases écrit son Napoléon dans l’urgence, dès que les Anglais lui rendent les papiers qu’ils lui avaient confisqués en l’expulsant de l’île pour avoir tenté d’envoyer au prince Lucien une lettre qui ne fût pas passée par leurs mains. Cette urgence, entretenue par les pérégrinations du mémorialiste parcourant l’Europe, à la fois poursuivi par la vindicte anglaise et ignoré de tous ceux à qui il s’adresse pour procurer à l’Empereur un meilleur traitement, donne au Mémorial un ton unique. Las Cases présente son ouvrage en ces termes :
[J]’ai voulu d’abord essayer de le refondre, de lui donner une forme et un ensemble quelconques ; mais j’ai dû y renoncer ; d’un côté l’état de ma santé m’interdisait tout travail ; de l’autre, je me sentais gouverné par le temps, je considérais la prompte publication de mon recueil comme un devoir sacré envers la mémoire de celui que je pleure, et je me suis mis à courir pour être plus sûr d’arriver.6
De cette lutte contre le temps naît une pédagogie enfiévrée qui fit le succès du livre : le Mémorial instruit en exaltant, et son tableau hétéroclite de l’Empire tient son lecteur en haleine pendant près de deux mille pages.
Quand il paraît, en 1822, sept ans se sont écoulés depuis la chute de l’Empire : les souvenirs en sont encore très frais dans la mémoire collective. Mais quels souvenirs ? Celui d’un homme que l’on n’approche qu’en respectant, aux Tuileries, une étiquette digne de celle de Louis XIV à Versailles. Las Cases l’affirme : « la cour de l’Empereur était bien plus magnifique, sous tous les rapports, que tout ce qu’on avait vu jusque-là ». Mais à la différence des rois de France, Napoléon sépare le « service d’honneur » du « service des besoins »7. S’il a le sens du décor et de la mise en scène, il s’épargne les « jours de médecine »8 de Louis XIV. Las Cases doit en convenir, lors d’une « longue conversation privée » : « Nous apercevions souvent sa personne, mais nous n’avions jamais aucune communication avec lui : tout demeurait mystère pour nous. »9 Nous, c’est-à-dire les membres du Conseil d’État, qui pouvaient au moins l’approcher et lui parler. Pour l’immense majorité des Français, le personnage de l’Empereur est inaccessible et doit le rester : « Qu’est-ce que la popularité, la débonnaireté ? demande Napoléon à son mémorialiste. Qui fut plus populaire, plus débonnaire que le malheureux Louis XVI ? Pourtant quelle destinée a été la sienne ? Il a péri ! C’est qu’il faut servir dignement le peuple, et ne pas s’occuper de lui plaire »10.
En finir avec la Révolution, c’est en finir avec la familiarité des citoyens. La cour des Tuileries est « la plus brillante et la plus nombreuse que l’on eût jamais vue. Elle eut des cercles, des ballets, des spectacles ; on y étala une magnificence et une grandeur extraordinaires »11. Napoléon crée des titres, des décorations ; il s’entoure de chambellans et d’écuyers. Rien n’est trop beau, mais en même temps rien n’est mieux administré : la cour est la vitrine étincelante du règne, mais en même temps Napoléon se vante de la « bonne comptabilité » de cette scène où il mesure ses apparitions, ses gestes, ses paroles. Aux Français, à ses armées, à ses courtisans, l’Empereur livre, pendant deux décennies, des images de lui-même. Les gravures qui circulent, les anecdotes, les témoignages constituent peu à peu une hagiographie impériale que les victoires transforment en épopée.
Quel contraste avec le Louis XVIII de 1822, latiniste majestueux et gestionnaire somnolent des lauriers de ses ancêtres ! Le Mémorial de Sainte-Hélène est le rappel, en pleine Restauration, du myth in progress de l’Empire, mais en même temps – et c’est ce qui fit son succès – une visite de ses coulisses. Las Cases, qui vécut dix-huit mois aux côtés du grand homme, révèle à ses lecteurs l’individu que les ors et les marbres ont caché pendant des années.
Son livre repose donc sur une alternance de petits faits et de grands souvenirs ; il livre l’Histoire et son commentaire par le héros même qui la fit. La composition par chapitres et sous-chapitres autorise un récit brisé qui associe les fragments pour jouer des rapprochements et donner deux ou plusieurs lectures du même événement. Le mémorialiste conserve à l’Empereur son aura tout en révélant son humanité. On lira par exemple dans le même ouvrage une « relation de la campagne de Waterloo, dictée par Napoléon »12, analyse très pointue de la stratégie adoptée avant et pendant la bataille, et le récit d’un incident méconnu mais très contrariant : « Voiture perdue à Waterloo », laquelle tombe entre les mains des Anglais, qui s’empressent de publier ce qu’elle contenait :
Le journaliste donnait un détail très circonstancié de cette voiture, et faisait un inventaire très minutieux de tout ce qui s’y trouvait ; il y joignait parfois les réflexions les plus triviales : en mentionnant une petite boîte de liqueur, il observait que l’Empereur ne s’oubliait pas et ne se laissait manquer de rien ; en citant certains objets recherchés de son nécessaire, il ajoutait qu’on pouvait voir qu’il faisait sa toilette comme il faut (l’expression était en français). Ce dernier mot a produit dans l’Empereur une sensation que n’eût pas excitée sans doute un sujet plus important. « Mais, me dit-il, avec une espèce de dégoût mêlé de douleur, ce peuple d’Angleterre me croit donc un animal sauvage ; l’a-t-on amené véritablement jusque-là ? ou son Prince de Galles, espèce de bœuf Apis, m’assure-t-on, ne fait-il pas sa toilette comme chacun de ceux qui, parmi nous, a quelque éducation ?...13
Qui peut dire si, muni de son peigne et de son rasoir, Napoléon n’eût pas gagné à Waterloo ?
Cette question en soulève une autre : pourquoi écrire ce détail d’une bataille qui fit plusieurs dizaines de milliers de morts (et l’on ne parle pas des pauvres chevaux) ? Si la vie privée des actrices ou des politiques s’étale aujourd’hui au grand jour, il n’en va pas de même sous le Premier Empire. On peut dès lors imaginer la curiosité des Français pour leur grand homme : que mangeait-il ? que buvait-il ? comment dormait-il ? que lisait-il ? de quoi souffrait-il ? Voilà tout ce que le comte de Las Cases va révéler, non pour gommer le nimbe quasi surnaturel qui auréolait l’Empereur, mais pour le rapprocher des Français. Au moment où il écrit, Napoléon vient de mourir dans une ancienne ferme sans confort, battue des vents et des pluies, sous l’œil d’un gouverneur paranoïaque, le sinistre Hudson Lowe. Las Cases, qu’aucun prince n’a voulu écouter, transgresse la règle du secret qui entoure les puissants : il dit aux Français, à l’Europe, ce que fut ce personnage tant aimé ou tant redouté. Les détails sur la vie privée de l’Empereur sont au cœur de sa stratégie : jamais l’Empereur n’a jamais été aussi proche, et, dans les années qui suivent sa mort, jamais il n’a été aussi vivant.
Dans le Mémorial, les menus, les promenades, les lectures et les bains de pied se mêlent aux pages militaires et politiques. Las Cases y pratique une sorte de cubisme historique qui lui permet de pratiquer dans le même sous-chapitre les collages les plus saugrenus. On en lira un exemple14 dans le chapitre IV, à la date du mardi 19 mars 1816 ; « Ses intentions sur Rome. – Horrible nourriture. – Britannicus. »
L’incipit en est hippo-médical : « L’Empereur est monté à cheval sur les huit heures ; il y avait bien longtemps qu’il s’en était abstenu ; le défaut de l’espace à parcourir en est la cause15. Sa santé en souffre visiblement, et l’on doit s’étonner que le manque d’exercice ne soit pas plus nuisible encore à celui qui en prenait journellement de si violents. » Puis, on parle d’Herculanum et de Pompéi, que Napoléon se fût employé à restaurer « si Rome fût restée sous sa domination ». Au dîner, « rien à la lettre, n’avait été mangeable : le pain mauvais, le vin impotable, la viande dégoûtante et malsaine ». Enfin, le soir, l’Empereur lit à voix haute Britannicus et termine sa journée par une maxime, observant « que c’était toujours en blessant l’amour-propre des princes qu’on influait le plus sur leur détermination ».
Las Cases ne cherche pas à donner une unité à ce patchwork : elle existe en filigrane, et l’on pourrait s’ingénier à tisser des liens subtils entre la santé de l’Empereur, Pompéi et la mauvaise nourriture. Tout se dégrade, tout se détruit dans cette page au terme de laquelle Napoléon fait remarquer « qu’on ne pressentait pas d’assez loin l’empoisonnement de Britannicus ». Rappelons la légende selon laquelle il aurait été empoisonné à l’arsenic par les Anglais16…
En vérité, ce mardi 19 mars est représentatif de bien d’autres sous-chapitres : il n’y est question que de l’Empereur. De près ou de loin, directement ou indirectement, tout est toujours ramené à sa personne. Un geste, une parole, un regard de son idole – le mémorialiste note tout et, par quelque transsubstantiation historique, c’est par ces détails finement observés qu’il parvient à atteindre, pour reprendre le titre de Léon Bloy, l’âme de Napoléon17. Tout prend sa place, tout se tient, tout se répond dans la mosaïque du Mémorial.
Dans la page qui commémore le 19 mars 1816, l’Empereur monte à cheval. N’est-ce pas, dans la statuaire et dans la peinture, la représentation traditionnelle du conquérant ? Il veut rebâtir Pompéi. N’est-il pas l’homme des grand-routes, des ponts, des ports, des canaux et autres grands projets ? Il subit les avanies des Anglais. N’est-ce pas pour Las Cases l’occasion de justifier son entreprise par la voix même de son grand homme ? « Pour moi, déclare l’Empereur, je souffrirais moins si j’étais sûr qu’un jour quelqu’un le divulguât à l’univers, de manière à entacher d’infamie ceux qui en sont coupables ! » Ce sera le Mémorial. Enfin, s’il lit le soir Britannicus, c’est en symétrie avec la Rome du matin, un sujet à la mesure d’un imperator français. Ce mardi 19 mars 1816, Napoléon, entouré par tout un régiment et par plusieurs vaisseaux de guerre qui croisent au large de Sainte-Hélène, reste grand.
Le Mémorial est un huis-clos de dix-huit mois. On parle, on lit, on se promène quand le temps le permet. En réalité, il n’y a rien à faire dans cette petite propriété cernée de sentinelles. L’Empereur ne reçoit plus personne, il s’enferme dans sa chambre. À Sainte-Hélène, il perd même le goût de lire. Aucun laisser-aller, cependant : l’étiquette est toujours respectée. Certes, les quatre mousquetaires de l’exil ne s’entendent pas : ils se jalousent et, comme dans toute cour qui se respecte, cherchent à s’attirer la faveur du prince, c’est-à-dire à se faire tirer l’oreille18. Les jours passent, interminables, mais loin de se lasser de l’Empereur, Las Cases s’en fait le vibrant thuriféraire, quitte à placer dans la bouche d’un autre ce que sa discrétion naturelle et son rôle d’historien le retiennent de dire :
Après déjeuner, il m’est venu un capitaine de l’artillerie anglaise, ayant été six ans à l’île de France. Il devait partir le lendemain pour l’Europe. Il m’a supplié, sous mille formes et mille manières, de lui obtenir le bonheur de voir l’Empereur. Il eût, disait-il, donné tout au monde pour une telle faveur, sa reconnaissance serait sans bornes, etc. […] Il a été reçu plus d’un quart d’heure par l’Empereur ; il en était ivre de satisfaction, n’ignorant pas que cette faveur devenait chaque jour plus rare. Tout l’avait frappé, disait-il, au dernier degré dans Napoléon ; ses traits, son affabilité ; le son de sa voix, ses expressions, les questions qu’il avait faites ; c’était, me disait-il, un héros, un dieu !19
On ne saurait dire au-delà. Mais ce dieu est captif d’une « sauvage prison », ce héros, véritable Prométhée20, est enchaîné au « malheureux rocher de Sainte-Hélène ». Le Mémorial alterne ainsi les éloges stratosphériques et les descriptions concrètes d’une situation calamiteuse. On se souvient en effet que Napoléon, qui avait demandé l’hospitalité aux Anglais après son abdication, a été traité par eux comme un prisonnier politique à maintenir au secret. Perfide Albion. De fait, son retour de l’île d’Elbe avait demandé aux Alliés, pour l’éliminer définitivement de la carte européenne, un tel effort militaire que les puissants de ce monde, parmi lesquels son beau-père, l’empereur d’Autriche, ne voulaient plus entendre parler de lui. Mais que faire de ce guerrier qui galvanisait les foules ? L’éloigner, l’isoler et attendre sa mort fut la solution choisie.
Pour animer un texte aussi long, empilement de riens sublimes et de grandeurs fantomatiques, Las Cases a recours au plus vieux procédé du monde : une intrigue. Il met en scène une victime et son bourreau, la fierté de la première, la vilenie du second : l’empereur Napoléon Ier contre le gouverneur Hudson Lowe. Celui-ci, expressément nommé par les autorités anglaises pour surveiller l’illustre captif, fait sa première apparition le mardi 16 avril 1816. Il se présente chez l’Empereur au mépris de l’étiquette et, bien sûr, on ne le reçoit pas. Autant l’amiral à qui il succède a fait preuve d’aménité, voire d’humanité, autant Lowe sera odieux, tatillon, mesquin et traître – si l’on en croit le mémorialiste21. Un aimable portrait salue son entrée dans le texte :
On est passé de là au signalement de sir Hudson Lowe ; on l’a trouvé un homme d’environ quarante-cinq ans, d’une taille commune, mince, maigre, sec, rouge de visage et de chevelure, marqueté de taches de rousseur, des yeux obliques fixant à la dérobée et rarement en face, recouverts de sourcils d’un blond ardent, épais et fort proéminents. « Il est hideux, a dit l’Empereur, c’est une face patibulaire. »22
Dès son entrée en fonction, le gouverneur multiplie les restrictions et les interdits. L’homme qui a conquis l’Europe doit maintenant affronter une figure sournoise, habile à envenimer les situations les plus simples. Lowe change d’humeur d’un jour à l’autre, promet sans tenir, réduit le train de vie de Longwood. Le Mémorial devient le récit d’un affrontement entre un conquérant déchu et un ancien espion qui se refuse à appeler l’Empereur autrement que le général Bonaparte. La dramaturgie lascasienne met aux prises un géant avec un nain, mais un nain administratif, avec, à l’arrière-plan, les incompatibilités d’humeur des quatre mousquetaires de l’exil23. Entassés les uns sur les autres, mangeant mal, dormant mal, ne pouvant quasiment prendre aucun exercice et condamnés des jours entiers à regarder tomber la pluie, les compagnons de Napoléon ne s’aimaient pas, et Las Cases, dans son texte, s’ingénie à les mentionner le moins possible24. Konrad Lorenz l’a bien montré : l’agression est d’abord un problème de territoire.
Les démêlés du grand homme et de son infâme gardien constituent, dès avril 1816, un feuilleton à épisodes dans lequel l’habile Las Cases ne manque pas d’insérer des récits de bataille de la campagne d’Italie (Castiglione, Arcole, Rivoli), des considérations géopolitiques de grande ampleur25 ou des « Maximes de l’Empereur »26, fragments d’un traité du pouvoir que Napoléon esquisse en conversant avec son chroniqueur. D’une page à l’autre, le contraste est saisissant entre les souvenirs et analyses du prisonnier d’Hudson Lowe et la triste réalité de son quotidien.
Ainsi, un soir, on parle des « victoires rapides et journalières » dont la campagne d’Italie a « occupé la renommée »27. Le lendemain, autre combat :
Nous avons failli n’avoir point de déjeuner ; une irruption de rats qui avait débouché de plusieurs points dans la cuisine durant la nuit avait tout enlevé. Nous en sommes littéralement infestés ; ils sont énormes, méchants et très hardis ; il ne leur fallait que peu de temps pour percer nos murs et nos planchers. La seule durée de nos repas leur suffisait pour pénétrer dans le salon, où les attirait le voisinage des mets. Il nous est arrivé plus d’une fois d’avoir à leur donner bataille après le dessert ; et un soir, l’Empereur voulant se retirer, celui de nous qui voulut lui donner son chapeau en fit bondir un des plus gros.28
C’est là une fable, dont le lecteur, d’abord amusé, saura tirer une leçon mythologique : sur le rocher de Sainte-Hélène, ce n’est plus un aigle qui s’attaque à Prométhée enchaîné, ou plutôt à Prométhée enfermé. Après avoir prononcé, sous la plume de son mémorialiste, une tirade de quinze pages, Napoléon s’exclame : « Quel roman que ma vie ! ! !… » La suite fait froid dans le dos : « « Mais ouvrez la porte et marchons. » Et nous avons parcouru quelque temps les diverses pièces adjacentes. »29 Comme l’écrit René Char : « Ceux qui regardent souffrir le lion dans sa cage pourrissent dans la mémoire du lion. »30
Le captif finit par ne plus sortir de Longwood, de sa chambre, de son lit. Ce sont alors les jours de « réclusion », employés aux maux de l’âme et du corps et, pour un homme qui était l’action même, l’oisiveté crispée de son petit cercle. Le captif demande un jour qu’on l’amuse de quelques anecdotes. « Sire, répond Las Cases, cela devient difficile. »31 Entre ces temps morts, ou moribonds, le mémorialiste intercale des morceaux de bravoure, mais l’éphéméride de Longwood tourne au bulletin médical. La gloire ne soigne pas le mal de dents. Le texte prend alors les couleurs du drame, le drame lent, pesant et inéluctable d’une déchéance physique. La santé déclinante de Napoléon à Sainte-Hélène devient le leitmotiv du Mémorial. Las Cases a le bon goût d’éviter les facilités du pathos, mais l’effet sur le lecteur n’en est pas moins saisissant. Par petites touches, nous comprenons que nous assistons au début d’une agonie. L’Empereur est « souffrant », « incommodé », « abattu », voire « accablé », mais, comme il ne croit pas à la médecine, il ne prend aucun médicament, et s’en justifie.
Il répétait son incrédulité à la médecine ; mais il n’en était pas ainsi, répétait-il, de la chirurgie ; il avait, disait-il, commencé trois fois des cours d’anatomie : les affaires et le dégoût les avaient toujours interrompus. « Dans une certaine occasion, disait-il, et à la suite d’une longue discussion, Corvisart, désireux de me parler pièce en main, eut l’abomination, la scélératesse de m’apporter à Saint-Cloud, dans son mouchoir de poche, un estomac ; et cette horrible vue me fit rendre à l’instant même tout ce que j’avais dans le mien. »32
Le mémorialiste n’a assisté qu’au début de la maladie de l’Empereur, ce cancer de l’estomac – précisément – qui devait l’emporter cinq longues années plus tard, mais ce qu’il écrit de sa santé suffit pour faire résonner dans les derniers chapitres du Mémorial une sorte de glas que la génération romantique n’a pas pu ne pas apprécier. Ce crépuscule d’un dieu prend alors une résonance quasi christique.
Quand Las Cases écrit le Mémorial, Chateaubriand, qui saura jouer des vibrations métaphysiques de l’Histoire, est en pleine composition des Mémoires d’Outre-Tombe. Au premier la modestie ; au second les grandes orgues. Las Cases est un mémorialiste consciencieux : quitte à ralentir son récit, il recopie longuement lettres et extraits de livres qui confirment ses dires, il donne aux tirades de Napoléon une patine rhétorique discrète, juste ce qui convient pour faire entendre une voix. À l’exception de quelques envolées d’un lyrisme de circonstance, il trace son sillon avec le sérieux de la conviction. Loin d’être l’affrontement de deux figures d’exception, comme les Mémoires d’Outre-Tombe33, le Mémorial est la chronique d’un scribe de la catastrophe qui pimente parfois son propos d’un soupçon de lyrisme, comme à l’arrivée à Sainte-Hélène : « […] j’étais à côté de lui ; mes yeux fixaient constamment son visage, je n’ai pu surprendre la plus légère impression, et pourtant c’était là peut-être sa prison perpétuelle ! Peut-être son tombeau !… Que me restait-il donc, à moi, à sentir ou à témoigner ? »34
Question rhétorique. Le succès du Mémorial est dû en partie à la discrétion de son auteur. Quand le livre paraît, personne ne sait qui est ce comte de Las Cases qui revient du bout du monde. Au terme de deux mille pages, on ne le sait qu’à peine. Le lecteur du XIXe siècle a donc pu s’identifier pleinement à son héros. Las Cases n’est ainsi que l’ambassadeur du dernier territoire sur lequel a régné Napoléon : son salon, sa chambre. Les Mémoires d’Outre-Tombe, en revanche, dessinent, avec tous les arrière-plans et circonvolutions possibles, le perpétuel autoportrait de Chateaubriand.
Las Cases, en réalité, ne commence à exister – si l’on excepte quelques remarques en boucle sur ses mauvaises conditions d’hébergement à Longwood – que dans le chapitre XIII, quand les Anglais, qui l’ont fait tomber dans un piège en soudoyant un domestique35, l’embarquent manu militari pour Le Cap. Commence alors un nouveau récit dans lequel il devient le Juif errant du bonapartisme, un mort-vivant de l’Empire que personne ne veut recevoir et que poursuivent toutes les polices secrètes. Quand enfin il peut rentrer en France, après la mort du grand homme, il est épuisé par la maladie36, mais trouve la force de composer son Mémorial, dont les deux derniers chapitres laissent deviner la peur que l’on avait encore que Napoléon ne revînt. Il ne revint pas, sinon sous la forme la plus redoutable qui soit : celle des mots. Les braises impériales n’étaient pas éteintes, la Restauration s’ennuyait et nombre de jeunes gens réclamaient leur dose d’héroïsme. Le Mémorial les combla d’une gloire qu’ils n’avaient pas vécue, et la légende, peu à peu, déploya ses oriflammes. Il faut être Chateaubriand, et garder l’exécution du duc d’Enghien au travers de la plume, pour persifler l’« honnête chambellan » devenu artisan du mythe : « Il laissait ses instructions à ses néophytes : M. le comte de Las Cases apprenait sa leçon sans s’en apercevoir ; le prodigieux captif, errant dans des sentiers solitaires, entraînait après lui par des mensonges son crédule adorateur, de même qu’Hercule suspendait les hommes à sa bouche par des chaînes d’or »37.
André Maurois, dans son « Avant-Propos » au Mémorial, use d’une image plus désobligeante encore quand il évoque le « petit chambellan en habit bleu qui, son chapeau de castor à la main, « trottait comme un caniche » derrière l’Empereur »38. Nombre d’auteurs et de gravures ont ainsi popularisé l’image d’un Las Cases manipulé par Napoléon, qui aurait, à travers lui, bâti sa propre légende. De fait, l’Empereur savait que Las Cases tenait un Journal, et il lui arrivait de lire par dessus son épaule.
Cependant l’Empereur savait que je travaillais beaucoup ; il soupçonnait même l’objet de mon occupation ; il voulut s’en assurer, et prit connaissance de quelques pages ; il n’en fut pas mécontent.39
Il serait hâtif de conclure de cette anecdote que Las Cases n’ait été que la plume du grand homme. Qu’il ait accepté de servir son dessein de se survivre, c’est une certitude. Mais on ne saurait imaginer que Napoléon lui ait dicté, ni même suggéré l’ensemble du Mémorial, qui est bien l’œuvre d’un seul homme : Las Cases a la plume abondante et une bonne mémoire, comme les hommes de son temps ; il était aussi extrêmement attentif à la moindre parole de l’Empereur, et n’ambitionnait que d’être son porte-parole. Chateaubriand, qui ne fut « crédule » que de lui-même, pouvait-il comprendre une telle abnégation ?
« Faire mieux connaître celui que l’on avait tant méconnu »40 : ainsi le comte de Las Cases résume-t-il, en y mettant le point final, son Mémorial de Sainte-Hélène. Qu’avons-nous lu qui serve ce dessein ? Des Mémoires sous forme de Journal, ou l’inverse, un compromis où l’anecdote flirte avec le récit héroïque et les monologues apocryphes avec les récits de correspondance. L’auteur de cet ouvrage composite est uni à l’Empereur par un lien quasi amoureux. Quand Napoléon meurt, le 5 mai 1821, il manque symboliquement de périr d’un coup de foudre :
[…] je courus, comme on se l’imagine, chercher avec empressement le 5 mai [dans mon Journal], pour savoir où j’étais, ce que je faisais, ce qui m’arrivait à l’instant fatal ; et que trouvais-je ? – Orage subit ; abri sous une grange ; terrible éclat de tonnerre. – C’est que, me promenant le soir, à cheval, dans la campagne, hors de Malines, et par un temps superbe, il survint tout à coup un de ces orages d’été, tellement fort, que je me vis forcé de me réfugier à cheval sous une grange, et là éclata un si violent coup de tonnerre, que je le crus tombé à mes côtés. Hélas ! tout ce qui se passait ailleurs ! si loin, au même moment…41
Il ne suffit pas d’être roi, grand seigneur ou grande figure : il faut aussi que les dieux vous octroient un historiographe. Combien de princes n’ont pas eu la chance d’avoir leur chantre… La renommée, une fois éteints les échos de ses trompettes, passe par le texte : sans les Antimémoires, il manquerait quelque chose à De Gaulle. Pour faire irradier le grand homme, il faut un grand prêtre, un fidèle parmi les fidèles. Il n’y a pas de grand homme sans son mémorialiste.