Alexandre et l’Europe des Lumières : le premier Européen conquérant de l’Orient

Lecture de l’ouvrage de Pierre Briant

p. 79-88

Bibliographical reference

Pierre Briant, Alexandre des Lumières. Fragments d’histoire européenne, Paris, Gallimard, collection « NRF Essais », 2012, 739 pages

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Avec Alexandre des Lumières. Fragments d’histoire européenne, Pierre Briant, professeur honoraire du Collège de France, titulaire de la chaire d’Histoire et civilisation du monde achéménide et de l’empire d’Alexandre de 1999 à 2012, nous offre un ouvrage imposant par la richesse de son érudition et la profondeur de sa réflexion historique, sur un domaine de recherche qui restait jusqu’à présent presque inexploré : l’exploitation de la figure et de l’histoire d’Alexandre le Grand au temps des Lumières, les réinventions de son image et les nouvelles instrumentalisations auxquelles elles sont soumises. Le grand historien de l’Antiquité se tourne en effet vers les historiographies du XVIIIe siècle et leurs appropriations de plus en plus nombreuses et passionnées d’Alexandre, qui, étrangement, n’avaient pas suscité d’études, sinon quelques articles. L’étude antérieure de C. Grell et C. Michel, L’École des princes ou Alexandre disgracié, Paris, 1988, est consacrée au XVIIe siècle, même si les auteurs prennent aussi en compte quelques textes du siècle suivant. Pierre Briant explore un corpus extrêmement vaste et divers, plus de six cents ouvrages, réunissant des œuvres de philosophes célèbres, Voltaire et Montesquieu avant tout, celles d’érudits et d’historiens, français, anglais, écossais, allemands, grecs et italiens, des récits historiques, des ouvrages sur le commerce, la navigation, mais aussi l’astronomie ou la géographie, des relations de voyage, ainsi que des textes de vulgarisation, dictionnaires ou manuels. L’objectif est ainsi de prendre en compte la diversité des images d’Alexandre construites et véhiculées, de mettre au jour leurs différences mais aussi leur fréquente interaction, sans jamais céder à la simplification pour clarifier ce qui, dans les écrits eux-mêmes, reste souvent mêlé, ambivalent, voire parfois contradictoire. La figure d’Alexandre conserve en effet la plasticité qui la caractérise depuis l’Antiquité tardive et qui a révélé ses infinies facettes durant les siècles du Moyen Âge, ceux qui connaissent sans doute la plus grande profusion de nouvelles œuvres sur le Macédonien.

La périodisation choisie par Pierre Briant couvre un long dix-huitième siècle, puisque les analyses commencent avec des écrits des années 1645-1650, ceux de Gaudenzio, de La Mothe Le Vayer et de Perrot d’Ablancourt, suivis de près par la première biographie moderne d’Alexandre par Samuel Clarke (1665) et le rapport de Huet rédigé en 1667 et publié en 1716, l’Histoire du commerce et de la navigation des Anciens. Ce dernier offre une image très nouvelle d’Alexandre et exercera une forte influence, tout d’abord sur Montesquieu dans l’Esprit des lois : Huet est le premier à célébrer Alexandre en mettant autant l’accent sur son ouverture des routes du commerce jusqu’en Inde. Le terminus ad quem de l’ouvrage n’est pas 1789 mais 1830. Le choix de cette date permet bien « l’étude de la transition entre Lumières et Historicisme ». 1830 précède la première grande découverte d’un nouveau document iconographique en 1831, la mosaïque de la « Maison du Faune » à Pompéi représentant une bataille entre Darius et Alexandre, et, en 1831 aussi, l’entrée dans la carrière universitaire de Johann Gustav Droysen, qui publie en 1833 son ouvrage Geschichte Alexanders des Grossen, traditionnellement considéré comme le premier acte de l’historiographie moderne sur Alexandre. Or les analyses de Pierre Briant sur les historiographies du « long » XVIIIe siècle conduisent justement à réévaluer la place de novateur que l’on attribue à Droysen et font découvrir les innovations essentielles de Montesquieu dans l’Esprit des lois, et avant lui celles de Huet. La mise au jour des analogies de l’Alexandre de Droysen avec celui de Montesquieu révèle ainsi le rôle essentiel des historiographies de la fin du XVIIe siècle et du XVIIIe siècle pour la construction d’une image nouvelle d’Alexandre. Les années 1790-1830 sont aussi essentielles pour leur floraison d’écrits sur Alexandre en lien avec les ambitions britanniques en Asie, l’expansion napoléonienne, la poussée russe vers la Perse et l’Asie centrale, la lutte de la Grèce pour son indépendance, avec le renforcement de l’assimilation d’Alexandre à un modèle colonial, « missionnaire des valeurs européennes ».

L’étude sur la réception d’Alexandre permet aussi d’interroger l’évolution du discours historique sur l’Antiquité et la naissance d’une analyse critique des sources, d’où la place de choix accordée par Pierre Briant au baron de Sainte-Croix et à son Examen critique des anciens historiens d’Alexandre (1775 et 1804). Deux grandes conceptions de l’écriture historique et deux grands « régimes d’historicité » – exploitation du passé et articulation du passé, du présent et de l’avenir – s’opposent et souvent aussi se mêlent : d’un côté la volonté de rechercher l’objectivité historique avec l’examen raisonné et critique des sources – le rejet des affabulations de Quinte-Curce s’impose et la volonté s’exprime de mettre à distance l’objet historique plutôt que de l’assimiler à ses propres valeurs et de le façonner selon ses préoccupations présentes –, de l’autre la réinterprétation d’Alexandre en précédent, modèle ou repoussoir, de l’ambition coloniale européenne, soit l’intégration du conquérant à l’histoire du temps présent de l’écriture et souvent son instrumentalisation à des fins politiques. Les regards croisés entre présent et passé, les liens noués entre présent et passé permettent alors l’exploitation du passé de la conquête macédonienne pour expliquer et justifier ou bien pour condamner l’expansion européenne en Orient au XVIIIe siècle, que ce soit la politique commerciale et coloniale en Extrême-Orient ou l’affrontement avec l’Empire ottoman et le soutien à la lutte de la Grèce pour son indépendance. Ainsi l’ouvrage de Pierre Briant parle-t-il presque autant de l’histoire politique et commerciale du long dix-huitième siècle que de l’histoire d’Alexandre et l’essentiel est justement là : l’actualité du temps des auteurs montre sa présence obsédante dans leurs écrits, elle détermine en grande partie leurs évocations d’Alexandre et leurs interprétations, souvent bien davantage que ne le fait leur réexamen des historiens antiques.

L’étude s’organise en quatre temps, selon une architecture très claire. Après une première section sur les différentes formes d’écriture historiographique qui coexistent durant la période examinée sur Alexandre et l’affirmation progressive d’une histoire critique avec évaluation et hiérarchisation des sources, l’auteur analyse les diverses images et interprétations qui ont été données, d’abord de la guerre de conquête elle-même et du dessein d’Alexandre qui l’inspire aux yeux des auteurs, puis de la construction de l’empire et de ses finalités. Il poursuit avec l’examen des réponses que les auteurs ont apportées à une interrogation difficile : comment intégrer l’empire éphémère d’Alexandre et sa chute immédiate à un continuum historique plus large où il puisse prendre sens et ne pas paraître synonyme de destruction et de vanité ? Comment concilier cette dislocation à l’efficacité politique et l’œuvre civilisatrice dont Huet, Montesquieu et leurs successeurs ont crédité Alexandre ? Dans les solutions ou tentatives de solution apportées, on retrouve in fine certaines des différences liées aux différentes formes de l’écriture historiographique.

Diversité des écritures historiographiques

Parmi les diverses écritures de l’histoire qui coexistent, Pierre Briant étudie d’abord la permanence de la conception traditionnelle de l’histoire comme « maîtresse de vie » : elle s’épanouit dans les recueils historiques sur les grands hommes adressés aux princes pour leur enseignement, qui continuent à s’écrire et s’appuient largement sur les œuvres de Plutarque et de Quinte-Curce, dans la première biographie moderne d’Alexandre écrite par Samuel Clarke en 1665, ou bien encore dans des ouvrages de plus vaste ampleur, des histoires universelles comme le Discours sur l’histoire universelle de Bossuet (1670), l’Histoire ancienne de Rollin (1730), l’History of Greece de Gast (1782) ou bien encore les deux livres publiés en italien par deux princes allemands, le baron de Kossin et Frédéric-Auguste de Brunswick-Oels, neveu de Frédéric le Grand (1716 et 1764). Une insistance particulière est accordée au Discours sur l’histoire universelle de Bossuet, traduit dans de nombreuses langues européennes, et à son interprétation providentielle et moralisante d’Alexandre en instrument de Dieu, qui exercera une grande influence, notamment sur l’Histoire ancienne de Rollin et l’Histoire des empires de l’abbé Guyon (1733).

L’originalité de l’étude de Pierre Briant est aussi de mettre pour la première fois l’accent sur l’importance d’Alexandre dans des histoires du commerce, et surtout l’Histoire du commerce et de la navigation des Anciens de Huet, écrite en 1667 à la demande de Colbert qui cherchait à fonder des compagnies pour concurrencer la Compagnie des Indes orientales, et publiée en 1716 : Huet joue alors un rôle de pionnier dans sa célébration d’un Alexandre qu’il voit à l’origine d’une révolution dans l’histoire du commerce.

Dans le même temps, au sein du vaste mouvement de naissance d’une historiographie critique, les éditions, les traductions et les commentaires des historiens antiques sur Alexandre se multiplient. Les préfaces ou le paratexte des éditions ou des traductions donnent souvent des clés pour la compréhension d’Alexandre par les auteurs. Les historiens érudits sont de plus en plus nombreux à réfléchir sur la valeur comparée des sources relatives au conquérant macédonien, dans une recherche de la vérité « objective » : ce sont ainsi déjà Gaudenzio, Mascardi, La Mothe Le Vayer, Bayle dans son Dictionnaire histoire et critique, et le mouvement se poursuit avec l’Examen critique des anciens historiens d’Alexandre (1775, réédité en 1804) du baron de Sainte-Croix, écrit suite à la mise au concours de ce sujet par l’Académie des Inscriptions et des Belles Lettres en 1769. Les critiques des affabulations de Quinte-Curce et la préférence accordée à Arrien se retrouvent souvent sous la plume des philosophes, avant tout Voltaire et Montesquieu, tandis que Linguet affiche lui un mépris pour l’érudition. Plusieurs épisodes « problématiques » polarisent des débats, notamment la visite d’Alexandre à Jérusalem, héritée de Flavius Josèphe, ou bien le discours du Scythe à Alexandre selon Quinte-Curce.

Les ressorts de la conquête : de l’ivresse guerrière destructrice au dessein civilisateur

Dans le premier chapitre intitulé « La démolition du héros à l’antique », Pierre Briant montre combien la condamnation des guerres de conquête et celle de la cruauté et du despotisme parcourent un nombre important de textes sur Alexandre, qu’ils s’inspirent de Quinte-Curce ou bien dénoncent l’influence pernicieuse de ce dernier sur les princes qui le lisent (par exemple Volney, puis Voltaire dans l’Histoire de Charles XII). Elles s’associent à la promotion d’une image nouvelle du prince : celui qui épargne le sang et gouverne avec sagesse, apporte paix, prospérité et justice. La charge contre Alexandre, devenu un contre-exemple, un repoussoir, se fait particulièrement lourde chez Bossuet, Rollin ou Sainte-Croix. Les philosophes, qui certes condamnent parfois aussi le Macédonien, exploitent en revanche l’ambivalence de son image héritée avant tout pour imposer a contrario la figure d’un conquérant civilisateur, porteur de bienfaits pour le genre humain, en célébrant le dessein raisonné qui l’inspire dans ses conquêtes, ses fondations urbaines, ses voyages d’exploration et son ouverture de voies et de connaissances nouvelles pour le progrès de l’esprit humain. Si Voltaire énonce déjà quelques uns de ces éléments, c’est surtout Montesquieu qui impose une interprétation nouvelle de la conquête macédonienne : celle d’une conquête réfléchie, résultat d’un projet cohérent, d’une stratégie d’alliance avec les peuples vaincus et d’union des Indes avec l’Occident par le commerce, si bien que la guerre serait rachetée par ses conséquences positives.

Ces deux grandes lignes d’interprétation, la condamnation des conquêtes par les moralistes chrétiens et le modèle philosophique du roi stratège et bienfaiteur, coexistent tout au long du XVIIIe siècle avec des images héroïques d’Alexandre qui célèbrent encore et toujours l’ivresse des batailles, leur violence puis la magnanimité du vainqueur, notamment vis-à-vis des princesses perses, et qui visent souvent à appuyer des ambitions politiques et à nourrir les parallèles avec plusieurs souverains ou princes, Louis XIV, le duc d’Enghien ou Pierre le Grand. Ces images héroïques positives sont particulièrement illustrées par les œuvres théâtrales, qui constituent une nouveauté dans l’exploitation de la figure d’Alexandre, puisque c’est à partir du XVIe siècle, mais surtout aux XVIIe et XVIIIe siècles qu’Alexandre entre sur la scène dramatique européenne (théâtre, ballet et opéra) et cette production dramatique ne cesse de se renforcer durant toute la période. C. Grell et C. Michel en ont réalisé une étude pionnière, que cite Pierre Briant. Le XVIIe siècle voit aussi la création d’œuvres picturales, parmi lesquelles Pierre Briant mentionne au premier chef celles de Le Brun, mais aussi celles de Valenciennes. Des études restent à mener sur ces œuvres dramatiques qui en Europe diffusent largement la renommée d’Alexandre ; sur les représentations picturales et leurs enjeux, mentionnons les ouvrages de Thomas Kirchner, et notamment Le héros épique : peinture d’histoire et politique artistique dans la France du XVIIe siècle, Paris, 2008.

Un modèle impérial : Alexandre et l’expansion européenne du XVIIIe siècle

Suivant l’ordre chronologique de la destinée d’Alexandre, Pierre Briant se penche ensuite sur une question qui, centrale au XVIIIe siècle, illustre le poids de l’actualité et la réinterprétation récurrente de l’histoire antique à la lumière du présent pour justifier les ambitions ou les politiques des souverains et /ou des nations européens. Dans la continuité de leurs évocations des ressorts de la conquête, les philosophes et les historiens d’Alexandre se passionnent en effet pour des aspects que les auteurs antiques n’avaient pas ou très peu abordés – et pour cause, la mort soudaine d’Alexandre l’explique – : ce sont l’organisation et l’administration par Alexandre de son empire et les réalisations concrètes qu’elles auraient permises. L’impulsion créatrice – il s’agit bien en partie d’une œuvre d’invention – revient là aussi à Montesquieu, dans le livre XXI de l’Esprit des lois, même s’il s’inspire du traité sur le commerce de Huet. Le philosophe, par ailleurs contempteur des guerres de conquêtes, loue Alexandre pour les progrès déterminants qu’il impulse dans la navigation et le commerce et pour sa politique d’union des peuples, qui lui permettent d’expier les méfaits de la guerre. Son ouverture des voies de communication assure le passage du commerce des Indes par Babylone et le Golfe persique, elle constitue une rupture avec la politique prêtée aux souverains perses, dénoncés pour leur hostilité au commerce maritime. Huet avait déjà célébré Alexandre sans hésiter à déclarer qu’il avait changé la face du monde en ouvrant de nouvelles voies commerciales, que décrivent les récits de Néarque et Onésicrite, et en fondant la ville qui allait devenir le nœud du commerce entre l’Europe et l’Inde, Alexandrie. Montesquieu renforce encore la célébration d’un Alexandre explorateur et commerçant, sans accorder néanmoins à Alexandrie le rôle que lui concédait Huet. Le philosophe insiste sur la destruction par Alexandre des cataractes, ces barrages artificiels supposés avoir été érigés par les Perses à l’embouchure et le long de l’Euphrate pour, selon lui, empêcher l’avancée des étrangers dans leur empire. Dans une belle étude à leur sujet, Pierre Briant montre plus loin les doutes qui seront émis à ce sujet, puisque William Vincent et Carsten Niebuhr expliquent que ces barrages auraient servi à l’irrigation et témoigneraient ainsi de la prospérité et de l’innovation des Perses. Mais cette découverte sera vite occultée et les doutes balayés pour préserver l’image rayonnante d’Alexandre.

Pierre Briant analyse ensuite la grande diffusion de l’interprétation de Montesquieu en Europe, qu’elle soit acceptée ou bien contestée. Cette diffusion témoigne avant tout d’une instrumentalisation de l’image du conquérant en fonction de l’histoire politique, économique et commerciale du temps de l’écriture, souvent pour servir des intérêts nationaux, alors que Montesquieu n’était pourtant en rien le chantre de l’impérialisme. Elle manifeste aussi la montée des nationalismes et les conflits qui lui sont associés. Une telle instrumentalisation s’avère particulièrement en Angleterre et en Écosse, où des penseurs, des historiens, mais aussi des voyageurs et des colons s’approprient l’héritage d’Alexandre pour chercher et trouver en ses conquêtes des « leçons d’empire ». Ils voient donc en son exemple un précédent et un modèle pour la conquête des Indes et le développement du commerce : ainsi Alexandre est-il exalté comme le premier Européen à ouvrir l’Inde à l’Europe, notamment dans le Voyage of Nearchus de William Vincent (1797), largement diffusé ; ses itinéraires et sa politique sont passionnément étudiés avec la volonté d’y trouver des stratégies pour le temps présent, cette continuité s’appuyant sur le postulat d’un Orient immuable et immobile dans ses faiblesses, que Pierre Briant étudie plus loin. Certains critiques anglais jugèrent même cette expédition supérieure aux découvertes de Christophe Colomb et de Vasco de Gama. La vision grandiose d’Alexandre justifie la politique coloniale et commerciale des Britanniques, et contribue à servir les intérêts de la Compagnie des Indes. Un débat s’est néanmoins élevé sur la politique d’Alexandre vis-à-vis des Orientaux, et à travers elle sur les rapports que les Britanniques devaient ou non établir avec les peuples vaincus, entre acceptation du maintien des coutumes locales ou bien au contraire assimilation forcée des Orientaux aux normes européennes. Parmi les témoins de ces vives discussions, Pierre Briant étudie ainsi la voix critique qu’élève William Robertson dans Historical Disquisition (1791) lorsqu’il met en cause les effets prétendument civilisateurs de la domination britannique et développe un plaidoyer en faveur du respect de la civilisation indienne, s’opposant ainsi aux partisans de l’européanisation et de la christianisation des peuples soumis.

En France c’est en revanche un rejet des thèses de Montesquieu qui voit le jour avec Sainte-Croix, dès la première édition de son Examen : il dénonce les erreurs factuelles de Montesquieu et récuse tant le rôle civilisateur d’Alexandre que la fonction commerciale de ses « colonies », pour stigmatiser l’orgueil et la démesure d’un conquérant destructeur. Durant la Révolution française, si le recours à l’Antiquité gréco-romaine est abondant, la dénonciation des pouvoirs royaux et impériaux entraîne l’absence d’Alexandre. Le souvenir du Macédonien ressurgit après la période révolutionnaire, avec l’influence de ce que Pierre Briant nomme le « courant Bossuet / Rollin / Mably / Sainte-Croix ». Un nouveau partage des positions apparaît sous l’effet des expéditions napoléoniennes et des rapprochements, explicites ou implicites, entre Alexandre et Napoléon, tout particulièrement pour l’expédition d’Égypte. La seconde édition de l’Examen de Sainte-Croix, les écrits de Benjamin Constant et de Chateaubriand condamnent les conquêtes d’Alexandre, et pour les derniers, vilipendent par ce biais Napoléon. La célébration d’Alexandre promoteur du commerce et de la civilisation ne disparaît pas pour autant, comment l’attestent la traduction française du Voyage of Nearchus et différents écrits, dont ceux de Joseph-François Michaud et de Jullien du Ruet, qui dresse un portrait dithyrambique d’Alexandre en l’appelant le « Napoléon de l’Ancien Monde », ainsi que les manuels d’histoire de l’Instruction publique, généralement très favorables à Alexandre, dans la continuité de Montesquieu.

En Allemagne, dans le contexte des guerres napoléoniennes et de l’occupation du Hanovre par les Français en 1803, ce sont les images négatives d’Alexandre qui l’emportent, notamment sous la plume de Christian Gottlob Heyne, qui, favorable à Sainte-Croix, dénonce les massacres et les pillages d’Alexandre, loin de toute idée de civilisation. Barthold Georg Niebuhr, après le désastre d’Ulm, traduit pour le tsar Alexandre la Première philippique de Démosthène. À ses yeux, Alexandre, condamné comme conquérant despotique, représente Napoléon et il trace une analogie entre l’écrasement de la Grèce républicaine par Alexandre et l’occupation des Etats allemands par Napoléon. La même analogie se retrouve chez Wilhelm von Humbold, le créateur de l’Université de Berlin en 1809 : il insiste sur les liens privilégiés qu’il voit entre les Allemands et les Grecs des cités antiques, et qu’il interprète comme des éléments constitutifs de l’identité nationale allemande, d’où par ailleurs l’importance très grande accordée à l’Antiquité à l’Université de Berlin et l’affirmation d’une supériorité des études classiques allemandes. Après l’entrée de Napoléon à Berlin en 1806, Niebuhr rapproche encore davantage les deux figures. Il n’en reste pas moins que, malgré les conséquences de la situation politique et de l’expansion napoléonienne, malgré aussi l’absence de construction d’un empire colonial allemand, d’autres ouvrages allemands sont consacrés aux voyages d’Alexandre et en véhiculent une image positive, en invoquant eux aussi les progrès apportés pour la navigation et le commerce et sa politique d’union des peuples : c’est notamment le cas avec la traduction allemande du Voyage of Nearchus et le livre d’Arnold Heeren, Ideen.

Alexandre dans l’histoire européenne

L’ouvrage de Pierre Briant se termine par une quatrième section qui examine comment les auteurs, détracteurs ou partisans d’Alexandre, se sont confrontés à une question difficile : le sens à donner à sa destinée quand on l’inscrit dans la durée et la replace dans un continuum historique plus large. Une clôture ou une ouverture ? La fin d’un monde, celui de la Grèce antique, ou bien le début d’un nouveau monde, par l’élargissement du commerce et les liens noués avec les peuples orientaux, par la diffusion de la langue et de la philosophie grecques ? Voltaire, dans son Siècle de Louis XIV, dans sa vision de quatre âges heureux, invoque celui de Philippe et d’Alexandre : Alexandre clôt alors le siècle plutôt qu’il n’ouvre une période spécifique. L’Histoire du siècle d’Alexandre de Linguet, tout en exaltant la révolution dont le conquérant serait l’auteur, n’en explique pas vraiment la nature. Quant aux contempteurs d’Alexandre, ils voient en lui la fin de la grande histoire de la Grèce antique, le tiennent responsable de la décadence et de la fin des libertés grecques. C’est l’interprétation de Niebuhr évoqué plus haut, c’est aussi celle de l’Anglais Gast, qui affirme qu’Alexandre a nié et détruit toutes les valeurs qui avaient assuré à la Grèce antique sa grandeur.

Les partisans d’Alexandre, ceux qui reprenaient l’héritage de Montesquieu, se heurtaient particulièrement à cette question délicate : comment expliquer la chute immédiate de l’empire macédonien et les guerres qui s’ensuivent, alors qu’ils venaient de louer l’efficacité de sa politique et la ferme organisation des terres conquises ? Comment l’intégrer à un continuum historique plus large où il puisse prendre sens et ne pas paraître synonyme de vanité et de malheur ? Certains prirent le parti de faire l’éloge de ses successeurs, pour insister sur la continuité de sa politique. D’autres imaginèrent ce qu’aurait pu être le monde s’il avait vécu plus longtemps et mirent en avant son hellénisation de l’Orient comme ouverture sur l’avenir, juste avant que Droysen dans les années 1830 n’énonce la thèse de la naissance d’une nouvelle civilisation, la civilisation hellénistique, grâce aux conquêtes d’Alexandre et la fusion des civilisations grecque et orientale dont il serait l’auteur.

Pour les partisans de l’histoire providentielle, le sens à donner aux conquêtes d’Alexandre était finalement plus aisé à trouver et prit parfois des inflexions inattendues. Pour Rollin, la conquête macédonienne est une étape nécessaire pour l’union des nations par la diffusion d’une même langue, le grec, qui allait ensuite faciliter la prédication des apôtres, mais aussi de la philosophie grecque et de valeurs éthiques censées humaniser des peuples barbares et les préparer au christianisme. Si dans la tradition d’Orose, reprise par Bossuet, l’empire romain réalise pour la première fois une unité qui permet l’avènement du christianisme, ici le rôle décisif est attribué à Alexandre : la conquête macédonienne, avec la diffusion de la langue et de la philosophie grecques, devient une préparation évangélique. Même pour le Voltaire de La Bible enfin expliquée (1776) Alexandre apporta une nouvelle lumière et « fit une révolution dans l’esprit humain ». Ce sont ses qualités intellectuelles et celles de ses successeurs qui, par la transmission de la philosophie grecque et l’hellénisation de l’Orient, ont ouvert une ère nouvelle. Il insiste particulièrement sur la paix en Judée sous le règne d’Alexandre et la transformation des modes de penser et de croire des « Juifs hellénistiques ». Un autre auteur retient l’attention de Pierre Briant, Théodore Jouffroy, qui dans un portrait d’Alexandre associé à la traduction de l’History of Greece de John Gillies (1841) prolonge une telle appropriation d’Alexandre jusqu’à affirmer : « Il ne fut ni un conquérant ni un grand homme, il fut le missionnaire de la Providence, et l’ange qui vint annoncer au monde le règne de Jésus-Christ. »

Mais exception faite de ces historiens providentialistes, ceux qui cherchaient à interpréter positivement Alexandre et à l’intégrer à part entière dans l’histoire de l’Europe comme précédent actualisable, modèle toujours actuel et vivant, déplacèrent le point de vue, en mettant l’accent sur une constante supposée de cette histoire européenne, le conflit avec l’Orient. La destinée d’Alexandre prend son sens à leurs yeux si l’on estime qu’il incarne la victoire européenne sur l’Orient, si l’on voit en lui le premier Européen, le premier acteur de l’expansion européenne et le libérateur d’un Orient accablé par ses despotes. Après les analogies avec la fondation de colonies commerciales et d’empires coloniaux déjà évoquées, un autre lien avec l’actualité des auteurs du XVIIIe siècle se dessine avec force et là aussi Alexandre semble fournir des clés d’interprétation pour le présent et un modèle qui justifie les ambitions politiques : il s’agit de la lutte contre l’Empire ottoman, et notamment de celle que mène la Grèce pour se libérer du joug des sultans. Cette correspondance établie entre les Turcs ottomans et les Perses ennemis d’Alexandre n’est pas nouvelle, Pierre Briant en cite des exemples du XVIe siècle, elle existe déjà un siècle auparavant dans plusieurs littératures européennes, à commencer par la littérature byzantine, et on la trouve aussi dans les littératures italienne et française du XVe siècle. Perrot d’Ablancourt dans la préface à sa traduction d’Arrien (1645), Yves Duchat dans son Hymne d’Alexandre le Grand (1655) s’adressent au duc d’Enghien et au roi de France en les exhortant à devenir chacun un nouvel Alexandre face aux Ottomans, de même que Vasque de Lucène, auteur de la première traduction française de Quinte-Curce, le demandait au duc de Bourgogne Charles le Téméraire. Déjà au XIIe siècle, Gautier de Châtillon, dans son épopée adaptée de Quinte-Curce, l’Alexandreis, appelait de ses vœux un roi de France qui mènerait la croisade, non contre les Ottomans bien sûr, mais contre les « Sarrasins » dans le contexte de la Troisième croisade. Le parallèle avec l’affrontement de l’Europe chrétienne et de l’Orient musulman apparaît bel et bien comme une constante qui traverse les siècles dans la réinterprétation de la lutte d’Alexandre contre Darius, de même que la dénonciation de la décadence et de la tyrannie orientales qui lui est associée. À la fin du XVIIIe siècle et au début du XIXe siècle, elle prend une résonance nouvelle avec l’évolution de la Question d’Orient, le passage à l’offensive contre l’Empire ottoman des Français, des Anglais et des Russes en mer Noire, en Égypte et dans les Balkans, la lutte pour l’indépendance grecque, l’expédition napoléonienne en Égypte. Pierre Briant compare à ce sujet les discours des philhellènes français (parmi lesquels l’Alexandréide de Pierre David, 1829) avec ceux de Grecs installés en Europe occidentale, souvent plus nuancés.

Si Alexandre joue son rôle de modèle dans la lutte contre l’Orient, si la défaite de Darius annonce la défaite des Ottomans, c’est en vertu du présupposé d’un Orient immobile, englué dans sa décadence, et on ne sera pas étonné que Pierre Briant, qui a tant œuvré pour faire progresser la connaissance de l’empire achéménide, jusqu’alors négligé, pour tirer Darius de l’ombre d’Alexandre et écrire l’histoire des vaincus sans adopter le point de vue des vainqueurs comme le faisait l’historiographie traditionnelle, termine son ouvrage sur cet aspect majeur de l’orientalisme européen au sens où Edward Saïd l’a défini, mais sans que ce dernier ait étudié les exploitations d’Alexandre en ce sens. C’est en effet une autre constante de la pensée européenne durant des siècles, avec les modulations nouvelles que chaque époque introduit : la croyance en une immobilité de l’Orient dans sa décadence, sa faiblesse structurelle et sa maladie que seul l’Occident pourrait soigner ; la croyance au progrès et à la régénération apportés par l’Europe.

 

Il n’est pas aisé de rendre compte de la grande richesse du livre de Pierre Briant, tant le corpus analysé est vaste, tant les études mettent aussi en lumière la diversité et la complexité des images d’Alexandre durant ce long dix-huitième siècle, les variations subtiles et les ambivalences de l’exploitation du conquérant macédonien, de ses usages politiques, commerciaux et scientifiques. L’un des grands intérêts d’Alexandre des Lumières. Fragments d’histoire européenne procède du choix d’adopter une perspective européenne, pour mieux comparer les différentes images, leurs points communs et les différences qui font la spécificité de chacune d’entre elles, c’est-à-dire à la fois ce qui permet d’ériger Alexandre en premier Européen conquérant et régénérateur de l’Orient, et ce qui trahit les enjeux particuliers liés aux histoires et aux intérêts nationaux. La médiéviste que je suis est frappée par la force de plusieurs constantes dans l’appropriation du héros – son opposition à l’Orient et à ses despotes avec le rôle libérateur et régénérateur qui lui est prêté, mais également son ouverture de la connaissance de l’Orient à l’Europe et son rêve d’une union avec l’Orient ; l’intégration aussi de sa destinée à l’histoire de la chrétienté à travers les histoires universelles, sa réinvention en missionnaire chrétien ou pré-chrétien – et par le sens nouveau que ces lignes d’interprétation, déjà bien présentes dans les littératures médiévales européennes, prennent en résonance avec la politique européenne d’expansion coloniale au XVIIIe siècle. Comme depuis toujours suis-je tentée de dire, depuis les premiers ouvrages d’historiens de l’Antiquité tardive et depuis la floraison des œuvres médiévales, la figure d’Alexandre, toujours actuelle, toujours vivante, est l’objet d’une appropriation passionnée, apte qu’elle est à incarner la réflexion de différentes époques sur des questions essentielles, à servir aussi des ambitions politiques, sociales ou commerciales, douée d’une telle multiplicité de facettes et d’une telle plasticité qu’elle se remodèle au gré des contextes historiques.

La très vaste enquête de Pierre Briant, son érudition et ses analyses d’une remarquable densité viennent ainsi combler une lacune majeure dans la recherche sur la réception de la figure d’Alexandre et de l’histoire macédonienne et elles nous entraînent dans une réflexion passionnante qui nous permet de redécouvrir l’époque des Lumières à travers Alexandre. L’étude dépasse ainsi la « question d’Alexandre » et enrichit notre compréhension des discours historiques et philosophiques qui ont accompagné l’expansion coloniale européenne et la montée des nationalismes, ainsi que le développement de l’orientalisme tout au long de ce long dix-huitième siècle.

References

Bibliographical reference

Catherine Gaullier-Bougassas, « Alexandre et l’Europe des Lumières : le premier Européen conquérant de l’Orient », Grandes figures historiques dans les lettres et les arts, 4 | -1, 79-88.

Electronic reference

Catherine Gaullier-Bougassas, « Alexandre et l’Europe des Lumières : le premier Européen conquérant de l’Orient », Grandes figures historiques dans les lettres et les arts [Online], 4 | 2015, Online since 23 juin 2015, connection on 18 janvier 2025. URL : http://www.peren-revues.fr/figures-historiques/195

Author

Catherine Gaullier-Bougassas

Université de Lille 3 ALITHILA
Institut universitaire de France

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