« J’obéis à toutes les lois ; mais je n’aime que les bonnes. »
Spécialiste australien de l’histoire sociale de la Révolution française, auteur d’un Living the French Revolution 1789-1799 (2006), Peter McPhee donne une nouvelle biographie de Maximilien Robespierre, qui a suscité de très nombreux travaux, et des portraits délibérément engagés. Dès l’été 1794, l’abbé Proyart, qui l’avait connu au lycée Louis-le-Grand, le décrit comme un monstre tyrannique dans La vie et les crimes de Robespierre (Augsbourg, 1795). Michelet en fera le chef de « l’Église jacobine », thème qui culmine chez l’historien Augustin Cochin à la fin du XIXe siècle. Sa réhabilitation par Albert Mathiez, Georges Lefebvre, et Albert Soboul qui reconnaissait en Robespierre l’incarnation des principes de 1789 et de la défense de la République, accompagne l’histoire du communisme, et a suscité des attaques très vives qui cherchaient dans l’histoire du jacobinisme les origines du totalitarisme, couronnées par les mises au point néo-libérales de François Furet et de Mona Ozouf. Peter McPhee se soustrait délibérément à ces polémiques, soucieux d’échapper aux captations idéologiques passionnelles, autant qu’aux extrapolations interprétatives. Il s’inscrit en faux contre les abus d’une historiographie anglophone, mais pas seulement, qui quand elle ne fait pas de Robespierre un dictateur qui régna par la terreur, projette sur son parcours un éclairage psychanalytique contestable à ses yeux. Les pages sur la réception et la construction de la figure de Robespierre encadrent un récit de vie qui cherche à nouer les différentes strates de l’existence de l’homme privé et de son devenir public, de l’intime et du politique, en s’étayant sur un usage précis et nuancé des sources. Le récit tisse les témoignages et les sources historiennes sans en faire jamais des déterminations appuyées, pour explorer une vie scindée en un avant et un pendant, du point vue de l’historien. Le défi biographique tient à la difficulté et aux écueils manifestes qui guettent l’historien, entre des années de formation sans ou si peu d’archives privées, et les années 1789-1794, où Maximilien Robespierre devient très progressivement la figure politique majeure de la Révolution, n’offrant que cette persona qui incarne tous les excès de la vertu et de la tyrannie, et a fixé tous les abus interprétatifs. Rien moins qu’un procès une fois encore intenté à l’avocat d’Arras, au Jacobin, à l’Incorruptible, il s’agit d’une tentative de reconstitution de l’itinéraire d’un homme, qui ne perd jamais de vue le caractère conjectural de la narration, pour travailler au corps la lecture réductrice du « monstre » et du « tyran » (on pourra apprécier cela à travers le très bref article écrit au moment de la reconstitution faciale opérée à partir du « masque mortuaire » de Robespierre, et du diagnostic proposé par Ph. Charlier et Ph. Froesch, https://revolutioninfiction.wordpress.com/2014/03/15/making-medical-myths-the-case-of-maximilien-robespierre-by-peter-mcphee/). Ce faisant, McPhee offre une histoire de l’Artois (qui complète en quelque sorte ses travaux sur le sud de la France à l’époque de la Révolution) dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, du paysage économique et social d’une région frontière, en même temps qu’une autre histoire de la révolution qui va donner sens à l’engagement du jeune avocat contre les abus d’une société d’ordres privilégiés.
Quel éclairage donner à l’enfance et aux années de formation de Robespierre ? Peter McPhee évoque d’abord la vie à Arras dans la seconde moitié du XVIIIe siècle. La ville est animée d’un grand dynamisme, centre économique doté d’un marché aux grains très important, en pleine restructuration urbaine. De grands travaux sont engagés à la faveur de la restructuration du domaine de l’abbaye de Saint-Vaast. L’historien imagine donc ce que peut être le regard d’un petit Maximilien issu d’une famille d’hommes de loi du côté paternel, au service du pouvoir seigneurial et ecclésiastique, Arras étant la capitale de la région, concurrencée par Saint-Omer au XVIIIe siècle. D’un enfant élevé à la mort de leur mère avec sa sœur Charlotte (qui laissera des mémoires) et son frère Augustin, par ses tantes et grand-mère maternelles : famille de brasseurs, d’artisans liés au commerce des grains qui domine l’agriculture de la région. Le récit nous fait suivre Maximilien à travers les embarras d’une ville (on se souvient des travaux d’Arlette Farge sur les rues et cris de Paris), entre la tranquille piété catholique familiale, et l’agitation commerçante, au cœur du système des privilèges, du droit et de l’administration. Il arrive à Paris à l’âge de onze ans, grâce à une bourse octroyée par l’abbé de Saint-Vaast, pour poursuivre ses études au lycée Louis-le-grand, petit provincial bon élève. On mesure, grâce à l’éclairage porté sur l’éducation des fils d’artisans et de bourgeois, l’importance des humanités classiques dans la formation de Robespierre, et bientôt, au moment où il fait ses études de droit dans les années 1770, celle de la culture réformatrice des milieux juridiques, des débats sur la légitimité de l’autorité cléricale. McPhee développe ensuite ce qu’on peut savoir de ses débuts comme jeune avocat à Arras, cherchant des protections, ne se faisant pas que des amis en soutenant des causes délicates aux yeux des élites locales, introduit dans la société littéraire des Rosati (aux côtés de Lazare Carnot), devenant directeur de l’Académie Royale d’Arras en 1786. Il inaugure son mandat par un discours soutenant l’égalité des bâtards et des enfants légitimes au regard du droit. On le voit se forger une réputation d’avocat du peuple, critique des préjugés et des inégalités, qui va trouver à affiner ses pouvoirs oratoires lors de la convocation des États généraux en août 1787. Avec son élection avec sept autres députés d’Artois commence le récit non pas exactement d’une autre histoire de la Révolution, mais d’une histoire déterminée par les prises de positions, le rôle de l’orateur sans charisme, tantôt adoré tantôt moqué, dans les différentes structures auxquelles il va participer, États généraux, Société des amis de la constitution – les futurs « Jacobins », Assemblée, Comité de salut public, Convention –, la présence et l’absence de Robespierre aux événements qui vont se succéder, déplaçant les accents de l’Histoire. Le moyen pour l’historien est d’examiner faits et geste, discours, journal (Le Défenseur de la constitution), relations (anciens camarades, collègues, amies et amis, dont les Duplay chez lesquels il habite à Paris), témoignages amis ou ennemis, avec en pointillés une interrogation qui tourne autour du corps de Robespierre, dérangeant, étranger à l’intimité, mais non aux plaisirs paisibles de l’amitié, non plus qu’aux passions. Toujours soucieux d’évaluer leur effet, leur pertinence, leur contexte, tout ce qui permet en progressant de mesurer la puissance des certitudes de Robespierre, la vulnérabilité des exigences centrées sur la volonté d’aller jusqu’au bout de la Révolution pour éviter le recours à la violence, à la vengeance populaires, à la violence d’État, la peine de mort, la censure de la presse, l’usage de la force : par exemple au moment de l’assassinat de Simonneau, le maire d’Étampes, déterminé à protéger la liberté du marché alimentaire en temps de privations terribles, selon la politique de l’Assemblée législative, qui croit devoir honorer son courage sur le Champ de Mars. Robespierre s’y oppose. Il va s’opposer à la guerre en 1792, à l’horreur des exactions mêmes de la lutte contre la déchristianisation, des méthodes horribles de répression massive d’un Fouché à Lyon, d’un Lebon à Arras. Sur fond de liberté, de volonté du « peuple », de vertu citoyenne, plus tard de république, de sentiments et d’idéal fraternel et conjugal, il se prononce pour l’égalité, pour la justice, pour l’éducation gratuite, conditions de la régénération d’un peuple violent, parce qu’opprimé depuis des siècles. On apprécie tout au long de ce récit passionnant la dérive d’une vision morale de la politique, de l’idiotisme antique, qui vient se fracasser contre l’obsession panique – collective –, et la conviction personnelle du complot, qui va engloutir un Camille Desmoulins, au premier rang de ses erreurs, d’Être suprême (alors qu’il est président de la Convention, et que le culte qu’il instaure prend les allures d’un culte personnel) en Loi de Prairial, jusqu’à Thermidor. Pas d’héroïsation, de sacralisation des événements (pas de Serment du Jeu de Paume, « ils s’installèrent dans une salle de tennis voisine et firent le serment de ne pas se séparer » – c’est tout), pas de Terreur avec un grand T dans ce récit (le terme même est très peu employé à l’époque), sinon un régime soutenu par la Convention, par les patriotes de tout le pays, qui va finir par lui faire désirer le martyre. McPhee se révèle au fond plus proche d’un Georges Lefebvre ; sans faire de Robespierre ni un homme de paix, ni un bouc émissaire, il reconnaît en lui le porte-parole d’une idée du droit qui s’est heurtée à une violence qu’il a cru devoir attribuer à l’histoire et qui justifiait ensemble purge et régénération.