Éric Baratay, Biographies animales. Des vies retrouvées

Référence(s) :

Éric Baratay, Biographies animales. Des vies retrouvées, Paris, Seuil [coll. « L’univers historique »], 2017

Texte

L’historien Éric Baratay nous donne, après son livre Le point de vue animal. Une autre version de l’histoire (Seuil, 2012), un nouvel essai, entre histoire et littérature, intitulé Biographies animales. Le projet procède de ses recherches en histoire des animaux, et interroge la question de l’individu animal, voire du sujet animal, notions classiquement réservées à l’homme, en proposant des solutions littéraires à la saisie de la subjectivité animale, du « monde » propre à chaque espèce, tel qu’a pu le penser un auteur canonique comme von Uexküll. On en conçoit les écueils, tous liés à une tradition anthropomorphique ancienne, depuis ce temps que les bêtes parlaient, et anthropocentrique, attachée au point de vue humain, et ses propres repères physiologiques, sociaux ou moraux. É. Baratay s’attache donc à interroger les possibilités de voies d’approche nouvelles d’un objet qu’il estime en instance de définition et de mise en œuvre, nécessitant un bornage méthodologique rigoureux, alors qu’il est conscient de la légitimation scientifique du propos. Il s’agit de repenser l’anthropomorphisme même, en décentrant le plus possible le propos, toujours ironiquement redevable d’un langage, d’observations et de recherches humaines, conditions du travail de l’historien. De ce fait, É. Baratay entend se distinguer de tentatives modernes de saisie du point de vue animal, dont on trouve des exemples au moins dès la fin du XVIIIe siècle – sauf à remonter aux Houyhnhnms des Voyages de Gulliver –, en France et en Angleterre, jusqu’à Kafka, ou Colette.

La littérature a depuis longtemps exploré cette question, qui pouvait faire pièce à la conception philosophique classique des animaux-machines, sans doute le discours le mieux à même de résister précisément à l’anthropomorphisme. Et l’on touche là naturellement au problème soulevé par la tentative de traiter d’individus, et non plus d’espèces, d’individus singuliers en regard d’un savoir sur l’espèce. Une manière assurément de résister à toute forme de généralisation, dont certes l’expérience humaine peut fournir l’expérience. Descartes avait dénié toute pensée aux « bêtes » qu’il n’était pas question de désigner autrement que par un terme collectif (voir sa « Lettre au marquis de Newcastle », 1646). É. Baratay rencontre sans le remonter le fil de cette histoire philosophique. D’autres ont eu la malice depuis de considérer l’homme comme un animal comme les autres – je pense au décapant Singe nu de Desmond Morris (1967). Aurait-on aujourd’hui progressé dans cette voie des animaux plus que machine selon l’expression de La Mettrie, c’est le pari d’É. Baratay, qui nous livre non pas des vies minuscules à la manière de P. Michon, mais bien plutôt des vies illustres, de « grands animaux » – l’expression doit prêter à confusion, mais elle est ici le pendant exact des grands hommes, selon l’emploi qui en est fait dans le Neveu de Rameau. Biographies, et non pas autobiographies, ou récit personnel, moins encore fictions autobiographiques à la manière de Je suis un chat de Natsume Soseki – ou Le Chat du rabbin de Joann Sfar.

Un double enjeu apparaît donc, celui de l’écriture, des choix opérés pour l’entreprise qui suppose un travail conscient de détachement du ressenti animal, par rapport au point de vue humain, qui demeure présent mais sur un mode spécifique ; travail d’écriture donc, qui repose sur un décalage entre voix animale et voix humaine, matérialisé par différentes marques typographiques et grammaticales (qui consistent par exemple à ne pas utiliser de tournures passives pour indiquer les traitements infligés à Warrior ou Islero) ; elles sont ici comme à l’essai, variant d’un texte à l’autre, pour signifier aussi un type de démarquage, de commentaire, ou des zones d’incertitude, selon les cas.

Le second enjeu est d’ordre méthodologique. Les récits de vie qui sont ensuite développés procèdent de documents existants de statuts très variés, allant de notes de naturalistes, comme celle d’un Geoffroy Saint-Hilaire concernant le périple de la girafe de Charles X à travers la France, à des récits comme ceux de Stevenson ou de Thomas Mann, en passant par des articles de presse sur la tauromachie ou les chiens errants à San Francisco. C’est ici que joue le travail de l’historien, qui a à confronter ces sources narratives à d’autres documents, en collationnant les récits d’abord, en interprétant les données : par exemple, à propos de l’ânesse que Stevenson achète pour porter son barda lors de son voyage à pieds dans les Cévennes, l’historien relève les lieux, les courbes de niveaux, les pentes gravies ou dévalées par Modestine, restaurant la réalité de l’effort fourni, et réinterprétant les réactions notées par l’écrivain. Tout un savoir historique et technique est convoqué, s’agissant de la tauromachie à la fin des années 1940, ou du traitement des chevaux en temps de guerre. Chaque chapitre se rattache ainsi aux travaux développés antérieurement pas É. Baratay, sur ces sujets, ou sur la zoologie notamment. Il s’appuie également sur la littérature scientifique contemporaine s’agissant de la physiologie, de la psychologie et des comportements propres aux différentes espèces, mais aussi sur ce dont pouvaient disposer les contemporains dans ces domaines, fondés sur des croyances locales ou nationales, voire des données empiriques ou expérimentales.

Cependant, d’autres questions apparaissent, et c’est là sans doute que se dessine l’objet même de cette recherche pour l’historien. Sur un mode naïf, on peut formuler les questions suivantes, les animaux ont-ils une histoire ? Sont-ils capables de modifier leurs comportements, d’apprendre, d’acquérir et de transmettre des comportements ? et comment rendre compte de la complexité de cette question, qui englobe la vie singulière, l’interaction avec un environnement fortement marqué par les hommes et leur manière de chercher à entrer en contact avec certaines espèces en particulier, grands singes, chevaux, chiens et chats, ou girafe – et une histoire qui s’inscrit à la fois dans l’histoire humaine, et à une autre échelle.

Grandes figures, donc, que ces individus qui permettent de thématiser les questions de l’historien, sur les perceptions et sur l’intentionnalité animales, sur l’histoire commune des animaux, leurs modes d’interaction dans un environnement inégalement partagé, leurs comportements d’imitation, d’adhésion ou de résistance aux propositions et aux injonctions des uns envers les autres. Grande figure que la girafe offerte par le pacha d’Égypte à Charles X, qui finit ses jours au Jardin des Plantes ; elle ouvre le texte de sa haute taille et son étrangeté radicale dans ces années 1820. Grande figure, Warrior, cheval de guerre et icône de la cavalerie britannique pendant la Première Guerre mondiale, Modestine, héroïne et martyre de Stevenson, Islero, qui blessa mortellement le rusé Manolete ce jour de 1947 ; vie illustre que celle de Consul, qui sut sortir d’une vie de saltimbanque pour vivre sa vie dans un grand hôtel de Manchester, et vies moins publiques sans doute, celles des chiens, chiennes et chats de Thomas Mann, Alexandre Dumas et Colette Audry. Autant d’histoires individuelles qui s’inscrivent peut-être dans une histoire plus globale de la traversée et de la transgression des espèces et de la rencontre avec l’Autre.

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Référence électronique

Caroline Jacot Grapa, « Éric Baratay, Biographies animales. Des vies retrouvées », Grandes figures historiques dans les lettres et les arts [En ligne], HS 2 | 2017, mis en ligne le 01 décembre 2017, consulté le 20 mai 2024. URL : http://www.peren-revues.fr/figures-historiques/387

Auteur

Caroline Jacot Grapa

Université Lille 3 - Alithila

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