Le personnage de biographie : une construction littéraire

DOI : 10.54563/gfhla.215

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Le mot « biographie » est construit sur deux racines grecques, qui signifient « écriture d’une vie ». Le terme en lui-même part donc du postulat qu’on peut raconter une vie, et ceci à travers la linéarité à laquelle oblige la succession des pages dans un livre. Une vie mise en récit, c’est une existence étirée sur une ligne narrative. Ce présupposé établi – à supposer qu’on le puisse, ce que Bourdieu conteste dans son article intitulé L’Illusion biographique1 –, on devine aisément quelles difficultés il va pouvoir soulever. Comment donner une cohérence à un récit biographique ? Ou, pour préciser la question, quel point d’appui trouver pour donner un sens (une direction) au récit d’événements humains, par-delà la simple chronologie2 ? La réponse peut sembler évidente : c’est le personnage, le héros de la biographie, qui donne son unité à l’ensemble. Toutefois, et on suivra cette fois Pierre Bourdieu, l’unité du personnage est elle-même reconstruite, puisque chaque personne possède divers rôles ou fonctions dans la société, que par commodité l’on synthétise sous le terme d’identité. Pour revenir sur le plan littéraire, le biographe doit également construire son personnage à partir des différentes sources d’information dont il dispose. Il devra ainsi organiser son récit – car il faut souligner que la biographie est aussi, et avant tout, un récit, qui, chercherons-nous à démontrer ici, s’avère particulièrement propice à l’étude de la technique littéraire d’un auteur.

Le personnage historique, comme son nom l’indique, est à la fois personnage (avec, à ce titre, un rôle et une fonction précise dans un récit3, organisé par l’écrivain, qui s’en fait sa propre vision) et être ayant réellement vécu ; par conséquent, on peut le confronter à des sources historiques, et il existe – a existé – indépendamment de l’écrivain. Personnage d’un récit, possédant un référent extérieur : voilà une définition simple, mais qui n’est pas sans poser quelques difficultés.

Le personnage n’est pas une personne

Cette affirmation, qui pourrait sembler tautologique, fait référence à ce qu’indique Jean-Marie Schaeffer du personnage :

Il existe une relation non contingente entre personnage fictif et personne : le personnage représente fictivement une personne, en sorte que l’activité projective qui nous fait traiter le premier comme une personne est essentielle à la création et à la réception des récits.4

Partir de ce lien entre personnage et personne (lien de représentation, lien esthétique, et non lien d’identité) sera fécond pour examiner s’il existe une spécificité du personnage de biographie.

Ce dernier a en effet un référent extérieur : une personne, ayant existé ou existant réellement. Pour reprendre la terminologie de Schaeffer, il représente une personne, non pas fictivement (dans le monde fictionnel), mais réellement (dans le monde réel). Le lecteur ne s’y trompe pas. Biographie et roman sont deux genres bien identifiés, car l’horizon d’attente n’est pas le même5.

Mais la différence initiale de pacte lectorial n’implique pas forcément une différence en termes de construction. Nous voilà donc renvoyés à ce qu’est – ce qui fait – un personnage. Or, lorsqu’on questionne les études actuelles concernant le personnage6, force est de constater que, dans la plupart des cas, les personnages sur lesquels s’appuient les critiques appartiennent à la fiction. Il semble y avoir comme présupposé qu’un personnage est toujours forgé ; le personnage de biographie n’est jamais mentionné. Est-on toujours en droit d’employer ce même terme de « personnage », qu’on étudie une biographie ou une fiction ?

On admet en général, comme définition minimale de ce terme, que c’est un « être de papier », créé par l’esprit de l’auteur, « enraciné » dans un monde fictionnel – c’est l’expression qu’emploie Lamarque7. Bien entendu, le personnage de biographie n’est pas un personnage fictionnel ; et pourtant, il est bien un être de papier, en tant que héros d’un livre. Une fois la biographie imprimée, les personnages qui la composent ne se retrouvent-ils pas, eux aussi, enracinés dans le récit ? Il est toutefois bien évident que cet être de papier se différencie de ses collègues fictifs par un fait essentiel : il ne naît pas de l’imagination d’un auteur. Il a un référent extérieur : une personne, ayant existé ou existant réellement. Nous voilà renvoyés à l’horizon d’attente du lecteur.

Le personnage de biographie a donc un statut particulier, double : il a été une personne, mais n’en est plus une, dès lors que son histoire a été fixée sur le papier. Ou, pour le dire plus précisément : c’est la représentation d’une personne appartenant au monde réel, mais comme toute représentation, elle a été forgée – par une intervention de l’auteur qui n’est pas anodine, et l’intègre à un nouveau monde parallèle, celui de la narration. Il partage bien avec les personnages fictionnels la propriété d’être ancré dans un récit, et cela ne peut qu’avoir une influence sur sa constitution et son « identité » – terme que Lamarque emploie au sujet des personnages de fiction, mais qui n’est utilisé ici qu’avec les réserves mentionnées plus haut.

Une limite parfois problématique

Héros de fiction, héros de biographie : ces deux catégories d’êtres de papier semblent, il est vrai, faciles à distinguer ; mais comme nous venons de l’affirmer, il n’y a pas de grande différence théorique entre les deux. Pour tenter d’y voir plus clair, examinons un cas limite, et à ce titre, révélateur : les personnages historiques qui s’invitent dans des fictions. « Substituts » dont les propriétés sont modifiées, ou « immigrants », transposés directement8, restent-ils des personnages fictionnels ? Oui, dans le sens où ils sont enracinés dans un monde fictionnel ; non, dans le sens où ils ont un référent extérieur (et par conséquent, ne sont pas totalement « enclos » dans ce monde issu de l’imagination d’un écrivain).

Pavel prend l’exemple de Richelieu apparaissant dans Les Trois mousquetaires. Il se pose la question de savoir si c’est un immigrant ou un substitut, et la réponse qu’il donne me semble très intéressante pour notre sujet :

Dumas nous propose-t-il un substitut du cardinal ou le fait-il immigrer dans le roman ? La différence entre immigrants et substituts dépend de la fidélité de la représentation : alors que les immigrants qui élisent domicile dans les romans y apportent leur vraie personnalité, les substituts ne sont que des mannequins portant des masques manipulés et interprétés par l’écrivain.9

Le premier aspect sur lequel il faut s’arrêter est le lien que fait Pavel entre personnage et personne à travers cette notion problématique, tout autant que discutable, de « personnalité ». La personnalité (de la personne réelle) pourrait, d’après lui, passer telle quelle dans les romans (nous élargirons à récits en général). Cette affirmation est intéressante en ce qu’elle justifie la démarche biographique et pose la question de la perméabilité du texte aux représentations déjà existantes.

Le second point important concerne la « fidélité de la représentation » : il semble n’y avoir qu’une différence de degré entre personnages immigrants et substituts. Classer les personnages dans l’une ou l’autre de ces deux catégories impliquerait donc que l’on en revienne aux sources historiques, en les interrogeant pour savoir si tel ou tel homme apparaissant dans un roman ressemble à ce qu’en disent d’autres documents, des textes historiques. Pour autant, ces degrés de fidélité sont-ils un outil valable pour la biographie ? On ose espérer que non ; il faudrait, dans le cas contraire, que cette dernière renonce à toute prétention scientifique10. Cependant, l’idée qu’il peut y avoir des degrés de fidélité dans la représentation, que l’on évaluerait à l’aune d’un modèle extérieur à la fiction, contribue à rendre plus ardue la difficulté à étiqueter tel ou tel personnage comme « fictionnel » : la question de savoir dans quelle mesure un substitut est, ou non, un personnage fictionnel, reste donc ouverte. Et au-delà, elle est symptomatique du fait qu’invention, reconstitution et fait de pallier des lacunes historiques par l’imagination sont des zones qui s’interpénètrent.

L’insertion obligatoire dans un récit

Il faut encore en revenir au terme de « personnage ». Le cœur de son identité semble bien être l’insertion dans un récit11. – Réciproquement, il serait douteux qu’il puisse y avoir un récit sans personnage ; mais ce n’est pas le sujet ici. – Le personnage de biographie ne fait pas exception à la règle ; et cela provoque des répercussions sur ce qu’il est. Sans entrer dans des considérations structuralistes sur la construction du récit, il faut rappeler qu’appartenir à ce dernier lui donne une fonction, et le place au centre d’un réseau de relations. Ou, pour le dire autrement, la mise en récit de la vie d’une personne le transforme en personnage (en représentation) dans ce récit. En effet, le biographe est astreint à la double tâche de rechercher la vérité en même temps qu’une cohérence pour son texte. Son travail préalable sera de sélectionner les événements de la vie réelle et de les organiser dans son récit. Évidemment, tout cela va orienter la description du personnage par l’auteur ; sans même parler du choix préalable de raconter cette vie-là plutôt qu’une autre12. L’image qui parviendra finalement au lecteur sera-t-elle la « vraie personnalité » du modèle dans la vie réelle ? (Pour simplifier, disons, les personnes qui l’ont connu l’y reconnaîtraient-ils ? Et lui-même, la trouverait-il exacte ?)

On se permettra d’en douter, car cette image aura alors traversé un certain nombre de prismes : choix, rationnel ou affectif, de l’auteur, qui a lui-même sa propre vision de l’Histoire, sélection d’épisodes représentatifs, souci de construction d’un récit, lisibilité nécessaire pour le lecteur, réception et construction d’une image mentale par ce dernier. C’est bien pour cela que Bourdieu dénonçait « l’illusion biographique » ; mais nous ne le suivrons pas quand il en déduit la vacuité de ce genre. Le lecteur, en effet, est conscient des limites de l’exercice, ne serait-ce que parce qu’il existe souvent plusieurs biographies différentes d’un même personnage.

Pour avancer dans ces considérations, appuyons-nous sur l’exemple d’un auteur qui a écrit à la fois des biographies, des nouvelles, et de la critique littéraire accordant une grande place au personnage comme entité13. Dans ses biographies, pourtant, Stefan Zweig semble moins décrire une personnalité – ce qu’on pourrait pourtant considérer comme le cœur de la démarche biographique – que raconter un destin – tragique, la plupart du temps. C’est par exemple Marie-Antoinette qui va finir à l’échafaud, ou Sébastien Castellion qui sera persécuté par Jean Calvin. L’intérêt, toutefois, n’est pas tant d’expliquer que Marie-Antoinette a connu une fin dramatique, ce qu’ignorent probablement peu de lecteurs, mais d’analyser ce qui, dans son caractère, l’a conduite irrémédiablement à cette fin : son insouciance, qui est la donnée principale de son caractère, accentuée par son éducation et son entourage. Taine parlerait de « faculté maîtresse » accentuée par le milieu14. L’héroïne est donc une victime ; mais en réalité, c’est moins de son destin que d’une nécessité intérieure la poussant à agir dans ce sens. La cohérence du récit provient de « l’unification » du personnage : son caractère, ses réactions, son éducation, son physique même. Dans le même récit, Louis XVI est à son tour décrit comme une unité. Tout ce qui constitue le roi est mis en relation par l’auteur : ainsi la faiblesse physique du roi explique-t-elle sa nonchalance et son absence de fermeté face à la Révolution. Chaque personnage forme un tout, dans lequel chaque élément appelle et explique les autres. Voilà pourquoi la lecture des biographies de Zweig offre au lecteur le sentiment gratifiant de tout saisir, de pouvoir tout déduire d’une chaîne logique.

L’auteur viennois pousse l’exercice jusqu’au paradoxe : les personnages de ses biographies en arrivent à être plus « construits » (non pas au sens de mieux élaborés, mais en ce qu’ils sont plus pleins, plus entiers) que ses personnages fictionnels. Pourtant, Zweig a usé abondamment dans ses nouvelles d’un processus narratif, le récit enchâssé. La construction du récit donne ainsi la parole au personnage qui s’auto-analyse dans un récit de sa vie fait devant un autre personnage. Dans cette configuration, le personnage fictionnel livre lui-même la clé de son caractère à celui qui l’écoute (le narrateur du récit-cadre) ; et, à travers ce dernier, au lecteur. Cela ne l’empêche pas d’avoir des réactions qu’il n’est pas capable d’anticiper ou de maîtriser. Songeons par exemple au Joueur d’échecs : après son récit enchâssé, le personnage du docteur B. accepte de jouer aux échecs contre Czentovic, le champion, à bord du bateau. Les parties s’enchaînant, il retombe peu à peu dans sa folie, perd le contrôle du jeu et la conscience de sa situation. Le personnage du docteur B. n’est transparent ni pour lui, ni pour le narrateur, ni pour le lecteur, malgré le récit enchâssé. Sa logique interne ne permet pas de prévoir la crise finale. Ainsi se met en place un jeu complexe entre nécessaire et imprévisible, explication rétrospective et cause finale, au centre duquel le personnage prend toute sa dimension.

À l’inverse, le projet de Zweig pour l’écriture de ses biographies recrée à partir de matière historique un personnage qui est transparent au lecteur, dans sa constance et sa cohérence (même quand le trait essentiel de son caractère est l’impulsivité, Marie Stuart étant ici un bon exemple). Le récit qui comprend le personnage est comme guidé par cette constance. L’image ainsi produite est littéraire, mais trop « lisse » pour être totalement conforme à la réalité, me semble-t-il15 ; qui en effet, parmi les personnes réelles, se vanterait d’une cohérence dans sa vie si totale qu’un biographe pourrait en relier facilement tous les éléments et les expliquer par la seule poussée intérieure ?

Ici se précise une définition du personnage de biographie, reliant les deux facettes opposées : c’est un personnage ancré dans un récit, avec un référent extérieur ayant réellement existé (la biographie n’est pas la mythologie), dont on peut dire également qu’il tend plus ou moins à en être la représentation littéraire idéale. « Idéale », et non « idyllique », car le projet biographique, chez Zweig en particulier, voit le personnage comme une sorte de tronc équarri de ses propres contradictions. L’adjectif « idéale » ne porte donc, en aucune façon, de jugement moral ; l’Histoire est également remplie de gens peu fréquentables, dont on peut trouver des biographies.

La mise en récit semble donc la fin du projet biographique ; elle en est pourtant une condition nécessaire, car elle lui permet d’éviter les deux écueils du simple exposé de sources historiques, qui ne construirait pas de personnage littéraire, et de l’hagiographie : on le voit dans Romain Rolland, où Zweig, débordé par son admiration, probablement impressionné par cet homme encore vivant, ne parvient pas à construire un récit littéraire. Ce fait est reflété dans la construction même du livre : si la première partie s’intitule « Biographie », elle ne comporte pas la totalité du récit de vie, mais les moments créatifs de son existence. La mise en récit échoue ici, car elle cède le pas à une construction impressionniste qui favorise des moments-clés de son œuvre. Les chapitres suivants mêlent thématiques (« Les débuts dramatiques », faisant référence aux premières pièces de théâtre de Rolland, ou encore « L’Europe », évoquant son engagement politique) et analyse des œuvres. Il n’est que de lire la conclusion :

Et de toute notre âme reconnaissante nous formons ce vœu, à l’occasion de son soixantième anniversaire : que cette force héroïquement combative et toujours victorieuse nous soit conservée intacte pour l’édification de la jeunesse, la consolation des hommes – et pour qu’il puisse atteindre à sa complète réalisation.16

Zweig trace dans cet extrait un programme de vie pour le sujet de son essai. Les termes valorisants tout autant que généraux (« héroïquement ») s’inscrivent dans cette démarche qui sort du narratif pour entrer tantôt dans le prescriptif, tantôt dans le laudatif, et part du postulat discutable que le lecteur sait de quoi l’on parle, par sa connaissance préalable des œuvres de Romain Rolland.

Ces nombreuses digressions coupent le récit ; et même ce dernier, accompli comme si le lecteur connaissait personnellement Rolland, est trop exigeant dans ses attendus. Or, ne pas construire de récit, c’est échouer à construire un personnage littéraire ; tout au plus pouvons-nous imaginer, à la lecture, quelques traits du caractère de Rolland ou de son physique. En effet, c’est le récit qui fournit une structure pour une explication rétrospective, une relecture de la vie du personnage – qui le constitue. Le fait que Rolland soit encore vivant au moment où Zweig publie sa biographie l’empêche probablement de donner un récit de vie organisé, car le destin de son héros n’est pas « complètement réalisé » ; il ne peut donc pas tirer le fil qu’il cherche dans le livre, ce fil qui donne la clé d’une destinée, et n’est saisi que par un récit. Les mots qui clôturent l’extrait cité donnent l’image d’un héros en train de se chercher, et dont la biographie peut, paradoxalement, aider à la construction.

Ricœur l’a exprimé dans Temps et récit, l’intrigue permet d’éviter le nomologisme en Histoire ; finalement, seule la narration peut configurer le temps et permettre une représentation adéquate de ce dernier. Il serait donc absurde de vouloir faire de l’Histoire sans récit, puisque l’Histoire est ce qui tient ensemble identité collective et individuelle grâce à une « identité narrative »17.

Pourquoi lire des biographies ?

Il n’est pas inutile, à ce stade, de repréciser qu’en aucun cas les hypothèses énoncées plus haut ne visent à jeter le discrédit sur la démarche biographique, ni sur les œuvres qui en sont le produit. Au contraire, on cherche, dans le cas particulier du personnage, à examiner quelques outils pour penser les récits biographiques dans la théorie littéraire, afin de pouvoir affirmer pourquoi leur étude est particulièrement intéressante pour comprendre la technique d’un auteur.

Il y a une instance qui n’a pas été interrogée jusque-là : le lecteur. Si l’on fait un rapprochement entre personnages de fiction et de biographie, ce rapprochement va également se jouer dans les mécanismes de lecture. Or, le héros d’une biographie a plusieurs atouts, par rapport à un personnage fictionnel, pour susciter l’empathie du lecteur : tout d’abord, il a réellement existé. Cette vérité de Lapalisse est cependant importante à rappeler, car pleine de conséquences concernant l’existence du personnage, pour sa justification ontologique. Le personnage de biographie n’est pas condamné, comme son collègue fictionnel, à avoir une existence crédible, puisque celle-ci est avérée historiquement18 (c’est l’interprétation de tel ou tel biographe à propos de son personnage qui peut ne pas être crédible). Or, même si le lecteur est disposé à faire semblant de croire que ce qu’on lui raconte est vrai dans le monde de la fiction – c’est la « suspension volontaire d’incrédulité » définie par Coleridge19 –, il a besoin d’éléments pour imaginer ce personnage qu’on lui décrit. Et dans le récit biographique, le « jeu de faire semblant »20 imposé par la fiction ne concerne pas l’existence même du personnage. La biographie a donc cette supériorité sur la fiction qu’elle exige moins la créance du lecteur.

Le paradoxe exprimé concernant les personnages de Zweig, parmi lesquels les héros de biographies se montrent si « entiers » et cohérents, par rapport à ses personnages de fiction, n’en est donc pas un, si l’on accepte la proposition de Jouve concernant le personnage de roman. D’après lui, le lecteur a de l’empathie pour un personnage en proportion des « blancs » qui lui restent à combler. Il faudrait qu’un personnage ne soit pas complètement transparent, afin que tout un chacun puisse s’en sentir proche21. Je pense que c’est tout le contraire qui est à l’œuvre dans une biographie. Le lecteur ne ressent-il pas une empathie plus forte envers le héros d’une biographie présentant une vie dépliée, et donnant les motivations des actes accomplis ? Au plaisir de la lecture s’ajoute alors la joie de comprendre et de maîtriser un destin qui, vu du dedans, semblait absurde. Deux composantes se complètent et se renforcent l’une et l’autre : le « jeu de réel » est produit par l’illusion référentielle ; d’autre part, le récit permet au lecteur de prendre de la hauteur par rapport au personnage considéré, et ce faisant d’embrasser d’un seul regard la logique interne d’une vie : la sécheresse doctrinaire de Calvin, par exemple, décrite par Zweig dans Conscience contre violence.

Il est ainsi fécond, d’après Michel Picard, d’utiliser le modèle du jeu pour étudier la lecture. L’auteur fait l’hypothèse, en particulier, que le plaisir de lire répond à une pulsion scoptophile, au désir de voir22. Dans le cas des biographies, le plaisir de voir ce que l’on ignore habituellement, les motivations les plus secrètes de tel ou tel grand homme historique, est probablement augmenté par le fait de savoir que ce héros de papier a réellement existé. Le lecteur est ainsi dans une posture dominante d’autant plus intéressante qu’il s’agit d’événements historiques. Au contraire de la fiction, dans un récit historique, le plaisir de comprendre et l’illusion de maîtrise qui en est issue s’appuient sur des faits réels. Le biographe donne du sens à l’Histoire ; quant au lecteur, il est partie prenante de la constitution de ce sens. La destinée d’un personnage historique ayant des implications plus larges, les événements qui en découlent débordent le cadre du récit. De même que sa signification : pour un écrivain tel que Zweig, à une époque où les forces collectives semblaient vouloir écraser l’individu, redonner de l’importance au destin individuel était une revanche sur son temps.

Car tel est le deuxième atout du personnage de biographie : il est choisi par un écrivain, par affinité ou besoin de comprendre, mais également assez souvent à cause de la similarité que présente son époque avec celle du lecteur, ou à cause de l’éclairage nouveau qu’il apporte sur notre temps ou notre histoire : Zweig explique, au début de son essai sur Montaigne, en quoi il peut être intéressant d’étudier la vie de l’écrivain au XXe siècle.

Seul celui qui, dans le bouleversement de son âme, est contraint de vivre une époque où la guerre, la violence, la tyrannie des idéologies menacent la vie même de chacun et, dans cette vie, sa substance la plus précieuse, la liberté de l’âme, peut savoir combien il faut de courage, de droiture, d’énergie, pour rester fidèle à son moi le plus profond en ces temps où la folie s’empare des masses. Il faut d’abord avoir soi-même douté et désespéré de la raison, de la dignité de l’homme, pour pouvoir louer l’acte exemplaire de celui qui reste debout dans le chaos du monde. […] Ce n’est que quand le destin nous rendit frères que Montaigne m’apporta son aide, sa consolation, son amitié irremplaçables […].23

Le passé pour comprendre le présent, cette idée n’est pas nouvelle ; mais dans le cadre d’un récit biographique, à la portée didactique s’ajoutent tous les enjeux que porte le personnage en termes d’empathie ou de projection lectoriale, qui permettent de renforcer l’intérêt et la compréhension du lecteur. Dans le contexte de naissance des totalitarismes qui est le sien, l’écrivain autrichien multiplie les récits biographiques concernant des humanistes. Il fait ainsi un rapprochement explicite entre l’époque de la Réforme et les années 1930, époque de montée en puissance des idées xénophobes, et de remise en question de ce qu’étaient l’Europe, la culture, l’humanité24. Face à ce monde qui sombre dans la violence, Zweig voudrait être le Montaigne ou l’Érasme dont son époque semble avoir besoin : celui qui parvient à rester neutre, à conserver ses idées pacifistes et, sans s’engager clairement contre les tyrans, continue à montrer par son travail intellectuel que l’esprit vaincra. C’est dans ce parallèle entre hier et aujourd’hui, lui semble-t-il, que Castellion, Montaigne ou Érasme trouvent leur vérité ; par ailleurs, dans un admirable va-et-vient, le dessin de ces grandes figures ayant lutté contre le despotisme lui permet de montrer combien est intemporel le personnage de l’opposant politique, et combien Érasme aurait à faire s’il vivait au XXe siècle. Toutes problématiques qui dépassent l’« être de papier », et permettent au personnage d’acquérir une dimension plus large, comme un modèle ou une conscience pour une époque différente, mais si ressemblante…

Ce croisement des époques est intéressant pour les contemporains de l’auteur, qui peuvent voir en une figure éloignée un héros du temps présent, mais également pour les lecteurs de l’avenir. Le personnage devient alors, plus qu’un personnage, un manifeste : Castellion et Érasme pour la tolérance religieuse, Montaigne et Nietzsche pour la liberté individuelle jusqu’au bout, quels que soient les événements extérieurs25... Comprendre ces associations d’idées, ces allers-retours de l’auteur, c’est s’attacher à un personnage surinvesti par son créateur ; et s’y attacher d’autant plus que ce dernier a pu s’identifier à celui dont il raconte la vie.

Conclusion

Cette étude a voulu montrer qu’il pouvait être particulièrement fécond d’employer, pour interroger le personnage de biographie, quelques-unes des perspectives ouvertes par les travaux sur le personnage de fiction. Et réciproquement, étudier des biographies permet au critique de mieux comprendre ce que cherche à faire un écrivain lorsqu’il bâtit un récit, lorsqu’il construit un personnage.

Admettre que les héros d’un récit biographique sont, eux aussi, une construction littéraire n’ôte rien au plaisir de la lecture ; au contraire, les personnages de biographie, quels qu’ils soient, ont pour eux des atouts certains concernant la construction d’une image mentale par le lecteur, mais également les mécanismes de projection, d’identification. Le fait qu’ils appartiennent, la plupart du temps, à une époque révolue, loin de gâcher le charme, participe plutôt de ces processus. Quant à la biographie, elle gagne à être considérée comme un genre littéraire constitué d’un récit, car c’est à cette condition seulement que peut se réaliser pleinement son objet : la construction d’un personnage que le lecteur a envie de connaître, et pour lequel il peut avoir de l’empathie, au même titre qu’un personnage fictionnel. Ainsi progresse la connaissance, grâce à l’envie de comprendre et de connaître les ressorts internes de l’événement. Si l’Histoire est une poétesse, d’après le titre d’un article de Zweig, ce dernier exige de l’historien qu’il respecte son « esprit supérieur »26. Il serait en effet absurde de penser que la mise en récit est ennemie de l’exactitude scientifique, exigée par les historiens dans la mesure du possible27 : « Pour qu’un événement devienne de l’Histoire, il faut et il suffit qu’il soit raconté »28.

Notes

1 Bourdieu Pierre, « L’illusion biographique », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 62-63 (juin 1986), p. 69-72.
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/arss_0335-5322_1986_num_62_1_2317 Return to text

2 Aristote distingue au chapitre I de la Poétique le poète du « naturaliste » (φυσιολόγος, selon la traduction de Michel Magnien au Livre de Poche) : « διὸ τὸν μὲν ποιητὴν δίκαιον καλεῖν, τὸν δὲ φυσιολόγον μᾶλλον ἢ ποιητήν », 1447b. (« Aussi ne suffit-il pas d’écrire en vers pour être appelé poète, mais c’est l’imitation (μίμησις) qui fait la différence »). Return to text

3 « Pour créer un personnage de fiction, il faut créer un récit dans lequel le personnage apparaît. Les personnages de fiction doivent être liés, sinon à un récit particulier, du moins à l’un ou l’autre », Peter Lamarque, « How To Create a Fictional Character », in Berys Gaut et Paisley Livingston (dir.), The Creation of Art, New Essays in Philosophical Aesthetics, Cambridge, Cambridge University Press, 2003, p. 42 (nous traduisons). Dans le cas du personnage historique, le récit n’est pas créé de toutes pièces, mais issu de la réalité historique. Return to text

4 Jean-Marie Schaeffer, Oswald Ducrot, Nouveau Dictionnaire Encyclopédique des Sciences du langage, Paris, Seuil, 1995, p. 623. Cité par Arnaud Welfringer et Judith Rohman, « La notion de personnage. Introduction », in «  Atelier de théorie littéraire » du site fabula.org,
http://www.fabula.org/atelier.php?La_notion_de_personnage#_ftn2 Return to text

5 C’est pourquoi on mentionne souvent l’existence d’un « pacte biographique » : le lecteur a une certaine exigence scientifique en lisant des biographies ; l’auteur, quant à lui, s’engage à s’appuyer sur la réalité historique et à la respecter. Return to text

6 Nous nous référons, en particulier, à l’article de Lamarque résumant les positions de divers courants de pensée concernant la création du personnage : éliminativistes, disciples de Meinong, théorie réaliste de Kripke (op. cit.). Pensons également au travail de Vincent Jouve, qui mentionne dès le titre que son objet d’étude sera seulement le roman : L’Effet-personnage dans le roman, Paris, Presses Universitaires de France, 1992 ; ou encore aux travaux de Lamarque-Olsen, en particulier Truth, Fiction and Literature, Oxford, Clarendon Press, 1994 ; Gregory Currie, The Nature of Fiction, Cambridge, Cambridge University Press, 1990 ; Kendal Walton, Mimesis as Make-Believe, Cambridge (Mass.), Harvard University Press, 1990 ; Peter Van Inwagen, « Creatures of Fiction », in, du même, Ontology, Identity, and Modality, Cambridge, Cambridge University Press, 2001. Un résumé des théories sur la fiction et l’imagination est donné à la rubrique « Fiction » du Dictionnaire d’esthétique et de philosophie de l’art, Jacques Morizot et Roger Pouivet (dir.), Paris, Armand Colin, 2007. Return to text

7 On fera toutefois remarquer que Peter Lamarque emploie également, pour parler du personnage fictionnel, l’expression de « personne dans un monde », que nous n’utiliserons pas ici car elle nous semble prêter à confusion. Return to text

8 Selon la terminologie de Thomas Pavel, Univers de la fiction, Paris, Seuil, 1988, p. 41. Return to text

9 Ibid., p. 42. Return to text

10 Aujourd’hui existe chez les éditeurs une catégorie « biographies romancées », qui semblent privilégier la narration sur l’exactitude scientifique ; cette catégorie est proche des Mémoires d’Hadrien, de Marguerite Yourcenar, fonctionnant sur la capacité à imaginer ce qu’a ressenti et ce qu’a dit un personnage historique face à tel ou tel événement. La démarche, pour difficile à classer qu’elle soit, a le mérite de montrer que la frontière est mince entre reconstitution historique et invention. Toutefois, les enjeux concernant le personnage ne sont pas fondamentalement différents dans ce genre de textes. Return to text

11 Nous employons le terme de récit en insistant sur son aspect structurant, dans la perspective de Ricœur. De même, Olsen explique qu’un récit est une « explication rétrospective » des actions, qui « épouse la structure des intentions des agents », Jon-Arild Olsen, L’esprit du roman, Berne, Peter Lang, 2004, p. 325-326. Cette définition du récit nous paraît particulièrement appropriée pour la biographie. Return to text

12 Le choix du héros de biographie fait entrer en jeu des considérations psychologiques importantes. Afin de ne pas entrer trop loin dans ce sujet, citons simplement Stefan Zweig, qui publia en 1936 une biographie de Castellion, personnage dans lequel il projetait son moi idéal. Il avoue ainsi dans une lettre à Joseph Roth : « La même chose avec Castellion – portrait d’un homme tel que je voudrais être », lettre du 10 octobre 1937, Stefan Zweig / Joseph Roth, Correspondance 1927-1938, tr. P. Deshusses, Paris, Payot, 2013, p. 343. Return to text

13 Dans l’œuvre de Stefan Zweig publiée à ce jour, on peut dénombrer trente-sept nouvelles et quatorze essais ou biographies, dont deux trilogies consacrées à des créateurs (Trois Poètes de leur vie, Trois Maîtres). Par ailleurs, on trouve encore une douzaine de textes divers : romans, autobiographie, pièces de théâtre, recueils d’articles, livrets d’opéra. Le recueil Trois Maîtres propose une critique littéraire centrée sur le personnage créé, et considérant que l’œuvre, la vie et les créatures de l’écrivain forment un ensemble cohérent. Ainsi les personnages de Dostoïevski, par exemple, sont-ils un reflet de leur créateur. Par ailleurs, les nouvelles accordent une grande importance aux personnages et à leur psychologie, en mettant souvent en avant des récits enchâssés ; de cette manière, c’est l’auto-récit qui construit le personnage, et c’est lui la référence dans l’univers fictionnel. Il vit souvent une crise existentielle qui constitue la trame de la nouvelle. Return to text

14 Zweig connaît bien le philosophe français, auquel il a consacré sa thèse en 1902 (cette dernière, non traduite à ce jour, se trouve au département de germanistique de l’université de Vienne). Pour une étude de l’influence qu’a eue Taine sur Zweig, voir Jacques Le Rider, « La race, le milieu, le moment – Stefan Zweig et Hippolyte Taine », Approches, n° 156, « Stefan Zweig », Georges Samana (dir.), décembre 2013. Il est de toute façon fécond d’envisager l’œuvre de Zweig à travers les idées de Taine sur la cohérence entre le milieu, la race, et l’émergence de l’œuvre artistique. Return to text

15 La conception du personnage a évolué à partir de la fin du XIXe siècle, tandis que l’horizon d’attente lectorial exigeait de moins en moins d’avoir affaire à des entités trop unifiées. Return to text

16 Stefan Zweig, Romain Rolland, tr. Odette Richez, révisée par Serge Niémetz, Paris, Le livre de Poche, 2003, p. 377. Return to text

17 Voir à ce sujet Temps et récit I, Deuxième partie « L’histoire et le récit », 2. et 3. Return to text

18 La crédibilité n’est pas la vraisemblance. Quant à la fiction, Aristote pense qu’elle n’est pas condamnée à la vraisemblance, en tant que principe poétique ; il oppose ce principe au vrai, en tant que possible dans la réalité : « il est vraisemblable qu’aient lieu bien des événements contraires à la vraisemblance », op. cit., 1456b, p. 141. De même, la personne historique a du mal à devenir un personnage vraisemblable, puisqu’elle est inspirée par un être vivant, par conséquent incohérent, et dont les actions ne suivent pas une ligne déterminée. C’est pourquoi nous avons insisté sur le nécessaire travail de lissage du biographe. Au contraire, sur le plan des mécanismes de projection, un lecteur peut probablement mieux se représenter un personnage dont il avait une idée préalable. Return to text

19 C’est au poète et théoricien des arts Samuel Taylor Coleridge que l’on doit l’expression « willing suspension of disbelief », apparue pour la première fois dans son essai sur l’histoire de la littérature, Biographia Literia, datant de 1817. Elle désigne le pacte qui se crée entre l’auteur de fiction et son lecteur. Return to text

20 Olsen, op. cit., p. 325. Voir également Kendall Walton, Mimesis as Make-Believe, op. cit., et l’article « Fiction » du Dictionnaire d’esthétique et de philosophie de l’art, op. cit. On pense bien entendu également à Kant et son idée de jugement esthétique fondé sur le désintéressement (Critique de la faculté de juger, 1790). Return to text

21 Vincent Jouve, L’Effet-personnage dans le roman, op. cit. Return to text

22 Michel Picard, La lecture comme jeu, Essai sur la littérature, Paris, Éditions de Minuit [coll. Critique], 1986, p. 61. Return to text

23 Stefan Zweig, Montaigne, tr. Jean-Jacques Lafaye et François Brugier, révisée par Jean-Louis Bandet, Paris, P.U.F. [coll. Quadrige], 1982, p. 13-14 et 17. Return to text

24 Voir par exemple Érasme, Montaigne (traduction française dans le tome III des Essais, Paris, Le Livre de Poche [coll. La Pochothèque], 1996), ou encore Conscience contre violence, tr. Alzir Hella, Paris, Le Livre de Poche, 2010, et Amerigo, tr. Dominique Autrand, Paris, Le Livre de Poche, 1997, tous écrits dans les années 1930. Return to text

25 Il est intéressant de considérer également, dans cette perspective, que Zweig construisit son œuvre par ensembles thématiques liés aux grandes époques, en naviguant d’un genre à l’autre : sur la période révolutionnaire, par exemple, il écrivit à quelques mois d’intervalles une pièce de théâtre (Un caprice de Bonaparte), une nouvelle (« Un mariage à Lyon »), une biographie (Fouché)… Return to text

26 « C’est d’un mépris analogue pour la supériorité poétique de l’histoire que témoigne la « biographie romancée » si à la mode en ce moment, c’est-à-dire la biographie arrangée sous une forme romanesque, où le vrai se mêle au faux, le documentaire à l’imaginaire, où de grandes figures et grands événements sont éclairés d’un point de vue psychologique privé au lieu de l’être par la logique impitoyable de l’histoire », « L’Histoire, cette poétesse », tr. Alzir Hella, in Derniers Messages, Paris, Éditions Bartillat, 2013, p. 144. Return to text

27 Il existe un vieux débat sur la vérité historique et sa possibilité, depuis le XVIe siècle (l’historien castillan Herrera est l’un des premiers à interroger ce concept). Au XXe siècle, le courant pragmatiste, dont Richard Rorty est un des représentants, refuse d’admettre qu’il puisse exister une vérité historique ; il n’y a qu’interprétations. Return to text

28 Ricœur, Temps et récit I, op. cit., p. 303. Return to text

References

Electronic reference

Caroline Anthérieu-Yagbasan, « Le personnage de biographie : une construction littéraire », Grandes figures historiques dans les lettres et les arts [Online], 5 | 2016, Online since 14 décembre 2016, connection on 18 janvier 2025. URL : http://www.peren-revues.fr/figures-historiques/215

Author

Caroline Anthérieu-Yagbasan

Université d’Aix-Marseille, CEPERC, CNRS

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CC-BY-NC