Le mot « biographie » est construit sur deux racines grecques, qui signifient « écriture d’une vie ». Le terme en lui-même part donc du postulat qu’on peut raconter une vie, et ceci à travers la linéarité à laquelle oblige la succession des pages dans un livre. Une vie mise en récit, c’est une existence étirée sur une ligne narrative. Ce présupposé établi – à supposer qu’on le puisse, ce que Bourdieu conteste dans son article intitulé L’Illusion biographique1 –, on devine aisément quelles difficultés il va pouvoir soulever. Comment donner une cohérence à un récit biographique ? Ou, pour préciser la question, quel point d’appui trouver pour donner un sens (une direction) au récit d’événements humains, par-delà la simple chronologie2 ? La réponse peut sembler évidente : c’est le personnage, le héros de la biographie, qui donne son unité à l’ensemble. Toutefois, et on suivra cette fois Pierre Bourdieu, l’unité du personnage est elle-même reconstruite, puisque chaque personne possède divers rôles ou fonctions dans la société, que par commodité l’on synthétise sous le terme d’identité. Pour revenir sur le plan littéraire, le biographe doit également construire son personnage à partir des différentes sources d’information dont il dispose. Il devra ainsi organiser son récit – car il faut souligner que la biographie est aussi, et avant tout, un récit, qui, chercherons-nous à démontrer ici, s’avère particulièrement propice à l’étude de la technique littéraire d’un auteur.
Le personnage historique, comme son nom l’indique, est à la fois personnage (avec, à ce titre, un rôle et une fonction précise dans un récit3, organisé par l’écrivain, qui s’en fait sa propre vision) et être ayant réellement vécu ; par conséquent, on peut le confronter à des sources historiques, et il existe – a existé – indépendamment de l’écrivain. Personnage d’un récit, possédant un référent extérieur : voilà une définition simple, mais qui n’est pas sans poser quelques difficultés.
Le personnage n’est pas une personne
Cette affirmation, qui pourrait sembler tautologique, fait référence à ce qu’indique Jean-Marie Schaeffer du personnage :
Il existe une relation non contingente entre personnage fictif et personne : le personnage représente fictivement une personne, en sorte que l’activité projective qui nous fait traiter le premier comme une personne est essentielle à la création et à la réception des récits.4
Partir de ce lien entre personnage et personne (lien de représentation, lien esthétique, et non lien d’identité) sera fécond pour examiner s’il existe une spécificité du personnage de biographie.
Ce dernier a en effet un référent extérieur : une personne, ayant existé ou existant réellement. Pour reprendre la terminologie de Schaeffer, il représente une personne, non pas fictivement (dans le monde fictionnel), mais réellement (dans le monde réel). Le lecteur ne s’y trompe pas. Biographie et roman sont deux genres bien identifiés, car l’horizon d’attente n’est pas le même5.
Mais la différence initiale de pacte lectorial n’implique pas forcément une différence en termes de construction. Nous voilà donc renvoyés à ce qu’est – ce qui fait – un personnage. Or, lorsqu’on questionne les études actuelles concernant le personnage6, force est de constater que, dans la plupart des cas, les personnages sur lesquels s’appuient les critiques appartiennent à la fiction. Il semble y avoir comme présupposé qu’un personnage est toujours forgé ; le personnage de biographie n’est jamais mentionné. Est-on toujours en droit d’employer ce même terme de « personnage », qu’on étudie une biographie ou une fiction ?
On admet en général, comme définition minimale de ce terme, que c’est un « être de papier », créé par l’esprit de l’auteur, « enraciné » dans un monde fictionnel – c’est l’expression qu’emploie Lamarque7. Bien entendu, le personnage de biographie n’est pas un personnage fictionnel ; et pourtant, il est bien un être de papier, en tant que héros d’un livre. Une fois la biographie imprimée, les personnages qui la composent ne se retrouvent-ils pas, eux aussi, enracinés dans le récit ? Il est toutefois bien évident que cet être de papier se différencie de ses collègues fictifs par un fait essentiel : il ne naît pas de l’imagination d’un auteur. Il a un référent extérieur : une personne, ayant existé ou existant réellement. Nous voilà renvoyés à l’horizon d’attente du lecteur.
Le personnage de biographie a donc un statut particulier, double : il a été une personne, mais n’en est plus une, dès lors que son histoire a été fixée sur le papier. Ou, pour le dire plus précisément : c’est la représentation d’une personne appartenant au monde réel, mais comme toute représentation, elle a été forgée – par une intervention de l’auteur qui n’est pas anodine, et l’intègre à un nouveau monde parallèle, celui de la narration. Il partage bien avec les personnages fictionnels la propriété d’être ancré dans un récit, et cela ne peut qu’avoir une influence sur sa constitution et son « identité » – terme que Lamarque emploie au sujet des personnages de fiction, mais qui n’est utilisé ici qu’avec les réserves mentionnées plus haut.
Une limite parfois problématique
Héros de fiction, héros de biographie : ces deux catégories d’êtres de papier semblent, il est vrai, faciles à distinguer ; mais comme nous venons de l’affirmer, il n’y a pas de grande différence théorique entre les deux. Pour tenter d’y voir plus clair, examinons un cas limite, et à ce titre, révélateur : les personnages historiques qui s’invitent dans des fictions. « Substituts » dont les propriétés sont modifiées, ou « immigrants », transposés directement8, restent-ils des personnages fictionnels ? Oui, dans le sens où ils sont enracinés dans un monde fictionnel ; non, dans le sens où ils ont un référent extérieur (et par conséquent, ne sont pas totalement « enclos » dans ce monde issu de l’imagination d’un écrivain).
Pavel prend l’exemple de Richelieu apparaissant dans Les Trois mousquetaires. Il se pose la question de savoir si c’est un immigrant ou un substitut, et la réponse qu’il donne me semble très intéressante pour notre sujet :
Dumas nous propose-t-il un substitut du cardinal ou le fait-il immigrer dans le roman ? La différence entre immigrants et substituts dépend de la fidélité de la représentation : alors que les immigrants qui élisent domicile dans les romans y apportent leur vraie personnalité, les substituts ne sont que des mannequins portant des masques manipulés et interprétés par l’écrivain.9
Le premier aspect sur lequel il faut s’arrêter est le lien que fait Pavel entre personnage et personne à travers cette notion problématique, tout autant que discutable, de « personnalité ». La personnalité (de la personne réelle) pourrait, d’après lui, passer telle quelle dans les romans (nous élargirons à récits en général). Cette affirmation est intéressante en ce qu’elle justifie la démarche biographique et pose la question de la perméabilité du texte aux représentations déjà existantes.
Le second point important concerne la « fidélité de la représentation » : il semble n’y avoir qu’une différence de degré entre personnages immigrants et substituts. Classer les personnages dans l’une ou l’autre de ces deux catégories impliquerait donc que l’on en revienne aux sources historiques, en les interrogeant pour savoir si tel ou tel homme apparaissant dans un roman ressemble à ce qu’en disent d’autres documents, des textes historiques. Pour autant, ces degrés de fidélité sont-ils un outil valable pour la biographie ? On ose espérer que non ; il faudrait, dans le cas contraire, que cette dernière renonce à toute prétention scientifique10. Cependant, l’idée qu’il peut y avoir des degrés de fidélité dans la représentation, que l’on évaluerait à l’aune d’un modèle extérieur à la fiction, contribue à rendre plus ardue la difficulté à étiqueter tel ou tel personnage comme « fictionnel » : la question de savoir dans quelle mesure un substitut est, ou non, un personnage fictionnel, reste donc ouverte. Et au-delà, elle est symptomatique du fait qu’invention, reconstitution et fait de pallier des lacunes historiques par l’imagination sont des zones qui s’interpénètrent.
L’insertion obligatoire dans un récit
Il faut encore en revenir au terme de « personnage ». Le cœur de son identité semble bien être l’insertion dans un récit11. – Réciproquement, il serait douteux qu’il puisse y avoir un récit sans personnage ; mais ce n’est pas le sujet ici. – Le personnage de biographie ne fait pas exception à la règle ; et cela provoque des répercussions sur ce qu’il est. Sans entrer dans des considérations structuralistes sur la construction du récit, il faut rappeler qu’appartenir à ce dernier lui donne une fonction, et le place au centre d’un réseau de relations. Ou, pour le dire autrement, la mise en récit de la vie d’une personne le transforme en personnage (en représentation) dans ce récit. En effet, le biographe est astreint à la double tâche de rechercher la vérité en même temps qu’une cohérence pour son texte. Son travail préalable sera de sélectionner les événements de la vie réelle et de les organiser dans son récit. Évidemment, tout cela va orienter la description du personnage par l’auteur ; sans même parler du choix préalable de raconter cette vie-là plutôt qu’une autre12. L’image qui parviendra finalement au lecteur sera-t-elle la « vraie personnalité » du modèle dans la vie réelle ? (Pour simplifier, disons, les personnes qui l’ont connu l’y reconnaîtraient-ils ? Et lui-même, la trouverait-il exacte ?)
On se permettra d’en douter, car cette image aura alors traversé un certain nombre de prismes : choix, rationnel ou affectif, de l’auteur, qui a lui-même sa propre vision de l’Histoire, sélection d’épisodes représentatifs, souci de construction d’un récit, lisibilité nécessaire pour le lecteur, réception et construction d’une image mentale par ce dernier. C’est bien pour cela que Bourdieu dénonçait « l’illusion biographique » ; mais nous ne le suivrons pas quand il en déduit la vacuité de ce genre. Le lecteur, en effet, est conscient des limites de l’exercice, ne serait-ce que parce qu’il existe souvent plusieurs biographies différentes d’un même personnage.
Pour avancer dans ces considérations, appuyons-nous sur l’exemple d’un auteur qui a écrit à la fois des biographies, des nouvelles, et de la critique littéraire accordant une grande place au personnage comme entité13. Dans ses biographies, pourtant, Stefan Zweig semble moins décrire une personnalité – ce qu’on pourrait pourtant considérer comme le cœur de la démarche biographique – que raconter un destin – tragique, la plupart du temps. C’est par exemple Marie-Antoinette qui va finir à l’échafaud, ou Sébastien Castellion qui sera persécuté par Jean Calvin. L’intérêt, toutefois, n’est pas tant d’expliquer que Marie-Antoinette a connu une fin dramatique, ce qu’ignorent probablement peu de lecteurs, mais d’analyser ce qui, dans son caractère, l’a conduite irrémédiablement à cette fin : son insouciance, qui est la donnée principale de son caractère, accentuée par son éducation et son entourage. Taine parlerait de « faculté maîtresse » accentuée par le milieu14. L’héroïne est donc une victime ; mais en réalité, c’est moins de son destin que d’une nécessité intérieure la poussant à agir dans ce sens. La cohérence du récit provient de « l’unification » du personnage : son caractère, ses réactions, son éducation, son physique même. Dans le même récit, Louis XVI est à son tour décrit comme une unité. Tout ce qui constitue le roi est mis en relation par l’auteur : ainsi la faiblesse physique du roi explique-t-elle sa nonchalance et son absence de fermeté face à la Révolution. Chaque personnage forme un tout, dans lequel chaque élément appelle et explique les autres. Voilà pourquoi la lecture des biographies de Zweig offre au lecteur le sentiment gratifiant de tout saisir, de pouvoir tout déduire d’une chaîne logique.
L’auteur viennois pousse l’exercice jusqu’au paradoxe : les personnages de ses biographies en arrivent à être plus « construits » (non pas au sens de mieux élaborés, mais en ce qu’ils sont plus pleins, plus entiers) que ses personnages fictionnels. Pourtant, Zweig a usé abondamment dans ses nouvelles d’un processus narratif, le récit enchâssé. La construction du récit donne ainsi la parole au personnage qui s’auto-analyse dans un récit de sa vie fait devant un autre personnage. Dans cette configuration, le personnage fictionnel livre lui-même la clé de son caractère à celui qui l’écoute (le narrateur du récit-cadre) ; et, à travers ce dernier, au lecteur. Cela ne l’empêche pas d’avoir des réactions qu’il n’est pas capable d’anticiper ou de maîtriser. Songeons par exemple au Joueur d’échecs : après son récit enchâssé, le personnage du docteur B. accepte de jouer aux échecs contre Czentovic, le champion, à bord du bateau. Les parties s’enchaînant, il retombe peu à peu dans sa folie, perd le contrôle du jeu et la conscience de sa situation. Le personnage du docteur B. n’est transparent ni pour lui, ni pour le narrateur, ni pour le lecteur, malgré le récit enchâssé. Sa logique interne ne permet pas de prévoir la crise finale. Ainsi se met en place un jeu complexe entre nécessaire et imprévisible, explication rétrospective et cause finale, au centre duquel le personnage prend toute sa dimension.
À l’inverse, le projet de Zweig pour l’écriture de ses biographies recrée à partir de matière historique un personnage qui est transparent au lecteur, dans sa constance et sa cohérence (même quand le trait essentiel de son caractère est l’impulsivité, Marie Stuart étant ici un bon exemple). Le récit qui comprend le personnage est comme guidé par cette constance. L’image ainsi produite est littéraire, mais trop « lisse » pour être totalement conforme à la réalité, me semble-t-il15 ; qui en effet, parmi les personnes réelles, se vanterait d’une cohérence dans sa vie si totale qu’un biographe pourrait en relier facilement tous les éléments et les expliquer par la seule poussée intérieure ?
Ici se précise une définition du personnage de biographie, reliant les deux facettes opposées : c’est un personnage ancré dans un récit, avec un référent extérieur ayant réellement existé (la biographie n’est pas la mythologie), dont on peut dire également qu’il tend plus ou moins à en être la représentation littéraire idéale. « Idéale », et non « idyllique », car le projet biographique, chez Zweig en particulier, voit le personnage comme une sorte de tronc équarri de ses propres contradictions. L’adjectif « idéale » ne porte donc, en aucune façon, de jugement moral ; l’Histoire est également remplie de gens peu fréquentables, dont on peut trouver des biographies.
La mise en récit semble donc la fin du projet biographique ; elle en est pourtant une condition nécessaire, car elle lui permet d’éviter les deux écueils du simple exposé de sources historiques, qui ne construirait pas de personnage littéraire, et de l’hagiographie : on le voit dans Romain Rolland, où Zweig, débordé par son admiration, probablement impressionné par cet homme encore vivant, ne parvient pas à construire un récit littéraire. Ce fait est reflété dans la construction même du livre : si la première partie s’intitule « Biographie », elle ne comporte pas la totalité du récit de vie, mais les moments créatifs de son existence. La mise en récit échoue ici, car elle cède le pas à une construction impressionniste qui favorise des moments-clés de son œuvre. Les chapitres suivants mêlent thématiques (« Les débuts dramatiques », faisant référence aux premières pièces de théâtre de Rolland, ou encore « L’Europe », évoquant son engagement politique) et analyse des œuvres. Il n’est que de lire la conclusion :
Et de toute notre âme reconnaissante nous formons ce vœu, à l’occasion de son soixantième anniversaire : que cette force héroïquement combative et toujours victorieuse nous soit conservée intacte pour l’édification de la jeunesse, la consolation des hommes – et pour qu’il puisse atteindre à sa complète réalisation.16
Zweig trace dans cet extrait un programme de vie pour le sujet de son essai. Les termes valorisants tout autant que généraux (« héroïquement ») s’inscrivent dans cette démarche qui sort du narratif pour entrer tantôt dans le prescriptif, tantôt dans le laudatif, et part du postulat discutable que le lecteur sait de quoi l’on parle, par sa connaissance préalable des œuvres de Romain Rolland.
Ces nombreuses digressions coupent le récit ; et même ce dernier, accompli comme si le lecteur connaissait personnellement Rolland, est trop exigeant dans ses attendus. Or, ne pas construire de récit, c’est échouer à construire un personnage littéraire ; tout au plus pouvons-nous imaginer, à la lecture, quelques traits du caractère de Rolland ou de son physique. En effet, c’est le récit qui fournit une structure pour une explication rétrospective, une relecture de la vie du personnage – qui le constitue. Le fait que Rolland soit encore vivant au moment où Zweig publie sa biographie l’empêche probablement de donner un récit de vie organisé, car le destin de son héros n’est pas « complètement réalisé » ; il ne peut donc pas tirer le fil qu’il cherche dans le livre, ce fil qui donne la clé d’une destinée, et n’est saisi que par un récit. Les mots qui clôturent l’extrait cité donnent l’image d’un héros en train de se chercher, et dont la biographie peut, paradoxalement, aider à la construction.
Ricœur l’a exprimé dans Temps et récit, l’intrigue permet d’éviter le nomologisme en Histoire ; finalement, seule la narration peut configurer le temps et permettre une représentation adéquate de ce dernier. Il serait donc absurde de vouloir faire de l’Histoire sans récit, puisque l’Histoire est ce qui tient ensemble identité collective et individuelle grâce à une « identité narrative »17.
Pourquoi lire des biographies ?
Il n’est pas inutile, à ce stade, de repréciser qu’en aucun cas les hypothèses énoncées plus haut ne visent à jeter le discrédit sur la démarche biographique, ni sur les œuvres qui en sont le produit. Au contraire, on cherche, dans le cas particulier du personnage, à examiner quelques outils pour penser les récits biographiques dans la théorie littéraire, afin de pouvoir affirmer pourquoi leur étude est particulièrement intéressante pour comprendre la technique d’un auteur.
Il y a une instance qui n’a pas été interrogée jusque-là : le lecteur. Si l’on fait un rapprochement entre personnages de fiction et de biographie, ce rapprochement va également se jouer dans les mécanismes de lecture. Or, le héros d’une biographie a plusieurs atouts, par rapport à un personnage fictionnel, pour susciter l’empathie du lecteur : tout d’abord, il a réellement existé. Cette vérité de Lapalisse est cependant importante à rappeler, car pleine de conséquences concernant l’existence du personnage, pour sa justification ontologique. Le personnage de biographie n’est pas condamné, comme son collègue fictionnel, à avoir une existence crédible, puisque celle-ci est avérée historiquement18 (c’est l’interprétation de tel ou tel biographe à propos de son personnage qui peut ne pas être crédible). Or, même si le lecteur est disposé à faire semblant de croire que ce qu’on lui raconte est vrai dans le monde de la fiction – c’est la « suspension volontaire d’incrédulité » définie par Coleridge19 –, il a besoin d’éléments pour imaginer ce personnage qu’on lui décrit. Et dans le récit biographique, le « jeu de faire semblant »20 imposé par la fiction ne concerne pas l’existence même du personnage. La biographie a donc cette supériorité sur la fiction qu’elle exige moins la créance du lecteur.
Le paradoxe exprimé concernant les personnages de Zweig, parmi lesquels les héros de biographies se montrent si « entiers » et cohérents, par rapport à ses personnages de fiction, n’en est donc pas un, si l’on accepte la proposition de Jouve concernant le personnage de roman. D’après lui, le lecteur a de l’empathie pour un personnage en proportion des « blancs » qui lui restent à combler. Il faudrait qu’un personnage ne soit pas complètement transparent, afin que tout un chacun puisse s’en sentir proche21. Je pense que c’est tout le contraire qui est à l’œuvre dans une biographie. Le lecteur ne ressent-il pas une empathie plus forte envers le héros d’une biographie présentant une vie dépliée, et donnant les motivations des actes accomplis ? Au plaisir de la lecture s’ajoute alors la joie de comprendre et de maîtriser un destin qui, vu du dedans, semblait absurde. Deux composantes se complètent et se renforcent l’une et l’autre : le « jeu de réel » est produit par l’illusion référentielle ; d’autre part, le récit permet au lecteur de prendre de la hauteur par rapport au personnage considéré, et ce faisant d’embrasser d’un seul regard la logique interne d’une vie : la sécheresse doctrinaire de Calvin, par exemple, décrite par Zweig dans Conscience contre violence.
Il est ainsi fécond, d’après Michel Picard, d’utiliser le modèle du jeu pour étudier la lecture. L’auteur fait l’hypothèse, en particulier, que le plaisir de lire répond à une pulsion scoptophile, au désir de voir22. Dans le cas des biographies, le plaisir de voir ce que l’on ignore habituellement, les motivations les plus secrètes de tel ou tel grand homme historique, est probablement augmenté par le fait de savoir que ce héros de papier a réellement existé. Le lecteur est ainsi dans une posture dominante d’autant plus intéressante qu’il s’agit d’événements historiques. Au contraire de la fiction, dans un récit historique, le plaisir de comprendre et l’illusion de maîtrise qui en est issue s’appuient sur des faits réels. Le biographe donne du sens à l’Histoire ; quant au lecteur, il est partie prenante de la constitution de ce sens. La destinée d’un personnage historique ayant des implications plus larges, les événements qui en découlent débordent le cadre du récit. De même que sa signification : pour un écrivain tel que Zweig, à une époque où les forces collectives semblaient vouloir écraser l’individu, redonner de l’importance au destin individuel était une revanche sur son temps.
Car tel est le deuxième atout du personnage de biographie : il est choisi par un écrivain, par affinité ou besoin de comprendre, mais également assez souvent à cause de la similarité que présente son époque avec celle du lecteur, ou à cause de l’éclairage nouveau qu’il apporte sur notre temps ou notre histoire : Zweig explique, au début de son essai sur Montaigne, en quoi il peut être intéressant d’étudier la vie de l’écrivain au XXe siècle.
Seul celui qui, dans le bouleversement de son âme, est contraint de vivre une époque où la guerre, la violence, la tyrannie des idéologies menacent la vie même de chacun et, dans cette vie, sa substance la plus précieuse, la liberté de l’âme, peut savoir combien il faut de courage, de droiture, d’énergie, pour rester fidèle à son moi le plus profond en ces temps où la folie s’empare des masses. Il faut d’abord avoir soi-même douté et désespéré de la raison, de la dignité de l’homme, pour pouvoir louer l’acte exemplaire de celui qui reste debout dans le chaos du monde. […] Ce n’est que quand le destin nous rendit frères que Montaigne m’apporta son aide, sa consolation, son amitié irremplaçables […].23
Le passé pour comprendre le présent, cette idée n’est pas nouvelle ; mais dans le cadre d’un récit biographique, à la portée didactique s’ajoutent tous les enjeux que porte le personnage en termes d’empathie ou de projection lectoriale, qui permettent de renforcer l’intérêt et la compréhension du lecteur. Dans le contexte de naissance des totalitarismes qui est le sien, l’écrivain autrichien multiplie les récits biographiques concernant des humanistes. Il fait ainsi un rapprochement explicite entre l’époque de la Réforme et les années 1930, époque de montée en puissance des idées xénophobes, et de remise en question de ce qu’étaient l’Europe, la culture, l’humanité24. Face à ce monde qui sombre dans la violence, Zweig voudrait être le Montaigne ou l’Érasme dont son époque semble avoir besoin : celui qui parvient à rester neutre, à conserver ses idées pacifistes et, sans s’engager clairement contre les tyrans, continue à montrer par son travail intellectuel que l’esprit vaincra. C’est dans ce parallèle entre hier et aujourd’hui, lui semble-t-il, que Castellion, Montaigne ou Érasme trouvent leur vérité ; par ailleurs, dans un admirable va-et-vient, le dessin de ces grandes figures ayant lutté contre le despotisme lui permet de montrer combien est intemporel le personnage de l’opposant politique, et combien Érasme aurait à faire s’il vivait au XXe siècle. Toutes problématiques qui dépassent l’« être de papier », et permettent au personnage d’acquérir une dimension plus large, comme un modèle ou une conscience pour une époque différente, mais si ressemblante…
Ce croisement des époques est intéressant pour les contemporains de l’auteur, qui peuvent voir en une figure éloignée un héros du temps présent, mais également pour les lecteurs de l’avenir. Le personnage devient alors, plus qu’un personnage, un manifeste : Castellion et Érasme pour la tolérance religieuse, Montaigne et Nietzsche pour la liberté individuelle jusqu’au bout, quels que soient les événements extérieurs25... Comprendre ces associations d’idées, ces allers-retours de l’auteur, c’est s’attacher à un personnage surinvesti par son créateur ; et s’y attacher d’autant plus que ce dernier a pu s’identifier à celui dont il raconte la vie.
Conclusion
Cette étude a voulu montrer qu’il pouvait être particulièrement fécond d’employer, pour interroger le personnage de biographie, quelques-unes des perspectives ouvertes par les travaux sur le personnage de fiction. Et réciproquement, étudier des biographies permet au critique de mieux comprendre ce que cherche à faire un écrivain lorsqu’il bâtit un récit, lorsqu’il construit un personnage.
Admettre que les héros d’un récit biographique sont, eux aussi, une construction littéraire n’ôte rien au plaisir de la lecture ; au contraire, les personnages de biographie, quels qu’ils soient, ont pour eux des atouts certains concernant la construction d’une image mentale par le lecteur, mais également les mécanismes de projection, d’identification. Le fait qu’ils appartiennent, la plupart du temps, à une époque révolue, loin de gâcher le charme, participe plutôt de ces processus. Quant à la biographie, elle gagne à être considérée comme un genre littéraire constitué d’un récit, car c’est à cette condition seulement que peut se réaliser pleinement son objet : la construction d’un personnage que le lecteur a envie de connaître, et pour lequel il peut avoir de l’empathie, au même titre qu’un personnage fictionnel. Ainsi progresse la connaissance, grâce à l’envie de comprendre et de connaître les ressorts internes de l’événement. Si l’Histoire est une poétesse, d’après le titre d’un article de Zweig, ce dernier exige de l’historien qu’il respecte son « esprit supérieur »26. Il serait en effet absurde de penser que la mise en récit est ennemie de l’exactitude scientifique, exigée par les historiens dans la mesure du possible27 : « Pour qu’un événement devienne de l’Histoire, il faut et il suffit qu’il soit raconté »28.