Dans son roman Les Arpenteurs du monde, paru en 2005 en Allemagne et en 2007 pour la version française1, Daniel Kehlmann peint avec beaucoup de liberté la vie de deux illustres savants allemands du XIXe siècle. Gauss, mathématicien, astronome et physicien, voyagea depuis son observatoire à Göttingen vers les étoiles les plus lointaines, et Alexander von Humboldt, naturaliste et géographe, réalisa lors de ses expéditions d’innombrables mesures astronomiques et météorologiques, tout en s’intéressant significativement au magnétisme et à la minéralogie. Le romancier travesti en biographe croise les carrières de ces deux grandes figures scientifiques en suivant leurs explorations aux modalités aussi différentes que leurs personnalités étaient divergentes. Outre un appétit de savoir effréné, Humboldt, le grand voyageur, et Gauss, le sédentaire invétéré, eurent en commun la pratique de l’arpentage : grâce à la technique de la triangulation, Humboldt établit des cartes enfin fiables des espaces qu’il parcourait, tandis que Gauss consacra une dizaine d’années de sa vie à la réalisation d’une carte topographique du royaume de Hanovre. En s’emparant avec fantaisie d’existences vouées à la connaissance et à l’arpentage du monde, Daniel Kehlmann propose une véritable méditation sur notre rapport à l’espace, au temps et à l’inconnu, dont Gauss et Humboldt ont, chacun à sa manière, repoussé les frontières, avec pour horizon un monde peut-être sans ailleurs. Tout en laissant sa part au désenchantement postmoderne auquel nous n’en finissons pas d’assister, il se pourrait cependant qu’en emboîtant le pas à des figures historiques qu’il réinvente sur un mode burlesque, le romancier allemand nous invite à revisiter le processus de l’éloignement, de la découverte et de la rencontre. La tentation d’assimiler Les Arpenteurs du monde à des « vies parallèles » est grande, mais dans un sens bien différent de Plutarque : Kehlmann déploie un parallélisme de pure fiction en s’amusant de la divergence pour fantasmer des rencontres et questionner, à travers des vies tournées vers le progrès scientifique, notre rapport à l’inconnu.
Cartographier l’inconnu
On peine à faire la liste des avancées scientifiques dont Gauss et Humboldt sont à l’origine tant elles sont nombreuses, et les centres d’intérêt de ces deux hommes éclectiques. Sous la plume alerte et ironique de Kehlmann, ils deviennent des personnages hauts en couleur, incarnant deux formes de voyage vers l’inconnu : Humboldt a navigué sur l’Orénoque, gravi des montagnes et exploré des cavernes tout en étudiant la minéralogie, le galvanisme ou encore le magnétisme terrestre ; Gauss, qui ne s’est jamais beaucoup éloigné de la ville de Göttingen, a notamment fait des découvertes sur le mouvement des corps célestes, est à l’origine d’un télégraphe primitif, ou encore a entrevu la possibilité de géométries non euclidiennes. Mais cette exploration de l’inconnu sous toutes ses formes se résume pour les deux savants campés par Kehlmann à un inventaire de chiffres et de choses. Il n’y a guère de place dans ces voyages scientifiques pour les chocs esthétiques ou encore l’émerveillement. Lorsque Humboldt passe le tropique du Cancer et découvre un nouveau ciel, il n’admire pas les étoiles de la Croix du Sud mais songe aux atlas, qui ne recensent qu’« en partie seulement » « les constellations du nouvel hémisphère » (p. 47). Seule la réduction de l’inconnu au connu intéresse l’explorateur. Emblématique est sa manie de tout mesurer. Ainsi, alors que le grand départ pour l’Amérique n’est encore qu’un projet, Bonpland, qui s’est décidé à accompagner Humboldt, se plaint de ce que celui-ci escalade chaque montagne et explore chaque grotte au lieu de gagner au plus vite l’Espagne, d’où pourra être organisée leur expédition. Mais, se justifie Humboldt :
Une colline dont on ne connaissait pas la hauteur était une insulte à la raison et le rendait nerveux. Un homme qui ne déterminait pas à chaque instant sa position géographique ne pouvait pas se déplacer. On ne laissait pas une énigme, si petite soit-elle, sur le bord de la route.2
Cette propension maniaque à la saisie numérique est une constante du personnage. À tel point qu’au cours de son expédition dans le Nouveau Monde, il assiste à « une éclipse de soleil » sans la regarder. À Bonpland qui s’étonne, Humboldt répond : « Il avait dû observer l’axe dans le sextant et aussi surveiller l’heure. Il n’avait pas eu le temps de lever les yeux. […] Cet endroit était désormais fixé à jamais sur les cartes du monde » (p. 78).
Gauss, quant à lui, commence sa carrière dans le roman de Kehlmann par un voyage inouï : un vol en ballon. Il a en effet convaincu Pilâtre, l’un des grands pionniers de l’aéronautique, de l’emmener pour mieux voir les étoiles, qui comptent parmi les grandes figures de l’Inconnu auxquelles le savant s’est confronté. Comme en écho à Humboldt qui pense que « les nombres banniss[ent] le désordre » (p. 48), l’observation du ciel permet à Gauss d’y voir clair :
Récemment encore, il n’y avait là haut que des points brillants. À présent, il distinguait leurs formations, il savait lesquels marquaient les degrés de latitude et servaient aussi à s’orienter en mer […] les étoiles étaient devenues son métier et lui leur interprète.3
Pour les deux savants tels que Kehlmann les imagine, voyager vers l’inconnu revient à étudier la langue de la nature puis l’apprendre aux autres, ainsi Humboldt rassure Bonpland sur leur expédition à venir « au fin fond de la forêt vierge » : « La forêt vierge, ce n’était après tout qu’une forêt. La nature parlait la même langue partout » (p. 76). La tournure restrictive montre bien le refus de tout émerveillement. Derrière la métaphore de l’inconnu comme langue étrangère, la réalité est prosaïque, ou plutôt numérique. Apprendre la langue de la nature, c’est établir des correspondances entre la réalité et des nombres. Le discours que Kehlmann prête à Humboldt à l’occasion du Congrès des naturalistes allemands à Berlin est à cet égard édifiant :
La compréhension du cosmos avait beaucoup progressé. On explorait l’univers avec des lunettes astronomiques, on connaissait la structure de la Terre, son poids et sa trajectoire, on avait déterminé la vitesse de la lumière […] et on aurait bientôt résolu la dernière énigme, la force des aimants. Le bout du chemin était en vue, la mesure du monde presque achevée.4
On le voit, voyager vers l’inconnu pour nos protagonistes, c’est arpenter le monde avec des instruments. Or certains d’entre eux vont jusqu’à rendre inutile tout déplacement. La panoplie de Humboldt est riche : « baromètres », « théodolite »5, « sextants », « chronomètre », et même « cyanomètre » (p. 36), mais Gauss va plus loin en imaginant des espaces propres aux voyages immobiles : il demande qu’on lui édifie un observatoire à Göttingen destiné à l’observation des étoiles, plus tard il se fait construire juste à côté une « cabane sans fenêtre avec une porte hermétique et des clous de cuivre non magnétisables » (p. 268) à l’intérieur de laquelle il a placé une bobine à induction et « une longue aiguille en fer » (p. 269). Ces deux lieux mènent Gauss bien au-delà de l’exploration de l’ailleurs à laquelle Humboldt s’est attaché. Car si voyager vers l’inconnu c’est traduire le monde en nombres, il apparaît que de Humboldt et de Gauss, c’est le second qui a voyagé le plus loin : « Il n’était pas nécessaire d’escalader des montagnes ou de s’imposer une traversée de la jungle. Celui qui observait cette aiguille voyait jusqu’au centre de la Terre », pense Gauss dans la solitude de sa cabane (p. 269). Même Humboldt, qui ne manque pas d’éprouver parfois une certaine pitié pour ce « pauvre homme qui n’avait jamais rien vu du monde extérieur » (p. 273), se découvre à la fin de sa vie « incapable de dire lequel des deux était allé très loin et lequel était toujours resté chez lui » (p. 291).
Par son entreprise mêlant le biographique au romanesque, Kehlmann soulève un questionnement existentiel sur le sens de nos itinéraires terrestres. Dans un article s’intéressant à « la réécriture de la mémoire dans Les Arpenteurs du monde », Françoise Willmann émet l’hypothèse que le jeune romancier a choisi deux « héros incontestés de l’histoire des sciences allemandes » pour refléter « le désenchantement contemporain à l’égard de la science »6. Pour l’auteur de l’article, ce roman exprime un ressentiment face aux progrès scientifiques, qui, plutôt que de remplir leurs promesses de progrès et de bonheur, sont porteurs d’inquiétudes et de menaces7. Les arpenteurs du monde montreraient ainsi comment la science est « l’œuvre trompeuse d’acteurs qui, après avoir prétendu s’élever au-dessus du commun des mortels, s’avèrent, à y regarder de plus près, humains, trop humains »8. Il est vrai que le personnage de Humboldt développe à plusieurs reprises une foi en la science bien naïve à nos yeux échaudés. Ainsi, le discours dont nous avons cité plus haut l’amorce s’achève en utopie :
[…] le cosmos serait […] percé à jour, toutes les épreuves liées au commencement de l’humanité, telles que la peur, la guerre et l’exploitation de l’homme, feraient partie du passé […]. La science inaugurerait une ère de bien-être et qui sait si elle ne parviendrait pas même à résoudre, un jour, le problème de la mort.9
Cependant, le personnage croit-il à ce discours qu’il est en train de prononcer ? Dans la salle, Daguerre, que le lecteur a déjà rencontré au premier chapitre, confie à Gauss qu’on trouve que le baron n’est plus le même, qu’il radote. Surtout, Humboldt tiendra des propos bien différents au Tsar, qu’il rencontre lors de son voyage à travers la Russie, et à qui il suggère de « ne pas surestimer les résultats d’un scientifique » :
[…] un savant n’était pas un créateur, il n’inventait rien, ne conquérait aucun pays, ne cultivait pas de fruits […] d’autres lui succéderaient qui en sauraient plus que lui, puis d’autres qui en sauraient davantage encore, jusqu’à ce que tout sombre à nouveau.10
Plus profondément, Humboldt avait déjà pressenti que l’histoire n’est pas un processus linéaire orienté par la lumière du progrès et de la vertu. À propos du peuple aztèque dont il a découvert les vestiges, il s’est écrié : « Un tel degré de civilisation et une telle cruauté […]. Quelle association ! Tout le contraire, pour ainsi dire, de ce que représentait l’Allemagne » (p. 205). Kehlmann rassemble dans cette exclamation trois temps historiques qui renvoient l’un contre l’autre le sacrifice, inconcevable pour Humboldt, de vingt mille victimes le jour de l’inauguration d’un temple, et l’enfer des camps nazis dont le personnage devient ici le prophète par antiphrase.
Est cristallisée ici une constante de l’œuvre romanesque, dont la trame, globalement chronologique au sein de chaque chapitre, est parfois biaisée par des visions projectives des personnages, lesquelles peuvent mêler le surnaturel et la prescience. Ainsi, Gauss, lors d’une promenade aux abords de Göttingen, entrevoit un OVNI, puis commence à se percevoir comme une « invention pas tout à fait réussie » et la « copie d’un être bien plus réel », puis se met à remarquer des « tours en verre réfléchissant », et des « capsules métalliques » avançant en « colonnes de fourmis le long des rues » (p. 280). À travers son personnage qui anticipe les villes modernes et se devine comme « être de papier », Kehlmann adresse un clin d’œil à son lecteur et l’invite à méditer sur le temps tel qu’il est rarement présent dans les œuvres des biographes authentiques. La description de la mère de Gauss vieillissante introduit la réflexion :
Sa peau se relâchait, son corps se déformait, ses yeux perdaient de leur éclat, et chaque année, de nouvelles rides apparaissaient sur son visage. Il savait qu’il en allait ainsi de tout le monde, mais dans son cas, c’était insoutenable. Elle dépérissait sous ses yeux, et il ne pouvait rien faire.11
Kehlmann nous donne à voir le désespoir de l’enfant conscient de ce que « le temps ne s’arrêt[e] jamais » (p. 57) et, à l’autre bout du roman, l’autodérision du vieil homme : « On ne marchait plus bien, on ne voyait plus bien, et on pensait si lentement. Vieillir n’avait rien de tragique. C’était ridicule. » (p. 243)
Au lieu d’effacer, par la gloire des figures historiques choisies, les « mailles grossières » (p. 57) de l’étoffe du temps, Kehlmann les incorpore à la matière de son texte, dans un processus qui universalise ses personnages en les rapprochant de chacun d’entre nous, sans toutefois, du fait du burlesque et de la dérision, permettre l’identification. La tonalité désinvolte avec laquelle Kehlmann traite ses personnages est à l’œuvre dès les premières pages du roman où l’on voit Gauss se « cach[er] dans son lit » parce qu’il ne veut pas aller au Congrès auquel il a accepté de participer, puis sombrer dans une colère aussi violente qu’enfantine12 à la vue de son fils Eugène, qui l’attend muni d’un sac de voyage. Le traitement du temps permet d’autres effets comiques, avec par exemple le rapprochement de situations peu glorieuses d’assoupissement involontaire : tandis que Gauss, qui vient de se réveiller, constate qu’« être âgé, cela voulait dire aussi qu’on pouvait s’assoupir n’importe où », le voyage de Humboldt est évoqué dès la ligne suivante sous le signe des innombrables voitures dans lesquelles il « [a] somnolé » (p. 280). D’autre part, le temps semble radoter lorsque le fils de Gauss, en voyage vers le Nouveau Monde, s’appuie contre un très vieil arbre en ayant le sentiment de répéter l’histoire d’un autre. Or le lecteur reconnaît l’arbre qui avait fasciné Humboldt au deuxième chapitre du roman.
Certes, la fuite du temps, qui est la même pour tous, et qui s’empêtre parfois dans les redites, a aussi ses ruptures irréversibles. Ainsi l’observation du capitaine qui l’emmène au-delà de l’océan à l’aide de montres très précises, sans regarder les étoiles, amène Eugène à penser que « l’époque des grands navigateurs [est] révolue » : « plus de Bligh, plus de Humboldt » (p. 296). Il en résulte un rétrécissement du monde. « El mundo es poco », aurait affirmé Christophe Colomb pour justifier son itinéraire13. L’espace est plus vaste lorsque l’imagination peut prendre le relais de la raison. Au contraire, la concrétude du monde devient négligeable lorsque l’inconnu a été appréhendé, mesuré et réduit. Le chronomètre de Harrisson, si précis, selon le capitaine du navire, qu’avec lui « n’importe quel novice » peut faire « le tour du globe », a remplacé les étoiles. On pourrait dès lors se contenter d’évoluer dans une réalité aussi abstraite que le temps figuré par les montres. Quand l’inconnu cesse de l’être, quelque chose d’irréversible a lieu, qui sépare l’homme de son environnement. Mais l’inconnu c’est aussi l’inaccessible temps qui n’est plus, et que seule l’imagination documentée peut tenter de déployer sous nos yeux, ou encore le présent qui fuit sans retenue. En figurant le voyage vers l’inconnu de deux hommes du passé depuis un regard qui ne s’abstrait pas du xxie siècle, Kehlmann nous invite à partir à la rencontre de l’insaisissable seuil du temps, là où se situe l’instant.
Voyager vers le moment présent
Lors de leur première entrevue à Berlin, Humboldt explique à Gauss que « le changement de climat et de saison » fait toute la beauté des latitudes où ils vivent : « En Europe, le spectacle annuel de la nature renaissante n’avait rien à envier à la diversité de la flore tropicale » (p. 221). Peut-être a-t-il fallu à l’explorateur qu’il aille à l’autre bout du monde pour en prendre conscience. Mais Gauss ne l’écoute pas, il est trop occupé à réprimander son fils pour être sensible aux remarques de Humboldt sur le climat. Les deux personnages sont repliés sur leur passé, leurs découvertes, l’arpentage, ne se retrouvant que pour convenir de la nécessité de faire des mesures précises. Le repas qu’ils sont en train d’achever à ce moment n’induit aucune convivialité. Eux qui ont cherché à mesurer le monde, à l’adosser à l’esprit rationnel des hommes, sont-ils capables de simplement être dans le présent ? L’instant, l’insaisissable instant rétif à toute capture numérique, parce que sans durée et sans étendue, n’est-il pas finalement pour le scientifique le plus grand Inconnu ? Au premier chapitre du roman, on voit Daguerre, l’un des pionniers de la photographie, tenter d’« arrach[er] à la fuite du temps » (p. 15) l’instant de la rencontre entre Gauss et Humboldt à l’occasion du Congrès de 1828. Cet arrachement toutefois n’a pas lieu, il n’y a rien de reconnaissable sur la plaque de cuivre. « L’instant [est] perdu à jamais », s’irrite Daguerre, auquel Gauss rétorque avec calme : « comme tous les autres » (p. 16).
Kehlmann intègre pourtant à la fiction un point où le temps achoppe : l’arbre évoqué plus haut, que Humboldt rencontre à Ténériffe et qui sera retrouvé plus tard par le fils de Gauss.
L’arbre était gigantesque et sans doute millénaire. Il existait déjà avant les Espagnols et les peuples primitifs. Il était là avant le Christ et le Bouddha, Platon et Tamerlan. Humboldt écouta sa montre. Avec son tic-tac, elle portait en elle le temps, et cet arbre, lui l’arrêtait : il était l’écueil sur lequel venait se briser le cours du temps.14
À la fin du passage, Humboldt appuie sa joue contre le bois et essuie quelques larmes. En touchant l’arbre, il a rencontré l’instant où présent et éternité se confondent. Son voyage ne fait que commencer et le mènera bien loin, mais le grand Inconnu est déjà là, dans cette rencontre avec le temps vu par la tranche, le temps en état de suspension. Or quelque chose de cet ordre-là est rejoué chaque fois que le corps de Humboldt entre en jeu. On remarque en effet l’importance de l’enveloppe charnelle dans le rapport que l’explorateur entretient avec l’inconnu. Pour connaître, arpenter le monde, Humboldt fait plus qu’utiliser son corps, il le fait souffrir. Dans l’article déjà cité qu’elle a consacré au roman, Françoise Willmann emploie le mot « masochiste » pour qualifier le personnage de Kehlmann. La chercheuse en études germaniques prend l’exemple des expériences de galvanisme que le savant réalise sur lui-même, expériences d’une violence telle que le domestique qui l’assiste ne résiste pas au spectacle de la souffrance de l’explorateur et rend son tablier au bout d’une semaine. Plus tard Humboldt écrit à son frère avoir découvert « qu’un grand nombre de connaissances échappent [à l’homme] parce qu’il a peur de la douleur » (p. 32). Explorer l’inconnu et atteindre les limites du supportable semblent dès lors aller de pair : gravir une montagne de plus de 6000 mètres, naviguer sur un fleuve infesté de moustiques, ingérer du curare pour en voir les effets ou saisir des anguilles électriques à pleines mains, autant d’actions faisant partie du quotidien de Humboldt et Bonpland lors de leur expédition au Nouveau Monde.
On retrouve la même corrélation entre douleur physique intense et pénétration de l’inconnu dans les chapitres que Kehlmann consacre à Gauss. Ainsi, c’est après une nuit rendue blanche par une intense rage de dents que, vers six heures et demie, alors qu’il regarde « la lumière matinale » en plissant des yeux, le mathématicien trouve « la solution d’un des plus vieux problèmes du monde ». Bien après cette découverte qui concerne les polygones, Gauss, de retour du Congrès des naturalistes à Berlin, est rendu « plus malade que jamais » par les oscillations de la diligence, et c’est pour « tent[er] de se soulager de son mal en analysant les vibrations [jusque] dans leurs moindres détails qu’il a réussi à se représenter tous les éléments de leur interaction. » Et le narrateur de conclure : « Cela n’avait pas vraiment amélioré son état mais lui avait tout de même permis de comprendre le principe de contrainte minimale […] Gauss était ainsi devenu physicien » (p. 264). Tout se passe comme si l’inconnu entrait dans la sphère de la connaissance au moment où le corps subissait avec douleur le monde extérieur. Accroché par le corps, l’espace-temps fait en quelque sorte du surplace, un piétinement corrosif et fécond, avant de repartir de plus belle dans sa fuite inévitable. Kehlmann ne nous donne ici évidemment aucune clef concernant le processus de découverte scientifique. Mais il s’est donné un moyen pour arrêter un moment du temps, certes baigné d’imaginaire, mais appelant à être perçu comme présent. Le roman ménage ainsi un espace de rencontre entre un vécu et le savoir que des hommes du passé ont offert au monde, qu’il s’agisse du dessin d’un polygone, de la mesure d’une montagne, de la décomposition du mouvement dans un système, de la compréhension de la circulation d’un courant dans la fibre musculaire, etc.
L’importance donnée au corps par Kehlmann nous ramène dès lors à cette vérité fondamentale selon laquelle tout voyage vers l’inconnu fait sortir le voyageur de son passé et de la fuite vers son avenir pour le ramener à l’instant qu’il est en train de vivre : soudain le temps que par ailleurs on perçoit toujours comme une continuité, un fluide, un cours, devient discontinu, de même qu’il n’y aucune continuité sur le plan physique entre le moment où une douleur n’est pas encore là et celui où elle a disparu.
La discontinuité peut être inscrite dans l’espace, avec par exemple le changement du ciel lorsque l’on se rapproche de l’équateur, ou encore le changement de climat, la mutation de la faune et de la flore... la discontinuité est aussi dans la redéfinition des perceptions en fonction de savoirs nouveaux. Enfin la discontinuité est surtout discontinuité du temps, distorsion de l’avant et de l’après. Le lieu de l’inconnu n’est donc pas à proprement parler dans l’espace, mais dans la jonction entre l’environnement et l’instant présent, dans la sensation de cet instant qui interrompt le cours du temps. Un passage du roman nous est apparu comme un nœud de signification sur cette question du rapport avec l’inconnu. Gauss effectue de longues promenades en forêt dans la région qu’il a autrefois arpentée afin de la « fix[er] sur les cartes ». Or
[…] il avait parfois l’impression qu’il n’avait pas simplement mesuré, mais aussi inventé cette contrée, comme si elle n’était devenue réalité que grâce à lui. Là où tout n’était qu’arbres, mousse, pierres et hauteurs herbeuses s’étendait désormais un réseau de lignes droites, d’angles et de nombres. […] Il se mit à pleuvoir, il alla se réfugier sous un arbre. L’herbe frémissait, une odeur de terre fraîche flottait dans l’air et pour rien au monde, Gauss n’aurait voulu être ailleurs.15
S’articulent ici des idées essentielles : l’invention, l’abstraction mathématique, l’étonnant glissement entre la tournure restrictive « là tout n’était qu’arbres, mousse, pierres » et la sensation de plénitude au contact de la nature. La clef de voûte de tout cela nous semble être la notion de rencontre. L’invention à laquelle pense Gauss correspond à la rencontre entre l’abstraction mathématique et la réalité du terrain, rencontre renouvelée à chaque fois que sera rejouée la convergence de « la carte et du territoire », pour paraphraser un titre très inspiré de Michel Houellebecq. Enfin, la rencontre est celle d’un homme et de l’espace où il se trouve ; un moment de suspension du temps qui lui fait ressentir une adéquation inouïe avec son environnement. Le pouvoir du corps est tout entier compris dans sa capacité à nous ramener au hic et nunc, pouvoir que l’esprit néglige, méconnaît le plus souvent, en dehors de la douleur ou des heureux moments de plénitude où le corps se fait réceptacle d’une simple présence heureuse. Voyager vers l’inconnu de l’espace, du passé, ou du savoir, c’est peut-être une des voies qui mène à la difficile saisie, saisie rare, du hic et nunc, ce qu’aucune photographie, trace ou reflet d’une absence, ne pourra jamais faire.
Réunir des droites parallèles
Aussi, à bien des égards, le roman de Kehlmann nous semble-t-il être un roman de la rencontre inouïe. La complexe capture du temps par la matière langagière suppose une approche de l’espace tout aussi subtile. Le génie de Gauss, qui le premier a formulé l’idée qu’il existait d’autres géométries que celle d’Euclide16, offre au romancier une piste dramaturgique passionnante. Il prête à son personnage une intuition fulgurante lors de son voyage dans le ballon de Pilâtre : « toutes les lignes parallèles se touchent » (p. 66). Dans un chapitre ultérieur, le personnage explique son idée à Kant :
[…] la proposition selon laquelle deux parallèles données ne se rejoignaient jamais n’avait pu être démontrée ni par Euclide, ni par quiconque. Or elle n’était en aucun cas, comme on l’avait toujours cru, évidente ! Lui, Gauss, supposait à présent qu’elle était fausse. Peut-être les parallèles n’existaient-elles tout simplement pas. Ou peut-être l’espace admettait-il qu’à partir d’une droite et d’un point extérieur à cette droite on puisse tracer une infinité de parallèles distinctes qui passeraient toutes par ce même point.17
Ces passages sont décisifs pour la fiction, ainsi que cela a déjà à maintes reprises été relevé18 par les lecteurs des Arpenteurs du monde. Daniel Kehlmann a en effet retracé dans son ouvrage les destinées de deux savants comme s’il jouait à faire se rejoindre et se séparer des droites parallèles. Ainsi, le chapitre I évoque la rencontre « historique » (ou faussement historique) entre les deux protagonistes à l’occasion du Congrès des naturalistes allemands à Berlin en 1828, puis Kehlmann développe en alternance dans les huit chapitres suivants l’enfance et la jeunesse de Gauss et Humboldt, avant de revenir à la situation initiale pour quatre chapitres, puis de séparer à nouveau les deux protagonistes. L’alternance de ces itinéraires parallèles n’est pas seulement rompue par la rencontre imaginaire qui ouvre le roman. Dans les vies parallèles, non au sens de Plutarque, mais au sens d’une symétrique opposition du savant voyageur et du génie sédentaire, les points de jonction sont rendus foisonnants par la créativité de Kehlmann, tandis que le récit de leurs rencontres effectives développe le motif de la divergence. On remarquera par exemple que les échanges entre les deux personnages lors du séjour de Gauss chez Humboldt, lequel se déroule sur cinq chapitres, sont, en guise de conversation, des monologues parallèles : ils ne s’écoutent pas. Au contraire, avant leur rencontre, plusieurs passages mentionnent une attention privilégiée aux découvertes de l’autre, et après leur séparation leurs préoccupations semblent étrangement communes, au point que leurs pensées donnent l’impression de se répondre. Quant au dernier chapitre, il réalise en se focalisant sur le fils de Gauss une sorte de prolongement inattendu, telle une nouvelle figure issue du croisement des deux existences parallèles. L’explicit rejoue ainsi une dernière fois le thème de la rencontre comme fusion éphémère, rupture unifiante du cours de la réalité dont la structure est habituellement plutôt celle de l’éclatement, du disparate.
L’importance dans le roman de la figure, irreprésentable rationnellement, de deux droites parallèles qui se rejoignent, interroge les limites de la connaissance conçue comme un système totalisant. La science ne parvient pas à obtenir l’adéquation à laquelle elle aspire entre le réel et les abstractions, non parce qu’elle est insuffisante, mais à cause de la nature inconséquente du monde. C’est pourquoi il faut accepter de se laisser surprendre par la réalité chaotique, laquelle ménage des rencontres là où on ne les attend pas. Kehlmann prête à Gauss l’idée que le monde a été conçu « avec une étrange négligence », « comme si Dieu s’était permis une certaine désinvolture en espérant que personne ne s’en apercevrait » (p. 86). La désinvolture stylistique et l’irrespect de l’auteur à l’égard de la vérité biographique seraient donc une technique mimétique, un moyen de rendre compte d’un monde chaotique, désordonné, rétif, mais duquel émerge quand même quelque chose.
Dans un texte publié par le quotidien The Guardian, Daniel Kehlmann évoque son approche singulière du roman historique en expliquant comment la lecture du Voyage aux régions équinoxiales du Nouveau Continent par Alexander von Humboldt est à l’origine de son récit. Prenant l’exemple d’un passage où l’on voit l’explorateur donner des leçons de navigation au capitaine du navire qui l’emmène en Amérique, Kehlmann affirme que le compte rendu historique du véritable Humboldt plonge son lecteur au cœur d’un roman burlesque. Le style de Kehlmann nous apparaît ainsi, étonnamment, comme le fruit d’une rencontre avec la figure historique qui l’a inspiré. Si pour Kehlmann « raconter une histoire équivaut à envelopper dans une structure logique des événements qui en sont dénués dans la réalité »19, il n’en résulte pas moins que la structure logique inventée par l’auteur entre en résonance avec le monde, la réalité telle qu’il est impossible de l’appréhender en dehors de l’art, de même que la science moderne met en équation ce que notre imagination est incapable de concevoir.
En cela le roman de Kehlmann n’est pas un roman pessimiste. Certes, il y a de l’amertume chez les deux personnages. À la fin du roman, on se moque beaucoup de Humboldt, qui « tape sur les nerfs » de son entourage, est la risée des jeunes scientifiques, et se révèle même un raté en tant qu’explorateur, puisque, comme le fait remarquer Daguerre, « on ne devenait un voyageur célèbre que lorsqu’on léguait de bonnes histoires. Le pauvre homme ignorait tout bonnement comment on écrivait un livre » (p. 237). Gauss de son côté est scandalisé à l’idée que « dans deux siècles le premier imbécile venu pourrait se moquer de lui et inventer des absurdités sur son compte » (p. 9). Mais il ne faut pas s’y tromper : à partir de cet « absurde », sur lequel se fonde toute une économie romanesque, se dessinent des points de jonction, des instants qui échappent à la fuite du temps, à la division des espaces. Ce roman réalise ainsi la rencontre entre des trajectoires géniales des XVIIIe et XIXe siècles, il opère leur transfiguration dans la fiction, y projette, dans un processus métatextuel chargé d’ironie, l’auteur lui-même, ainsi que la part d’imaginaire propre à toute réalité, laquelle n’exclut pas les « décalages infimes », les « pas dans l’irréel », tout ce qui donne à Gauss l’intuition que « l’espace [est] plissé, courbe et extrêmement étrange » (p. 94). À cet égard, le récit que fait le romancier de sa visite à l’observatoire de Göttingen après avoir écrit son livre ressemble à un apologue : « c’est là », dit Kehlmann, « que l’un de mes personnages principaux, le mathématicien et astronome Carl Friedrich Gauss, avait vécu et travaillé, et j’étais surpris de constater combien cela m’a angoissé, d’être soudain si proche et intime avec lui »20. L’auteur a la sensation que les frontières du réel et de l’imaginaire sont devenues poreuses. La machine télégraphique qu’il a devant les yeux renvoie à sa propre version romanesque, à laquelle il demeure fidèle, comme s’il était devenu évident que la vérité se situait dans l’interpénétration des contraires, présent et passé, réalité et fiction. Il en résulte que l’art, dont Daniel Kehlmann affirme qu’il est essentiellement « abstraction » et « stylisation », suppose le détour, mais aussi des reprises qui établissent des coutures, des sutures, dans le chaos de la réalité.
Nous voudrions pour terminer revenir au corps, dont l’importance dans la fiction renvoie selon nous au hic et nunc, sans doute aussi difficile à saisir que le plus lointain des lointains. Dans un paragraphe de l’article du Guardian déjà évoqué, Kehlmann fait référence à un professeur qui exhortait ses étudiants à ne pas lire de romans historiques parce qu’ils sont « futiles et peu dignes de confiance ». Pour ce professeur, « nous vivons dans l’ici et le maintenant, et quiconque s’immerge dans le passé se complaît dans la fuite »21. Kehlmann conclut le paragraphe en décrivant les yeux globuleux et la peau malsaine de ce professeur qui avait des problèmes d’alcool, ne retirait pas de plaisir de la lecture et « ne semblait pas particulièrement vivre lui-même dans l’ici et le maintenant ». Cette anecdote nous ramène à l’un des enjeux majeurs de notre roman dans lequel nous voyons un éloge de la lecture et de l’écriture comme ouverture sur l’instant, considéré moins comme un état transitoire et insaisissable que comme un point de coïncidence d’où surgit un espace de rencontre. Kehlmann, en s’attachant à des vies de scientifiques qu’il imagine hermétiques à l’esthétique, étrangers à l’art ou à la beauté de la nature, ne raconte pas l’histoire d’un émerveillement face à l’inconnu. Mais son récit de la vie de deux arpenteurs ne raconte pas non plus la simple réduction de l’inconnu au connu, ce qui en ferait un pur roman du désenchantement. À nous, gens du XXIe siècle qui vivons dans un monde où « il n’y a plus d’ailleurs » – la formule est de l’écrivain Gérard Macé22 –, la narration désigne l’inconnu comme espace de rencontre inouïe, l’inconnu comme inattendu. Le romancier ne cesse de dérouter le lecteur par ses facéties tout en établissant avec lui une connivence en forme de sourire amusé. On se souvient de l’étymologie du mot connivence, que Quignard développe joliment dans Vie secrète : « conivere, ce n’est pas le clin d’œil, le clin d’une seule paupière, le signe brusque d’une reconnaissance. Ce n’est pas non plus fermer les yeux involontairement, s’endormir. Conivere veut dire abaisser les paupières ensemble, de façon préméditée, de façon appuyée […] c’est le signe de l’entendement tacite. »23 Pour que le voyage vers l’inconnu ait un sens, celui que les personnages du roman peinent à trouver, il faut sans doute que se dessine la prouesse d’une entente tacite et préméditée avec l’étranger et l’inattendu, la réunion de l’ici et de l’ailleurs, du passé et du présent, la connivence inouïe de ce qui est éloigné.
Pour conclure, on peut se demander si la difficile gageure de la littérature, d’une certaine littérature, n’est pas de générer cette connivence : fermer les yeux, oblitérer le connu souvent méconnu, et entrer en résonance avec le passé perdu, les mythes irréels, l’altérité, et même l’insaisissable présent.
De la lecture faite par un écrivain talentueux d’un ouvrage de Humboldt, puis de l’entrecroisement de la figure du grand explorateur avec celle d’un mathématicien de génie, surgit un roman qui fait du voyage vers l’inconnu une représentation de la rencontre improbable, en même temps qu’une quête vers un espace-temps de jonction entre ce qui est physiquement ou historiquement éloigné, de fusion entre ce qui n’est pas confondu, d’adéquation avec ce qui est toujours en fuite, comme deux droites parallèles qui se toucheraient.