Ariane Charton, Debussy

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Ariane Charton, Debussy, Paris, Gallimard [« Folio biographies »], 2012

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Parmi les nombreux hommages rendus à Claude Debussy à l’occasion du cent-cinquantième anniversaire de sa naissance, les éditions Gallimard font entrer le célèbre compositeur dans leur collection « Folio biographies ». Il rejoint ainsi plus de quatre-vingts autres grandes figures historiques, artistiques ou scientifiques, aux destins aussi variés que ceux de Mishima, Verlaine, Van Gogh ou encore Jimi Hendrix. Ce voisinage hétéroclite n’aurait sans doute pas déplu à celui qui décrétait que « l’art est le plus beau des mensonges », et qui toute sa vie a manifesté, outre une grande ouverture à l’ailleurs comme à l’art populaire, des amitiés profondes et des admirations sincères pour de grands musiciens, peintres ou écrivains… L’auteur, Ariane Charton, qui a déjà publié pour la même collection une biographie d’Alfred de Musset, quitte avec Debussy la littérature romantique dont elle est spécialiste et pénètre dans l’univers de ce « musicien de génie » (p. 132) tour à tour, ou conjointement, qualifié de symboliste et d’impressionniste, et qui se situe en dehors de toute filiation comme de toute descendance.

Invité à accompagner le compositeur depuis ses « Années d’apprentissage (1862-1879) » jusqu’aux « Dernières années (1913-1918) », le lecteur est d’emblée séduit par le récit d’une vie où, parmi l’art, l’amitié et l’amour, et malgré les déceptions et les soucis matériels, la facilité et les compromissions n’ont pas leur place.

La part réservée à la famille du musicien est des plus restreintes. Le ton est donné dès le premier paragraphe : « toute sa vie prouv[e] combien il [a] su se démarquer de ses aïeux » (p. 9). Fils de marchands faïenciers, aîné de cinq enfants, Achille-Claude Debussy est élevé dans un monde très éloigné de l’art et de la musique. Cependant le hasard de quelques rencontres mène le jeune garçon à suivre des leçons de piano auprès d’une excellente pianiste qui prétendait avoir été élève de Chopin, Madame Mauté de Fleurville. Ses leçons sont si profitables qu’Achille-Claude est reçu l’année suivante au concours d’entrée du Conservatoire, qu’il fréquenta pendant plus de dix ans.

Ariane Charton ponctue le récit de ces années de formation, dont relève également le second chapitre intitulé « Premières compositions, premier amour (1880-1884) », de commentaires d’anciens camarades au Conservatoire. La biographe insiste sur l’excentricité de Debussy, peu soucieux de se conformer aux attentes dont il est l’objet, et déjà tourné vers ses propres recherches esthétiques qui enthousiasment, sinon toujours ses professeurs, du moins les camarades qui assistent à ses « premiers essais » (p. 23). Il s’agit aussi pour Ariane Charton de montrer comment l’univers de Debussy s’ouvre à la poésie qu’il découvre en autodidacte, et s’épanouit avec son entrée dans la haute société où il est reçu pour jouer du piano lors de soirées mondaines. Outre Madame von Meck, une veuve russe fortunée qui l’emmène deux étés de suite à travers l’Europe et en Russie, le musicien rencontre les époux Vasnier, cultivés et amateurs d’art et de poésie. Les premières compositions de Debussy sont bien sûr évoquées, ainsi que ses grandes découvertes musicales, notamment l’œuvre de Moussorgski. Enfin, Ariane Charton raconte les échecs successifs du jeune compositeur au concours du Prix de Rome avant son succès en 1884, qui lui vaut de séjourner deux ans à la Villa Médicis. Mais c’est surtout « l’amoureux » (p. 57) qui semble intéresser à cette période la biographe, Debussy s’étant épris de Marie Vasnier. On regrette ainsi que les premières compositions du musicien, la plupart inspirées de poésies, soient presque exclusivement présentées à travers ses dédicaces amoureuses et que l’on ne sache rien de ces « œuvres spécifiques » dont Ariane Charton affirme un peu platement qu’elles sont les conséquences du « premier amour [qui] occupe souvent une place particulière dans l’existence d’un artiste » (p. 44).

Le récit du séjour à Rome au cours du chapitre « À la villa Médicis (1885-1887) » ne donne guère à voir les découvertes romaines de Debussy, ni à entendre la quête musicale qu’il s’apprête à mener. Il est vrai que le compositeur semble s’être beaucoup ennuyé dans ce sanctuaire de l’art académique français où règne une atmosphère empesée peu favorable à la créativité des jeunes artistes. Dans les lettres qu’il adresse à ses amis, Debussy ne cesse de ressasser son ennui et ses tourments créatifs, qu’aggrave sa rupture avec Marie Vasnier, dont l’époux a appris les infidélités. De ce séjour finalement écourté, le musicien rapporte quelques pièces parmi lesquelles Printemps et Zuleima, qui lui valent ce jugement par le jury de l’Académie : « Ce pensionnaire […] semble aujourd’hui se préoccuper uniquement de faire de l’étrange, du bizarre, de l’incompréhensible, de l’inexécutable. » (p. 63)

Les deux chapitres suivants, « Années de bohème (1887-1889) » et « Autour du Prélude à l’après-midi d’un faune (1890-1894) », décrivent les aléas de l’inspiration du jeune compositeur, sa fréquentation des milieux artistes parisiens, et l’intérêt qu’éveillent en lui l’art et la musique d’Extrême-Orient, qu’il découvre lors de l’Exposition universelle de 1889. A cette occasion, Debussy entend également jouer des œuvres du « groupe des Cinq Russes ». Ces découvertes ont bien plus d’influence sur le musicien que l’œuvre de Wagner, avec laquelle il commence déjà à prendre ses distances malgré deux pèlerinages à Bayreuth en 1888 et 1889. Enfin, il rencontre Mallarmé et donne naissance à son premier chef d’œuvre, le Prélude à l’après-midi d’un faune, l’œuvre la plus jouée de son vivant.

Si l’on aurait aimé entendre un peu de ces « nouvelles voies harmoniques » du Prélude, dont la biographe précise simplement qu’elles accordent « une place prépondérante aux instruments à vent […] mêlés subtilement aux cordes, notamment la harpe » (p. 103), les cinq chapitres suivants font jouer harmonieusement les trois thèmes dominants de la vie de Debussy, l’amitié, notamment avec Ernest Chausson et Pierre Louÿs, l’amour, qui le fait quitter Gabrielle Dupont, avec laquelle il aura vécu pendant dix ans, pour Rosalie Textier, qu’il épouse en 1899, et bien sûr la musique, avec, en apogée, l’écriture de Pelleas et Mélisande. La composition de cet opéra qui met en musique le texte de l’écrivain symboliste belge Maurice Maeterlinck occupe dix années de la vie du compositeur désormais célèbre. Par ailleurs, Ariane Charton souligne à maintes reprises l’indépendance musicale de Debussy : les relations, plus ou moins durables, qu’il entretient avec des compositeurs comme Chausson ou Satie, lui permettent de développer ses goûts et de s’épancher sur ses tourments créatifs, voire lui assurent un soutien financier, mais ils ne partagent pas les mêmes conceptions esthétiques.

Durant toutes ces pages, la biographe parvient à tenir ensemble l’écheveau particulièrement compliqué de la vie de Debussy à cette époque. Le lecteur fasciné entrevoit les arcanes de la création musicale à travers les confidences du compositeur à ses amis et les encouragements de ces derniers. On découvre l’étonnante intimité que Debussy a nouée avec les personnages de son opéra, de même que l’on mesure l’importance du silence dans sa musique. Enfin, il y a la nature, essentielle à celui qui se dit « simple comme une herbe » (p. 150) et qui considère que « la musique est partout. Elle n’est pas enfermée dans des livres. Elle est dans les bois, dans les rivières et dans l’air. » Les réactions surprises de la critique, peu encline à comprendre l’originalité de cette œuvre à rebours du style wagnérien en vogue à l’époque, achèvent de donner à entendre au lecteur un peu de la musique du grand compositeur.

Les deux chapitres suivants, intitulés « Succès et doutes d’un musicien français (1902-1903) » et « Transitions musicales et bouleversements sentimentaux (1904-1908) », continuent à faire la part belle aux « sensations » d’un musicien en quête, dans sa vie comme en musique, de « tendresse, délicatesse, retenue » (p. 206). Debussy se donne comme idéal « la clarté, le ramassé dans l’expression et dans la forme ». En renvoyant aux « qualités » que l’on a tendance à juger inhérentes au « génie français » (p. 206), le compositeur souhaite se démarquer de la musique allemande ou italienne en se situant dans les traces de Couperin et surtout de Rameau. Mais son imaginaire se nourrit aussi d’aspirations aux lointains, ainsi la Soirée dans Grenade a été composée d’après une photographie de l’Alhambra. L’Espagne est d’ailleurs un point de rencontre entre Debussy et Ravel, et leurs œuvres témoignent d’influences réciproques même si l’un et l’autre, soucieux de leur originalité, ne se sont que très peu côtoyés. Claude Debussy en effet continue de se démarquer de ses contemporains, et les noms qui reviennent le plus souvent sous la plume d’Ariane Charton ne sont pas ceux de musiciens. Il s’agit de montrer comment la littérature représente pour Debussy une source d’inspiration infiniment généreuse et variée : il envisage de composer d’après Shakespeare ou Poe, il a des velléités de collaboration avec ses amis écrivains, il crée des mélodies à partir de récits de Dostoïevski et met en musique un drame de D’Annunzio. Mais Debussy est aussi un amateur de Beaux-arts, et les œuvres du compositeur se font de plus en plus pittoresques, comme en témoignent les titres Reflets dans l’eau, Estampes ou encore La mer. Debussy a souhaité voir illustrer la partition de cette symphonie par la Grande vague de Kanagawa d’Hokusaï, dont ce grand esthète avait une reproduction chez lui. La couverture de la biographie que le lecteur tient entre les mains devient alors signifiante, et l’on a plaisir à revoir une image très souvent reproduite, dans des contextes parfois fort hétéroclites, à travers l’œil et l’oreille de Debussy. Un peu plus tard, la rencontre entre le compositeur et cet autre passionné de la mer qu’est Victor Segalen renvoie le lecteur à l’enfance du musicien, que ses parents destinaient à une carrière dans la marine. Sa vie affective continue de s’épanouir et de s’enrichir, tout en étant bouleversée par son divorce et son remariage avec Emma Bardac, qui lui donne une fille surnommée Chouchou.

Ariane Charton évoque aussi les nouvelles expériences du compositeur. En 1901, il écrit des articles pour la Revue blanche, dans lesquels il fait par exemple l’éloge de Moussorgski ou raille des célébrités comme Saint-Saëns qui représente à son sens la compromission et la facilité. Outre cette expérience de critique musicale qui se prolongera dans d’autres revues, Debussy doit assister aux répétitions de son opéra qui est créé à l’Opéra comique à Paris, puis joué cinq ans plus tard à Bruxelles. Enfin, il découvre la direction d’orchestre, qui le mène à Londres, Vienne, Turin, Moscou... En tout il manifeste la même exigence, le même souci de perfection. Durant cette « période de maturité » (p. 239), Debussy privilégie le piano. Le retour à cet instrument est évoqué à plusieurs reprises, et notamment dans l’avant-dernier chapitre, où sont énumérées les dernières grandes œuvres du musicien. Comme pour les premières compositions, on regrette que la biographie nous donne peu à entendre ces Préludes, ballades et autres Rondes pour lesquelles sont suggérées seulement quelques influences.

Dans les dernières années de son existence, Debussy doit affronter la maladie et les soucis financiers, car même s’il gagne de mieux en mieux sa vie, sa situation économique est particulièrement précaire, et il doit accepter concerts et tournées pour honorer les dettes que le train de vie qu’il mène avec sa femme lui font contracter. La correspondance du compositeur témoigne de son humeur qui se dégrade. Certes, il a toujours été en proie à la mélancolie et au doute, mais il voit son temps pour la création se réduire à portion congrue, entre les œuvres de commandes, les répétitions, et un voyage en Russie où il vit très mal d’être éloigné de sa famille. Les difficultés s’accroissent avec l’entrée en guerre, tandis que la maladie qui le ronge lui fait écrire avec amertume qu’il est à un âge où « le temps perdu est à jamais perdu » (p. 268). Il continue cependant à travailler et à jouer, de plus en plus faible et las, jusqu’à sa mort, avec « en signe de glas » (p. 283), le canon allemand qui bombarde Paris. La guerre empêche que ce représentant du « génie français » (p. 204) ne reçoive les hommages qui lui sont dus, mais Ariane Charton cite quelques éloges funèbres, dont on retiendra celui qui a paru dans le Gaulois. L’image de son talent « romp[ant] sa propre chaîne », jamais « captif de lui-même » sonne particulièrement juste pour un artiste dont la « quête musicale » ne s’est jamais reposée sur aucun succès. « J’ai horreur de me recommencer » (p. 170) disait déjà Debussy en 1900.

Enfin, plutôt que de choisir entre deux étiquettes, symboliste ou impressionniste, pour caractériser le compositeur, Ariane Charton dessine dans les dernières pages de son ouvrage une voie où l’esthétique de Mallarmé, celle de Maeterlinck, de Debussy, Turner ou encore Monet, peuvent se rejoindre tout en se distinguant.

La biographie d’Ariane Charton répond donc pleinement aux attentes du lecteur désireux de voir l’auteur de La Mer « aux prises avec la vie » (p. 170), et la frustration de ne pas être véritablement initié au langage musical de Debussy est sans doute aussi la loi du genre, qui permet à l’auditeur passionné d’entamer une relation presque affective avec l’artiste, tout en engageant le néophyte à partir de la vie pour se familiariser ultérieurement avec l’œuvre.

Le lecteur en revanche s’étonnera que la dimension historique soit si peu présente dans ce récit de la vie « d’un musicien français ». Ainsi, au détour d’un paragraphe du premier chapitre, on apprend que le père de Debussy a été communard et qu’il a séjourné en prison. Mais on n’en saura pas beaucoup plus, sinon que « l’Histoire rendait l’enfance du compositeur encore plus instable », et que « de tous ces événements, Debussy ne souffla jamais mot publiquement » (p. 14). Or, le lecteur se demande aussitôt de quels événements il s’agit exactement, puisque, tandis que le Second Empire n’a pas du tout été mentionné sinon à travers une allusion à la défaite de Sedan et à la chute de Napoléon III, tandis que rien n’est dit non plus de la difficile installation de la Troisième République, la phrase se termine ainsi : « cet artiste, aristocrate dans l’âme, préférait oublier les douze premières années de sa vie, si loin de son inclination naturelle pour l’art et le raffinement » (p. 14). Est-ce un moyen pour l’auteur de nous prévenir que, des crises qui ont secoué la France avant que le régime républicain ne soit pleinement accepté par les Français, il ne sera pas question dans la biographie ? Cet « aristocrate dans l’âme » avait-il des opinions politiques ? Fut-il tenté par l’aventure boulangiste ? De quel côté se situa-t-il pendant l’Affaire Dreyfus ? Nous n’en saurons rien alors que, selon par exemple Jann Pasler, les dreyfusards furent plus nombreux que leurs adversaires à apprécier Pelleas. La musicologue laisse par ailleurs entendre que la musique de Debussy fait preuve d’un élan subversif qui a pu lui être insufflé par les mutations profondes que connait la France sur le plan politique, moral et social. Dans l’article que le dictionnaire Larousse a consacré au compositeur, on relève au contraire l’idée que « ni la Commune, ni la Troisième République, ni le colonialisme, ni l’affaire Dreyfus, ni les premières découvertes techniques ne laissent de traces dans son œuvre », et qu’ « il est clair que Pelléas et Mélisande, la Mer ou le Martyre ne relèvent en rien de la Belle Époque ». Peut-être Debussy est-il un de ces artistes éthérés pour qui le monde comme il va n’importe pas ou peu. Ou peut-être qu’Ariane Charton aime à l’imaginer ainsi. Où que soit le vrai, si vérité il y a, il aurait été intéressant que la biographe prenne davantage position sur cette question.

On relèvera enfin quelques dissonances, tels les titres des chapitres qui manquent d’unité, ou les effets d’annonce parfois maladroits, heureusement mieux maîtrisés au fur et à mesure que l’on progresse dans la lecture. Cette impression initiale est cependant avantageusement corrigée par l’entrelacs des pensées de Debussy. Malgré les réserves de la biographe qui prévient d’emblée le lecteur que le musicien, lettré autodidacte, devait, « toute sa vie, faire des fautes d’orthographe et de syntaxe », sa correspondance se révèle tout en nuances et impressions, avec un style imagé et sonore, apte à donner l’idée d’une œuvre que dès les premières années Debussy voulait « d’une couleur spéciale et devant donner le plus de sensations possibles » (p. 63).

References

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Adeline Liébert, « Ariane Charton, Debussy », Grandes figures historiques dans les lettres et les arts [Online], 1 | 2012, Online since 17 avril 2012, connection on 11 décembre 2024. URL : http://www.peren-revues.fr/figures-historiques/121

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Adeline Liébert

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