Ceux qui mettent le roman historique à part oublient que le romancier ne fait jamais qu’interpréter, à l’aide des procédés de son temps, un certain nombre de faits passés, de souvenirs conscients ou non, personnels ou non, tissus de la même matière que l’histoire. Tout autant que La guerre et la paix, l’œuvre de Proust est la reconstitution d’un passé perdu. Le roman historique de 1830 verse, il est vrai, dans le mélo et le feuilleton de cape et d’épée ; pas plus que la sublime Duchesse de Langeais ou l’étonnante Fille aux yeux d’or. De notre temps, le roman historique, ou ce que, par commodité, on consent à nommer tel, ne peut-être que plongé[e] dans un temps retrouvé, prise de possession d’un monde intérieur.1
Ces propos des « carnets de notes de Mémoires d’Hadrien » éclairent peut-être notre réticence à accoler l’étiquette « roman historique » au roman de François Taillandier paru en mars 2013, comme si cette étiquette nous semblait réductrice dès lors qu’un roman se donne à lire comme un « grand » roman. Les événements campés par F. Taillandier dans L’écriture du monde – dont les personnages « ont réellement existé », ainsi que l’auteur le précise dans une « Note » finale – se situent sur cent cinquante ans environ, autour du VIe siècle de notre ère, plus de trois cent cinquante années après la mort de l’empereur dont Marguerite Yourcenar imagina les Mémoires. L’Empire romain a connu son apogée, le temps « des invasions barbares » est venu.
Si l’auteur n’a pas choisi la narration à la première personne, c’est sans doute pour immerger le lecteur dans plusieurs mondes intérieurs. Car le point de vue dominant de l’œuvre est bien le point de vue interne, et la nature souvent rétrospective du récit permet cette « prise de possession d’un monde intérieur » que l’auteur des Mémoires d’Hadrien jugeait indispensable à l’écriture romanesque de son époque. Mais cette intériorisation d’un passé lointain se combine, dans L’écriture du monde, avec notre sensibilité très contemporaine à la complexité intrinsèque du réel, à l’impossibilité de le saisir de manière un tant soit peu univoque. Le roman, divisé en trois parties, auxquelles s’ajoutent un épilogue et une note, plonge donc successivement le lecteur dans l’univers intime de trois êtres du passé : Magnus Aurelius Cassiodorus, Léandre d’Hispalis et Théolinda. Les coordonnées de leurs existences, contiguës dans un Haut Moyen Âge où tout se confond à nos yeux, diffèrent en bien des points, mais leurs destinées les rapprochent dans un entrelacs subtil et profond…
Proches, ils le sont également de nous, et ce n’est pas la moindre des réussites de l’auteur que de nous rendre sensibles à une époque méconnue et embrouillée en passant par des personnages dont les préoccupations indissociables de leur temps mettent au défi quiconque voudrait se faire sur la période une vue d’ensemble cohérente. Et pourtant, on se surprend à ressentir, pour chacun des trois protagonistes, une empathie qui n’est pas loin d’un sentiment de reconnaissance, au sens où l’on parle de « scènes de reconnaissance » au théâtre.
On a souhaité montrer les grandes lignes d’un temps obscur et imparfaitement connu », explique F. Taillandier à la fin de son ouvrage, avant de préciser qu’il s’est plu à imaginer « [les] pensées, [les] motifs, les questions que [les hommes et les femmes de ce temps] se posèrent et les réponses qu’ils tentèrent d’y apporter, souvent à tâtons (p. 282).
Ce tâtonnement est parfaitement rendu, c’est lui qui donne au roman son tempo, rappelant au lecteur que « l’écriture du monde » se fait justement « à tâtons », et que c’est « à tâtons » encore que nous nous comprenons et tâchons de nous comprendre, un tâtonnement qui nous est à tous à ce point commun que la fraternité humaine y trouve peut-être son siège… et les hommes la raison silencieuse de leurs affinités.
La première partie du roman emmène le lecteur de l’Italie du Nord à la Calabre, où s’étendent les terres qui accueilleront la communauté de prière et d’études fondées par Magnus Aurelius Cassiodore, dont est retracé le parcours d’homme d’État – il a notamment été maître des offices du chef Ostrogoth Théodoric – et d’écrivain. Après avoir été un temps la capitale de l’Empire romain d’Occident, Ravenne est le théâtre de conquêtes et de reconquêtes, tandis que Rome devient chaque jour davantage « l’ombre d’elle-même » (p. 282). L’itinéraire qui mène l’homme politique latin à la fondation d’un monastère « à l’extrême sud de la péninsule » (p. 11) passe également par Constantinople. La capitale de l’Empire romain d’Orient est aussi fastueuse que Rome est devenue misérable, cependant elle ne cesse de s’éloigner de l’Occident. Tous les efforts de l’Empereur Justinien demeureront vains : il ne sera plus possible de réunifier l’ancien Empire.
Ce qu’il advient des villes et de leurs appartenances, des guerres qui ne règlent jamais rien, des chefs plus ou moins fantoches, importe moins dans L’écriture du monde que les pensées intimes des personnages. Des tribulations de Cassiodore, on retiendra par exemple la prise de conscience, au soir de son existence, des « trois rythmes du temps » : « celui d’un homme, celui de la cité, celui de Dieu ». Dans ces rythmes s’inscrivent l’ambition et l’amitié, le bien, la lâcheté, ce que l’on peut faire et ce qui est inéluctable, le devoir et les plaisirs des sens, ou encore les promesses de la foi… Ancrées dans son temps d’homme et de citoyen de l’Empire romain, les méditations de Cassiodore ouvrent un espace de résonance où le lecteur du XXIe siècle est surpris de se retrouver. L’inscription dans une époque ancienne, outre l’intérêt que son histoire méconnue comporte en elle-même, est ainsi également là pour nous rappeler que l’on ne peut atteindre l’universel qu’en voyant l’individu aux prises avec ce qui lui est le plus immédiatement contemporain.
Comme pour prolonger l’histoire et les méditations de Cassiodore, le roman amène Léandre d’Hispalis au monastère calabrais. L’évêque espagnol a été chargé de mettre à l’abri les précieux ouvrages collectés et patiemment copiés. Cette seconde partie, très brève, joue parfaitement son rôle de cœur et de chœur : centrale, elle accueille et accompagne les voix passées et à venir. Il y est ainsi notamment question de Boèce, dont le lecteur a suivi la fin tragique à travers les repentirs et l’admiration de Cassiodore, et surtout de Gregorius Anicius, qui n’est pas encore le pape Grégoire Ier, et que F. Taillandier présente comme l’hôte romain et l’ami de Léandre. On retrouvera en effet Grégorius Anicius dans la troisième partie, consacrée à Théolinda. F. Taillandier nous rend très attachante cette princesse bavaroise ayant refusé le roi franc qui lui était promis pour s’enfuir avec le roi lombard Autharis. La nouvelle reine, très vite veuve, épousa ensuite Agiluf, dont elle eut un fils, et qui fut le fidèle exécutant d’une reine soucieuse d’apporter la paix à son royaume. Les relations de Théolinda avec le pape Grégoire Ier sont d’autant mieux mises en valeur par le romancier que leur accès au pouvoir coïncide presque. Le temps d’un chapitre, la focalisation interne se déplace, pour suivre le successeur de Pélage II dans ses doutes et ses premières entreprises, jusqu’à sa décision de s’adresser à la reine lombarde pour travailler avec elle à pacifier les rapports entre « les vrais maîtres de l’Italie » (p. 230) que sont devenus les Lombards et l’Eglise. Car, comme l’avait été Clotilde, épouse de Clovis, Théolinda est chrétienne. La lettre du pape inaugure une correspondance entre ces deux grandes figures que l’Histoire met rarement en avant. Le cours tâtonnant des événements rapportés par le romancier se poursuit sans que jamais ne se relâchent les liens que Théolinda entretient avec Grégoire Ier : « désormais, toutes les données de sa vie, à travers ce murmure insistant, impérieux, venu de Rome, devenaient explicables, se corrélaient, se concaténaient entre elles, se révélaient rétrospectivement utiles et nécessaires, jalonnant un chemin qu’il s’agissait de poursuivre » (p. 237). La mort du pape n’interrompt rien, Théolinda sent sa présence comme si devenait palpable le mystère de l’immortalité de l’âme.
Puis viendra le temps des désillusions, des espoirs anéantis par un fils inapte à la tâche qui aurait dû être la sienne. Que reste-t-il des efforts de toute une vie quand le destin s’acharne à tout détricoter et que la foi ne se présente pas comme une consolation ? Théolinda affronte la mort en faisant le bilan d’une existence vécue « non pas selon Dieu, mais, de façon bien plus terrestre, selon ce qu’elle croyait être le bien » (p. 274). Dieu, le Dieu dont l’étude, et presque l’essence, s’élabore au cours de ces siècles agités, est la grande présence-absence des méditations de toutes les figures importantes du roman. Pour Théolinda il s’annonce dans la mort comme une « présence terrible, écrasante, invisible » où elle voit « une entité plus vaste que l’être et pareille à la nuit du tombeau » (p. 274).
Si F. Taillandier a donné voix à des figures oubliées ou méconnues, c’est sans doute pour représenter des êtres qui ont été des traits d’union dans la marche du monde. Du message véhiculé par une Église en train de se construire, F. Taillandier retient ceci :
Et il vint [à Léandre] une pensée qui jamais, parmi tant de lectures et d’études, de méditations et de prières, de questionnements et d’illuminations, ne s’était présentée à son esprit avec autant de netteté, d’évidence et d’éclat : Dieu, par son fils, a déposé l’homme en les mains de chaque homme. (p. 178)
Nous sommes à la fin de la partie centrale de L’écriture du monde, mais cette tournure revient dans l’« épilogue », qui laisse la parole au divin : « Et tout vous est confié, comme j’ai confié la Rédemption au ventre de Marie et aux pêcheurs du lac de Tibériade. Sachez enfin ce que nul ne vous a jamais dit : je remets l’homme en les mains de chaque homme » (p. 280).
Léandre s’inscrit entre Cassiodore et Théolinda non comme un pont entre deux rives, mais comme un fil noué à d’autres fils : « Qu’importe qui je suis, songea Léandre. Qu’importe qui est chacun de nous. Qu’importe la perdition d’un seul. Nous ne sommes qu’un truchement » (p. 177). F. Taillandier nous montre qu’au-delà de tout ce que ces truchements engendrent en chaos, balbutiements et inepties, émergent des liens qui donnent à l’existence, à toute existence, un certain sens, une légitimité face au néant. C’est ainsi que des réseaux de liens construisent l’histoire de l’humanité, relations qui nécessitent parfois beaucoup d’audace et de prescience, comme Cassiodore qui rassembla dans son Vivarium Hérodote et Saint Paul, Homère et la parole divine, ou comme Théolinda qui voulut accorder des barbares entre eux et des barbares avec Rome. Devenue spectatrice impuissante d’un siècle qui s’effondre, la vieille reine s’effraie du gouffre qui s’ouvre devant elle : « elle espéra parfois qu’il se trouverait aussi un poète pour conter aux siècles à venir l’amour qui l’avait liée à Autharis, et les vertus du brave Ago, et l’héroïcité de l’évêque romain, car sinon, tout retournerait à l’inexistence, à la nuit » (p. 273). Au-delà du clin d’œil, F. Taillandier nous affirme que Théolinda se trompe : la nuit n’est pas le contraire du jour, l’anéantissement n’est pas équivalent au vide, et le poète conteur rend justice à ce qui a été non pas pour le passé, lequel n’a pas besoin de lui, mais pour le présent et l’avenir.
Le monde comme il s’écrit n’est pas uniquement une histoire violente et bête même s’il fourmille de violences et de bêtises. Rêver à une humanité plus haute, c’est déjà l’élever, vouloir des liens plus profonds entre les hommes, c’est déjà les rassembler. Ainsi avons-nous rêvé avec F. Taillandier, en attendant impatiemment que L’écriture du monde se poursuive avec les deux autres volumes de la trilogie annoncée.