Il est des noms si connus qu’ils acquièrent une vie propre, détachés des individus qui leur ont donné leur notoriété, se déployant dans des domaines toujours plus étendus. Oliver Rohe se penche sur l’un de ces noms dans une œuvre qui relate, en alternance, la vie et les travaux de l’ingénieur Mikhaïl Kalachnikov, et l’histoire du fusil d’assaut qu’il a élaboré.
Car le fusil, autant que l’ingénieur, a une histoire. Rohe choisit d’ordonner les deux récits selon des étapes comparables – origines, premiers pas, triomphe, fortune ultérieure, etc. Pour l’ingénieur, Rohe évoque d’abord l’arrière-plan familial, une famille de paysans modestes issus de l’Altaï, et, bien sûr, les conditions politiques et historiques qui valent à cette famille la déportation collective en Sibérie. Il s’attarde sur certaines périodes : la vie en Sibérie, la rudesse des travaux paysans, la première tentative pour échapper à la déportation suivie de préparatifs minutieux en vue d’un second départ, celui-là définitif. L’auteur ménage aussi certaines ellipses : le lecteur n’apprendra pas par quelles étapes le jeune garçon passe de l’illégalité (lorsqu’il quitte la Sibérie à l’aide de faux documents) au service militaire. Celui-ci fait en revanche l’objet d’un récit plus détaillé puisque c’est là que Kalachnikov s’initie à l’ingénierie. L’œuvre évoque ensuite une blessure au Front, la convalescence très vite suivie de travaux acharnés, les recherches et expériences ayant donné naissance au fameux fusil d’assaut, les deux fils narratifs convergeant ici avant de diverger ; Rohe ne s’intéresse pas moins aux travaux ultérieurs de l’ingénieur, tentant de cerner l’intégralité d’une œuvre (poèmes compris) ainsi que les ambiguïtés de cette figure exemplaire du socialisme.
De même, Rohe donne à voir les origines de la kalachnikov (avec des précisions techniques d’une clarté bienvenue pour les profanes), les longs travaux et recherches ayant conduit à son élaboration, le perfectionnement des prototypes aboutissant à l’AK-47 (ou Avtomat Kalachnikova, année 1947), puis la consécration que représente la fabrication de masse jointe à la mythification politique. Le grand mérite de l’œuvre est de rappeler en effet à quel point le perfectionnement technique est inséparable d’un projet politique. Il s’agissait de corriger une injustice et une anomalie, à savoir la supériorité des armes fascistes en termes de mobilité et de précision. Au STG-44 (ou Sturmgewehr, année 19441) qui avait fait tant de ravages sur le front de l’Est, l’Armée rouge devait pouvoir opposer « l’arme individuelle ultime, conçue depuis la base et pour la base […] une machine régie par un mécanisme qui ne s’enraye jamais et ne tombe jamais en panne, qui résiste absolument à toutes les conditions climatiques et ne trahit jamais le soldat » (p. 27). La perfection de cette arme devient la démonstration triomphante de la supériorité de la science, de la technique et de l’économie soviétiques :
[…] en plus de désigner ce fusil d’assaut aux formes si familières pour nous aujourd’hui, si familières et pourtant si mythiques, avec ce splendide bois verni, avec ce large magasin en virgule inversée, avec cette espèce d’aura authentique qui se dégage de sa géométrie limpide et de ses matériaux sommaires, ce nom d’AK-47 renfermait effectivement en son sein l’abolition de la propriété privée et la collectivisation des moyens de production, la nouvelle politique économique, la planification quinquennale, les hauts-fourneaux et les ouvrières agricoles, la bataille de Stalingrad, l’art réaliste et le cinéma soviétique, les parades spontanées de la jeunesse et les grands défilés militaires. (p. 28)
Le « nom » remplit, on le voit, un rôle essentiel dans le processus par lequel l’arme atteint à une « indéniable cristallisation en fétiche politique – car quiconque la possédait dans ses mains et l’utilisait sur le terrain participait ou croyait participer de près ou de loin à l’histoire et à la mythologie commune de l’émancipation » (p. 45). Soulignons le fait que Rohe, contrairement à l’usage courant, utilise systématiquement la majuscule pour désigner l’arme, soit pour souligner cette aura mythique, soit pour resserrer le lien entre les deux principales séries de récit (histoire de l’inventeur, histoire de l’invention2). Le nom propre ne s’est pas tout à fait transformé en nom commun à ses yeux, le trajet de l’un à l’autre paraît être encore en cours3.
C’est, en d’autres termes, le nom Kalachnikov – « un patronyme illustre et partout respecté » (p. 84) – qui se met à traverser différents continents pendant les décennies suivantes. Le récit quitte le domaine technique (à supposer qu’il s’y soit jamais cantonné) pour envisager les théâtres d’opérations successifs de ce nom, retraçant les étapes par lesquelles le fusil d’assaut, d’abord marque déposée d’usines soviétiques, a vu ensuite sa production s’étendre à d’autres pays autorisés – et non autorisés, les contrefaçons fleurissant en même temps que les variantes officielles. Mais la confrontation aux autres modèles (qu’il s’agisse de précurseurs, de variantes ou de rivaux) ne fait que confirmer l’excellence de l’AK-47 qui poursuit sa marche triomphale à travers les continents et les âges. De même, progressivement, une arme qui devait être l’apanage de l’Armée rouge, puis une marque de confiance envers les armées des « pays frères », s’est répandue dans des aires toujours plus variées, dans les premiers temps par l’URSS elle-même pour y déployer son influence. La visée initiale, toutefois, s’infléchit par degrés imperceptibles jusqu’à s’inverser :
Puis, au bout d’un très long et très fructueux voyage, après quelques haltes et plusieurs escales prolongées sur à peu près l’ensemble de nos continents […], apparaissant tantôt dans les mains des combattants progressistes de Beyrouth et tantôt dans celle des guérilleros sandinistes de Managua, s’accrochant lourdement à l’épaule d’un enfant soldat de la banlieue de Luanda ou se couchant sur les genoux d’un soldat khmer au repos […], après cette vaste poussée […], dans un de ces retournements ironiques de l’Histoire, l’une de ses méchantes ruses, l’AK-47 […] avait comme achevé sa grande tournée mondiale pour choir maintenant en un dernier effort d’expansion entre les mains des moudjahidin afghans, ces nouveaux ennemis tapis aux portes de l’Union soviétique, dans sa sphère d’influence la plus proche, le long de ses frontières les plus sensibles – presque des ennemis de l’intérieur. (p. 54-55)
À la manière de Ryszard Kapuscinski, Rohe rend le détail significatif, lourd de l’ensemble dans lequel il s’insère. Retracer l’histoire de la kalachnikov, c’est retracer celle du communisme, de l’URSS, des étapes successives de sa politique internationale. C’est aussi donner la mesure de l’effondrement du système, lorsque l’arme mythique qui en constitue la « vitrine idéologique itinérante » entre « de plain-pied et sans possibilité de retour en arrière dans la logique de la marchandise pure » (p. 69). C’est enfin réfléchir à l’évolution de combats qui, tout impliqués qu’ils soient dans des processus mondiaux, n’opposent plus des militaires à d’autres militaires, ni de grandes puissances ou blocs d’influences à d’autres blocs,
[…] mais deux, trois, cinq ou dix parties divisées – parfois au motif de vieilles rancunes historiques ou d’opportunes crispations identitaires, parfois pour des enjeux politiques et géostratégiques qui les dépassaient largement, auxquelles elles ne comprenaient pas grand-chose et dont elles n’étaient que les relais plus ou moins passifs, parfois tout cela ensemble, sans distinction possible, le plus certainement en raison de la disponibilité même des armes et de leur implacable vocation technique […]. (p. 48)
Pour illustrer cette « implacable vocation technique », Rohe introduit, à partir de la page 28, une troisième série de récits, typographiquement différenciés par l’italique. Ces récits relatent diverses scènes où la kalachnikov joue un rôle (parfois un second rôle), scènes qui impliquent non de grandes puissances ni, on s’en doute, de grands principes, mais des individus dans des contextes violents.
L’œuvre manifeste constamment ce souci d’articuler dimension internationale (économique, géostratégique) et perspective individuelle. C’est sans doute ce qui pousse Rohe à relater en alternance l’histoire du fusil et l’histoire de son inventeur, et aussi à restituer les pensées de celui-ci par l’entremise d’un narrateur omniscient. De ce fait, Kalachnikov devient un personnage de roman, le lecteur se trouvant plongé dans sa conscience intime à un point que le genre biographique, en principe, ne permet pas4. Alors que les parties consacrées à la kalachnikov sont précises et factuelles (sans s’interdire le lyrisme ni l’ironie), la biographie de Kalachnikov est traitée par Rohe avec toute la liberté que permet la fiction. Cela ne veut pas dire que l’auteur s’écarte de la véracité historique : l’œuvre s’appuie manifestement sur des recherches poussées qu’elle restitue sous une forme dense et brève. Mais les connaissances ainsi acquises servent l’imagination lorsque l’auteur représente ce qu’a dû être la vie du personnage, rendant le récit d’autant plus saisissant, comme dans ce passage qui évoque la déportation :
Et qui dit déportation dit voyage en train, on l’imagine dans des wagons à bestiaux surpeuplés et étouffants, trop chauds, trop moites, des étuves sans latrines et sans fenêtres, la plupart du temps debout et les jambes peu à peu comme une rage de dents, à l’étroit parmi des gens sales, de plus en plus puants et même pour beaucoup malades […] le temps d’arriver enfin à la gare de Taïga. D’où lui et sa famille, une fois bousculés hors du wagon à bestiaux et triés comme tels par des miliciens sur les quais, s’enfonceront ensuite sous la surveillance de leurs gardes dans les profondeurs glaciales de la Sibérie, sur des traîneaux, sur des chevaux et par intermittence sur leurs seules jambes suppliciées, là encore pendant plusieurs jours et plusieurs nuits, à travers des paysages inconnus qu’on imagine à la fois somptueux et terrifiants, parce que c’est la Grande Russie, pour parvenir morts d’épuisement jusqu’à leur destination finale : un village morne et glacial à quelque cent quatre-vingts kilomètres de Tomsk. (p. 14)
De tels passages remplissent une fonction essentielle de la fiction, faire vivre au lecteur ce qu’il ne connaît pas de première main, l’immerger, et même le submerger dans l’expérience représentée. Cet appel à l’imagination, au demeurant, ne contrevient pas aux exigences de l’histoire. D’autant que Kalachnikov (comme son fusil) devient représentatif d’évolutions qui dépassent sa seule personne, mais qui sont cruciaux en ce qu’ils entraînent justement des individus. L’étroite imbrication de la vie individuelle dans des processus politiques, historiques et économiques semble d’ailleurs caractériser l’ensemble de l’œuvre d’Oliver Rohe et, au-delà, l’ensemble des œuvres écrites et éditées par le collectif dont il est l’un des membres fondateurs5.
Ce parti pris d’immersion dans une perspective individuelle explique-t-il l’effacement des sources ? Les chercheurs pourront regretter l’imprécision qui en découle parfois. D’où proviennent les souvenirs de Kalachnikov cités en italiques, les poèmes que l’œuvre évoque et cite ? D’où proviennent les scènes relatées aux pages 28, 38, 48, 59, 65, 78 ? Ce brouillage est sans doute le seul aspect par lequel l’œuvre, que par ailleurs aucun titre, sous-titre, note ou indication n’identifie comme roman, se rattache davantage à ce genre qu’à l’histoire. Néanmoins, on aimerait disposer d’un avant-propos de l’auteur, d’une bibliographie, ou de toute autre forme de précision paratextuelle. On comprend en revanche que Rohe n’ait pas voulu faire place à ces précisions au sein de l’œuvre même, car son propos est justement de souligner à quel point l’information comporte de zones d’incertitude dans une culture saturée d’informations, et notamment d’images : comme l’exprime l’un de ces passages en italiques, « nous n’avions aucun moyen de savoir », « les images parfois coupées et souvent floues ne nous disaient strictement rien de tout cela, nous n’avions aucune connaissance de ce qui avait précédé la scène » (p. 59). Si certaines images, selon l’auteur, parlent d’elles-mêmes (« Il suffisait à n’importe quel spectateur parmi nous d’apercevoir les images à l’écran pour comprendre la situation […] Il suffisait de regarder les images en couleur diffusées à l’époque à la télévision pour reconnaître sans aucune difficulté que […] », p. 38-39), d’autres demeurent énigmatiques et doivent apparemment le demeurer, parce qu’elles atteignent ainsi une forme d’évidence et renforcent l’aura mythique de l’arme : les jeunes gens sans uniforme s’opposant à une armée implacable « avec leurs seules Kalachnikov » (p. 39) ; l’homme choisissant d’ouvrir le feu sur la foule des employés sortis à l’heure du déjeuner (p. 66) ; le garçon qui grille la queue attendant devant la boulangerie et pose « souverainement son AK-47 sur le comptoir, sous le nez du vieux boulanger, exigeant d’être servi dans la seconde » (p. 79).
Ce type de passage contribue moins (contrairement au reste du livre) à l’analyse de processus historiques qu’à l’analyse d’un mythe, l’essentiel étant que l’auteur ne se départit pas, là non plus, de son acuité critique. En revanche, ne cède-t-il pas au mythe lorsqu’il représente l’éveil de la vocation du jeune Kalachnikov ? Lorsqu’il fait la découverte fortuite d’un pistolet automatique, lors de sa fuite hors de Sibérie, le personnage est comparé à « un jeune chien découvrant son aboiement. Stupéfait par l’étrangeté de cette soudaine profération, mais pressentant qu’à travers elle il coïncidait avec sa nature, rejoignait sa destination » (p. 33). L’auteur considère-t-il réellement que Kalachnikov, par son invention majeure, « coïncide avec sa nature, rejoint sa destination » ? Le texte ne permet pas de déterminer si l’auteur s’associe à cette idée ou s’en distancie (et, en l’absence de source, impossible de savoir si de tels passages représentent la vision que Kalachnikov lui-même a de sa vie). L’idée d’une convergence entre l’individu et sa destinée est, en tout cas, plusieurs fois répétée au cours des passages suivants : selon Rohe, la rencontre décisive avec cette arme automatique fait renoncer Kalachnikov en un instant à ses plans minutieux, et le plonge dans une période de dérive où le pistolet est le seul point de repère, « période de latence, de préparatifs souterrains, comme une façon inconsciente de refonder ses galeries intérieures, de les aménager en vue de l’étape d’après » (p. 38). L’élaboration de l’AK-47 est, plus explicitement encore, présentée comme l’accomplissement d’un destin et même d’une nature :
C’était comme si son bagage sensible et le savoir pratique qu’il avait amassé tout au long de ses années de formation dans un chaos de sources et de sédimentations éparses ne pouvaient déboucher sur autre chose que ce fusil d’assaut révolutionnaire.
Comme si la longue histoire de l’armement et l’expérience immémoriale des armes partout dans le monde avaient toutes deux rencontré en lui un conduit préférentiel par lequel se reproduire et prospérer.
Aboyant nuit et jour dans son atelier d’Ijevsk, maintenant il rejoignait non seulement sa destination individuelle, mais celle de sa meute tout entière, celle de son espèce. (p. 57)
Certes, le texte met en avant une prudente forme hypothétique (« C’était comme si », « comme si »). Mais il semble bien admettre l’idée d’une coïncidence de l’individu avec sa nature, et même avec la nature au sens le plus absolu, puisque la comparaison à l’aboiement que l’on a déjà rencontrée est ici reprise, transformée en métaphore in absentia (désormais récurrente dans l’œuvre), et explicitée par la gradation « non seulement sa destination individuelle, mais celle de meute tout entière, celle de son espèce ».
Rohe reprend-il par ces mots la représentation que Mikhaïl Kalachnikov lui-même a pu faire de sa trajectoire ? S’agit-il de la représentation que la propagande soviétique a exploitée, l’ingénieur étant censé « rejoindre » par son invention le génie du peuple soviétique dont il est issu ? L’auteur estime-t-il lui-même que Kalachnikov a révélé, par son intérêt pour les mécanismes des armes à feu, une caractéristique profonde de l’humanité tout entière ? Et si telle est la réponse, elle susciterait immédiatement une nouvelle question, celle de savoir si cette caractéristique profonde est la curiosité pour les mécanismes complexes et ingénieux – l’œuvre souligne l’inventivité de Kalachnikov dans de nombreux domaines – ou plutôt le goût de la destruction, comme le suggère un autre élément récurrent du récit, la lutte contre les rongeurs à laquelle Kalachnikov accorde apparemment une attention soutenue (d’où le titre).
On demanderait volontiers à l’auteur de commenter ces lignes énigmatiques. Mais quelles que soient les interrogations qu’elles suscitent, on peut saluer le fait qu’un auteur contemporain invite à de tels questionnements. Oliver Rohe est parti d’un nom propre qui, par antonomase, s’est transformé en nom commun, comme « poubelle » ou « bateau-mouche » ; mais ce nom, qui désigne un objet autrement plus problématique, a en outre une portée mythique tout à fait particulière qui oppose à l’esprit critique son prestige, son aura. La transformation du nom en mythe représente pour l’analyse une menace que ce texte permet de combattre – bonne raison de se plonger dans un roman dont la lecture est, en outre, extrêmement agréable.