1. Introduction
Naît-on néonyme ? Si la question apparaît insensée par rapport à la néologie planifiée, elle se révèle étonnamment épineuse en relation avec la néologie spontanée examinée dans le contexte d’une discipline des sciences humaines et sociales (en anglais social sciences and humanities, ci-après SSH). La tension entre les notions de terme et de néonyme (ou néologisme terminologique) en terminologie de corpus est, à ce sujet, éclairante. Signalons que nous utilisons néonyme afin d’insister sur l’appartenance du néologisme terminologique à un domaine et pour le distinguer clairement du néologisme, associé à un auteur. Si la notion de terme sous-entend un usage récurrent, celle de néonyme est fondée sur un événement unique : l’émergence d’une forme ou d’un sens nouveaux (Renouf, 2013, p. 177 ; 2020, p. 79). Or, le néonyme, dont l’identité tient à une occurrence unique, n’est-il pas un terme qui, lui, repose paradoxalement sur la répétition ?
Nous esquissons ainsi un premier pas dans l’examen des conditions sociales de production et de diffusion initiale des termes en SSH, situé dans le prolongement du projet socioterminologique de « l’étude des conditions de circulation et d’appropriation » des termes (Gaudin, 2003, p. 13). Nous abordons donc, d’un point de vue socioconstructiviste, les pratiques terminologiques en SSH qui relèvent de la nouveauté (néologie, néonymie), à partir d’une synthèse de contributions provenant de la terminologie textuelle, de l’approche lexico‑sémantique, de la socioterminologie et des sociologies constructivistes.
Le présent article porte sur la néonymie d’un point de vue rétrospectif et est centré sur la phase d’émergence des néologismes, un thème encore sous-exploré (Humbley, 2011b ; 2018, p. 23). Pour résoudre la tension signalée précédemment, nous considérons que le néonyme naît néologisme d’auteur. De fait, il ne devient néonyme que rétrospectivement, une fois son statut de terme reconnu collectivement par les spécialistes. Plus spécifiquement, nous décrivons les trajectoires de deux néologismes créés par le sociologue étatsunien Peter L. Berger (1929-2017) en début de carrière – soit alternation et social construction – et celles de leurs traductions en espagnol et en français. Notre travail se penche d’abord sur leur émergence dans trois ouvrages de l’auteur (Berger, 1961, 1963 et Berger & Luckmann, 1967 [1966]) et est donc axé sur une diachronie courte (5 ans : 1961-1966). Il examine ensuite la diffusion de ces nouveautés, celle de leurs traductions, et s’ouvre donc sur une diachronie longue (62 ans : 1961-2023). Cette microétude portant sur la nouveauté en SSH prend comme point de départ un néologue et quelques-unes de ses créations, une avenue peu fréquentée, mais tout de même empruntée par John Humbley (entre autres 2011b, 2016).
Le présent travail découle d’un projet plus large portant sur la circulation des savoirs sociologiques par la traduction1. L’intégration de contributions terminologiques au cadre socioconstructiviste de cette étude antérieure (Gagné, 2022) s’est révélée indispensable pour trois raisons. La première est épistémologique et thématique. Les recherches traductologiques sont généralement axées sur la traduction des concepts (Gambier, 2021 ; Gagné, à paraître). Elles supposent, de plus, une posture objectiviste difficilement tenable en SSH2 et incompatible avec la nôtre, constructiviste. La deuxième est liée au caractère empirique du projet. Les traducteurs travaillent sur des textes et deux des traducteurs étudiés n’étaient pas des experts du domaine. Ils ne pouvaient donc pas compter sur la connaissance préalable d’une supposée structure conceptuelle. En raison du caractère innovant du cadre proposé dans Invitation to Sociology l’enjeu du repérage des néologismes se posait aussi intuitivement, dans une perspective textuelle. La dernière raison est méthodologique. La notion de terme (voire de concept) n’est pas problématisée en traductologie et cette discipline n’offre ni critère ni méthode pour les identifier.
Nous décrivons d’abord notre cadre (Section 2), puis notre démarche microterminologique (Section 3). À partir de notre description des trajectoires de deux néologismes bergeriens (Section 4), nous examinons la néologie et la néonymie en SSH de différents points de vue (Section 5), soit la création néologique dans ces disciplines et la part de conscience dans cet acte (Humbley, 2016 ; Sablayrolles, 2018), la nature et les fonctions sociales des néonymes, de même que la question du caractère essentiellement distinct des néonymes traduits (Rondeau, 1984 ; Sager, 1990).
2. Une terminologie socioconstructiviste
Le cadre de la présente étude découle de réflexions au croisement de la terminologie, de la traductologie et de la sociohistoire des SSH. Il a été conçu pour l’analyse des termes en général et non exclusivement pour celle des nouveautés. Il intègre des contributions des sociologies de Pierre Bourdieu et d’Anthony Giddens, de la terminologie textuelle, de l’approche lexico‑sémantique, de même que de la socioterminologie.
Afin d’examiner les pratiques relatives à la néologie et à la néonymie, nous mobilisons deux concepts bourdieusiens, soit ceux de champ et de capitaux, de même que la perspective de Giddens sur les niveaux de conscience. La notion de champ permet d’aborder les domaines correspondant à des disciplines universitaires, comme des espaces de lutte dont l’enjeu – le monopole de l’autorité scientifique – dépend de la production d’un discours dominant (Bourdieu, 1976, p. 89-91). À chaque champ est associée une forme d’intérêt spécifique, un capital symbolique, qui ne peut être généré que par la conversion d’autres types de capital (économique, social, culturel) ou ressources (Bourdieu, 1976, p. 89). L’espace disciplinaire est ainsi structuré hiérarchiquement par « la distribution du capital spécifique, résultat des luttes antérieures » (Bourdieu, 1976, p. 94, p. 96). Les membres de la faction orthodoxes (ou dominants) occupent les positions les plus élevées ; ceux des factions hétérodoxes (ou dominés), les moins élevées.
Bourdieu (1982) consacre bien un ouvrage aux échanges linguistiques, mais n’y explore pas spécifiquement le rôle du langage au sein des champs scientifiques. Il y reconnaît cependant l’existence du capital linguistique, et conceptualise ainsi le langage comme une ressource (Bourdieu, 1982, p. 36). Pour les besoins de cette étude et parce que les disciplines des SSH sont caractérisées par une tension entre tradition nationale (souvent associée à une langue spécifique) et intensification des échanges internationaux (Heilbron, Sorá & Boncourt, 2018, pp. 3-4), nous abordons le domaine (au sens terminologique) suivant deux niveaux d’analyse sociologiques : celui des champs nationaux (ici, de la sociologie) et celui du champ transnational (de la même discipline), qui prend en compte, entre autres, les échanges entre les champs nationaux par la traduction.
Afin d’examiner la part de conscience dans l’acte de création néologique, nous nous éloignons du cadre bourdieusien, où les pratiques relèvent de l’habitus, siège de dispositions inconscientes (Bourdieu, 1980) et adoptons plutôt le modèle d’Anthony Giddens. Ce dernier conceptualise un niveau intermédiaire entre l’inconscient et la conscience discursive, celui de la conscience pratique, où réside un savoir informulé mis en pratique au quotidien (Giddens, 1984, p. xxiii, p. 7, p. 281). Ce savoir, relatif à ce que les agents font et à leurs motifs, peut à la suite d’un exercice réflexif être articulé discursivement (Giddens, 1984, p. 281). Ces notions représentent une solide base pour aborder les pratiques relatives aux nouveautés terminologiques au sein des champs disciplinaires, mais ne résolvent en rien la question de la nature des termes et de leur repérage.
À cet effet, nous mobilisons la terminologie textuelle et l’approche lexico-sémantique qui permettent d’arrimer solidement les dimensions théorique et méthodologique de notre travail en reconnaissant « les expressions linguistiques comme seule réalité concrète accessible » (Slodzian, 2000, p. 73). Cette affirmation se rapportant aux terminologues fait aussi écho à notre réalité de chercheure et à celle des traducteurs non spécialistes. Dans la présente étude, nous partons donc du principe que le concept « n’est pas la source du terme, mais le produit de son instauration » (Rastier dans Slodzian, 2000, p. 75). Puisqu’elles reconnaissent toutes deux le caractère relatif du terme (il ne s’agit pas d’une notion absolue, mais se rapportant à un domaine préalablement défini), la terminologie textuelle et l’approche lexico-sémantique sont au moins implicitement constructivistes (Slodzian, 2000, p. 70-73 ; L’Homme, 2005, p. 1123). L’approche lexico-sémantique offre, de plus, un solide appareil théorique pour l’identification des termes, qui établit, entre autres, les parties du discours à considérer (Section 3). Les termes y sont définis comme « des unités lexicales dont le sens est envisagé par rapport à un domaine » (L’Homme, 2020, pp. 20-40). Conséquemment, le néonyme est tout simplement une unité lexicale envisagée par rapport à un domaine, dont la forme ou le sens est nouveau. Suivant ce raisonnement, les nouveautés lexicales liées à un auteur, ici Berger, nécessitent une reconnaissance collective de leur appartenance au domaine pour devenir des termes (par exemple, par leur reprise par d’autres sociologues ou leur intégration à des ressources).
Enfin, la socioterminologie nous permet de dresser un pont entre la sociologie et la terminologie textuelle, puisqu’elle allie à un intérêt pour les pratiques discursives un regard intrinsèquement social : « les termes ne permettent de référer que grâce à notre interaction avec les autres locuteurs » (Gaudin, 2003, p. 35). Cette approche, ouvertement constructiviste, conçoit la construction de la référence comme un phénomène dynamique reposant sur une continuelle (re)négociation en discours (Gaudin, 2003, pp. 34-35). Ainsi, tout comme en terminologie textuelle, le concept est lié au texte et spécifiquement aux cooccurrents récurrents du terme en discours (Gaudin, 2003, p. 65). Terme et concept évoluent donc de manière enchevêtrée, suivant un processus dynamique. La socioterminologie positionne enfin l’usage des termes comme l’objet de conflits, et signale que la polysémie représente l’expression de points de vue distincts (Gaudin, 2003, pp. 94-96).
En somme, les termes disciplinaires sont des unités lexicales perçues comme relevant d’un champ donné par ses membres, à une certaine époque. Le statut de terme repose donc sur leur reconnaissance collective par les membres et sur leur reprise par ceux-ci. Les termes sont dynamiques, et leur construction sous-entend une continuelle (re)négociation en discours (textes). Puisque la production d’un discours dominant (représentations) passe essentiellement par la production de discours (textes), les termes se trouvent au cœur même des conflits qui structurent les champs disciplinaires, en factions orthodoxe et hétérodoxe. Les termes représentent ainsi des ressources, et plus spécifiquement une forme de capital linguistique, susceptible d’être convertie en capital symbolique.
3. Un projet microterminologique
Notre démarche découle de l’adaptation de principes et réflexions issues des études de corpus à notre micro-corpus et à nos objectifs. Notre approche est aussi à mettre en relation avec la microhistoire (Wakabayashi, 2018) non seulement par son échelle réduite et sa visée (un examen en profondeur plutôt qu’un large panorama), mais aussi par sa focalisation sur un néologue, dont le parcours de vie est atypique.
Le parcours de Peter L. Berger est ainsi marqué par une mobilité géographique, religieuse, disciplinaire et thématique singulière (Gagné, 2022, pp. 75-86). Né à Vienne en 1929, il fuit sous l’Anschluss à l’âge de 9 ans et arrive aux États-Unis en 1946, après un détour par l’Italie et une escale de huit ans en Palestine (Heilman, 2020, pp. 87-88). Il réalise ses études supérieures en sociologie à la New School for Social Research (ci-après NSSR) dans les années 1950. Cette institution marginale constitue à l’époque un refuge pour les sociologues européens exilés de la Seconde Guerre qui y enseignent une sociologie découlant de la tradition historique de la république de Weimar, aux antipodes du structuro-fonctionnalisme dominant. De la mobilité géographique de l’auteur découle un polyglottisme qui influence ses écrits : il maîtrise l’allemand, l’italien, le français et l’anglais et, à des degrés divers, l’hébreu, l’arabe et l’espagnol (Heilman, 2020, p. 91). Le sociologue est reconnu pour son style distinctif et il cultive un rapport particulier à l’écriture (Luckmann, 2001, p. 21 ; Cormack, Cosgrave & Feltmate, 2017, p. 394). En plus d’être l’auteur (ou le coauteur) de près de quarante livres de sociologie, Berger a aussi publié deux romans. Notre corpus en anglais est composé de trois ouvrages sociologiques :
- The Precarious Vision: A Sociologist Looks at Social Fictions and Christian Faith (1961), 238 pages ; ci-après TPV.
- Invitation to Sociology: A Humanistic Perspective (1963), 191 pages ; ci-après IS.
- The Social Construction of Reality: A Treatise in the Sociology of Knowledge, co‑écrit avec son collègue de la NSSR, Thomas Luckmann (1967 [1966]), 219 pages ; ci‑après TSCOR.
Ils forment un ensemble théorique correspondant au début de la carrière de l’auteur et présentent l’évolution de sa pensée, de protoconstructiviste à constructiviste3. On trouve dans leurs pages une sociologie qui, tout comme celle enseignée à la NSSR, s’oppose au structuro‑fonctionnalisme dominant. Alors que TSCOR et IS figurent respectivement au cinquième et quarante-septième rang des ouvrages de sociologie les plus influents du XXe siècle (ISA, 2024), au moment de leur écriture, Berger est un quasi-inconnu dans le champ de la sociologie étatsunienne. TPV connaît une diffusion limitée, peut-être en raison de sa thématique, la sociologie de la religion. Dans IS, l’ouvrage probablement le plus lu de l’auteur4, Berger reprend certaines propositions théoriques de TPV et les élargit à la sociologie en général, pour en arriver à une ébauche du cadre constructiviste de TSCOR. Enfin, TSCOR est considéré comme l’un des ouvrages fondateurs du constructivisme, une théorie aujourd’hui majeure en SSH. Comme la traduction représente ici une préoccupation moins centrale, nous n’avons mobilisé que les versions en espagnol et en français d’IS, soit :
- Introducción a la sociología (1967), 269 pages, trad. Galofre Llanos ;
- Comprendre la sociologie : son rôle dans la société (1973), 263 pages, trad. Feisthauer ;
- Invitation à la sociologie (2014 [2006]), 251 pages, trad. Merllié-Young et Merllié.
Les deux premières versions ont été produites par des traducteurs qui ne sont ni sociologues ni spécialisés en traduction des SSH. Les stratégies employées dans la production des versions traduites – qui influent sur celle des néologismes – sont distinctes. Dans la traduction en espagnol, Sara Galofre Llanos se fait discrète et opte pour une stratégie axée sur la similarité formelle. Dans la première traduction en français, Joseph Feisthauer est moins systématique et il s’attache à insuffler un certain caractère littéraire à l’ouvrage. La retraduction est le fruit d’une collaboration entre une traductrice spécialisée en SSH, Christine Merllié-Young, et un sociologue, son frère Dominique Merllié, qui ont porté une attention particulière à la dimension scientifique du texte-support et à son style.
L’identification des termes dans notre micro-corpus, réalisée manuellement5, a été encadrée par les critères de sélection établis dans l’approche lexico-sémantique, ici principalement la parenté morphosémantique et les relations paradigmatiques (L’Homme, 2020, pp. 72-74). Nous avons d’abord nettoyé l’index d’IS pour ne conserver qu’une liste des termes sociologiques, afin de prendre comme point de départ ceux reconnus et jugés importants par l’auteur. Ensuite, au fil de notre recherche documentaire, nous avons enrichi la liste constituée avec les créations bergeriennes signalées par d’autres sociologues. Comme nous nous intéressions aux noms, adjectifs, verbes et adverbes (L’Homme, 2020, p. 71), nous avons enfin ajouté les parents morphosémantiques des termes repérés. Nous avons aussi utilisé le principe de substitution pour dégager des synonymes et quasi-synonymes concurrents aux néologismes qui émergent dans le corpus. La sélection des exemples pour cet article a été réalisée de manière à illustrer des cas de figure distincts.
C’est lors de ce repérage de l’ensemble des termes du corpus qu’ont été identifiés les deux néologismes (alternation et social construction) ici étudiés. Ainsi, nous avons recensé toutes leurs occurrences dans les trois ouvrages en anglais de notre corpus, de même que celles de leurs traductions dans la version d’IS en espagnol, et dans les deux en français. Les occurrences de leurs parents morphosémantiques (ex. socially constructed) ont également été relevées. Ce recensement a été réalisé à l’aide de la fonction « rechercher » d’Adobe Reader6. Celle-ci représentait un outil suffisant considérant la taille réduite de notre corpus (six ouvrages) et son format PDF (voir note 5). Nous avons aussi dégagé les éléments définitoires et descriptifs pour chacun, en partie à l’aide de cette fonction, mais d’autres fragments textuels pertinents ont été repérés dans un environnement plus éloigné, au fil de nos lectures et relectures. L’examen de l’origine des néologismes et celle de leur filiation à d’autres cadres repose sur une recherche documentaire dans les épitextes, qui comprennent la biographie de Berger et des entrevues.
La diffusion des néologismes a été explorée à partir d’une recherche documentaire (cette fois dans la documentation sociologique) et sur une analyse bibliométrique. Cette méthode s’est imposée tout simplement parce que la construction d’un corpus de sociologie en trois langues était trop chronophage pour l’examen de quelques néologismes. La popularité de TPV étant limitée, et l’utilité de TSCOR restreinte (un des néologismes n’apparaît pas dans l’ouvrage et l’autre apparaît dans son titre), nous avons utilisé la fonction « Cited by » de Web of Science (ci-après WoS) pour repérer les occurrences des néologismes dans des documents qui citent IS et Berger. La méthode est loin d’être parfaite. Dans le cas de social construction, les résultats comprennent, par exemple, des documents qui citent simplement IS et TSCOR. Puisque WoS ne recense que des documents scientifiques et nous permet d’isoler les publications de sociologie, ses résultats offraient un contrepoint à ceux de Google Scholar, moins fiables. Toutefois, puisque les performances WoS pour des langues autres que l’anglais sont limitées, nous avons dû nous contenter de Google Scholar pour l’analyse de la diffusion des traductions des néologismes.
4. Deux néologismes bergeriens et leurs trajectoires
4.1. Alternation, alternación, métamorphose et réversibilité
Le néologisme (sémantique) alternation est un pilier de la sociologie bergerienne qui émerge de manière grandiose, l’auteur lui consacrant les deux premiers chapitres de TPV. Dès sa première occurrence, sa fonction dénominative est mise en valeur :
[Our starting point] lies in the experience in which a new perspective on society is acquired. Needless to say, such an experience need not be a unique or instantaneous one. It may stretch over a long period of time, although for some it may come in a sudden flash of recognition. We call this experience that of alternation. (Berger, 1961, p. 10).
Il ne s’agit pas d’un acte isolé (Berger, 1961, p. 23, p. 55, p. 58, p. 210). On trouve près d’une trentaine d’occurrences du terme dans l’ouvrage (en excluant les titres) et son sens varie entre celui d’un phénomène ou d’une disposition, bien que le premier domine. Ce terme bergerien occupe aussi une place importante dans IS. Le sociologue y revendique, à nouveau, ouvertement la création du terme-concept (Berger, 1963, pp. 51-52) et lui consacre son chapitre 3. On trouve dans IS une dizaine d’occurrences d’alternation (sans compter celles des titres et de l’index), mais il apparaît encore difficile de dégager une définition unique, chaque contexte jetant un éclairage nouveau. Grossièrement, alternation dénote dans cet ouvrage soit une forme de conversion laïque, soit des allers-retours entre des systèmes d’interprétation parfois contradictoires (Berger, 1963, p. 51, p. 54, p. 136). Dans TSCOR, qui affiche 18 occurrences d’alternation (sans compter celles à l’index), le terme devient luckmanno‑bergerien et son sens se modifie, redéfinissant sa relation à certains termes. Les auteurs l’associent étroitement à celui de socialization, plus spécifiquement à la re-socialization et, alors qu’alternation était décrit comme un spécifique de conversion, la relation est maintenant renversée. (Berger & Luckmann, 1967 [1966], pp. 157‑158).
D’un point de vue paratextuel, Berger se positionne dans son autobiographie comme créateur du néologisme (2011). De même, Samuel Heilman discute d’alternation et établit un lien avec l’expérience vécue de Berger marquée par une mobilité géographique et religieuse. Il propose aussi une définition personnelle du terme : “a shift, not necessarily irreversible, from one reality to another” (2020, p. 94). D’un point de vue disciplinaire, alternation n’est pas intégré aux dictionnaires de sociologie de SSH des années 1960 et 1970 consultés. Il n’apparaît pas, non plus, dans les ressources plus récentes (Bruce & Yearley, 2013 ; Scott & Marshall, 2015 ; Turner, 2021). Nous l’avons cependant repéré dans la Encyclopedia of religion and society, signalant une modeste consécration du terme, restreinte à la sociologie des religions (Karlenzig, 1998). Dans cette entrée, le terme est attribué exclusivement à Berger, mais son origine est plutôt mise en relation avec la phénoménologie schützienne. Sans écarter le rôle de l’expérience vécue de l’auteur dans la création du néologisme, l’influence de On multiple realities d’Alfred Schütz (1945) semble plausible, à tout le moins, par rapport à la version d’alternation présentée dans TSCOR. L’influence de Schütz a aussi pu s’exercer à travers les cours qu’il dispensera à Berger et à Luckmann à la NSSR ou découler de conversations entre les deux auteurs (2011).
Le terme alternation connaît une certaine diffusion par la citation en SSH. D’après WoS, la participation d’IS à celle-ci est marginale : des 709 articles repérés qui citent l’auteur et cet ouvrage, un seul mentionne alternation (Jones, 1977). Ce portrait est toutefois incomplet, puisque trois autres articles citant le terme et l’ouvrage ont été repérés pour la seule période 1963-1973 (Lowenthal, 1971 ; Petrunik, 1972 ; Travisano, 1970). D’après Google Scholar, 358 documents citeraient alternation et Berger, dont 141 pour la période 2014-2024. Ces résultats comprennent les ouvrages de l’auteur et une certaine proportion de bruit. Toutefois, notre recherche documentaire confirme que le terme est bien utilisé (entre autres : Endreß, 2019, p. 58 ; Pfadenhauer, 2013, p. 106). Un chapitre entier revisite, par exemple, le terme-concept en relation avec la sociologie des connaissances scientifiques (Collins, 2019).
En espagnol (Berger, 1967 [1963]), toutes les occurrences d’alternation sont traduites par alternación. Dans la première version française (Berger, 1973 [1963]), le traducteur traduit parfois alternation par métamorphose (5 occurrences sur 10), parfois par alternative (3 occurrences sur 10)7. Dans la retraduction (Berger, 2014 [2006, 1963]), le terme est presque toujours traduit par réversibilité [biographique] (8 occurrences sur 10)8. Lors d’une entrevue en 20199, Merllié mentionne le défi posé par la traduction d’alternation. S’il considère ce mot comme propre à l’auteur, il ne lui accorde pas le statut de « terme technique » en raison de son usage marginal. Il précise ne plus se souvenir de la démarche qui sous-tend la création de réversibilité, mais souligne que le sens que sa sœur et lui désiraient rendre était celui de « retourner sa veste ». Les traductions d’alternation ont connu une certaine diffusion dans leur champ d’accueil. D’après Google Scholar, alternación apparaît accompagné du nom de l’auteur dans 21 documents publiés depuis 1967, dont 12 depuis 2014 ; métamorphose dans 68 documents publiés depuis 1973, dont 37 depuis 2014 ; et réversibilité dans 17 documents publiés depuis 2006, dont 10 depuis 2014.
4.2. Social construction, interpretación social et construction sociale
Social construction (au sens de processus) présente un cas de figure bien distinct de celui d’alternation. Il émerge dans IS comme hapax et il n’est pas présenté explicitement par l’auteur comme un terme ou une nouveauté. Social construction fait cependant son apparition à un endroit clé de l’ouvrage (1963, p. 120)10. Nous avons aussi repéré deux occurrences d’un concurrent, building [a universe / underworlds] et on trouve quelques parents morphosémantiques de social construction dans l’ouvrage : construction (au sens de produit), [socially] constructed, et to construct. Ces parents font aussi face à certains compétiteurs, par exemple, interpretation pour construction (au sens de produit).
Après cette entrée timide, social construction connaît un développement intense, puisque Berger et Luckmann lui consacrent l’ouvrage qu’ils considèrent, à cette époque, comme leur manifeste intellectuel (Berger, 2011). Ils revendiquent pleinement le terme‑concept en l’affichant en couverture, mais paradoxalement ne le citent qu’à quatre occasions dans ces 219 pages. L’occurrence du terme la plus significative dans TSCOR met en jeu tout un pan de l’ouvrage où il n’est pas cité (Berger & Luckmann, 1967 [1966], p. 180). Ce faible nombre d’occurrences découle en partie de la présence de la variante construction seul. De plus, le terme est parfois implicite11. Les parents morphosémantiques du terme y sont, comme dans IS, très présents. Enfin, la trajectoire de social construction en tant que terme luckmanno-bergerien est aussi fulgurante qu’éphémère. Alors que TSCOR s’impose comme ouvrage phare du constructivisme, Berger et Luckmann, en réponse à ce qu’ils perçoivent comme un détournement de leur ouvrage, refusent d’être considérés constructivistes et l’abandonnent (Knoblauch & Wilke, 2016, p. 54 ; Vera, 2016b, p. 24).
Du point de vue documentaire, on trouve des traces de négociations entre les deux auteurs qui reflètent la présence de concurrents aux parents du néologisme, observée dans IS. Berger confie en entrevue « We might have used the term “interpretation” rather than “construction”, but that would have been too weak. » (Vera, 2016b, p. 24). Luckmann pour sa part affirme « that perhaps he would have preferred to adopt the term “building” » (Vera, 2016a, p. 6) pour son allusion à l’ouvrage de Schütz Der sinnhafte Aufbau der sozialen Welt. Alors que son titre a été traduit en anglais par The Phenomenology of the Social World, d’après Luckmann, il signifierait plus littéralement The Meaningful Building of the Social World ou The Meaningful Construction of the Social World (Vera, 2016a, p. 17). Le choix de social construction semble donc motivé par un désir de signaler une origine schützienne. Selon Berger, la négociation avec Luckmann ne s’arrête pas au terme, mais reflète l’enchevêtrement de leur contribution à l’ouvrage et donc au concept de social construction (1986, p. 222).
Le succès de TSCOR éclipsera à peu près complètement l’apparition du néologisme dans IS12. Même si d’autres sociologues établissent des liens plus ou moins explicites entre le néologisme et cet ouvrage (entre autres Garrison, 1999, p. 67 ; Mulkey, 1990, p. 513), un seul semble avoir repéré l’hapax (Vera, 2016a, p. 5). D’après WoS, 23 publications de sociologie contiennent à la fois social construction, IS et Berger. Les 10 329 documents qui le citent (d’après WoS) participant d’une manière ou d’une autre à celle-ci. Signalons cependant que moins d’un cinquième de ces citations proviennent d’une publication en sociologie (1 796/10 329).
Même si le rôle de Berger et Luckmann dans la création du terme-concept en anglais est amplement reconnu, Bourdieu et Giddens dominent aujourd’hui la sociologie constructiviste. Or, ni l’un ni l’autre ne discute de l’origine du terme-concept. Les réflexions d’Hector Vera, au sujet des idées avancées dans TSCOR, semblent aisément applicables à celui‑ci :
why Bourdieu, Giddens and multiple others did not bother to directly address The Social Construction. […] Was it an ungrateful omission ? […] Or perhaps the ideas advanced in The Social Construction had already become a sort of sociological common ground – a set of undisputed “truths” that do not require individualized attribution (Vera, 2016a, pp. 9-10).
En traduction, le sort du néologisme varie substantiellement. En espagnol, la traductrice opte pour interpretación social. Comme interpretation a aussi été traduit par interpretación, ces deux termes-concepts fusionnent donc dans cette version. Dans celles en français non seulement le terme est traduit par construction sociale, mais il présente des occurrences supplémentaires. Dans la retraduction, socially constructed est par exemple traduit une fois par « est une construction sociale » (Berger, 2014 [2006, 1963], p. 103). Le terme est aussi ajouté à l’index et il apparaît dans les péritextes rédigés par Merllié, encadrant maintenant la lecture de l’ouvrage.
5. On ne naît pas néonyme, on le devient
5.1 Création néologique et conscience
Les néologismes bergeriens analysés dans la section précédente représentent deux cas de figure distincts. Alors qu’alternation naît explicitement doté d’un sens « spécialisé » aux yeux de son créateur, social construction émerge plutôt comme un néologisme littéraire, en cours d’écriture (Sablayrolles, 2018, p. 33). Berger met ainsi en évidence la fonction dénominative d’alternation dès sa première occurrence et il apparaît pleinement conscient de son rôle de néologue (Humbley, 2016). Même si ce néologisme émerge sans concurrents, il n’apparaît pas dans sa version définitive et son sens évolue considérablement au fil des trois ouvrages. Dans le cas de social construction, l’auteur est certainement conscient d’écrire le fragment où le néologisme apparaît. Toutefois, rien ne laisse transparaître dans le texte qu’il s’agit d’un acte néologique volontaire ni que le processus sort des limites de sa conscience pratique. Il reste que c’est la négociation entre Berger et Luckmann, un acte conscient aboutissant à la sélection de social construction au moment de l’écriture de TSCOR, qui sauve l’unité lexicale d’un possible destin d’hapax. C’est aussi elle qui, dans une grande mesure, permet d’identifier (a posteriori) le néologisme dans IS et facilitera sa reconnaissance collective dans le champ.
La présence de marqueurs textuels signalant alternation comme néologisme (we call this ~, our concept of ~, we would prefer to use the term of ~, what we have termed ~, the phenomenon we have called ~, etc.), conduit à des traductions qui sont presque systématiques. La version d’IS en espagnol et la première en français sont réalisées peu après la publication du texte-support par des traducteurs qui ne sont pas sociologues. Si le repérage des termes par rapport aux autres unités est un enjeu de taille, celui d’un néologisme ayant une forme empruntée à la langue générale apparaît comme un défi redoutable. Le cas de social construction apparaît ainsi révélateur : la construcción social n’émerge pas dans la traduction en espagnol d’IS, réalisée avant la publication de TSCOR en format poche en 1967, format qui lance sa diffusion à grande échelle.
5.2. La construction sociale des néonymes
Les cas décrits au point antérieur suggèrent aussi que, d’un point de vue social, les spécialistes sont dotés d’un droit à la création néologique (dans leur discipline), tout comme les écrivains en langue générale (Sablayrolles, 2018, p. 34). Les membres d’un champ semblent se reconnaître inconditionnellement cette compétence13, que le néologue appartienne à la faction dominante ou qu’il se trouve presque en marge (comme c’est le cas de Berger au début des années 1960). Cette compétence à la création est certainement à mettre en relation avec l’enjeu du monopole de l’autorité qui passe obligatoirement par la production d’un nouveau discours (représentations) présenté en discours (texte).
Or, même si on s’attend à une activité néologique « individuelle » de la part des spécialistes, leurs créations lexicales ne deviennent réellement des néonymes qu’à travers leur reprise. L’analyse des deux néologismes bergeriens illustre cette nature sociale de la néonymie. Ironiquement, seul social construction, qui n’est pas au départ présenté comme néologisme par son créateur, acquiert avec certitude (a posteriori) un statut de néonyme. Malgré une émergence signalée formellement par l’auteur, le statut d’alternation est incertain et remis en question par Merllié. D’un point de vue social, la néonymie est donc une question exclusivement rétrospective.
Enfin, alors que notre étude prenait comme point de départ le néologue, en l’occurrence Berger, les cas étudiés mettent en relief la part d’interaction (micro)sociale qui sous-tend l’émergence des néologismes et le début de leur trajectoire. Même si alternation naît comme terme bergerien, il se transforme rapidement en terme luckmanno-bergerien et il est parfois décrit comme tel (par exemple, Pfadenhauer, 2013, p. 106). De même, le sort de social construction a été déterminé par la relation entre Berger et Luckmann et son origine dérive en partie de l’enseignement reçu par ces derniers à la NSSR. Il semble plausible que ce cas ne soit pas isolé. Les spécialistes des SSH ne travaillent pas en vase clos : ils enseignent, collaborent, participent à une vie institutionnelle et diffusent leurs travaux oralement par des communications, ce qui suppose des interactions face à face.
5.3. Les fonctions sociales des néonymes
En plus de leurs fonctions dénominative et discursive, néologismes et néonymes apparaissent dotés de fonctions sociales. L’une d’entre elles est la mise en valeur et la publicisation de la découverte scientifique (Pecman, 2012, p. 28). C’est le cas d’alternation que Berger promeut jusque dans sa biographie. Une autre fonction apparaît intimement liée au potentiel de citation spécifique des nouveautés, et plus largement des termes. Alors que n’importe quel fragment d’un texte disciplinaire se prête à la citation, seuls les termes ou les possibles néonymes se prêtent à une citation isolée (en raison de leur fonction dénominative). Or, depuis l’établissement du Science Citation Index en 1964, la citation permet de convertir le capital linguistique associé aux termes en capital symbolique. De fait, la notion d’élite de prestige (au sein d’une discipline) repose exclusivement sur la citation comme marqueur de reconnaissance des pairs (Korom, 2020, pp. 129-130).
Le choix par Berger et Luckmann d’une forme pour social construction, qui évoque une filiation schützienne, suggère que les termes possèdent une dimension symbolique. Ce lien peut parfois être flou ou multiple comme en témoigne un autre néologisme bergerien, sociological consciousness, dont le caractère générique évoquerait à la fois William James, Edmond Husserl, George Herbert Mead et Henri Bergson (Baehr, 2013, p. 390). Le choix d’une forme sert ainsi de mécanisme d’ancrage du nouveau dans l’ancien et supporte le point de vue d’Humbley, suivant lequel la néologie des « domaines traditionnels » serait plus axée sur la continuité que sur la rupture (2018, p. 225). D’autre part, le choix d’une forme évoquant un prédécesseur permet le transfert de capital symbolique de ce dernier vers le néologisme. En citant ce dernier, les spécialistes légitiment symboliquement leur discours (au sens de représentation) à travers l’effet cumulatif des transferts de capital, d’abord des auteurs évoqués par la forme du néologisme au néologue, puis du néologue aux spécialistes eux‑mêmes.
Logiquement on peut donc positionner la diffusion d’un néologisme et sa potentielle transformation en néonyme comme dépendant non seulement de la valeur disciplinaire de l’innovation qu’il porte, mais aussi de sa dimension symbolique et de la position dans le champ de son créateur. La rupture du lien entre social construction et ses créateurs, notée par Vera reflète peut-être son passage de néologisme d’auteur à néonyme socialement reconnu. Cette rupture repose peut-être aussi, en partie, sur son abandon par ses créateurs. Mais, elle est peut-être aussi fonction de leur faible statut dans le champ dans les années 1960-1970. Alors que la valeur disciplinaire du néologisme était incontestable, la mention des auteurs assurait peut-être un transfert de capital moins intéressant que l’appropriation de la forme lexicale. Enfin, l’ascension de Berger au 24e rang des sociologues les plus cités dans la décennie 2010 (Korom, 2020, p. 138) explique possiblement la forte proportion des citations d’alternation pour la période 2014-2024 (près de 40 %) et suggère que le destin du néologisme n’est peut‑être pas scellé.
5.4. Traduction des termes et secondarité
Finalement, les cas présentés remettent en question l’utilité des distinctions « néonymie d’origine‑d’appoint » (Rondeau, 1984, p. 122)14 et « formation primaire-secondaire » (Sager, 1990, p. 80‑81)15. En effet, suivant cette distinction devrait-on considérer social construction comme un néologisme d’origine ou d’appoint ? Comme un cas de formation primaire ou secondaire ? Considérant qu’il est le produit d’une traduction, on devrait pencher pour le deuxième, assignant ainsi à Schütz la création du terme d’origine en allemand. Signalons qu’en l’absence de paratextes abordant ce thème, seuls les spécialistes qui maîtrisent l’allemand et l’anglais auraient pu établir ce lien. À notre connaissance, aucun ne l’a fait. La seule distinction entre social construction et construction sociale semble donc que le premier n’est pas ostensiblement lié à un transfert linguistique alors que le second, oui.
De plus, si l’on conçoit les processus d’évolution terminologique et conceptuelle comme enchevêtrés, la néonymie est obligatoirement restreinte à un cadre intralinguistique. Or, les notions d’appoint ou de secondarité ne tiennent la route que si le concept préexiste au texte (le terme découle du concept), une spéculation hasardeuse dans le cas d’alternation et social construction. Ces distinctions ne correspondent pas, non plus, à l’expérience des lecteurs (minimalement de ceux qui sont unilingues) pour qui les traductions fonctionnent comme un original. Ceux-ci perçoivent les nouveautés terminologiques uniquement par rapport à leur champ et à leur langue. Alternación est ainsi accueilli dans le champ sociologique mexicain, et plus largement, hispanophone comme un néologisme de plein titre par ceux qui n’ont pas lu le texte-support.
« Les traducteurs sont rarement appelés à créer des termes nouveaux », soutient avec assurance le Guide de Néologie terminologique (Bundeskanzlei, 2014, p. 8). Pourtant toute rencontre avec un néologisme dans un texte à traduire suppose un acte de création néologique dans la langue de traduction. Pour les disciplines des SSH, où la production d’un (nouveau) discours dominant passe par l’innovation, cette rencontre risque d’être la règle plutôt que l’exception. Il semble donc, dans une perspective socioconstructiviste, que les distinctions analysées ici ne servent qu’à reproduire une vision de la traduction comme une activité et un produit textuel secondaires. Elles équivalent à refuser aux traducteurs une réelle compétence néologique, ce qui est pour le moins paradoxal dans le cas où ils sont des spécialistes du domaine. Elles écartent aussi la participation de non-experts à la construction des savoirs, par la traduction-création des néologismes, un phénomène rarement considéré dans l’histoire des disciplines et de leurs vocabulaires.
6. Conclusion
Cette étude ancrée dans une approche socioconstructiviste s’écarte d’une conception de la communauté scientifique comme désintéressée et mobilisée de manière unie dans la poursuite d’idéaux « purs », pour s’appuyer sur la notion bourdieusienne de champ. Elle examine l’émergence des termes et la part de conscience variable mise en jeu dans ce phénomène. Elle suggère que les spécialistes des SSH sont dotés d’un droit incontestable à la néologie, mais souligne aussi la nature sociale du néonyme (disciplinaire) et ses fonctions en tant que capital linguistique. Elle remet finalement en question le statut secondaire des termes traduits, entre autres, parce que la traduction représente parfois un mécanisme de création des termes dits d’origine et parce que cette secondarité ne reflète pas l’expérience des lecteurs qui abordent la néologie/néonymie du point de vue de leur langue et de leur champ national d’appartenance.
D’un point de vue méthodologique, notre recherche en micro-corpus met en relief la présence d’éléments définitoires et descriptifs, bien au-delà du co-texte analysé normalement dans les études de corpus, signalant une possible limite de l’approche sous sa forme actuelle. De fait, le concept de social construction repose sur TSCOR dans son ensemble. À l’inverse, la mobilisation d’une approche bibliométrique pour examiner la diffusion des termes ne présente que l’avantage d’être peu chronophage. Une étude en corpus en bonne et due forme aurait permis de dresser un portrait à la fois plus riche et plus précis des trajectoires des deux néologismes analysés. De plus, notre recherche documentaire est demeurée restreinte aux documents publiés. Ceux-ci reflètent la structure du champ, et si nous avons pu discuter de l’influence de Schütz sur la création des néologismes bergeriens, c’est grâce au capital symbolique accumulé par le sociophénoménologue après sa mort. Plusieurs de ses collègues demeureront dans l’obscurité. L’examen des archives privées de Berger et de ses professeurs de la NSSR, conservées à la Social Science Archive Konstanz, permettrait peut-être d’en savoir plus sur l’origine des néologismes bergeriens.
Enfin, nous espérons que ce travail inspirera d’autres études sur la dimension sociale des nouveautés terminologiques. Même si l’étude des interactions face à face au sein d’un domaine pose des défis méthodologiques redoutables, le rôle de celles-ci dans la création de néologismes en SSH apparaît majeur. Nous espérons enfin avoir participé, bien que modestement, à faire ressortir les liens entre terminologie et traductologie (Humbley, 2011a) et, plus largement, promouvoir l’intérêt des approches interdisciplinaires.