La dimension diachronique dans les langues de spécialité : présentation

  • The diachronic dimension in languages for specific purposes: presentation

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Les articles recueillis pour ce numéro spécial ont vocation à présenter un certain nombre de réflexions sur la dimension diachronique dans les langues de spécialité. Bien que la perspective diachronique, en langues de spécialité, ait fait l’objet d’un intérêt tardif, comme le soulignaient par exemple Candel et Gaudin dans leur ouvrage de 2006, elle a tout de même fait l’objet de numéros spéciaux récents, marquant ainsi les prémisses de la constitution d’un courant de recherche, dans l’analyse des langues de spécialité, autour de la dimension diachronique. Ainsi, en 2018, ASp, la revue du GERAS, dédiait tout un numéro à la diachronie et à l’anglais de spécialité ; plus récemment encore, en 2021, la revue Cahiers de lexicologie présentait un ensemble de contributions consacrées aux méthodes et aux études de cas en terminologie diachronique.

Nous souhaitons donc, grâce à ce numéro spécial, enrichir ce mouvement de recherche assez récent en faveur de la perspective diachronique dans les langues de spécialité, en nous attardant sur les spécificités de ces langues que leur analyse au fil du temps permet de mettre en lumière. Tout comme le soulignent Condamines et Rebeyrolle (1997), il est maintenant largement accepté que les langues de spécialité ne constituent pas un ensemble à part entière, hors de la langue générale, mais qu’elles présentent un certain nombre de spécificités ; comment dès lors, caractériser ces spécificités ?

Ce numéro spécial nous donne l’occasion de présenter des recherches dans lesquelles les objets étudiés, les méthodes d’analyse, les langues de travail et les domaines spécialisés choisis sont très différents, mais qui toutes, en recourant à la perspective diachronique, mettent en avant certaines de ces spécificités, et, en particulier, la question de la temporalité et des rapports entre les langues de spécialité et les domaines auxquels elles se rattachent.

Ainsi, les différentes temporalités auxquelles les langues de spécialité évoluent, en fonction des domaines et des phénomènes observés, représentent une caractéristique fondamentale des langues de spécialité, lorsqu’elles sont étudiées dans une perspective diachronique. Du point de vue de la diachronie, en effet, les langues de spécialité, tout comme les domaines spécialisés, ne forment pas un ensemble homogène. Il existe de nombreux domaines spécialisés, dont les lexiques sont caractérisés par des mouvements diachroniques et des rythmes d’évolution qui leur sont propres, en fonction des phénomènes étudiés : on sait par exemple que le vocabulaire de l’informatique ou celui de la santé évoluent à un rythme très rapide, permettant au linguiste de décrire des changements parfois seulement sur quelques dizaines d’années, alors qu’il lui faudra choisir une temporalité plus longue, couvrant plusieurs dizaines, voire peut-être plusieurs centaines d’années, pour décrire des évolutions se produisant dans la terminologie d’autres domaines dans lesquels les découvertes se font à un rythme plus lent. L’article d’Anne-Marie Gagné décrit ainsi des travaux qui s’attardent, au contraire, pour leur première partie, sur un temps très court, inférieur à dix années, en s’appuyant sur ce qu’elle appelle un « micro-corpus » d’auteur dans le domaine de la sociologie, compilé à partir des œuvres que Peter L. Berger a publiées en 1961, 1963 et 1967. Ce choix d’une temporalité très resserrée lui permet d’analyser avec un grain très fin l’émergence de néologismes, dont elle décrira ensuite la diffusion en français et la traduction en espagnol sur un temps beaucoup plus long de 60 années. Ce double regard, porté à la fois sur une diachronie courte et une diachronie plus longue, s’avère remarquablement productif et très original ; en effet, beaucoup des travaux portant sur la perspective diachronique dans les langues de spécialité s’appuyaient plutôt, jusque-là, sur une dichotomie entre diachronie courte (couvrant quelques années) et une diachronie longue (sur plusieurs dizaines d’années, voire sur plusieurs siècles) et portent leur regard sur l’une ou l’autre, mais rarement sur les deux à la fois. Cet attachement à décrire une langue de spécialité, en comparant deux temporalités, constitue également le cœur de l’article de Catherine Resche. L’étude qu’elle présente, sur l’anglais, pose un regard rétrospectif de quelques décennies, doublé d’une analyse portant sur plusieurs siècles, afin de décrire le cheminement complexe de la terminologie du management des entreprises et de la finance, en lien avec les notions nouvelles de responsabilité et de durabilité. Ce choix d’une analyse à double temporalité met parfaitement en valeur les changements structurels de ce domaine, les grandes évolutions conceptuelles qui l’ont traversé, tout en pointant des évolutions du lexique plus précises, accompagnant des changements du domaine plus discrets, qui se produisent en quelques décennies seulement. Cet article permet également d’insister sur l’importance de la variation terminologique, surtout lorsqu’elle est observée au fil du temps, car elle est tout simplement constitutive des langues de spécialité.

Parallèlement, étudier les langues de spécialité dans leur dimension diachronique ne peut se faire sans s’interroger sur les domaines de spécialité et sur leur existence même. Ainsi, dans le travail de recherche qu’elle présente dans son article, Sidonie Larato s’appuie sur l’analyse diachronique de la terminologie d’une activité professionnelle, l’architecture en bois, pour montrer comment celle-ci s’est construite, au fil de près des 90 années du corpus analysé, en un domaine spécialisé complexe, à part entière. L’analyse diachronique permet ici de retracer l’histoire de cette activité professionnelle qui, tout en se construisant en un domaine d’activité dense, s’est éloignée de l’architecture pour emprunter de façon croissante des termes et des concepts au domaine du génie civil. Le lien entre langue de spécialité et domaine de spécialité est également particulièrement présent dans l’avant-dernière contribution de ce volume, rédigée par Aurélie Picton et Anne Condamines. Les deux autrices s’attachent à décrire l’émergence d’une discipline nouvelle, l’exobiologie, en analysant les termes spécifiques de ce nouveau champ scientifique marqué par l’interdisciplinarité. L’analyse diachronique qu’elles proposent permet par exemple de montrer que l’indétermination des termes utilisés est fortement liée au caractère émergent de ce domaine et à son interdisciplinarité ; dans une perspective basée sur la terminologie textuelle, elles s’interrogent également sur la place que peuvent occuper les spécialistes dans le cadre d’une analyse rétrospective de la langue et montrent l’importance de questionner ces derniers sur le sentiment qu’ils ont de l’évolution des termes de leur propre domaine d’activité. Enfin, le dernier article de ce volume, par Beatriz Curti‑Contessoto, permet d’explorer les liens ténus entre les langues de spécialité, du point de vue de la diachronie, et leur rapport au savoir spécialisé. Celles-ci servent en effet de vecteur de structuration, de transmission, mais aussi de diffusion et de partage de ce savoir spécialisé au moyen d’un ensemble de termes et de phraséologies spécialisés qui reflètent l’activité, la culture, les modes de fonctionnement et de communication d’un domaine spécialisé et leur évolution dans le temps. L’analyse d’une langue de spécialité et de ses usages ne peut donc se faire sans l’analyse des concepts auxquels elle renvoie. L’autrice met en évidence la manière dont la conception juridique des liens du mariage, de la séparation et du divorce a évolué au fil des siècles, en France et au Brésil, et comment ces changements de conception ont influencé, fait évoluer en retour la terminologie en usage dans l’appareil des lois. Elle montre aussi très bien que la prise en compte de l’évolution de ces concepts, et de leur dénomination, a des répercussions sur le travail des traducteurs assermentés qui doivent choisir les bons équivalents de traduction, entre les deux langues.

La richesse des travaux rassemblés dans ce volume montre à quel point la perspective diachronique est un outil puissant d’analyse des langues de spécialité, dont elle révèle les nombreuses spécificités. Ces travaux montrent surtout qu’il n’existe pas une seule perspective diachronique en langues de spécialité, mais bien plusieurs voies d’entrée possibles dans la dimension diachronique, et que les pistes d’exploration en la matière sont encore nombreuses. Souhaitons que ce numéro spécial contribue à mettre en valeur la perspective diachronique en langue de spécialité et contribue à fédérer un courant de travaux et de recherche sur cette thématique.

Bibliography

Candel, D., & Gaudin, F. (Ed.) (2016). Aspects diachroniques du vocabulaire. Presses universitaires de Rouen et du Havre.

Condamines, A., & Rebeyrolle, J. (1997). Point de vue en langue spécialisée, Meta, 42(1), 174-184. https://doi.org/10.7202/002359ar

Saber, A. (Ed.) (2018). Diachronie et anglais de spécialité. ASp, 74. https://doi.org/10.4000/asp.5136

Zanola, M.T. (Ed.) (2021). Terminologie diachronique : méthodologies et études de cas, Cahiers de Lexicologie, 1, 118.

References

Electronic reference

Pascaline Dury and Aurélie Picton, « La dimension diachronique dans les langues de spécialité : présentation », Lexique [Online], 35 | 2024, Online since 06 décembre 2024, connection on 22 janvier 2025. URL : http://www.peren-revues.fr/lexique/1850

Authors

Pascaline Dury

Université Lumière Lyon 2 – CeRLA (Centre de Recherche en Linguistique Appliquée)
Pascaline.dury@univ-lyon2.fr

Aurélie Picton

Université de Genève, Faculté de traduction et d’interprétation
Aurelie.Picton@unige.ch

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