1. Introduction
Parmi les différentes classes sémantiques représentées par les noms construits en -isme (Schéma 1, d’après Agabalian, 2019a, 2019b, 2020), deux retiendront notre attention ici :
1) IdM “Idéalité Mentale” (Flaux & Stosic, 2015)1 regroupant les noms en -isme dont les hyperonymes peuvent être : doctrine (représentant de la classe), théorie, système (de pensée), thèse, religion, courant (de pensée), école (de pensée), mouvement (politique, artistique, religieux), etc.
2) QAtt “Qualité Attitudinale” regroupant les noms en -isme dont les hyperonymes peuvent être : attitude (représentant de la classe), comportement, conduite, disposition d’esprit, tendance, etc.
L’objet d’étude de cet article est la polysémie IdM/QAtt illustrée par certains noms en -isme, c’est-à-dire le fait que ces noms dénomment2 à la fois une IdM et une QAtt liées l’une à l’autre : cartésianisme, cynisme, épicurisme, hédonisme, rationalisme, réalisme, scepticisme, traditionalisme, etc. Nous utiliserons désormais « Xismes » pour « les noms en -isme » (« X » représente le radical). L’article se veut à l’interface de la morphologie dérivationnelle et de la sémantique lexicale, ancré théoriquement du côté de la sémantique cognitive d’une part (voir Geeraerts, 2010 pour une vue d’ensemble) et proche des principes généraux de la morphologie paradigmatique d’autre part, voir entre autres (Bonami & Strnadová, 2019 ; Namer & Hathout, 2020 ; Sanacore et al., 2021).
Notre objectif est, d’une part, de signaler le caractère régulier de cette polysémie qui n’a pas fait l’objet d’études à part entière à notre connaissance. D’autre part, il s’agit d’accomplir un travail de description et de circonscription de cette polysémie. Dans la section 2, nous distinguerons les sens IdM et QAtt par des tests vérifiés sur corpus, puis nous présenterons la polysémie IdM/QAtt à travers les questions de la nature et de l’orientation du lien sémantique ainsi que celle de la systématicité. Dans la section 3, nous aborderons deux difficultés d’identification de cette polysémie. D’abord, nous nous demanderons si l’alternance IdM/QAtt est un cas de polysémie ou d’alternance de facettes. Puis, il sera question des cas d’alternances IdM/QAtt relevant de l’homonymie et non plus de la polysémie. Enfin, dans la section 4, nous nous demanderons si une alternance d’hyperonymes (doctrine/attitude, mouvement/disposition d’esprit…) est un indice fiable en lexicographie de l’alternance polysémique IdM/QAtt. Pour répondre à cette question, nous procéderons à un dépouillage des définitions du TLFi.
2. Tests d’identification des sens IdM et QAtt
Nous proposerons une série de tests pour identifier d’abord les Xismes IdM (§ 2.1) puis les Xismes QAtt (§ 2.2). Les tests en question seront appliqués sur six Xismes : trois qui sont représentatifs de la classe IdM, à savoir marxisme, cubisme et indépendantisme, et trois qui sont représentatifs de la classe QAtt, à savoir perfectionnisme, carriérisme et héroïsme. Enfin, nous utiliserons ces tests pour identifier les Xismes présentant IdM/QAtt et nous nous arrêterons sur la question de l’orientation du lien sémantique ainsi que sur celle de la systématicité de cette polysémie (§ 2.3).
2.1. Les Xismes IdM
Les IdM dénommées par des Xismes se caractérisent par le cumul de deux propriétés référentielles : d’une part, les IdM sont des discours (§ 2.1.1) et, d’autre part, elles sont situées dans un contexte historique originaire (§ 2.1.2).
2.1.1. L’énonciativité
La première caractéristique des IdM est d’être des objets discursifs à contenu modal et à destination collective. « Objet discursif » signifie qu’une IdM est un ensemble d’affirmations, de réclamations, de réfutations, de refus, de souhaits ou autres actes de langage qui s’est détaché de l’acte d’être pensé/énoncé par son auteur ou ses partisans pour se constituer comme chose en soi à l’extérieur d’eux. « À contenu modal » signifie que cet « objet discursif » (on dira désormais « discours » pour simplifier) apporte des réponses génériques à des questions sur le vrai, le bien, le beau ou l’important (Roché, 2011). Dans le cadre de cette réponse, un membre de la famille dérivationnelle3 du Xisme sert de motivateur4 et peut représenter le contenu de cette réponse (évolutionnisme dénomme un discours qui à répond à « qu’est-ce qui est vrai ? » et le contenu de cette réponse est représenté par évolution), l’auteur de cette réponse (marxisme dénomme un discours qui répond à « qu’est-ce qui est vrai, bien et important ? » et Marx représente l’auteur de ces réponses) ou le partisan de cette réponse (christianisme dénomme un discours qui répond à « qu’est ce qui est vrai, bien, beau et important ? » et le nom chrétien représente le partisan de ces réponses). Enfin, « à destination collective » signifie que cette réponse est adressée à un collectif humain : soit l’humanité entière soit une communauté plus restreinte (politique ou professionnelle).
Les IdM sont donc des objets essentiellement (mais pas uniquement) énonciatifs. Le test que nous proposons pour saisir cette énonciativité et permettre ainsi l’identification des Xismes conventionnalisés avec un sens IdM est le suivant :
Test 1 : {Selon / Pour}5 le Xisme (ADJ)6, P
(1) | a. {Selon / Pour} le marxisme, le capitalisme est une aliénationp |
b. Pour le cubisme, le peintre doit déconstruire le corpsp | |
c. Pour l’indépendantisme catalan, l’Espagne est un pays étrangerp | |
d. *{Selon / Pour} le [perfectionnisme / carriérisme / héroïsme], on peut toujours se dépasserp |
Pour que le test permette d’identifier les Xismes IdM, il faut que l’énoncé obtenu permette d’interpréter naturellement le Xisme testé comme l’énonciateur du contenu de p. Précisons aussi que si une IdM s’est actualisée dans plusieurs contextes historiques originaires, le Xisme a souvent besoin d’un adjectif qui spécifie ce contexte afin de réussir le test : Pour l’indépendantisme catalan, P ; Pour l’abolitionnisme anti-peine de mort, P (1c). Avec les IdM ayant un seul contexte historique originaire, le Xisme n’a pas besoin de ce genre d’adjectif (par exemple marxisme). Enfin, on voit clairement que les Xismes qui dénomment des QAtt ne réussissent pas ce test (1d).
La soumission de certains Xismes à ce test donne des résultats moins naturels alors même qu’ils dénomment des IdM :
(2) | a. Selon le [?? populisme / ?? complotisme / ?? séparatisme], l’État ment toujoursp |
b. Pour le [? populisme / ? complotisme / ? séparatisme], l’État ment toujoursp |
Il s’agit, en fait, de Xismes qui sont des membres non-typiques7 (ou périphériques) de la classe IdM. Toutefois, ils font bien partie de cette classe, comme le révèle ce test alternatif qui fait apparaître le caractère énonciatif de leur référent :
(3) | a. On appelle [populisme / complotisme / séparatisme] quelque chose qui affirme que p |
b. On appelle [marxisme / nominalisme / christianisme] quelque chose qui affirme que p | |
c. *On appelle [perfectionnisme / carriérisme / héroïsme] quelque chose qui affirme que p |
Nous n’aurons pas la place de développer le cas de ces Xismes. Nous nous limiterons à celui des Xismes typiquement IdM. Toutefois, nous serons amené à les réévoquer dans la section 4.
Nous avons lancé une requête avec selon le dans FrWaC dans le but de vérifier, en fonction des Xismes trouvés, la validité du test sur corpus. Après élimination des occurrences où selon le construit un autre sens que celui d’introduire Xisme comme énonciateur de p, on obtient, par ordre alphabétique, les Xismes suivants :
Voici quelques exemples :
(4) | a. Selon l'atomisme logique, la philosophie du langage ne se limite pas à l'étude de la structure du langage […] (paris4.sorbonne.fr) |
b. Selon l'internalisme, ce que pense un individu dépend strictement de la structure de son cerveau et de ses ressources cognitives intrinsèques. (institutnicod.ens.fr) | |
c. Selon le traditionalisme, la vérité ne peut être connue que par la tradition, non par la raison […] (enpc.fr) |
Signalons que le sens IdM de certains Xismes de la Liste 1 peut être méconnu de beaucoup de locuteurs, alors même qu’il est attesté dans les dictionnaires (par exemple hermétisme ou éclectisme).
2.1.2. Un contexte historique originaire
Les IdM s’actualisent dans un contexte historique originaire qui est, par définition, unique. Il est crucial de comprendre que ce contexte est encodé par le Xisme qui les dénomme, à la manière de mots comme Renaissance, Crétacé ou Moyen-Âge. Avant d’étayer cette affirmation, présentons le test nécessaire à la mise en évidence de cet encodage :
Test 2 : Les débuts du Xisme furent difficiles
(5) | a. Les débuts du [marxisme / cubisme / indépendantisme+ADJ] furent difficiles |
b. *Les débuts du [perfectionnisme / carriérisme / héroïsme] furent difficiles |
Encore une fois, on constate que les Xismes QAtt échouent au test tandis que les Xismes IdM réussissent. Cette réussite s’explique par le fait que, dans les débuts de N, débuts désigne une collection d’événements et qu’une IdM se réalise, précisément, à travers des événements historiques : la publication d’essais philosophiques, la tenue de conférences, l’organisation de manifestations dans la rue, la prononciation d’un discours, des crises et des décisions politiques majeures, l’apparition de pratiques nouvelles, etc. 8 Toutefois, même si les Xismes IdM se réalisent à travers des évènements, ils ne sont pas des noms d’événements pour autant (*le marxisme a eu lieu au 19ème siècle).
La réussite des Xismes IdM au test 2 s’explique, beaucoup plus fondamentalement, par l’encodage d’un contexte historique unique de première actualisation pour l’IdM. Ainsi, ce qu’on appelle christianisme, par exemple, s’est actualisé, pour la première fois, dans un contexte historique unique il y a 2 000 ans. Ce contexte de première actualisation, que l’on qualifiera d’» originaire », est encodé par le nom christianisme. Les réactualisations ultérieures de christianisme (en Amérique latine ou en Asie par exemple) ne font que s’inscrire dans son prolongement. La situation est différente pour indépendantisme. Il s’est actualisé (et peut encore s’actualiser) dans plusieurs contextes historiques, tous uniques, qui sont, eux aussi, encodés par le nom indépendantisme. Cependant, à la différence de christianisme, les différentes actualisations d’indépendantisme (indépendantisme américain, catalan, corse…) sont des recommencements à zéro à chaque fois. Aussi, elles renvoient chacune à un contexte originaire en soi. Il convient d’ajouter aussi que l’encodage de ces contextes, que ce soit pour indépendantisme ou pour christianisme, n’implique pas que le locuteur doive être connaisseur de ces contextes, ni même que les spécialistes doivent détenir la vérité à leur sujet. Il faut et suffit que la représentation cognitive du référent prévoit une variable à instancier obligatoirement et définie comme « contexte historique originaire ».
Les Xismes QAtt, représentés par perfectionnisme, carriérisme et héroïsme, échouent au test 2 car, contrairement à une IdM, une QAtt ne remplit pas du tout la condition historique que nous venons de présenter. Le cotexte peut débloquer la situation avec l’ajout d’éléments qui donnent une historicité au référent (par exemple dans L’arrivée du nouveau patron a signé les débuts du carriérisme dans cette entreprise) mais c’est une historicité dont la connaissance ne vient pas de la connaissance que nous avons du référent du Xisme (connaître le sens de carriérisme, ce n’est pas savoir que son référent s’inscrit dans un contexte historique originaire).
Dans FrWaC, nous avons lancé une requête pour les débuts de Xisme pour vérifier la validité du test. Il y a quelques noms d’activités qui sont apparus (les débuts du tourisme) que nous avons éliminés. Les autres sont employés comme noms d’IdM :
Voici quelques exemples :
(6) | a. Depuis les débuts du capitalisme cette pure équivalence de l'échange et de l'égalité bourgeoise […] sert à couvrir les plus grandes inégalités de fait. (jeanzin.fr) |
b. Avec les débuts du matérialisme, la conception idéaliste selon laquelle l'âme serait responsable de l'activité onirique devait subir un premier assaut expérimental. (univ-lyon1.fr) | |
c. Les préoccupations de meilleure insertion de l'être humain dans la Nature, et la protection de celle-ci, ont existé dès les débuts du naturisme. (naturisme-bio-famille.blog.fr) |
2.1.3. Liste non-exhaustive de Xismes IdM et non QAtt
Ci-dessous, on peut voir une liste non exhaustive de Xismes qui réussissent les tests 1 et 2 et échouent au test 3 (qui sera présenté en § 2.2.1), c’est-à-dire qu’entre dénominations d’IdM et dénominations de QAtt, ils sont des dénominations d’IdM uniquement :
(7) | abolitionnisme, altermondialisme, animisme, aristotélisme, athéisme, autonomisme, averroïsme, béhaviorisme, bolchévisme, bouddhisme, boulangisme, calvinisme, catholicisme, chamanisme, christianisme, cognitivisme, communautarisme, confucianisme, créationnisme, cubisme, darwinisme, druidisme, égalitarisme, empirisme, esclavagisme, étatisme, évolutionnisme, existentialisme, expressionnisme, fascisme, féminisme, fondamentalisme, gaullisme, hégélianisme, hindouisme, impressionnisme, indépendantisme, islamisme, léninisme, libéralisme, malthusianisme, marxisme, monothéisme, nationalisme, naturisme, nazisme, négationnisme, nominalisme, paganisme, pétainisme, platonisme, polythéisme, populisme, progressisme, protectionnisme, protestantisme, salafisme, séparatisme, sionisme, socialisme, spécisme, stalinisme, structuralisme, sunnisme, tantrisme, taylorisme, véganisme, végétarisme. |
La liste est construite à partir d’un critère d’acceptabilité aux tests (et non à partir des attestations enregistrées dans les dictionnaires). Nous reviendrons à plusieurs reprises sur le conflit qu’il peut exister entre acceptabilité et attestation lorsqu’il s’agit d’effectuer un travail d’identification des Xismes polysémiques et non polysémiques.
2.2. Les Xismes QAtt
Un Xisme qui dénomme une QAtt est un Xisme qui dénomme une qualité psychologique qui se manifeste à travers les actions ou les décisions d’un individu (par exemple agir avec courage)9. L’identification des Xismes QAtt consistera à saisir cette qualité psychologique en tant que manière d’être pour un individu quand il doit agir ou décider10.
2.2.1. Manière d’être
Le test que nous proposons pour identifier des Xismes conventionnalisés avec un sens QAtt est le suivant :
Test 3 : Vdyn (SN / SP) avec Xisme
V peut être instancié par n’importe quel verbe dynamique dès lors que le sens du verbe n’est pas incohérent avec les spécificités sémantiques de Xisme. On peut s’en tenir à quelques verbes suffisamment généraux pour que le test fonctionne :
(8) | a. agir avec héroïsme |
b. supporter une situation avec attentisme | |
c. accomplir une tâche avec perfectionnisme | |
d. poursuivre ses objectifs avec carriérisme |
Le test consiste à utiliser avec Xisme pour exprimer une manière d’agir (ou de réagir), de mener sa vie ou d’interagir avec les choses et les personnes. Le sens de perfectionnisme implique un effort qui fait que des verbes comme accomplir, œuvrer ou peaufiner conviennent mieux qu’agir. Le sens de carriérisme limite l’action au domaine professionnel et demande un verbe (et un SN/SP) duratif, laissant entendre une planification. Par conséquent, le choix de V est très contraint. Le contraste est important avec héroïsme qui réussirait le test avec les quatre verbes en (8). Par ailleurs, le sujet du verbe peut ne pas être un humain mais, dans un tel cas, soit il est l’œuvre d’un humain (le livre raconte avec fatalisme…), soit il se personnifie (l’eau s’infiltre partout avec opportunisme).
Les Xismes qui sont conventionnalisés uniquement avec un sens IdM échouent au test 3 quel que soit le verbe utilisé :
(9) | {*agir / *supporter / *accomplir / *poursuivre} avec [marxisme / cubisme / indépendantisme] |
Nous avons lancé une requête sur FrWaC qui a largement confirmé ce résultat. En dehors de quelques rares occurrences difficiles à interpréter, tous les vrais positifs11 impliquent des Xismes conventionnalisés soit uniquement avec un sens QAtt (ou Qualité) soit avec les deux sens, IdM et QAtt, et c’est le sens QAtt qui est sélectionné par le cotexte. La séquence la plus fréquente est accueillir avec scepticisme (30 occurrences). Voici, sous leur forme lemmatisée, les verbes qui sont employés avec au moins 5 Xismes différents (le nombre indique le nombre de Xismes différents et nous avons neutralisé la différence entre forme pronominale et non pronominale) :
(10) | 8 considérer avec |
7 agir avec, traiter avec | |
6 aborder avec, faire avec | |
5 accueillir avec, décrire avec, engager avec, envisager avec, exprimer avec, gérer avec, mener avec, parler avec, réagir avec, réaliser avec, regarder avec, répondre avec |
Voici la liste des Xismes employés avec au moins 5 verbes (le nombre indiqué devant le nom indique le nombre de verbes différents) :
(11) | 88 réalisme | 17 fatalisme |
60 pragmatisme | 16 lyrisme, scepticisme | |
59 dynamisme | 10 opportunisme | |
52 cynisme | 9 humanisme | |
44 professionnalisme | 8 pessimisme | |
40 optimisme | 7 sadisme | |
19 volontarisme | 6 esthétisme, romantisme |
2.2.2. Liste non-exhaustive de Xismes QAtt et non IdM
La liste ci-dessous rassemble des Xismes qui réussissent le test 3 et échouent aux tests 1 et 2, c’est-à-dire qu’entre dénominations d’IdM et dénominations de QAtt, ils sont des dénominations de QAtt :
(12) | académisme, affairisme, alarmisme, altruisme, amateurisme, angélisme, arrivisme, ascétisme, attentisme, autoritarisme, avant-gardisme, bellicisme, carriérisme, catastrophisme, civisme, conformisme, chauvinisme, défaitisme, despotisme, dilettantisme, dogmatisme, dynamisme, éclectisme, égocentrisme, égoïsme, électoralisme, élitisme, extrémisme, fatalisme, hermétisme, héroïsme, hiératisme, irrationalisme, jusqu’au-boutisme, laxisme, lyrisme, machiavélisme, machisme, manichéisme, mercantilisme, minimalisme, modernisme, mysticisme, narcissisme, nombrilisme, opportunisme, optimisme, passéisme, perfectionnisme, pessimisme, pragmatisme, professionnalisme prosélytisme, purisme, puritanisme, radicalisme, revanchisme, rigorisme, sectarisme, sentimentalisme, snobisme, triomphalisme, utilitarisme, volontarisme. |
Comme pour la liste (7), la liste (12) est construite sur un critère d’acceptabilité et non à partir des attestations enregistrées dans les dictionnaires, en faisant l’hypothèse que seul le sens QAtt est acceptable pour un locuteur avec un niveau d’instruction moyen et non spécialiste d’un domaine où les Xismes IdM sont fréquents (en particulier philosophie, histoire ou sociologie). Il peut, en effet, y avoir conflit entre jugement d’acceptabilité et attestations enregistrées dans les dictionnaires. Par exemple, catastrophisme, dynamisme, hermétisme, machiavélisme ou optimisme ont, aussi, un sens IdM attesté mais peu connu des locuteurs.
2.3. L’alternance IdM/QAtt
Dans les sous-sections 2.1 et 2.2 nous avons vu les cas des Xismes qui réussissent les tests identificateurs de l’une des deux classes seulement, soit IdM, soit QAtt. Nous allons désormais aborder les Xismes qui réussissent tous les tests, qui sont donc susceptibles d’être des polysèmes IdM/QAtt. Nous nous limiterons, dans cette sous-section, aux cas de polysémie dont l’identification ne pose pas de problème (les difficultés d’identification seront abordées dans la section 3).
2.3.1. Liste non-exhaustive de Xismes polysémiques IdM/QAtt
La première condition qu’un Xisme doit remplir pour être un polysème IdM/QAtt est de réussir les trois tests présentés précédemment. Voici une liste non-exhaustive de Xismes (13) présentant cette capacité, suivie d’un exemple en (14) qui valide les trois tests :
(13) | activisme, anarchisme, antisémitisme, cartésianisme, classicisme, conservatisme, cynisme, épicurisme, formalisme, hédonisme, humanisme, idéalisme, individualisme, moralisme, nihilisme, objectivisme, pacifisme, rationalisme, réalisme, relativisme, romantisme, scepticisme, sexisme, stoïcisme, subjectivisme, traditionalisme. |
(14) | Test 1 : Pour l’humanisme, l’Homme prime sur l’individu |
Test 2 : Les débuts de l’humanisme furent difficiles | |
Test 3 : Agir avec humanisme |
La liste (13) vérifie la définition de la polysémie régulière d’Apresjan (1974)12 : humanisme dénomme à la fois une IdM et la QAtt qui correspond à cette IdM, de la même manière que rationalisme dénomme une IdM et la QAtt qui correspond à cette IdM (voir § 2.3.2 pour plus de détail sur le lien de contiguïté). Par conséquent, on peut affirmer qu’il existe bien une polysémie régulière IdM/QAtt au sein des noms en -isme.
Sur le modèle de (12), la liste (13) est construite d’après un critère de d’acceptabilité et non d’après les attestations des dictionnaires, en faisant l’hypothèse que les sens IdM et QAtt sont, tous les deux, connus pour un locuteur natif avec un niveau d’instruction moyen et qui n’est pas spécialiste d’un domaine où les Xismes IdM sont fréquents. De la même manière que pour l’établissement de la liste (12), il peut y avoir conflit entre jugement d’acceptabilité et attestation. Si l’on se réfère aux seules attestations enregistrées dans le dictionnaire (par exemple dans le TLFi), optimisme, par exemple, devrait apparaître dans cette liste (13) car il est attesté avec les deux sens, IdM13 et QAtt. Toutefois, si l’on s’appuie sur les tests pour établir la liste, optimisme échoue aux tests 1 et 2 car son sens IdM est méconnu, tandis qu’il réussit sans problème le test 3, celui du sens QAtt (ce qui explique pourquoi nous l’avons rangé dans la liste (12)). Une étude sur un gros corpus ne résoudrait pas ce conflit entre acceptabilité et attestation. Elle confirmerait empiriquement un écart entre une minorité de locuteurs spécialistes qui, dans des contextes de niche, utiliseraient optimisme au sens IdM parce que ce dernier est attesté avec ce sens dans leur domaine, et une majorité de locuteurs qui, dans des contextes moins spécialisés, utiliseraient optimisme seulement au sens QAtt, n’étant pas informés de son attestation au sens IdM.
2.3.2. Orientation et source du lien
La relation entre IdM et QAtt est de type métonymique (c’est-à-dire une relation de contiguïté entre la doctrine et l’attitude qui « va avec » cette doctrine) et soulève la question de l’orientation du changement sémantique. Cette question est régulièrement abordée, par exemple dans Martínez Alonso (2013), Zalizniak (2018) et Dölling (2021), en sachant que les différents critères employés, en particulier les critères logique et chronologique, peuvent ne pas toujours coïncider (Mel’čuk et al., 1995).
En ce qui concerne les Xismes, l’orientation logique est IdM → QAtt. Plus précisément, la polysémie IdM/QAtt consiste à reconceptualiser un discours apparu dans un contexte historique unique en l’attitude que ce discours dit que l’on doit adopter. On peut alors parler de « comportementalisation » d’un discours. Par exemple, machiavélisme est attesté comme nom de doctrine, c’est-à-dire de discours sur le vrai et/ou le bien (la doctrine de Machiavel), ainsi que comme nom de l’attitude que ce discours dit que l’on doit adopter : être rusé, sournois, immoral.
L’argument en faveur de cette orientation unilatérale est d’ordre cognitif. Il est facile de reconceptualiser un discours en attitude dès lors que ce discours « dit » cette attitude (comme machiavélisme). L’inverse, c’est-à-dire reconceptualiser une attitude en discours, n’est pas impossible mais plus contraint et susceptible de ramener à l’orientation précédente. « Plus contraint » parce qu’il faut, d’une part, que l’attitude soit observée à une échelle collective et, d’autre part, qu’un contexte historique originaire détermine cette attitude pour qu’elle devienne une IdM. « Susceptible de nous ramener à l’orientation précédente » (où l’IdM, donc un discours, était première) parce qu’on peut toujours considérer que si des individus adoptent une attitude c’est parce qu’ils ont déjà des discours intérieurs (des convictions, des pensées, des croyances) sur comment ils estiment adéquat d’être dans leurs actions ou leurs décisions pour atteindre ce qui est vrai, bien, beau ou important.
La description d’une relation de métonymie entre les deux sens est corrélée à une deuxième question, à savoir celle de la source de cette polysémie. En effet, en cas de polysémie, la suffixation en -isme construit-elle directement, et indépendamment l’un de l’autre, les sens IdM et QAtt (la liste (12) montre qu’elle peut construire un sens QAtt directement, sans la médiation d’un sens IdM) ou bien l’un des deux sens est-il dérivé de l’autre (en l’occurrence, ce serait le sens QAtt qui serait dérivé du sens IdM) ? Le fait que nous ayons défendu, dans le paragraphe précédent, une métonymie à partir du sens IdM, entraîne mécaniquement un choix en faveur de la seconde option, c’est-à-dire qu’en cas de polysémie IdM/QAtt, le sens QAtt n’est pas construit directement par la suffixation en -isme mais dérive du sens IdM. Par conséquent, la source directe de la polysémie serait le sens IdM et non pas la suffixation en -isme. Voici un schéma, suivi d’un commentaire, pour illustrer cette position :
À partir d’un ou de plusieurs motivateur(s) – dans le cas de rationalisme, c’est plusieurs – on construit un sens IdM. On obtient une QAtt à partir du sens IdM par métonymie (comportementalisation), de sorte que l’IdM est clairement le correspondant discursif de la QAtt et la QAtt est le correspondant comportemental de l’IdM. Le sens QAtt est également motivable par un ou plusieurs des motivateurs utilisés pour le sens IdM mais cette motivation est héritée du sens IdM et non pas directe. C’est ce qu’indiquent les flèches en pointillées dans le schéma 2, par opposition aux flèches pleines qui indiquent une relation directe du dérivé avec le motivateur. Cette description peut être appliquée à toute la polysémie régulière IdM/QAtt des Xismes.
2.3.3. De la systématicité de la polysémie IdM/QAtt
La dernière question que nous traiterons dans cette section sera celle de la productivité systématique de la polysémie IdM/QAtt, en adoptant, à la suite de différents auteurs (entre autres Apresjan, 1974 ; Pustejovsky, 1995 ; Nunberg & Zaenen, 1997 ; Barque, 2008) une distinction entre une polysémie régulière qui n’est pas systématiquement productive et une polysémie régulière qui l’est.
Lorsqu’un nom dénomme une attitude, il dénomme quelque chose qui répond à la question « comment doit-on être quand on (ré)agit ou décide ? » ou « comment ne doit-on pas être quand on (ré)agit ou décide ? ». Autrement dit, son référent est, par essence, soumis à une évaluation éthique : avoir une attitude signifie soumettre inévitablement quelque chose de notre être au jugement éthique des autres. Pour qu’un Xisme dénommant une IdM puisse dénommer aussi une QAtt, il faut que l’IdM fournisse directement une réponse à ces questions éthiques. Si une telle réponse n’est pas accessible, la polysémie IdM/QAtt est empêchée. C’est souvent le cas pour les IdM de type théorie.
Pour illustrer ce qui vient d’être dit, comparons féminisme et atomisme. De féminisme, qui dénomme (pour faire simple) un discours en faveur de l’émancipation des femmes, on peut concevoir une éthique comportementale pour un individu mais d’atomisme qui dénomme une théorie affirmant que la matière est constituée d’atomes, quelle éthique de comportement tirer ? De sorte que, même si agir avec féminisme et agir avec atomisme sont tous les deux inacceptables, ils ne sont pas inacceptables pour les mêmes raisons : pour féminisme il s’agit d’un problème de non-conventionnalisation sémantique, pour atomisme en revanche il s’agit d’un profond blocage conceptuel.
Nous concluons donc qu’il n’y a pas de polysémie systématique IdM/QAtt pour les Xismes. On pourrait contre-argumenter en faisant l’hypothèse d’une polysémie systématique pour un sous-groupe de Xismes qui seraient des IdM déontiques/bouliques, c’est-à-dire des Xismes dénommant des discours de préconisations, de réclamations ou de revendications, comme le font féminisme ou véganisme. La polysémie paraît, certes, conceptuellement logique puisque ces IdM disent comment on doit être ou ne pas être. Toutefois, même dans un tel cas, la polysémie n’est pas systématique. D’abord parce qu’il y a des IdM déontiques/bouliques qui ne disent pas spécialement comment on doit se comporter. C’est, par exemple le cas avec abolitionnisme. D’autre part, la systématicité d’une polysémie ne devrait pas être gênée, dans son actualisation, par un fait de non-conventionnalisation. Or, c’est bien ce qui produit avec les Xismes. On peut s’en rendre compte en comparant avec la polysémie Animal → Nourriture. Bien que beaucoup de noms d’animaux ne soient pas conventionnalisés avec le sens Nourriture, cela ne gêne pas pour autant leur emploi comme nom de nourriture : Une fois, j’ai mangé de la sauterelle / de la méduse / de l’aigle. Or, on ne rencontre pas cette naturalité avec la polysémie IdM → QAtt des Xismes qui ne sont pas conventionnalisés avec un sens QAtt, même lorsqu’ils dénomment une IdM déontique/boulique comme féminisme ou véganisme.
3. L’alternance IdM/QAtt est-elle toujours une polysémie ?
La section précédente a mis en évidence un conflit entre acceptabilité et attestation lorsqu’il s’agit d’identifier les Xismes polysémiques. Toutefois, cette difficulté d’identification est d’ordre méthodologique, lié à la manière de construire le corpus, et l’on peut la surmonter par un choix. Dans cette section, nous allons aborder des difficultés d’identification affectant plus directement la notion même de polysémie. En l’occurrence, il s’agira d’abord de déterminer si l’alternance IdM/QAtt est un cas de polysémie ou de facettes (§ 3.1), puis de faire la distinction avec une alternance IdM/QAtt homonymique (§ 3.2).
3.1. L’alternance IdM/QAtt : polysémie ou facettes ?
Lorsqu’il y a polysémie, l’alternance sémantique est telle que les deux sens – bien qu’étant liés entre eux – s’excluent mutuellement lors de l’interprétation d’un énoncé. Ainsi, le mot verre présente une polysémie Contenant ➝ Contenu fondée sur un lien de métonymie mais seulement l’un des deux est sélectionné dans les énoncés J’ai bu un verre (contenu) et J’ai cassé un verre (contenant). Si les deux sens ne sont pas mutuellement exclusifs parce qu’il s’avérerait qu’ils ne sont pas deux sens mais deux facettes d’un même sens, nous ne considérerons pas qu’il y a polysémie. C’est le cas, par exemple, du mot livre dont les deux interprétations, Objet et Information, ne s’excluent pas dans publier un livre (Cruse, 2004). Pour cerner ce genre de variation sémantique, différents concepts ont été élaborés avec des différences plus ou moins importantes : « facettes » (Cruse, 2002, 2004), « métonymie dense » (Nunberg, 1995), « type pointé endocentrique » (Pustejovsky, 1998), « métonymie intégrée » (Kleiber, 1999), « zones actives » (Langacker, 1984). Pour notre part, nous adopterons le concept de facette.
Comme l’indique Cruse (2002, 2004), la spécificité des facettes est qu’elles sont relativement autonomes les unes par rapport aux autres (comme dans le cas d’une polysémie) tout en formant ensemble un seul concept (ce qui les distingue de la polysémie). La propriété formelle sans doute la plus citée des facettes est la possibilité de les coordonner dans une même phrase sans pour autant provoquer d’antagonisme du type zeugma, voir (Croft & Cruse, 2004). Si l’on oppose rationalisme avec livre – exemple constamment donné pour illustrer les facettes – dans l’application d’un test de coordination, on constate bien une différence :
(15) | a. Avoir un [livre]Obj dans son sac et [le]Info trouver inspirant |
b. * / ?? Agir avec [rationalisme]QAtt et savoir qu’[il]IdM est apparu au 17e siècle |
En (15b) nous avons simplement combiné les tests 2 et 3 : un contexte historique originaire pour le sens IdM et la notion de manière pour le sens QAtt. Si l’on inverse les propositions en (15b), on obtient un meilleur résultat : savoir que le rationalisme est apparu au 17e siècle et agir comme il l’affirme, mais c’est parce qu’on fait deux fois référence au sens IdM (la première partie renvoie au contexte historique originaire et la deuxième partie à l’énonciativité grâce au mot affirme).
Le test en (15) tend donc à prouver que l’alternance IdM/QAtt n’est pas un cas de facettes mais de « vraie » polysémie. Autrement dit, les sens IdM/QAtt, à l’inverse des sens Objet et Information de livre, ne forment pas, ensemble, un seul concept mais constituent chacun un concept distinct. Selon nous, ce qui désunit conceptuellement ces deux sens est le critère de du contexte historique originaire (§ 2.1.2), dont nous rappelons qu’il est crucial pour l’identification du sens IdM tout en étant totalement absent pour le sens QAtt. Il se trouve, toutefois, que deux autres classes sémantiques auxquelles sont susceptibles d’appartenir les Xismes, à savoir les idéalités techniques (IdT) 14 et les activités (Act) remplissent ce critère. On peut alors facilement parler de facettes en cas d’alternance IdM/IdT ou IdM/Act et le contraste avec l’alternance IdM/QAtt est assez fort :
(16) | a. Le [chamanisme]IdM affirme que toute chose a une racine spirituelle et [sa]Act pratique nécessite une grande préparation mentale. |
b. Le [taylorisme]IdM prône un recours aux méthodes scientifiques, donc [sa]IdT mise en place est très contrôlée. |
On pourrait obtenir des résultats semblables avec des Xismes de mouvements picturaux comme cubisme (IdM∧IdT de type « méthode ») ou des Xismes de doctrines politiques comme stalinisme (IdM∧IdT de type « système »).
Parmi les autres propriétés que Cruse (2004) propose pour identifier deux facettes, on trouve le fait, comme nous l’avions indiqué plus haut avec l’exemple publier un livre, qu’elles ne sont pas mutuellement exclusives et qu’elles peuvent, donc, être conjointement sélectionnées par un même prédicat :
(17) | a. Le chamanismeIdM∧Act élève l’esprit |
b. Le taylorismeIdM∧IdT a été combattu par quelques personnalités | |
c. Le rationalismeIdM∧QAtt aide à être heureux |
En (17a) et (17b), on ne rencontre pas de problème d’ambiguïté, c’est-à-dire que nous ne sommes pas face à une situation où les deux sens s’excluent sans que l’on soit capable de déterminer laquelle doit être exclue. En revanche, (17c) est ambigu : réussir à interpréter l’énoncé nécessite de savoir si l’on nous conseille d’étudier le rationalisme (la doctrine) pour être heureux ou d’être rationnel (attitude) sans avoir besoin d’étudier la doctrine pour autant.
Un autre argument que celui du test nous semble crucial pour étayer le fait que nous ne sommes pas en présence de deux facettes mais d’une polysémie. Il s’agit de l’argument de l’apprentissage dissocié ou conjoint des deux sens. L’un ou l’autre des deux sens IdM et QAtt peut, sans problème, faire l’objet d’un apprentissage dissocié de l’autre sens. En effet, personne n’a besoin d’apprendre le sens IdM de rationalisme (‘doctrine philosophique apparue au 17ème siècle…’) pour apprendre le sens QAtt de ce dernier (‘attitude de quelqu’un qui se fie à sa raison pour agir, juger, prendre des décisions’). Or, une telle dissociation dans l’apprentissage devrait, théoriquement, être impossible s’il s’agissait de facettes : apprendre le sens de livre ne peut pas consister à apprendre seulement le sens Objet ou seulement le sens Information. Qui plus est, dans le cas de rationalisme, le fait de pouvoir apprendre le sens QAtt sans apprendre, pour autant, son sens IdM, est confirmé par une observation faite plus haut, à savoir que certains sens IdM sont attestés mais inconnus des locuteurs qui n’ont appris que le sens QAtt (par exemple optimisme) et qui, manifestement, ne sont pas dérangés par l’ignorance du sens IdM pour comprendre et employer correctement le Xisme.
3.2. Absence de lien : homonymie IdM/QAtt
Reprenons l’exemple de rationalisme. Il dénomme, d’une part, une doctrine favorable à la raison et trouvant son origine dans un contexte historique unique et, d’autre part, une attitude qui est une manière d’agir ou de se décider qui privilégie la raison/rationalité. Autrement dit, l’IdM est le correspondant discursif de la QAtt et la QAtt est le correspondant comportemental de l’IdM. Or, pour certains Xismes dénommant, eux aussi, une IdM et une QAtt on ne retrouve pas cette correspondance entre les deux sens. Voici un exemple, celui d’activisme, tiré du TLFi :
(18) |
Si un lien existe entre ces deux sens, il ne peut pas consister en une attitude qui « irait avec » la théorie, ou inversement. Aussi, on peut raisonnablement douter de l’applicabilité de la notion de polysémie dans un tel cas. Le seul lien sémantique entre les deux sens est établi par leur base commune (actif et/ou activité) mais une base commune ne constitue pas, à notre connaissance, un lien de polysémie reconnu dans la littérature. Nous parlerons donc d’homonymie IdM/QAtt.
Cette homonymie est-elle due, au moins en partie, à un changement de base, phénomène qu’on peut appeler une « co-dérivation » (comme plumageAct dérivé de plumer et plumageObjColl dérivé de plume) ? Il est, en effet, possible d’analyser les deux sens construits d’activisme à partir de deux bases différentes : activité pour IdM et actif pour QAtt. Cependant, il est tout aussi possible de les analyser à partir de la même base : activité pour les deux. Si bien que considérer la co-dérivation (c’est-à-dire l’analyse à partir de deux bases différentes) comme la seule analyse valide serait quelque peu arbitraire. Aussi, la co-dérivation ne constitue pas une explication efficace à l’existence d’homonymies IdM/QAtt au sein des Xismes. D’autre part, s’ajoute à cela le fait que l’identification de la base est souvent problématique avec les Xismes : 1) très souvent on doit considérer que la « base formelle » est fournie par un lexème et la « base sémantique » par un autre (matérialisme serait analysé par Roché (2011) comme sémantiquement dérivé du nom matière mais formellement construit à partir de l’adjectif matériel), sinon 2) on doit considérer que plusieurs lexèmes peuvent prétendre au statut de base sémantique pour un même sens (par exemple le seul sens IdM de matérialisme pourrait être construit aussi bien à partir de matière que de matériel A ou de matérialité).
Ces différentes difficultés nous amènent à choisir de ne pas expliquer l’existence de ces homonymies par un travail d’identification de la ou des base(s) mais à prendre plutôt, comme point de départ de l’explication, le locuteur à travers trois dimensions : ses besoins onomasiologiques, ses connaissances de l’état de la langue et sa décision d’innover ou non. On peut partir de l’exemple d’un locuteur L qui a besoin de trouver un mot pour exprimer un sens qu’il a en tête (ex. ‘concours de dressage d’animaux’). En cherchant à satisfaire ce besoin onomasiologique, L débouche sur une forme complexe (animalisme) déjà attestée avec un autre sens (‘mouvement de défense des droits des animaux’). Le nouveau sens qu’il veut donner à cette forme complexe est permis par une règle dont -isme serait l’exposant, c’est-à-dire qu’il existe une série d’autres lexèmes construits qui constitue un modèle auquel ce sens peut se conformer (dans le cas d’animalisme ‘concours de dressage d’animaux’, les Xismes d’activités sportives : athlétisme, parachutisme, alpinisme, hippisme, boulisme, etc.). Toutefois, sur le plan de la variation sémantique, ce nouveau sens n’est pas un sens » 2 » dérivable du sens conventionnel attesté (sens » 1 ») par métonymie, métaphore, extension ou spécialisation. De ce fait, il n’y a aucune polysémie entre les deux sens (‘mouvement de défense des droits des animaux’ et ‘concours de dressage d’animaux’). Selon que L sait ou ne sait pas que la forme est déjà attestée avec un sens (connaissance de l’état de la langue), sa situation ne sera pas la même. Dans le cas où il connaît l’attestation de ce sens, il sera face à un dilemme entre ses besoins onomasiologiques et la règle d’un côté (tous les deux incitatifs à l’actualisation du nouveau sens) et la préexistence d’un sens conventionnalisé et l’absence de polysémie de l’autre (tous les deux dissuasifs pour l’actualisation du nouveau sens). L’actualisation du nouveau sens, créant une situation d’homonymie, sera alors le produit d’une décision linguistique de L et non pas d’un quelconque mécanisme de changement sémantique. Dans le cas où L ignore que la forme est déjà attestée avec un autre sens, le dilemme précédemment décrit ne se produit pas et l’actualisation du nouveau sens est un accident.
Ces phénomènes – que nous nommerons « réinitialisation » quand L sait que la forme est déjà attestée avec un autre sens et « réplication » quand il l’ignore – ont pour but objectif de couvrir un paramètre qui, nous semble-t-il, est trop ignoré dans la description de la variation sémantique des formes construites et qui est le locuteur à travers les trois dimensions mentionnées précédemment : ses besoins, ses connaissances et ses décisions concernant la langue. En effet, la construction d’un lexème n’est pas un acte qui a lieu une fois pour toutes pour tous les locuteurs. Elle peut être réitérée avec des besoins, des connaissances, des décisions différentes. Nous faisons donc l’hypothèse que la variation sémantique illustrée par activisme est le résultat d’une réinitialisation ou d’une réplication. Voici un schéma pour illustrer cette situation (« R/R » signifie « réinitialisation ou réplication ») :
À partir de plusieurs motivateurs ou d’un même motivateur, on obtient un sens IdM et un sens QAtt qui ne sont pas les correspondants l’un de l’autre. De surcroît, aucun mécanisme de changement de sens ne permet de passer de l’un à l’autre. Aussi, la variation est le résultat d’une décision de L, permise par la forme construite du lexème, et que l’on peut décrire en termes de réinitialisation ou de réplication. Il en résulte une alternance IdM/QAtt qui correspond à une homonymie.
L’existence des homonymes nous conduit à considérer que la question de la systématicité concerne la polysémie des Xismes de deux manières. Il y a, d’une part, la systématicité quant à la productivité (« tout sens IdM produit-il systématiquement un sens QAtt ? », § 2.3.3) mais il y a aussi la systématicité quant à la correspondance entre alternance IdM/QAtt et polysémie IdM/QAtt pour un Xisme donné (« toute alternance IdM/QAtt correspond-elle systématiquement à une polysémie IdM/QAtt? »). Pour les deux questions, nous avons vu que la réponse est non.
4. Alternance des hyperonymes et représentation lexicographique de l’alternance IdM/QAtt : l’exemple du TLFi
L’identification de la polysémie IdM/QAtt est associée à une hypothèse tacite, à savoir qu’une alternance d’hyperonymes (par exemple doctrine/attitude ou mouvement/disposition d’esprit) est un indice fiable pour repérer cette polysémie. Or, la section précédente s’est achevée avec la présentation d’une homonymie IdM/QAtt qui montre, au contraire, que cette alternance d’hyperonymes ne suffit pas à identifier une polysémie IdM/QAtt. Dans cette section, nous allons étudier l’alternance des hyperonymes dans le TLFi afin de soutenir par des données l’insuffisance de cette alternance comme indice de polysémie IdM/QAtt et observer si le lexicographe exploite cette alternance pour faire le départ entre polysémie et homonymie.
4.1. Méthode
Nous avons lancé une requête dans le TLFi pour trouver tous les Xismes qui contiennent, dans leurs définitions, à la fois un mot du groupe 1 et un mot du groupe 2 :
– Groupe 1 a priori IdM : doctrine, théorie, religion, mouvement, système15, croyance, philosophie, thèse, conception, dogme, école, courant, idéologie, opinion, position et culte.
– Groupe 2 a priori QAtt : attitude, esprit (pour disposition d’esprit, tournure d’esprit, état d’esprit, esprit de N), comportement, caractère, tendance, manière, fait (pour fait d’être, fait d’agir), conduite, réaction, goût (pour goût de ou goût pour) et attachement.
Ces mots sont les incluants (Rey-Debove, 1971) des définitions représentant une IdM ou une QAtt et la plupart sont des hyperonymes (Agabalian, 2020). Ils sont issus d’une précédente analyse et d’un précédent comptage (Agabalian, 2019b). Le but est d’obtenir un croisement entre un mot du Groupe 1 et un mot du Groupe 2 dans une même entrée afin de tester l’hypothèse selon laquelle une alternance d’hyperonymes est un indice fiable d’une polysémie IdM/QAtt.
Cette requête croisée ne permet pas d’extraire tous les Xismes du TLFi présentant une variation IdM/QAtt car certaines définitions représentant une IdM ou une QAtt peuvent ne contenir aucun de ces mots. Par exemple classicisme ne présente aucune définition contenant un mot du groupe 2, il n’est donc pas apparu dans les résultats (alors que nous l’avons cité dans la liste en (13)). Toutefois, c’est l’alternance des hyperonymes comme stratégie de représentation de la variation IdM/QAtt qui nous intéresse ici. Par conséquent, si cette alternance ne se rencontre pas dans l’entrée de classicisme, de fait, ce mot n’a pas de raison d’être retenu dans cette partie de l’étude.
Par ailleurs, le choix du TLFi va nécessairement introduire beaucoup de bruit sémantique, en particulier beaucoup de sens désuets ou très rares qui ne correspondent pas aux connaissances linguistiques d’un locuteur natif avec une instruction moyenne. C’est néanmoins un choix délibéré de notre part car ce bruit correspond souvent à des cas d’homonymies IdM/QAtt. Cela nous permettra donc dégager des cas d’alternances d’hyperonymes qui ne correspondent pas à une polysémie IdM/QAtt et qui, de ce fait, apportent des éléments de pondération à la validité de l’hypothèse mentionnée au début de cette section.
4.2. Résultats
Nous avons trouvé trois types de co-occurrences entre les mots du groupe 1 et du groupe 2, ce qui nous permet d’établir trois types d’emplois de l’alternance des hyperonymes. Dans le premier type, l’alternance est employée pour représenter une polysémie IdM/QAtt (section 4.2.1). Dans le second, elle est employée pour représenter une homonymie IdM/QAtt (section 4.2.2). Enfin, le troisième type correspond à différents cas que nous avons regroupés et que nous développerons peu car ils concernent la représentation d’un sens IdM non-typique (voir section 2.1.1). La constitution des listes de Xismes et les conclusions interprétatives sont basées sur la lecture des définitions et des exemples, l’usage de marque typographique de séparation entre les définitions (par exemple un numéro ou un signe de ponctuation), l’usage de marques formelles de lien sémantique telles que le TLFi les entend (par exemple « p. ext. » ‘par extension’) et la distribution des hyperonymes (par exemple si l’hyperonyme attitude est modifié par un adjectif comme philosophique ou politique).
4.2.1. Alternance d’hyperonymes correspondant à une polysémie IdM/QAtt
Il s’agit d’alternances où les hyperonymes sont ceux de deux définitions séparées par des numéros, des lettres, la ponctuation ou autres marques typographiques. La co-occurrence la plus fréquente (38 occurrences) est celle qui réunit doctrine (groupe 1) et attitude (groupe 2). Voici un exemple :
(19) |
Liste des Xismes présentant au moins 1 alternance de ce type dans l’ensemble de leurs définitions :
Les alternances de ce type rassemblent la quasi-totalité des cas de polysémie IdM/QAtt des Xismes trouvés et confirment le caractère régulier de cette polysémie.
Pour certains Xismes, nous retrouvons une difficulté, déjà évoquée lorsqu’il est question d’identifier la polysémie IdM/QAtt, à savoir le fait que l’un des deux sens attestés, IdM ou QAtt, est parfois méconnu des locuteurs. Pour ce qui est du sens IdM, on peut citer dogmatisme ou optimisme déjà mentionné. Et pour ce qui est du sens QAtt, sa méconnaissance semble, parfois, relever de la simple désuétude ou de la simple rareté (par exemple le sens QAtt de libéralisme ou gallicanisme) tandis que, d’autres fois, elle semble davantage relever du caractère isolé et occasionnel d’une liberté stylistique prise par un ou des écrivain(s) (par exemple le sens QAtt de paganisme, panthéisme, pointillisme, impressionnisme ou fascisme) et que le TLFi a enregistrée. Enfin, pour d’autres Xismes, on peut penser que les deux sens sont méconnus. C’est notamment le cas de phénoménisme, méthodisme ou quiétisme.
Ces observations nous conduisent à préciser la description de la polysémie IdM/QAtt par l’ajout d’une caractéristique. Pour régulière que soit cette polysémie, la méconnaissance du sens IdM indique qu’elle n’en demeure pas moins une polysémie « très apprise ». Nous voulons dire par là que le lien sémantique entre IdM et QAtt est souvent une connaissance acquise après un travail de documentation sur le référent (ou le mot) ou après la transmission consciente d’un savoir d’expert sur le référent (ou le mot). C’est, d’ailleurs, tout à fait cohérent avec le fait que le sens IdM renvoie à un contexte historique originaire : connaître le sens IdM, c’est en effet avoir des connaissances savantes sur ce contexte. Il nous semble que la situation est très différente pour d’autres polysémies régulières, comme la polysémie animal/nourriture (lapin, porc…) ou action/résultat (construction, pliage…), où le lien sémantique est beaucoup plus intuitif en cela qu’il n’a pas besoin d’être médiatisé par un travail de documentation ou d’acquisition de savoirs savants.
4.2.2. Alternance d’hyperonymes correspondant à une homonymie IdM/QAtt
Comme dans le cas précédent, il s’agit d’alternance où les hyperonymes appartiennent à des définitions séparées. La différence est qu’il n’y a pas de lien sémantique tel que le sens QAtt est le correspondant discursif du sens IdM ou inversement. Nous avions donné l’exemple d’activisme en (18). Voici un autre exemple, suivi d’un schéma d’analyse :
(20) |
Liste des Xismes présentant au moins 1 alternance de ce type dans l’ensemble de leurs définitions :
Avec cette liste d’homonymes, nous avons la confirmation que l’alternance d’hyperonymes, au sein d’une même entrée lexicographique, n’est pas un indice complètement fiable de polysémie IdM/QAtt. Il faut donc combiner cette alternance avec un autre indice. En l’occurrence, il s’agit de l’emploi de marques formelles de lien sémantique qui indiquent que le sens cible dérive d’un sens source précédemment représenté. Dans nos résultats, ces marques sont constituées, dans leur écrasante majorité, de « p. ext. » (‘par extension’) et, en quantité extrêmement marginale, de « p. anal. » (‘par analogie’), « au fig. », « en partic. » (‘en particulier’) et « spécial. » (‘spécialement’). Si donc l’on tient compte de ces marques, il apparaît que dans les cas de polysémie IdM/QAtt (Tableau 3), elles sont utilisées pour lier les définitions IdM/QAtt de 42,5 % de Xismes, alors qu’en cas d’homonymie IdM/QAtt (Tableau 4), ces marques ne sont utilisées pour aucun Xisme. Précisons que ces marques sont celles du TLFi et qu’on ne retrouvera pas nécessairement les mêmes dans d’autres dictionnaires. Par ailleurs, la nature du mécanisme de dérivation sémantique, à savoir la métonymie, n’est jamais précisée dans la marque alors que le TLFi dispose d’une marque « p. méton. ».
4.2.3. Alternances d’hyperonymes impliquant un sens IdM non-typique
Si l’on se place dans le cadre d’une sémantique du prototype (Kleiber 1990), certains Xismes portent un sens IdM qui n’est pas typique, c’est-à-dire qui se situe à la périphérie de la classe IdM et donc qui est plus facilement confondable avec le sens QAtt. Ce sens IdM non-typique (ou périphérique) peut se cumuler ou non avec un sens IdM typique ou un sens QAtt. On le trouve dans complotisme, islamisme, populisme, poujadisme, progressisme, séparatisme. Nous avons mentionné ce cas plus haut (§ 2.1.1) en précisant que le sens IdM non-typique ne vérifie pas, entre autres, le critère d’énonciativité de la même manière qu’un sens IdM typique et ce de telle sorte que son caractère d’objet discursif semble moins constitué ou moins reconnu. Sans pouvoir en dire davantage sur ce sens IdM non-typique dans le cadre de cet article, nous tenons à signaler que sa non-typicité ou sa périphéricité semble marquée lexicographiquement au niveau des hyperonymes et cela de deux manières.
La première est la coordination (ou la juxtaposition) syntaxique des hyperonymes dans la même définition plutôt que leur alternance dans deux définitions séparées :
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En effet, cette coordination au sein de la même définition peut indiquer que le lexicographe cherche non pas à représenter une variation sémantique mais à enserrer une zone à la périphérie de la classe IdM proche du sens QAtt.
La seconde manière de marquer la non-typicité d’un sens IdM est l’emploi des hyperonymes attitude ou tendance :
(22) |
En effet, la présence d’attitude et de tendance ne doit pas être considérée systématiquement comme la preuve que la définition représente un sens QAtt. Selon nous, ces deux hyperonymes sont plus utilisés d’autres par le lexicographe quand ce dernier a l’intuition d’être en présence d’un sens IdM non-typique. Cela se manifeste surtout par une distribution particulière de ces deux hyperonymes. En effet, 70% de leurs occurrences sont modifiées ou coordonnées d’une manière qui les relie à une IdM : modifiées par un adjectif relationnel qui les situe dans les domaines habituels de production d’IdM (attitude/tendance politique, religieuse, philosophique…), modifiées par un nom de partisan ou de puissance politique (attitude des chrétiens, tendance d’un gouvernement), coordonnées avec un nom du groupe 1 (attitude ou mouvement). Dans les cas d’alternances représentant une polysémie (§4.2.1), ces modifications/coordinations sont négligeables (6,2%).
5. En guise de conclusion
Dans cette étude, nous avons d’abord signalé l’existence d’une polysémie régulière méconnue, à savoir la polysémie IdM/QAtt qui se manifeste dans un ensemble de noms suffixés en -isme. Nous avons proposé des tests pour distinguer ces deux sens et nous avons entrepris un travail de délimitation et de définition de cette polysémie régulière. Nous avons également tenté de positionner la polysémie IdM/QAtt par rapport à différentes notions théoriques, notamment celle des facettes et celle de la systématicité. Enfin, en dépouillant les définitions du TLFi, nous avons établi que l’alternance des hyperonymes n’est pas un indice suffisant de la polysémie. D’autres perspectives restent à explorer. Cette étude peut-elle aider à la prise de décision lors d’un travail d’annotation sémantique (par exemple FrSemCor (Barque et al., 2020) ? Qu’en est-il de l’opérabilité et du rendement des concepts de réplication et réinitialisation ? Et qu’en est-il plus précisément des propriétés d’un sens IdM non-typique ?