1. Introduction
Lorsqu’elle est mobilisée aujourd’hui dans le débat migratoire, la notion de citoyenneté est utilisée par des acteurs aux intérêts divergents pour référer à des personnes différentes, désignant des réalités parfois contradictoires. Selon le politicien belge flamand de droite Bart de Wever, les citoyens (burgers en néerlandais) sont les membres de la communauté nationale au sein de laquelle les droits civils priment sur les droits universels1. L’association Coordination et Initiatives pour Réfugiés et Étrangers (CIRÉ) y inclut pourtant les migrants, considérant ces derniers « comme des citoyens actifs, qui enrichissent nos sociétés multiculturelles »2. Chargé d’une trajectoire socio-historique et traversé de nombreux « interdiscours » (Détrier et al., 2017), le sens du nom citoyen varie en fonction des acteurs qui l’utilisent et qui, ce faisant, prennent position à l’égard des personnes auxquelles ils réfèrent (Siblot, 2001), promouvant différentes définitions de ce que signifie être citoyen et, par extension, de la citoyenneté.
De ce tissu complexe de sens peuvent être dégagées deux grandes « familles de significations » (Bickel, 2007). D’une part, sont des citoyens les membres reconnus d’une communauté politique, qui possèdent à ce titre un ensemble de droits et devoirs au sein de cette communauté. Selon cette perspective, la citoyenneté est définie comme un ensemble de droits (comme le droit de s’associer ou de faire la grève) et devoirs (comme les devoirs fiscaux). D’autre part, sont des citoyens ceux qui participent à la vie politique de la communauté. Ici, la citoyenneté est vue comme un ensemble de pratiques (comme le vote). Les personnes auxquelles réfèrent ces deux ensembles de significations ne sont cependant pas les mêmes, ce qui ajoute à la polysémie du terme citoyen une dimension poly-référentielle. Pendant longtemps, les femmes ont par exemple été considérées comme des citoyennes au sens premier (en tant que membres reconnues de la communauté), mais pas au sens second (elles ne disposaient pas du droit de vote) (Bickel, 2007).
Cette polysémie et cette poly-référentialité de citoyen et de citoyenneté en font un lieu de négociation particulièrement disputé dans l’espace public, ce qui amène certains chercheurs à conceptualiser la notion de citoyenneté comme un instrument à la fois de domination et d’« empouvoirement » (eng. empowerment) (Isin, 2009). Alors que l’élite politique ne cesse de (re)définir les conditions d’inclusion et d’exclusion du corps des citoyens, ceux qui en sont exclus revendiquent le statut de citoyen et les droits qu’il conditionne au nom de leur appartenance et participation à la communauté, comme une reconnaissance du fait d’être déjà citoyen. Ces luttes sociales, comme celles pour le droit de vote des femmes (accordé en 1949 en Belgique) ou des étrangers non-communautaires (accordé au niveau communal en 2006 en Belgique), élargissent au fil de l’histoire ce que signifie être citoyen, les droits civils, politiques et sociaux qui y sont accolés et leurs bénéficiaires (Balibar, 1992). Ces différents droits continuent cependant de fluctuer en fonction du cercle de citoyens auquel on réfère, résultant en une « citoyenneté à plusieurs vitesses » (Withol de Wenden, 1993).
Aujourd’hui, malgré un usage accru du terme citoyen qui le rendrait « galvaudé » (Schnapper, 2000) jusqu’à en perdre sa substance (Gaboriaux, 2015), la négociation discursive dont il est l’objet continue d’en reconfigurer le sens. Dans le contexte des politiques migratoires belges et européennes toujours plus restrictives (Rea et al., 2019), les élites politiques ont tendance à définir le citoyen selon une acception étroite associée à la nationalité, comme dans l’exemple cité plus haut où le politicien Bart de Wever conditionne le statut de citoyen (entendu comme l’accès aux droits politiques et sociaux) à l’appartenance à la communauté nationale. Dans leur communication institutionnelle, certaines associations actualisent pourtant un sens discursif étendu de citoyen et bousculent la définition restreinte promue par les politiques, comme c’est le cas dans l’exemple du CIRÉ, qui inclut les migrants dans le corps des citoyens. Par ces usages, les acteurs de la société civile déstabilisent le sens défini par les acteurs politiques en attribuant un autre référent au terme citoyen, dissocié de la possession de la nationalité. C’est à ces opérations de « réglages du sens » (Siblot, 2017b, p. 332) et à leur dimension politique et argumentative que s’intéresse la présente contribution. Quel(s) sens de citoyen (et de ses dérivés) les discours des acteurs d’aide aux migrants construisent-ils ? Quels enjeux socio-discursifs ces usages cristallisent-ils au sein du débat migratoire contemporain ? Ces enjeux sont-ils les mêmes au nord et au sud du pays ? La recherche explore les usages des noms citoyen et citoyenneté ainsi que de l’adjectif citoyen dans une perspective sémantico-discursive afin d’identifier les différents sens qu’ils prennent en discours – i.e., leurs différents « programmes de sens » (Siblot, 2017a, pp. 317-318). L’objectif est de mieux comprendre la manière dont les associations belges d’aide aux migrants reconfigurent la notion de citoyenneté en discours. Ce faisant, la citoyenneté est approchée comme une production sociale des institutions et des normes juridiques en vigueur mais aussi des pratiques des acteurs sociaux qui jouent un rôle dans l’accueil et l’intégration des migrants en Belgique (Larcher, 2014). Cet article contribue ainsi à objectiver les modalités par lesquelles ces associations cherchent à agir « par et sur le langage », le choix des mots et leurs stratégies discursives faisant partie intégrante de leur argumentation et de leur ligne militante (Veniard, 2018a).
L’analyse porte sur le discours de deux associations belges d’aide aux migrants : le CIRÉ du côté francophone, et Vluchtelingenwerk Vlaanderen du côté néerlandophone. Ces deux organisations dites « coupoles »3 fédèrent l’une et l’autre une série d’associations au nord et au sud du pays depuis 1954 (CIRÉ) et 1987 (Vluchtelingenwerk). Ces organisations ont la particularité d’assurer un double rôle : elles délivrent des services publics relatifs à l’accueil et l’intégration des migrants – s’inscrivant ainsi dans la politique d’accueil et d’intégration de l’État – tout en jouant le rôle de groupes de pression politique pour défendre les droits de ceux-ci (Mescoli et al., 2019).
La section suivante dresse un panorama des enjeux de la définition de la citoyenneté en Belgique dans le cadre des migrations (section 2). Ces enjeux sont précisés en termes sémantico-discursifs dans la section 3, qui détaille le corpus et la méthodologie utilisés pour analyser le sens que prennent citoyen et de ses dérivés dans le discours des deux associations d’aide aux migrants. Les deux dernières sections décrivent finalement l’usage de ces différents termes au sein du corpus (section 4) et présentent les différents programmes et les enjeux socio-discursifs de leurs actualisations au fil du temps (section 5).
2. Nationalité, citoyenneté et (parcours d’) intégration en Belgique
Face à l’ambiguïté du terme citoyen, l’usage du terme national est introduit dès 1889 dans le cadre juridique français pour distinguer les Français des étrangers (Noiriel, 1995). Cette distinction s’exporte ensuite durablement dans les sociétés libérales européennes, à l’exception du monde anglo-saxon (Bickel, 2007). Développée dans le cadre de l’État-nation, la notion de citoyenneté s’est historiquement construite sur la condition de la possession de la nationalité. Ce principe fondateur a plus tard été amené à être redéfini sous le double effet de l’arrêt de l’immigration par contingentement d’une part et de la construction européenne de l’autre (Schnapper, 2017 ; Withol de Wenden, 2016).
En Belgique, l’arrêt du recrutement de main-d’œuvre étrangère est entériné en 1974, marquant l’effondrement du « mythe de la présence temporaire des immigrés » (Adam & Martiniello, 2013, p. 82). Se pose alors la question de l’intégration des étrangers dans l’ensemble des citoyens, pensée selon des logiques différentes au nord et au sud du pays. Les politiques d’intégration, qui relevaient de la compétence fédérale, sont transférées aux entités fédérées4, entraînant « des divergences notoires dans l’orientation des politiques d’intégration » (Adam & Martiniello, 2013, p. 82). Dès 2003, la Flandre impose un parcours d’intégration obligatoire, alors qu’aucune mesure similaire n’existe encore en Wallonie, résultat d’une plus forte politisation de l’intégration en Flandre et d’un nationalisme sous-étatique plus présent qu’en Wallonie (Adam & Martiniello, 2013). Cette politisation croissante de l’intégration en Flandre, mais aussi au niveau européen (sous la forme du plan d’intégration européen adopté en 2004), polarise les débats parlementaires en Wallonie autour de la question du parcours d’intégration obligatoire. En 2014, le parcours obligatoire est finalement voté en Wallonie, puis à Bruxelles en 2016 (Xhardez, 2020). Quelle que soit la Région, ce parcours est obligatoire pour tout « primo-arrivant » résidant sur le territoire depuis moins de trois ans et disposant d’un titre de séjour de plus de trois mois5. Il constitue également l’une des preuves d’intégration requises pour toute personne qui voudrait obtenir la nationalité belge6. En conditionnant l’octroi de la nationalité à une preuve d’intégration matérialisée par l’apprentissage de la citoyenneté, ce dispositif réaffirme le lien étroit entre citoyenneté et nationalité. En parallèle, la construction européenne (sous la forme du traité de Maastricht) reconnaît pour la première fois comme citoyens des non-nationaux, invitant à penser la citoyenneté en fonction de la résidence et selon certaines conditions définies par l’État : en Belgique, le droit de vote aux élections locales est accordé en 1999 aux « citoyens communautaires » (i.e. aux résidents ressortissants d’un pays membre de l’Union européenne), puis en 2006 aux « citoyens non-communautaires » (i.e. aux résidents ressortissants d’un pays tiers résidant en Belgique sans interruption depuis au moins 5 ans) (Teney & Jacobs, 2007).
La complexité institutionnelle du pays – et le statut particulier de Bruxelles qui en résulte – donne lieu à quatre modèles de parcours d’intégration (en Flandre, en Wallonie, à Bruxelles et en Région germanophone), faisant intervenir une multitude d’acteurs. Nous nous concentrons sur les trois premiers cas. Les parcours d’intégration comprennent un tronc commun articulé autour de trois axes : des cours généraux sur la société belge (appelés « cours de citoyenneté » du côté francophone), des cours de langue (de français ou de néerlandais en fonction de la communauté linguistique) et un accompagnement d’insertion socio-professionnelle. Au-delà de ces caractéristiques communes, le discours des politiques autour du parcours d’intégration varie quelque peu en fonction de la communauté linguistique. Du côté néerlandophone, l’accent est mis sur la dimension culturelle, l’acquisition des normes et valeurs de la société locale, alors que du côté francophone, les enjeux du débat politique s’articulent autour de la cohésion sociale et de l’inclusion (Xhardez, 2020, p. 1516). La conception et l’opérationnalisation de ces différents parcours d’intégration reposent sur de nombreux acteurs qui interviennent à différents niveaux de pouvoir, tels que les services publics, les centres régionaux d’intégration, les administrations communales, mais aussi des associations de la société civile subventionnées pour promouvoir l’insertion sociale.
C’est dans ce contexte institutionnel que le CIRÉ propose aux primo-arrivants, depuis 2014, des cours de citoyenneté et de français. Jusqu’en 2021, ceux-ci sont reconnus dans le parcours d’intégration obligatoire par les pouvoirs publics comme preuve d’intégration pour les primo-arrivants résidant en Belgique depuis moins de 3 ans7. Son pendant néerlandophone, Vluchtelingenwerk Vlaanderen, propose un service d’information et des cours de néerlandais aux primo-arrivants, sans pour autant être reconnu comme opérateur d’intégration en Flandre, caractérisée par la centralisation et la professionnalisation de leur politique d’intégration (Adam & Martiniello, 2013). En parallèle des services directs qu’elles proposent, ces deux associations mènent un travail de lobbying politique et de sensibilisation du grand public en matière d’accueil et d’intégration. Les usages du terme citoyen sont alors l’occasion d’observer le positionnement de ces acteurs à l’égard de la citoyenneté et le travail politique qu’ils effectuent en discours, participant à la reconfiguration d’une notion en constante évolution.
3. Les enjeux socio-discursifs de citoyen / burger et de leurs dérivés
Du point de vue de la sémantique discursive, le sens d’un mot est multidimensionnel et résulte de l’interaction de la langue et du discours. Ce faisant, le sens est envisagé comme un fait dynamique et évolutif, qu’il s’agisse de réactiver certains sens d’usages contemporains ou antérieurs ou d’en produire de nouveaux par de nouveaux emplois qui se stabilisent ou non au fil des usages (Lecolle et al., 2018). Ces sens discursifs sont peu à peu capitalisés comme autant de programmes de sens (Siblot, 2017a, pp. 317-318) qui constituent l’équivalent discursif des sèmes lexicaux. L’analyse des sens actualisés en discours permet de saisir ces différents programmes de sens et d’ainsi « décrire en termes linguistiques en quoi les discours façonnent le réel » (Calabrese, 2019). Les différents sens discursifs que peuvent prendre citoyen et ses dérivés s’analysent donc en contexte, construits non seulement par les mots avec lesquels ils sont utilisés (leurs co-occurrents) mais également par les personnes auxquelles ils réfèrent dans ce contexte (leur référent). Enfin, leurs sens sont traversés par des interdiscours : tous les usages antérieurs et contemporains qui en nourrissent la « mémoire discursive » (Courtine, 1981).
Différents observables ont été choisis selon la langue du sous-corpus. En français, l’analyse se concentre sur le nom et l’adjectif citoyen et le nom citoyenneté. L’adjectif citoyen n’existant pas en néerlandais, l’analyse se limite aux noms burger ‘citoyen’ et burgerschap ‘citoyenneté’, auquel s’ajoute le nom inburgering, littéralement ‘encitoyennement’8. Par ailleurs, la langue néerlandaise permet de construire des mots composés (De Haas & Trommelen, 1993), ce qui donne lieu à des formes complexes du type N2N1 où le nom burger fonctionne sémantiquement comme un adjectif, comme l’illustre le nom burgersinitiatief, littéralement ‘initiative citoyenne’, construit à partir des noms burger ‘citoyen’ et initiatief ‘initiative’. Si les adjectifs civil et civique (burgerlijk en néerlandais) sont également relatifs à certaines dimensions de la citoyenneté, des recherches exploratoires au sein du corpus suggèrent que leur sens n’est pas l’objet de négociation discursive ; ils n’ont à ce titre pas été pris en compte. Le tableau ci-dessous reprend les définitions de ces différents termes, tirées de dictionnaire de référence en français9 et en néerlandais10 (Tableau 1). Ces définitions permettront de mieux saisir les réglages de sens opérés par les associations en discours.
Observables | Définitions |
CitoyenN |
|
CitoyenADJ | [Extension de sens] Il est fait aujourd’hui un fréquent mais curieux usage du nom Citoyen, qui devient un adjectif « bien-pensant » associant, de manière assez vague, souci de la bonne marche de la société civile, respect de la loi et défense des idéaux démocratiques. |
Citoyenneté* *mot introduit dans la 9ème édition (1986) |
Qualité de citoyen ; ensemble des droits attachés à ce titre. |
Burger ‘citoyenN’ |
|
Burgerschap ‘citoyenneté’ | Le fait d’être citoyen, lien entre un résident et l’État auquel il appartient |
Tableau 1. Sens lexicaux (i.e. enregistrés dans le dictionnaire) des observables choisis pour l’analyse
Plusieurs observations peuvent être faites. CitoyenN comme burger sont définis en français comme en néerlandais par l’appartenance à la communauté. En français, citoyen possède également le sens de ‘ressortissant d’un État’, associant la jouissance de droits à la possession de la nationalité. L’absence de cette acception en néerlandais (qui ne mentionne que la résidence, et non la possession de droits) suggère qu’elle n’est pas aussi stabilisée qu’en français. Le troisième sens de citoyenN en français (désignant une personne ayant « le souci de la bonne marche de la société civile ») ne figure pas non plus dans la définition néerlandaise. Ce sens est par ailleurs celui qui donne, par extension, son sens à l’adjectif citoyenADJ en français. Si les noms citoyenneté et burgerschap sont définis relativement au nom citoyenN, le premier réfère à un « ensemble de droits » alors que le second désigne un « lien entre un résident et l’État auquel il appartient », sans que la nature de ce lien soit précisée. Enfin, le terme néerlandophone inburgering, identifié en corpus, ne figure pas dans notre dictionnaire de référence11.
Le corpus sur lequel est conduite l’analyse rassemble deux types de productions de la communication institutionnelle de ces associations : les rapports annuels du CIRÉ (de 2009 à 2020) et de Vluchtelingenwerk (de 2011 à 2017)12 d’une part (corpus 1), et toutes les pages de leurs sites web respectifs qui mentionnent citoyen et burger ou l’un de leurs dérivés (corpus 2) d’autre part. En résulte un corpus bilingue de 317 articles et 19 rapports annuels, publiés de 2009 à 2020 (Tableau 2).
CIRÉ | Vluchtelingenwerk | ||||
Nombre d’unités | Nombre de mots | Nombre d’unités | Nombre de mots | ||
Rapports annuels | 11 rapports, publiés 13 entre 2009 et 2020 |
363 782 | 7 rapports, publiés entre 2011 et 2018 |
113 122 | |
Pages web | 189 articles web | 247 890 | 126 articles web | 189 917 | |
Total | 611 672 | 303 039 |
Tableau 2. Description du corpus
La période couverte (de 2009 à 2020 inclus) est marquée par la convergence des politiques d’intégration des différentes instances fédérées, aboutissant à l’implémentation de l’obligation des différents parcours d’intégration en Wallonie (2014) et à Bruxelles (2016), mais également par un contexte de médiatisation grandissante des migrations et de l’intégration, atteignant un paroxysme avec l’arrivée de nombreux demandeurs d’asile lors de la crise des réfugiés de 2015 qui a suscité un élan inédit de solidarité – qualifié de « citoyen » par la presse. Ces différents moments d’actualité sont autant d’occasions d’observer les sens de citoyen et de ses dérivés actualisés en discours par les associations.
L’analyse de ce corpus procède en deux temps. Il s’agit dans un premier temps de relever les fréquences des observables choisis par année et par acteur. Pour ce faire, nous utilisons le logiciel de textométrie TXM14, qui présente le triple avantage de pouvoir dresser un aperçu de l’usage d’unités lexicales en termes statistiques, de neutraliser les éventuelles variations en taille des différents sous-corpus et de procurer un retour au texte aisé pour chaque occurrence à l’aide du concordancier. Parce que ce logiciel ne permet pas de comparer directement les deux langues, les sous-corpus du CIRÉ et de Vluchtelingenwerk ont été traités séparément et comparés manuellement (Hermand & Thouraud, 2015). Les rapports annuels (corpus 1) permettent d’objectiver la mesure dans laquelle la citoyenneté est discutée par chacune des associations en comparant les fréquences relatives des occurrences de citoyen et ses dérivés au sein de chaque corpus15. Les sens actualisés dans les rapports annuels et les pages web (corpus 1+2) sont ensuite analysés à l’aide de deux outils de TXM : la co-occurrence et le concordancier. La co-occurrence réfère à la force d’attraction d’un mot pour un autre dans le même contexte, mesurée à l’aide de l’indice de co-occurrence qui « évalue le caractère plus ou moins remarquable de la co-occurrence, d’un point de vue statistique » (Lebart, Pincemin & Poudat, 2019, p. 113). Ces réglages lexicaux du sens sont complétés par des observation discursives identifiant pour chaque occurrence son référent.
Ce retour au texte permet, dans un second temps, de relever une série d’usages par lesquels les acteurs jouent des différents programmes de sens et de la référence de citoyen et ses dérivés à des fins argumentatives, redéfinissant les frontières de la citoyenneté en discours.
4. Fréquences et co-occurrences de citoyen / burger et de leurs dérivés en fonction de leurs programmes de sens
Les fréquences relatives permettent de comparer l’usage de citoyenN / burgerN, citoyenADJ, citoyenneté / burgerschap et inburgering au sein des rapports annuels (corpus 1) du CIRÉ et de Vluchtelingenwerk, ce qui fournit une idée de l’importance de ces notions dans leur discours respectif (Figure 1).
Ces fréquences, tout comme le fait qu’il y ait plus de pages web mentionnant citoyen ou l’un de ses dérivés sur le site du CIRÉ (189) que sur celui de Vluchtelingenwerk (126), suggèrent que le CIRÉ emploie davantage ces termes que Vluchtelingenwerk, notamment en raison du fait que le CIRÉ fait partie des opérateurs de citoyenneté reconnus. Différentes tendances sont par ailleurs saillantes. Dans le corpus du CIRÉ, ces usages augmentent en 2015, à la suite de l’implémentation du parcours d’intégration obligatoire en Wallonie, pour culminer en 2018-2019. Dans le corpus de Vluchtelingenwerk, ils augmentent en 2015 (début de la crise des réfugiés) et culminent en 2016 (année de l’implémentation du parcours obligatoire à Bruxelles). L’analyse de leurs fréquences relatives sur l’ensemble des rapports annuels et des pages web qui les mentionnent (corpus 1+2) montre que le nom citoyen est plus utilisé que son adjectif et que les noms citoyenneté ou inburgering (Figure 2).
Dans le corpus du CIRÉ, les co-occurrents les plus significatifs (dont l’indice de co-occurrence est supérieur à 2) et les plus proches (dont la distance moyenne est la plus proche de 0) du masculin citoyen (au singulier) sont européen (indice de cooccurrence de 22), engagement (indice 13), engouement (indice 9), atelier (indice 6), engagé (indice 4). Ceux de citoyens (au pluriel) sont ateliers (indice 87), européens (indice 74), mouvements (indice 12), belges (indice 10), engagés (indice 8).
Au féminin, les co-occurrents principaux les plus proches de citoyenne sont initiation (indice 15), participation (indice 14), mobilisation (indice 12) et marche (indice 8) au singulier et initiatives (indice 58) et mobilisations (indice 3) au pluriel. L’analyse en contexte de ces co-occurrences permet de différencier les usages du nom de ceux de l’adjectif et de préciser leurs sens discursifs respectifs. Parmi les usages du nom, on peut distinguer les emplois de « citoyen européen » (24 occurrences au singulier, 80 au pluriel) et « citoyens belges » (15 occurrences) des emplois de « citoyen engagé » (3 occurrences au singulier, 8 au pluriel). Selon les premiers, sont citoyens les membres d’une collectivité politique plus ou moins définie, comme l’illustrent les exemples suivants :
(1) | L’objectif, à travers ces rencontres, est de faire connaitre les réalités et le combat des sans-papiers, d’ouvrir le dialogue avec les citoyens belges et de déconstruire les préjugés à l’égard des migrants, mais aussi, de créer des ponts entre les combats des sans-papiers et ceux de la société belge. (2016, CIRÉ, ID 174) |
Selon les seconds, sont citoyens les individus qui s’engagent pour le bien commun. En 2015 et 2016, les citoyens sont solidaires (indice 5), ils se mobilisent (indice 10) au côté des associations de soutien comme « nouvel acteur de terrain » dans le secteur des migrations :
(2) | Ce moment particulier […] fait émerger un nouvel acteur de terrain, acteur politique aussi : le citoyen engagé avec qui il est important de travailler pour pérenniser les actions complémentaires à celles du secteur professionnel traditionnel. (2016, CIRÉ, ID 054) |
Le souci du bien commun dont témoignent ces citoyens est également activé par l’usage de l’adjectif citoyen, comme c’est le cas des collocations « engagement citoyen » (10 occurrences) ou « initiatives citoyennes » (32 occurrences), au sein desquels l’adjectif citoyen est relationnel – il équivaut au complément du nom des citoyens –, revendiquant une forme de démocratie participative (Gaboriaux, 2015). Ces emplois finissent ainsi d’achever la stabilisation de « l’usage curieux » relevé par le dictionnaire de l’Académie française. Un deuxième usage de l’adjectif citoyen active un sens d’apprentissage à la citoyenneté, désigné en français par les syntagmes atelier citoyen (7 occurrences au singulier et 105 au pluriel) ou initiation (à la vie) citoyenne (9 occurrences). Ici, citoyenADJ prend un sens large par le biais de « permettant aux participants de se construire une place dans la société » :
(3) | Le projet porte le nom d’» ateliers citoyens » car il a été conçu comme un outil permettant aux participants de se construire une place dans la société. Il vise à donner aux personnes primo-arrivantes des clés de compréhension des éléments qui organisent la société belge (de manière explicite ou implicite), à favoriser le vivre ensemble et à donner aux personnes toutes les chances de réaliser leurs projets de vie ici. (2020, CIRÉ, ID 196) |
Dans le corpus de Vluchtelingenwerk, les co-occurrents principaux de burgers (pluriel) sont Europese ‘européens’ (indice 9) et geëngageerde ‘engagés’ (indice 9). Au singulier (beaucoup moins fréquent), les co-occurrents de burger sont actieve ‘actif’ (indice 6), erkent ‘reconnu’ (indice 5) et geëngageerde ‘engagé’ (indice 4).
Un type d’usage se démarque en particulier, celui de « citoyens engagés » (2 occurrences au singulier, 6 au pluriel) qui se mobilisent aux côtés des associations, comme le suggère l’indice de co-occurrence de 8 qui unit burgers et verenigingen ‘associations’. Ce sens est également activé par les associations de burger+N telles que burgerparticipatie ‘participation citoyenne’ (2 occurrences au singulier) ou encore « burgerinitiatief » ‘initiatives citoyennes’ (7 occurrences au singulier, 10 au pluriel).
(4) | De afgelopen jaren zijn er overal in Europa talloze nieuwe burgerinitiatieven, vrijwilligersgroepen en organisaties ontstaan om vluchtelingen te steunen. Vaak gaat het om burgers die actief worden waar de overheid tekort schiet. ‘Ces dernières années, de nombreuses initiatives citoyennes, groupes de bénévoles et organisations ont vu le jour dans toute l’Europe pour soutenir les réfugiés. Il s’agit souvent de citoyens qui interviennent là où le gouvernement n’intervient pas.’16 (2017, Vluchtelingenwerk, ID 040) |
Ce sens discursif dépasse ainsi le sens lexical de burger, qui se limite dans le dictionnaire à l’appartenance à la communauté. Si les autres types d’usage rencontrés dans le corpus francophone se retrouvent également dans le corpus néerlandophone, ils sont proportionnellement beaucoup moins activés. L’appartenance à la communauté politique est notamment actualisée par la collocation « citoyens européens » (6 occurrences) ou encore la concaténation « EU-burgers » (2 occurrences). Les co-occurrents actieve ‘actif’ (indice 6) et erkent ‘reconnu’ (indice 5) activent quant à eux le sens d’une citoyenneté qui vient de s’acquérir, comme l’illustre l’exemple suivant :
(5) | In zijn lezing gebaseerd op zijn gelijknamige boek Herboren neemt Majd je mee op sleeptouw doorheen de verschillende stappen van zijn eigen zoektocht : van nieuwkomer tot actieve burger. ‘Dans sa conférence basée sur son livre éponyme Reborn, Majd vous emmène à travers les différentes étapes de sa propre quête : de primo-arrivant à citoyen actif.’ (2018, Vluchtelingenwerk, ID 075) |
Dans le corpus du CIRÉ, les co-occurrents principaux de citoyenneté (Figure 5) sont module (indice 62), initiation (indice 25), ateliers (indice 23), … autant de termes qui participent à décrire le parcours de citoyenneté et qui constituent le contexte dans lequel ce terme est le plus souvent mobilisé. Le retour au contexte d’apparition de ces différentes co-occurrences nous en apprend plus sur la vision du parcours d’intégration promue par le CIRÉ. De 2013 à 2015, le CIRÉ propose un « module de citoyenneté » aligné sur la vision promue par les politiques lors de l’implémentation du parcours de citoyenneté obligatoire en 2013 (cours de langue, cours sur la société belge, orientation socio-professionnelle). En 2015, le CIRÉ annonce une « nouvelle méthode » : les « Ateliers citoyens », dont l’objectif est de réinventer (indice 4) la citoyenneté. Apparaissent également des co-occurrents tels que le verbe exercer (indice 7) ou nationalité (indice 6). Le premier active le sens de la citoyenneté comme une pratique et le second le sens de ‘condition d’accès à l’acquisition de la nationalité’ utilisé par le monde politique, comme l’illustre cet exemple :
(6) | Ces dernières années, la Belgique a fait ressurgir le concept de l’intégration et de la citoyenneté des primo-arrivants et des étrangers pour en faire une priorité politique. Et pour conditionner le droit de séjour ou l’octroi de la nationalité belge à l’intégration et à la citoyenneté. (2017, CIRÉ, ID 069) |
Dans le corpus de Vluchtelingenwerk, burgerschap, l’équivalent néerlandais de citoyenneté, n’est quasiment pas utilisé, la plupart de ses occurrences intervenant dans des noms d’institution. Dans le cadre du parcours d’intégration, c’est le nom inburgering qui lui est préféré. Ceux qui suivent ce parcours sont nommés inburgeraars ‘ceux qui s’encitoyennent’. Ce vocabulaire, issu des discours politiques, inscrit dans la langue même (via le suffixe -ing) la citoyenneté comme une acquisition en cours, faisant porter la responsabilité de l’intégration sur les individus plutôt que sur la société (Jacobs, 2000). Inburgering présente des co-occurrents (Figure 5) similaires à ceux de citoyenneté, tels que cursus ‘cours’ (indice 4), trajecten ‘trajets’ (indice 4) ou encore integratie ‘intégration’ (indice 10). Le fait qu’un terme spécifique existe pour le programme de sens d’acquisition de la citoyenneté alors qu’il n’en existe pas en français montre comment certains usages répondent à une politisation accrue de certains problèmes publics (ici, de l’intégration des étrangers), dont la nomination devient un enjeu clé.
L’analyse en contexte des co-occurrents les plus fréquents de citoyen et ses dérivés permet de dégager trois programmes de sens de citoyenN, auxquels correspondent par extension un programme de sens de citoyenADJ et trois programmes de sens de citoyenneté. Un quatrième programme de sens identifié dans le corpus est celui d’une citoyenneté en devenir propre aux parcours d’intégration, qui amène les acteurs à définir les termes du contrat que constitue la citoyenneté : l’ensemble de connaissances et compétences à acquérir pour devenir citoyen, mais aussi la responsabilité de la société à l’égard de ceux qui suivent le parcours d’intégration. Ce sens a ponctuellement été identifié pour l’adjectif et le nom citoyen en français. En néerlandais, il est également activé par le nom inburgering et sa dénomination de personne correspondante, inburgeraar. Ces différents programmes de sens (PS) sont repris dans le Tableau 3 ci-dessous (NA = non attesté) :
PS | CitoyenN/Burger | CitoyenADJ/ Burger+N | Citoyenneté/ Burgerschap | Inburgering/ Inburgeraar |
Statut politique | ‘Personne engagée pour le bien commun de la société’. | ‘Relatif aux personnes qui s’engagent pour le bien commun’. | ‘Engagement pour le bien commun de la société’. | NA |
Statut social | ‘Membre de la communauté’. | NA | ‘Appartenance à la communauté’. | NA |
Statut juridique | ‘Personne qui possède la nationalité’. | NA | ‘Possession de la nationalité’. | NA |
Citoyenneté en devenir | (NA) | ‘Permettant d’acquérir les compétences pour devenir citoyen’ | ‘Connaissances et compétences à acquérir pour devenir citoyen’. | [NL] ‘Encitoyennement’/ ‘Celui qui s’encitoyenne’. |
Tableau 3. Programmes de sens de citoyenN / burger et de leurs dérivés.
5. Actualisations en contexte et négociations discursives
Outre la polysémie discursive mise en évidence dans la section précédente, l’analyse en contexte des différentes occurrences de citoyenN / burgerN, citoyenADJ, citoyenneté / burgerschap et inburgering permet par ailleurs de mettre en relief la polyréférentialité dont ces termes sont l’objet. Les sous-sections suivantes présentent une série d’arguments discursifs où les acteurs, en argumentant à partir des différents programmes de sens, redéfinissent les frontières de la notion de citoyenneté en y incluant les personnes sans-papiers.
5.1. Statut politique : être citoyen, c’est exercer la citoyenneté
Le programme de sens le plus fréquent dans les deux corpus est celui de la participation à la communauté. Jouant de ce sens politique de la citoyenneté, le CIRÉ et Vluchtelingenwerk incluent dans la catégorie citoyen des personnes qui n’en possèdent pas le statut juridique :
(7) | En participant à l’élan citoyen au parc Maximilien, ces sans-papiers – qui vivent dans le non droit – font en tous cas preuve d’une solidarité exemplaire. Ils exercent déjà cette citoyenneté qu’on leur refuse. (2015, CIRÉ, ID 37) |
(8) | Intussen bouwt Toneelhuis […] een digitaal platform dat het burgerinitiatief viert. […] Burgers met en zonder de juiste papieren die met elkaar vooruit willen en weigeren om op de plaats stil te blijven staan. ‘Entre-temps, Toneelhuis […] met en place une plateforme numérique qui célèbre l’initiative citoyenne. […] Des citoyens avec et sans les bons papiers qui veulent avancer ensemble et refusent de faire du sur place.’ (2017, Vluchtelingenwerk, ID 37) |
Définis par leur engagement auprès des réfugiés, les sans-papiers se voient attribuer une citoyenneté en discours. Le Statut Politique activé ici est mis en concurrence avec le sens de Statut Juridique (‘qui vivent dans le non droit’, ‘sans les bons papiers’), hiérarchisant le premier comme ayant plus de poids que le second. Ce faisant, les deux associations remettent en question les frontières juridiques de la citoyenneté et étendent la catégorie sociale de citoyen à ceux dont elles défendent les droits. Ceci met en retour le doigt sur le manque (de papier et de droits) dont les personnes sans papiers sont victimes et appelle réparation.
5.2. Parcours et cours de citoyenneté : une voie à double sens
Le deuxième programme de sens le plus fréquent est celui d’un citoyen en devenir, qui s’inscrit dans le cadre des cours de citoyenneté du parcours d’intégration. Dans ce contexte, les deux associations du corpus sont amenées à décrire et commenter à la fois le dispositif par lequel une personne devient citoyen et ce que signifie être citoyen.
Dans le corpus du CIRÉ, la nouvelle méthode du parcours d’intégration promue à travers ses « ateliers citoyens » se veut à l’opposé des politiques d’intégration que l’association estime « détournées de leur objectif » (2017, CIRÉ, ID 069). Le bénéficiaire de ces ateliers, s’il suit encore des cours d’histoire, de géographie et des cours sur les institutions de Belgique, est également amené à participer au processus de manière « active et participative » (2018, CIRÉ, ID 129). S’émancipant de la citoyenneté promue par les politiques, la citoyenneté mise en mots par le CIRÉ est une citoyenneté active, se rapprochant du sens Statut Politique décrit dans la section précédente.
Dans le corpus, Vluchtelingenwerk se montre également critique à l’égard de la vision de « l’encitoyennement via l’acquisition de la langue et l’orientation sociale », parce qu’elle ne permet pas une participation réelle durable à la société belge. Selon l’association, l’encitoyennement (inburgering) des primo-arrivants n’est pas suffisant pour assurer leur intégration complète dans la société belge :
(9) | De dominante aanpak en visie van inburgering via taalverwerving en maatschappelijke oriëntatie zijn onvoldoende. […] Inburgering is ook nog geen « integratie ». Integratie brengt een wederkerige relatie met zich mee : nadat de nieuwkomers tijd en energie hebben geïnvesteerd in het inburgeringstraject, heeft de samenleving de plicht om in wederkerigheid te investeren via een duurzame integratie. Dat betekent bruggen bouwen naar onderwijs, naar wonen, naar werk en vrije tijd. Zodat er uitzicht is op gelijkwaardig burgerschap, gelijke kansen en participatiekansen aan het maatschappelijk leven. ‘L’approche et la vision dominante de l’encitoyennement via l’acquisition de la langue et l’orientation sociale sont insuffisantes. […] L’encitoyennement n’est pas encore « l’intégration ». L’intégration implique une relation de réciprocité : une fois que les nouveaux arrivants ont investi du temps et de l’énergie dans le processus d’intégration, la société a le devoir d’investir dans la réciprocité par une intégration durable. Cela signifie donner accès à l’éducation, au logement, au travail et aux loisirs. Et ce pour qu’il y ait une perspective d’égalité de citoyenneté, d’égalité des chances et de participation à la vie sociale.’ (2019, Vluchtelingenwerk, ID 82) |
Si devenir citoyen signifie maîtriser la langue et les connaissances de la société belge au regard de la loi, Vluchtelingenwerk souligne qu’il s’agit aussi et surtout de pouvoir participer pleinement (professionnellement, politiquement …) à la société. En insistant sur la réciprocité du processus d’intégration, l’association interroge les conditions mises en place par les pouvoirs publics belges pour permettre (ou non) cette participation et remet en question la vision politique qui fait porter la responsabilité de l’intégration exclusivement sur les primo-arrivants. Ce faisant, Vluchtelingenwerk dénonce le fait que la société belge ne respecte pas la nature réciproque du contrat que représente la citoyenneté (Veniard, 2018b).
En mettant l’accent sur la participation et la réciprocité, le CIRÉ et Vluchtelingenwerk prônent une vision de la citoyenneté comme un processus à double sens, qui implique autant la responsabilité de l’étranger qui arrive que celle de la société qui l’accueille.
5.3. Statut social : élargir la communauté d’appartenance
Le troisième programme de sens le plus fréquent mis en évidence par l’analyse est celui du Statut Social donné par l’appartenance à la communauté. Dans le corpus, nous avons cherché à savoir à quelle échelle (locale, nationale, européenne, mondiale) était définie cette communauté d’appartenance. Si dans la plupart des occurrences, le Statut Social réfère à l’appartenance à la communauté nationale, certains usages élargissent cette communauté d’appartenance à l’échelle européenne, locale ou mondiale.
Lorsque la citoyenneté est associée à la possession de la nationalité, le programme de sens Statut Social tend à se confondre avec le programme de sens Statut Juridique : un citoyen belge appartient non seulement à la communauté nationale belge, mais il en possède également la nationalité. Ce double programme de sens peut également être activé à l’échelle européenne, comme l’illustre l’exemple suivant :
(10) | « Le citoyen européen est celui qui possède la nationalité d’un État membre de l’Union européenne » (2014, CIRÉ, ID 20). |
Dans le corpus du CIRÉ, un moment discursif est consacré à certains de ces « citoyens européens » : les Roms. Bien que dans des situations précaires, ceux-ci n’ont pas droit à l’aide sociale pendant les trois premiers mois de leur séjour en Belgique et ce, parce qu’ils sont ressortissants d’un pays européen17. Le CIRÉ opère alors un changement d’échelle d’application de la citoyenneté pour dénoncer cet accès différentiel aux droits :
(11) | Par son inaction, la Belgique (tous niveaux de pouvoir confondus) participe à la production d’une catégorie de sous-citoyens européens. En effet, lorsqu’il s’agit de ressortissants de l’Union européenne, leur statut administratif ne leur donne accès à aucun droit en Belgique. Même l’octroi de l’aide médicale d’urgence dépend du bon vouloir des administrations locales. (2013, CIRÉ, ID 155) |
Le préfixe sous- vient régler l’échelle européenne de citoyen comme la catégorie de référence qui devrait donner la légitimité nécessaire aux Roms pour avoir accès aux droits civils – notamment médicaux – en Belgique tout en insistant sur l’inhumanité des institutions belges, responsables de cette injustice. Ce faisant, le CIRÉ élargit la communauté d’appartenance pertinente de la citoyenneté et des droits qu’elle conditionne à l’échelle européenne, renversant la hiérarchie des institutions.
D’autres exemples montrent que l’appartenance à la communauté politique ne revient pas forcément à la possession de la nationalité, et ce tant dans le discours de l’association francophone que néerlandophone, comme dans la collocation « citoyen avec ou sans papiers » (6 occurrences dans le corpus du CIRÉ, 1 dans le corpus de Vluchtelingenwerk). Dissocié du statut juridico-administratif, le citoyen est celui qui est présent sur notre territoire, qui fait partie de la société. La communauté politique à laquelle les citoyens appartiennent est le territoire, la société, « l’État » :
(12) | Même une crise sanitaire qui a conduit la classe politique à appeler à se protéger pour protéger l’ensemble des citoyens ne semble pas être un contexte suffisant pour admettre que, sans papier ou pas, nous sommes tous citoyens du même État, nous nous croisons tous sur les trottoirs, ou dans les magasins. (2020, CIRÉ, ID 116) |
(13) | Met het boek willen ze bij de Belgen begrip losweken voor vluchtelingen. Want vluchtelingen zijn burgers zoals jij en ik, zoals wij allemaal. « Nooit meer bang zijn » richt zich tot zij die niet goed weten wat ze over vluchtelingen moeten denken. « Vluchtelingen zijn gewone mensen », vertelt Yazan. « Ik had een normaal leven, ging naar school, maar werd door omstandigheden gedwongen om te vluchten uit mijn thuisland ». ‘Avec ce livre, ils veulent amener les Belges à comprendre les réfugiés. Parce que les réfugiés sont des citoyens comme vous et moi, comme nous tous. « Ne plus jamais avoir peur » s’adresse à ceux qui ne savent pas quoi penser des réfugiés. « Les réfugiés sont des gens ordinaires », dit Yazan. « J’avais une vie normale, j’allais à l’école, mais les circonstances m’ont obligé à fuir ma patrie. »’ (2016, Vluchtelingenwerk, ID 35) |
La citoyenneté se retrouve non seulement dissociée de la nationalité, mais également du titre de séjour. Comme pour le programme de sens Statut Politique, cet usage permet aux deux associations d’y inclure les personnes réfugiées, migrantes et sans-papiers et devient par là même un argument en faveur de l’extension de leurs droits.
Enfin, les migrants sont aussi désignés comme « citoyens du monde » / « wereldburgers », élargissant la communauté d’appartenance à la planète et proposant une vision universelle de la citoyenneté :
(14) | Dans cette période marquée par de fortes restrictions en matière de droits des étrangers, par quels chemins gagner plus de liberté et d’égalité pour les migrants comme citoyens du monde ? Nous pensons que c’est au travers de coalitions larges que l’action doit se penser. Et en construisant une autre approche, une autre vision des questions migratoires. (2014, CIRÉ, ID 24) |
(15) | Sinds 2014 werken we samen met jonge vluchtelingen onder de noemer « Altochtonen van de toekomst », met steun van de Vlaamse overheid. Altochtonen zijn noch autochtoon, noch allochtoon, maar wereldburgers. ‘Depuis 2014, nous travaillons avec des jeunes réfugiés dans le cadre de l’action « Altochtonen van de toekomst », avec le soutien du gouvernement flamand. Les Altochtonen ne sont ni autochtones ni étrangers, mais citoyens du monde.’ (2016, Vluchtelingenwerk, ID 112) |
Tant pour le CIRÉ que pour Vluchtelingenwerk, être citoyen c’est faire partie de la communauté politique, envisagée comme un espace transcendant les frontières juridiques de la nationalité.
5.4. Statut juridique : le droit d’avoir des droits
Le quatrième et dernier programme de sens de citoyen est celui du Statut Juridico-administratif octroyant l’accès aux droits civils. Très peu activé en discours, il correspond à la vision promue par les gouvernements d’une citoyenneté associée à la nationalité qui figure ponctuellement dans les discours des deux associations. Ce programme de sens est activé lorsqu’il s’agit d’être « reconnu » comme citoyen, d’avoir accès à des droits. Tout au long de l’analyse, nous avons constaté que ce programme de sens tend à être concurrencé en discours par les programmes de sens Statut Politique et Statut Social. Le CIRÉ et Vluchtelingenwerk peuvent alors référer aux migrants sans papiers et légitimer la revendication de l’octroi du statut juridique à ces « citoyens ».
6. Conclusion
Les résultats de cette recherche mettent en évidence les pratiques discursives de reconfiguration du sens dont le nom citoyen et ses dérivés font l’objet dans les discours de deux associations belges d’aide aux migrants.
Alors que la première partie de l’analyse fait émerger les différents sens construits en discours, la seconde partie montre comment les acteurs prennent parti de la polysémie discursive et de la polyréférentialité historique du corps des citoyens pour y inclure des personnes sans titre de séjour. La citoyenneté « juridique », qui conditionne l’accès aux droits civils à la possession de la nationalité, tend à être dépassée en discours au profit d’une citoyenneté comme pratique politique ou comme appartenance à la communauté. Militantes, ces opérations lexicales et discursives de réglage du sens reconnaissent aux migrants sans papiers une condition commune à celle des autres citoyens. En dissociant non seulement la citoyenneté de la nationalité, mais également du titre de séjour, ces pratiques discursives revendiquent une redéfinition de la citoyenneté et de ses conditions d’accès. Par ailleurs, les deux associations mettent en mots la citoyenneté dans le cadre du parcours d’intégration en insistant sur la participation politique que devrait promouvoir ce parcours et la réciprocité du processus d’intégration. Ce faisant, le CIRÉ et Vluchtelingenwerk réaffirment leur position à l’égard de la participation des migrants à la société et de la responsabilité de celle-ci de les intégrer en retour.
En approchant la citoyenneté telle qu’elle est utilisée en discours, l’analyse objective les modalités par lesquels ces acteurs ancrent leur ligne militante dans la matérialité-même de la langue, travaillant à étendre le sens de citoyen en discours afin de légitimer son extension en droits. Ces oscillations de sens sont rendues possibles par le fait que la notion de citoyenneté relève à la fois du langage spécialisé (juridique) et courant. Ce faisant, les acteurs militants inscrivent ce nouvel usage dans le réseau d’interdiscours qui nourrit le sens de la citoyenneté et auquel participent d’autres acteurs ‒ à commencer par les politiques.