Cet ouvrage est un prolongement des contacts noués en 2006 entre Stéphane Weiss et Charles Hattstatt, Alsacien ex-déserteur du Reichsarbeitsdienst — antichambre de la Wehrmacht — ex-membre des Forces Françaises de l’Intérieur dans la Demi-brigade de l’Armagnac, versé ensuite au 158e Régiment d’Infanterie.
L’auteur, ingénieur forestier, docteur en histoire, est chercheur associé au Centre de recherche interdisciplinaire en histoire (CRIHAM, Université de Poitiers). Spécialiste de la politique française de réarmement, et, comme l’indique la 4e de couverture, des « dynamiques régionales de sortie de guerre en 1944-1945 », Stéphane Weiss s’écarte de l’épopée militaire et s’engage dans les coulisses des armées modernes. Sur ce front négligé, il questionne les conditions d’existence d’une armée française en pleine reconstruction. Cet essai d’histoire sociale complète les travaux des auteurs des années 2010 (Catala, 2019), focalisés sur le récit des opérations militaires autour des poches de l’Atlantique.
Le titre retenu par l’éditeur régional La Geste résume l’intention de l’auteur : montrer la vie de combattants piétinant durant neuf mois sur un front secondaire. Par contraste avec le panache des chevauchées mécanisées de l’été 1944, ces sièges laborieux peinent à capter l’attention.
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Stéphane Weiss structure son argumentaire en cinq parties d’une soixantaine de pages chacune. La première détaille son corpus et propose de confronter les archives militaires (principalement du Service Historique de la Défense de Vincennes) à des témoignages individuels et à la presse nationale ou régionale. Ajoutons que le choix des trois poches les plus méridionales (Médoc, Royan, La Rochelle) s’explique par une carence relative en sources primaires permettant d’appréhender finement le quotidien des assiégeants des poches — ou Festungen — de Saint-Nazaire ou Lorient. Un aperçu géographique nous présente l’aspect peu hospitalier de ces champs de batailles hivernaux. L’exposé s’intéresse ensuite successivement au quotidien des combattants français, au dénuement des troupes et à la mutation d’ex-FFI vers des troupes régulières, avec toutes les incidences logistiques en découlant. Enfin, la dernière partie titrée « Regards sur les opérations » (p. 269) porte sur les entreprises de démoralisation, de l’activité aérienne et des coups de main réciproques. Les combats finaux sont abordés (p. 313 et suivantes) par le biais du travail des reporters de guerre.
Les poches ou Festungen imposent une guerre de siège aux Alliés, qui délèguent ces opérations à des troupes françaises improvisées à partir de FFI ni préparés ni équipés pour cette mission. Le 18 septembre 1944, le général de Gaulle annonce à Saintes la montée en puissance des Forces françaises de l’Ouest, confiées au général de Larminat. Le sigle FFO sera par la suite décliné (p. 156) en Forces françaises « oubliées ». Oubliées, mais pas marginales puisque les archives confirment leur importance numérique. Jusqu’à 88 300 hommes — et quelques femmes — transitèrent par les trois secteurs étudiés, chiffre dépassant 148 000 pour l’ensemble des poches littorales. Pourtant, un recensement précis indique qu’un quart de ces effectifs n’est plus présent lors des combats d’avril-mai 1945. Cette érosion (p. 31) s’explique par le refus de certains FFI d’intégrer l’armée régulière et des pertes sanitaires constituées à plus des trois quarts par des inaptitudes, conséquence des rigueurs hivernales. Le solde se répartit à parité entre accidentés et blessés au combat. 40 % seulement repartent dans leur unité alors que les renforts proviennent d’Afrique du Nord ou de la 2e DB. Sur ce fond de turn-over, les poches deviennent le creuset improbable de la reconstruction d’une armée nationale.
Les comptes rendus officiels ne masquent pas la réalité d’un ex-occupant allemand toujours actif. Loin de se limiter à des réduits, les poches préservent leurs accès aériens et maritimes. Sur terre, en l’absence de coupures nettes, le front se découpe autour de points d’appui organisés (p. 86), d’où une vague ambiance de guerre de positions. Stéphane Weiss décrit des positions allemandes défensives autant que lignes de départ pour de fructueuses razzias (p. 273), sources d’approvisionnement et même de prisonniers capturés en vue de futurs échanges. Le succès de ces incursions est facilité par la faiblesse des réserves françaises, mal appuyées par une artillerie chichement dotée. Les 84 canons déployés début 1945 sur les trois fronts du sud-ouest (p. 241) se répartissent en 18 modèles différents et, pour sa part, l’aviation alliée ne survient qu’avec retard contre des Allemands déjà revenus à leurs positions initiales. Sur mer, l’initiative échappe pareillement à l’assiégeant, incapable de bloquer les liaisons entre les poches et l’archipel charentais, jusqu’à un cabotage de troc vers l’Espagne ! La menace relative constituée par quelques unités de second ordre de la Kriegsmarine étant précocement annihilée par l’aviation anglaise, les flottilles se limitent à des chalutiers armés, des vedettes ou des chalands, hormis l’engagement de la Royale lors du débarquement français à Oléron. Au fil des pages, le lecteur découvre des assaillants privés de supériorité opérative.
Le dénuement des « soldats en espadrilles »1 de l’été 1944 n’avait pas échappé à leur haute hiérarchie. D’où la recherche de solutions rapides pour satisfaire des besoins « abyssaux » (p. 134) entrant en concurrence avec l’équipement des armées participant aux offensives décisives sur le sol du Reich. Une mutation profonde s’impose pour passer de l’esprit maquisard au combat interarmes. Les fournitures attribuées par les Alliés (p. 138) restent marginales, leur perception étant parfois facilitée par d’utiles connexions aux échelons intermédiaires. La solidarité auprès des civils apporte subsistances et effets. Le « système D » fonctionnant pleinement, Stéphane Weiss multiplie les exemples d’armements et équipements récupérés sur la Wehrmacht et sur les inépuisables magasins de l’ex-armée d’armistice (p. 136), encore susceptibles en 1944 de déstocker des dizaines de milliers de casques et de brodequins. À la marge, de nouvelles fabrications sont lancées, tout comme la production d’alcool, Ersatz d’un carburant introuvable.
Un curieux chapitre « bestiaire » (p. 141) permet de faire la part des animaux compagnons ou alimentaires, de pointer les indésirables et aussi de montrer que le dénuement des troupes françaises ne s’est pas traduit par un retour massif à la traction animale. Ces attelages d’un autre âge ne trouvent tout simplement plus leur place au moment où les deux camps mettent en œuvre les premiers lance-roquettes allemands. Ceux-ci sont l’objet d’un développement cocasse. En effet, les mystérieuses armes de représailles V4 (p. 124) repérées à Royan sont le résultat de l’altération lexicale de leur dénomination officielle, WK, soit Wufkörper, acronyme traduisible en lance-roquettes.
Les investigations de Stéphane Weiss reviennent rapidement à l’homme campé sous l’uniforme, étudiant les variations du moral, un désenchantement croissant (p. 154), faisant la part entre le bel allant revendiqué par nombre de rapports officiels et des réalités plus rudes. On admire l’exploit réalisé par le général de Larminat et ses services pour faire évoluer en souplesse d’ex-FFI d’obédiences politiques bigarrées en militaires instruits… sans trop ternir leur enthousiasme. Des chefs changent, les formats s’adaptent à la norme prescrite. Une impersonnelle numérotation régimentaire remplace la poésie des noms de maquis. L’auteur décrypte la « crise du moral » (p. 155) postérieurement montée en épingle. La désormais incontournable approche genrée de la période nous est présentée par Stéphane Weiss avec justesse. De brèves évocations permettent d’entrevoir les présences féminines avec tous les stéréotypes attendus : conductrices, auxiliaires administratives et indispensables personnels médicaux. Les femmes combattantes sont l’exception. En quelques pages, l’auteur nous montre le poids des conventions sociales les confinant à des statuts subalternes, quand elles ne sont pas ravalées au rang d’objets fantasmés. Difficile d’objectiver le contexte de punitions équivoques dont quelques civiles suspectées de trahison sont victimes.
Si les enjeux autour des matériels évoluent, Stéphane Weiss rappelle néanmoins la persistance de schémas anciens, tel le célèbre « pinard » (p. 220) pour lequel fourriers et consommateurs reprennent spontanément les postures de la Grande Guerre, marraines de guerre comprises. Les chars sont jugés tout aussi déterminants pour l’assaut des réduits allemands. Comme pour l’artillerie, les récupérations sont hétéroclites. De désuètes chenillettes polonaises côtoient d’anciens B1bis et Somua français de 1940 qui clôturent leur carrière en Charente.
Des « regards sur les opérations » terminent l’exposé de ce triple siège atypique. Quelques coups de main français répondent aux sorties allemandes. L’assiégé impose son rythme jusqu’au 1er mars 1945 (p. 276) ; après cette date, les incursions allemandes sont mieux contenues. L’articulation entre les différentes composantes de la contre-attaque se rôde sans que les résultats français deviennent décisifs. Pour saisir l’anormalité de ces combats, l’auteur nous rappelle (p. 272) un pacte conclu entre les protagonistes. Connues depuis 1948, ces négociations aboutirent à une convention furtivement signée le 20 octobre 1944. Celle-ci stipulait que les installations portuaires de La Pallice seraient préservées en échange du respect par les Allemands d’une ligne virtuelle extrême pour leurs incursions. Dans ces conditions, il devient moins surprenant que les tentatives de démoralisation entreprises par tracts, journal d’intoxication et haut-parleurs ne parviennent ni à obtenir une reddition ni à faire fléchir la volonté allemande. L’auteur constate le maintien d’une forte cohésion au sein des troupes encerclées, avec un taux de désertion inférieur à 1 % (p. 300). Le fanatisme idéologique est invoqué, comme la perspective de représailles sur les familles et le traditionnel esprit de corps germanique alors que le statu quo permet de conserver la tête haute.
La conclusion, titrée « perspectives », souligne la richesse des sources et le contraste entre l’euphorie de l’été 1944, la longueur des sièges et les opérations réalisées au printemps par une armée française ayant réalisé l’essentiel de sa mue. Stéphane Weiss propose de prolonger ses travaux sur le terrain de l’archéologie, discipline en plein essor pour la période et susceptible de livrer d’émouvants artéfacts.
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L’historique des opérations militaires n’est pas l’objectif de Stéphane Weiss. Aussi s’attarde-t-il peu sur la formation des poches de l’Atlantique. Il aurait pu développer davantage : celles-ci ne devaient rien aux hasards de la retraite allemande, mais résultaient de l’application maîtrisée de consignes diffusées dès janvier 1944. Paradoxalement, l’objectif d’asphyxier les alliés par le contrôle des principaux ports de la façade atlantique ne sera pas atteint. Le prix élevé consenti pour prendre Brest ou Saint-Malo s’était pourtant traduit par l’accès à des installations durablement hors d’usage. En revanche, le port artificiel d’Arromanches, les infrastructures de Marseille puis d’Anvers ont réussi à canaliser la logistique de la victoire.
L’abondance des sources et le recul du temps permettent à l’auteur de rectifier omissions ou aménagements diversement motivés des Journaux de Marche et Opérations (p. 20) telles les bien réelles exactions maquisardes de l’ex-maquis Soleil (p. 107). La disparition des ultimes témoins l’autorise au constat devenu classique d’une surestimation des pertes allemandes de l’ordre de un à dix (p. 19). De même, Stéphane Weiss pointe le caractère illégal de récupérations (p. 59) qui s’apparentent à des vols, quand ce ne sont pas aux Allemands que sont attribués d’inavouables forfaits (p. 121). Toutefois l’ouvrage évite de sombrer dans une liste de rectifications anecdotiques.
Ciblée sur les combattants français, l’étude occulte tant les civils « empochés » (p. 117) que, suivant l’expression de l’historien britannique Basil Lidell Hart, « l’autre côté de la colline », c’est à dire l’adversaire allemand longtemps à l’initiative des opérations. Ce parti pris n’est guère pénalisant dans cet essai d’histoire sociale. Malgré tout, des ordres de bataille actualisés permettraient de quantifier l’évolution du rapport de force. De même, nous ignorons comment les encerclés percevaient leurs opposants. L’exploitation d’archives exclusivement françaises touche ici ses limites. Le parcours étonnant des Allemands antifascistes retournés du CALPO (p. 291) mériterait lui aussi d’être développé.
Le plan en cinq parties elles-mêmes calibrées en cinq à six chapitres thématiques multiplie les angles d’approche pour la présentation du quotidien des combattants. Compte tenu du format de l’ouvrage (334 pages), ces points de vue restent forcément synthétiques, mais jamais caricaturaux. Chaque sujet apporte son lot de références archivistiques inédites et constitue à ce titre un socle utile à de futurs approfondissements sectoriels, conceptuels ou à des synthèses aux horizons plus lointains. Très plastique, l’auteur valorise lui-même avec profit cette belle matière. En 2018 il avait publié dans la Revue historique des armées un article concernant les « bombes-fusées » (Weiss, 2018). Plus proche des préoccupations actuelles, il est revenu en 2021 sur les particularités des parcours féminins (Weiss, 2021). Toutefois, la démonstration exposée entraîne quelques redites. La plus visible concerne précisément l’énigme des lance-roquettes WK, logiquement abordée au chapitre des rumeurs puis dans celui des récupérations. Ces quelques répétitions, assez incontournables vu le plan retenu, ne pénalisent pas la lecture. Par contre, nous regrettons le choix éditorial d’une cartographie médiocre (unique carte non datée p. 11) des cinq poches allemandes de l’Atlantique mentionnant les sièges et contours de régions militaires que nous identifions comme françaises. L’absence de tout index géographique ou patronymique achève de nous perdre dans le dédale des arrière-pays charentais et médocains où nous renonçons à suivre les opérations. Ces carences indubitablement éditoriales se doublent du choix malencontreux d’un papier bouffant épais certes « issu d’une gestion durable des forêts européennes », mais tout à fait impropre à la reproduction des illustrations. Le flou des photos regroupées en huit feuillets hors pagination n’est imputable qu’à cette économie. La reprise bien plus engageante de l’émouvant cliché du petit char R35 en 4e de couverture en atteste. Nous regrettons ces arbitrages budgétaires décourageant l’amateur du support papier traditionnel.
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Au terme d’une succession de tableaux « à hauteur d’homme » (p. 13), Stéphane Weiss nous a convaincu de la pertinence de son approche. Le quotidien des combattants, plus souvent pénible ou ennuyeux que périlleux, devient pleinement perceptible. Leurs expériences vécues nous semblent mieux rendues que par des récits de combats peu représentatifs de la période. Pour la Seconde Guerre mondiale, cette priorité accordée au prisme social rejoint les orientations du CRID 14-18 (Collectif de recherche international et de débat sur la guerre de 1914-1918). Centré sur l’homme plus que sur le soldat, Stéphane Weiss s’écarte du militaria comme des descriptions chronologiques étroitement imbriquées au champ de bataille pour nous faire concrètement percevoir le parcours évolutif de ces combattants français. Ceux-ci sont façonnés par la confrontation armée. Or, nous les découvrons transformés par les conditions de vie en campagne et par une réorganisation vers des unités équipées, formatées et engagées dans la configuration d’une armée redevenue conventionnelle. Avec des moyens dérisoires, le Gouvernement provisoire a réalisé ce tour de force sans avoir réussi à léguer le résultat de cette métamorphose : l’image des combattants en haillons de l’été 1944 constitue toujours le marqueur identitaire de ces événements.