Introduction
Les géographes ont défini l’espace comme un construit social, un territoire (Brunet, Ferras et Théry, 1992) qui agit sur les rapports sociaux et n’en est pas uniquement le cadre (Lefebvre, 1997 [1975]). À partir des années 1970, les géographes du genre (Fraser, 1990 ; Bell et Valentine, 1995 ; Coutras, 1987 ; Denèfle, 2004) questionnent l’absence de perspective genrée de ces travaux. Il·elles invitent à penser l’espace comme le produit de rapports de genre hiérarchisés desquels résultent des inégalités et mettent en lumière la dichotomie privé/public comme l’un des éléments fondateurs de ces inégalités (Bondi, 1998 ; Bereni et Revillard, 2008). En effet, le cantonnement durable des femmes à l’espace domestique ne leur aurait pas permis la production de territorialités qui correspond à « une vision […] globale du lieu » (Louargant, 2002 : 409) et qui serait celle des hommes. Les évolutions à partir de la deuxième moitié du xixe siècle, concernant notamment l’ouverture du marché du travail pour les femmes, auraient toutefois ouvert des possibilités d’accès et d’appropriation de l’espace public, vectrices d’émancipation allant de pair « avec une accession concrète au “droit de cité” » (Rey, 2002 : 358). De là, découlerait le fait que l’une des thématiques principales de la géographie du genre soit celle de l’appropriation de l’espace (Louargant, 2002).
La notion d’appropriation mobilise souvent une analyse des pratiques quotidiennes des femmes ou des minorités de genre à travers leurs mobilités (Coutras, 1993 ; Saïdi-Sharouz, 2004), ou les lieux qu’elles occupent (Duplan, 2014). Dans ce cadre, l’appropriation de l’espace public fait face à des obstacles et suppose des négociations avec les pressions sociales (Naceur, 2004 ; Gillot et Martinez, 2014 ; Horvath, 2017), voire avec les violences subies (Zeilinger, 2004 ; Vaiou, 2014). Ce passage par le quotidien, très efficace pour décrire les difficultés récurrentes d’accès à l’espace urbain pour les femmes, laisse hors champ la question de pratiques sporadiques, mais pas moins intéressantes pour penser la diversité des formes d’appropriation de la rue. De ce point de vue, l’entrée par le militantisme féministe (Bastiat, 2004 ; Vacchelli, 2014) déplace utilement le questionnement et envisage l’espace comme une ressource (Hancock, 2014) pour les luttes contre l’arrêt des violences. Claire Hancock (2014) signale à ce sujet que les méthodes des luttes féministes revendiquant une « justice spatiale » ou un « droit à la ville » se caractérisent par l’appropriation de l’espace et la visibilité dans l’espace et deviennent dès lors vecteur d’une affirmation politique, conformément aux travaux de Fabrice Ripoll (2005).
En-deçà de l’échelle de la ville, ou des quartiers, c’est l’échelle micro-locale qui semble pouvoir permettre quelques avancées au sujet de l’appropriation militante féministe de l’espace public. On notera sur ce point le travail de Sophie Blanchard et d’Amandine Chapuis (2022) qui réfléchissent au rôle que joue l’espace dans les répertoires de l’action collective féministe. C’est ainsi qu’en analysant la mobilisation d’un collectif de femmes d’Aubervilliers, lesquelles occupent les cafés pour se les réapproprier, elles construisent le lieu en observatoire pertinent pour comprendre les dynamiques spatiales des luttes féministes. Pour autant, de même qu’Elena Vacchelli (2014), qui s’intéresse à l’ouverture de librairies, restaurants et crèches autonomes réservés aux femmes, leur analyse privilégie l’étude d’« extensions de l’espace public » et laisse de côté la rue. Celle-ci représente pourtant « un espace de tous les dangers » (Dris, 2004 : 251). Au sein de l’espace public, c’est d’ailleurs dans la rue que se produisent la plupart des agressions (Maillochon, 2004) et, lorsqu’il s’agit de montrer que le sentiment d’insécurité des femmes et des minorités de genre restreint leurs pratiques spatiales (Camus, 2004), ce sont souvent les mobilités dans la rue qui sont analysées (Pain, 2001 ; Lieber, 2002 ; id., 2008 ; Condon et al., 2005). Les travaux sur les mobilisations féministes dans la rue (Bastiat, 2004 ; Leroy, 2010 ; Dermenjian et Loiseau, 2004) ont bien montré combien son occupation militante est une transgression qui permet une émancipation par la « construction des femmes en personnes autonomes » (Dermenjian et Loiseau, 2004 : 105). Mais cette appropriation fait aussi face à des résistances : les agressions sont d’autant plus importantes lorsque les activistes tentent d’investir les lieux de pouvoir symboliques (Bastiat, 2004). Face à ces obstacles, les militant·es déploient des stratégies et des savoir-faire, devenant ainsi agent·es de la production de l’espace public. Le travail de Maria Rodo de Zàrate (2014) valorise ainsi les résistances que les femmes féministes mettent en place vis-à-vis de la peur dans l’espace public. La chercheuse montre comment la conscience féministe permet d’appréhender une expérience personnelle de peur comme faisant partie d’un processus politique plus large. Cela donne la possibilité aux jeunes femmes d’analyser l’origine de leur peur et de développer en conséquence des outils adaptés pour faire face aux oppressions auxquelles elles sont confrontées. Hille Koskela (1997) aborde aussi le sentiment d’insécurité par le biais du courage dont font preuve les femmes dans l’espace urbain et qui leur permet d’en être productrices : « Spatial confidence is a manifestation of power […] women “write themselves onto the street” » (ibid. : 316). On entend ici par courage le dépassement de barrières internes permettant aux femmes d’agir et de résister face à des situations de harcèlement ou de danger.
Comment dès lors rendre compte d’un mode d’appropriation de la rue qui se structure autour de pratiques militantes en faveur de l’émancipation des femmes et des minorités de genre ? Les collages contre les féminicides qui voient le jour à Marseille puis à Paris en 2019, sont un cas d’étude pertinent pour répondre à cette question. Cette activité de désobéissance civile illégale renouvelle de nombreux enjeux présentés ci-dessus selon au moins trois aspects. Passer par la perspective militante, c’est interroger les formes spécifiques de ses inscriptions spatiales et c’est donc offrir une vision complémentaire à celle des pratiques quotidiennes. Croiser la géographie du genre à celle des mouvements sociaux au prisme de l’appropriation, c’est enrichir une réflexion jusqu’ici peu abordée par la littérature. Enfin, cette étude rend visible le courage collectif d’activistes luttant contre les violences de genre par le biais d’une analyse de l’espace. Cet article interroge donc la notion d’appropriation de l’espace urbain à travers le cas du mouvement Collages Féminicides Paris (CFP)1. Il montrera comment les modes d’appropriation de la rue par les colleur·ses découlent de « l’intériorisation de dispositions liées à des expériences de socialisation antérieures » (Cayouette-Remblière, Lion et Rivière, 2019 : 5), et dans quelle mesure la pratique du collage introduit une socialisation urbaine qui redéfinit le rapport à l’espace des activistes. L’article sera guidé par la question suivante : en quoi l’appropriation de l’espace public urbain de la rue permet une émancipation de groupes de minorités de genre qui font pourtant régulièrement l’expérience de la peur dans l’espace public ?
Dans un premier temps, nous verrons que les colleur·ses développent des stratégies de résistance à la peur qui sont vectrices d’émancipation. Dans un second temps, nous analyserons l’inscription spatiale des groupes d’activistes à l’échelle du quartier, afin de comprendre en quoi la pratique du collage permet de faire l’apprentissage de compétences spatiales en faveur d’une autonomisation des activistes. Dans un troisième temps, nous montrerons que cette inscription spatiale s’élargit à l’échelle de la ville entière pour les activistes les plus courageux·ses. Pour terminer, nous analyserons les stratégies de mise en scène des colleur·ses et des collages, productrices d’un certain espace public.
Immersion au sein d’un mouvement
J’ai rejoint Collages Féminicides Paris en tant que militante quelques semaines avant de débuter mon enquête, ce qui m’a encouragé à choisir ce collectif comme terrain de recherche. Ma position d’insider m’a donné accès à la plateforme de conversation interne privée du mouvement, sur Discord2, ce qui m’a permis de consulter les échanges entre activistes et de participer aux actions organisées. La tension entre ma posture d’insider, colleuse, et d’outsider, masterante puis doctorante, m’a demandé un travail réflexif à propos de mon positionnement. Un recul critique sur ma trajectoire militante et des questionnements autour de mon éthique sur le terrain ont constitué des enjeux incontournables de mon travail. La première année de ma recherche, j’annonçais mon statut de chercheuse en amont des sessions auxquelles je participais, mais j’ai progressivement acquis une reconnaissance qui n’a plus nécessité ce rappel. Cette légitimation a abouti, trois ans après le début de mon terrain, à une reconnaissance officielle de mon statut de chercheuse. Concrètement, elle s’est traduite par l’attribution d’un rôle virtuel « chercheuse » sur la plateforme Discord, lequel me donne accès à l’ensemble des canaux de conversation du mouvement (la totalité de ces canaux n’étant en principe visible que par les administrateur·rices du serveur).
Mon analyse est monographique et se concentre sur Paris, première ville dans laquelle un mouvement de collages s’est structuré. De tous les mouvements existant sur Instagram – réseau social de prédilection de ce type de collectif – CFP est le plus actif (1 275 publications en avril 2024) et le plus visible (80 200 abonné·es). Cette visibilité semble corrélée à une forte production de collages et un nombre important d’activistes. Tous ces éléments permettent une large récolte de matériaux empiriques rendant possible mon enquête. Celle-ci repose sur deux approches. La première est quantitative, avec le recensement de 6 000 collages, réalisés depuis le début du mouvement en septembre 2019 et jusqu’en janvier 2024. Ce recensement s’est fait en récoltant les photographies des collages sur les comptes Instagram et Discord du mouvement, ce qui m’a permis de les dater et d’en recueillir le contenu. J’ai aussi pu en localiser 2 000 grâce à des détails sur les photographies (nom de rue, enseigne commerciale, etc.), ce qui a donné lieu à un travail cartographique à l’échelle de la ville et des quartiers. La seconde approche est qualitative, d’abord avec la réalisation d’entretiens semi-directifs entre 2020 et 2023 auprès de douze colleur·ses rencontré·es pendant des sessions. Ces entretiens sont complétés par la passation via Discord d’un questionnaire, complété par près de 170 activistes en 2021. Ensuite, une participation observante à une vingtaine de sessions de collages m’a permis de retracer les itinéraires des groupes. Enfin deux arpentages ciblés dans deux quartiers parisiens (XIe et XVIe arrondissement) ont donné lieu à des relevés de l’ensemble des collages présents à un jour J. Pour ces arpentages, j’ai délimité un périmètre correspondant à la moitié d’un quartier parisien et j’ai parcouru à pied l’ensemble des voies de la zone délimitée afin de relever l’ensemble des collages présents.
Vaincre le sentiment de peur : le courage vecteur d’émancipation
La construction sociale de la peur des femmes et des minorités de genre est organisée selon une division spatiale et temporelle de l’espace urbain : les structures viaires désorganisées (Naceur, 2004), les espaces peu fréquentés, inconnus, particulièrement la nuit, seraient les plus dangereux selon Stéphanie Condon, Florence Maillochon, Marylène Lieber (2005). En conséquence, des tactiques d’évitement sont développées. En tant que personnes sexisées, au sens où Juliet Drouar (2020), Laura Zinzius et Laura Degrande (2022) le proposent, les colleur·ses, exclusivement des femmes et des personnes non-binaires, font l’expérience de ces sentiments de vulnérabilité. Compte tenu du caractère illégal de leur activité, les activistes sont aussi sujet·tes à d’autres peurs, comme se faire arrêter par la police et se faire agresser par des riverain·es. Comme l’écrit Hvala Tea à propos de l’action militante féministe : « L’élément indéniable et irremplaçable de l’activisme de rue est l’expérience de la vulnérabilité et de l’exposition » (2008 : 7). Dans ce cadre, les colleur·ses développent des stratégies de résistance à la peur, qui s’expriment de multiples manières et dans différents contextes.
D’abord, les conditions spatiales déterminent l’assurance des colleur·ses : la connaissance du quartier rend plus courageux·se. Lisa m’explique ainsi, dans un entretien réalisé en décembre 2020, qu’elle colle dans « des lieux qui [lui] semblent rassurants parce [qu’elle] les connaît, [elle] les pratique, ce qui fait qu’[elle a] déjà repéré des endroits et que s’il y a un problème [elle sait] dans quelles rues [elle peut] aller [se] cacher ». Ambre choisit aussi des quartiers qu’elle connaît : « Et les quartiers, en général […] c’est pas loin de chez moi […]. Je colle beaucoup moins sur la rive gauche, parce que c’est un endroit que je connais beaucoup moins bien » (entretien du 26/12/20). Ces conclusions recoupent celles de Koskela (1997 : 307) : « People often perceive their own neighbourhood to be safer than the surrounding city; it has the “aura of safety” ».
Ensuite, le fait d’être nombreux·ses joue un rôle important sur les sentiments de légitimité et de sécurité. Cela donne le courage suffisant pour se défendre et se protéger face à des passant·es agressif·ves, comme le montrent les extraits d’entretiens suivants :
Le fait de partir à plusieurs, c’est bon, ça me va : on est plusieurs, on sait pourquoi on est là, on sait qu’on ne se laissera pas tomber. Et quand on colle, on sait que les rues sont à tout le monde, on a le droit d’être là, on n’a pas à avoir peur, là ça change mon rapport à l’espace public […]. L’espace urbain est plus facile à se réapproprier quand on est à plusieurs, parce qu’il y a au moins la force du nombre
(Lisa, entretien du 11/12/20).
Quand on colle, comme on est un groupe, qu’on sait ce qu’on fait, on sait où on va et on se sent protégées entre nous, je me sens plus en droit d’être là à faire ce que je fais. Et quand on se fait interpeller par des gens dans la rue j’ai plus l’impression que c’est eux qui ne sont pas dans leur droit
(Lou, entretien du 28/01/21).
Dans le cadre d’une analyse sur le harcèlement de rue, Carole Gayet-Viaud (2022 : 144) souligne d’ailleurs à quel point le fait d’y répondre est difficile :
Cela coute de se défendre […]. C’est s’exposer que de demander des comptes […]. Il faut se faire violence a soi-même pour oser dire quelque chose, s’engager dans une mise en cause frontale d’autrui, assumer la dimension agonistique que revêt le fait de se défendre.
Le harcèlement de rue est une forme d’agression qui n’est pas motivée pas les mêmes éléments que pour les agressions lors des collages. Dans le cas d’une agression perpétrée sur des colleur·ses, c’est le caractère illégal du collage, et sa considération illégitime par les agresseur·ses qui motive la violence. Pour le harcèlement de rue, les agressions sont exclusivement liées au caractère sexisé des victimes. Les liens entre ces situations permettent tout de même de les comparer : les colleur·ses font quotidiennement l’expérience de la peur dans la rue en raison de leur genre ; les injures dans le cadre des sessions de collages concernent régulièrement le caractère féministe de la démarche ; et on peut supposer que les agressions perpétrées sur des colleur·ses sont facilitées par le fait qu’il·elles soient perçu·es comme des femmes et donc supposé·es vulnérables.
Enfin, l’expérience individuelle des activistes détermine aussi le sentiment de confiance, Pauline déclare ainsi : « Ça me rassure de me rajouter à un groupe expérimenté » (entretien du 29/01/21). Or, l’expérience de collage est liée à celle du militantisme et à la conscientisation du fait d’être féministe. Rodo de Zàrate (2014) montre ainsi que le fait d’être féministe crée une colère contre la peur ressentie lors des cheminements quotidiens, ce qui amorce un processus de résistance à ce sentiment, et permet de répondre au harcèlement de rue. Et même si la réaction aux injures génère une peur des représailles, il s’agit d’une émancipation. Gayet-Viaud (2022 : 162) explicite ce processus :
En reprenant la main, les femmes réaffirment non seulement leur droit et leur légitimité à être là, mais aussi leur capacité à tenir tête à qui les interpelle […]. Certains des attributs attachés au type “femme” sont ainsi révisés […] : la vulnérabilité, la passivité, l’impuissance ancrée dans la peur […] sont contestées, et démenties.
Dans le cadre du collage, la conscience féministe est aussi à l’origine d’un sentiment, celui d’une légitimité à coller des messages dénonçant les violences patriarcales, et celui d’une colère vis-à-vis des individus qui tenteraient d’empêcher ces collages. Ces sentiments sont démultipliés par l’appartenance à un groupe, qui, en plus, est en train de militer, avec toute l’adrénaline et la charge émotionnelle que cela suppose. Ainsi, lorsque des passant·es se montrent agressif·ves, les colleur·ses ajustent leurs réactions (partir, ignorer, expliquer, répondre, se défendre) en fonction de l’évaluation du danger. Or, comme l’a bien montré Rodo de Zarate (2015 : 15) la capacité à interpréter ce qui est dangereux crée une « assurance spatiale ». La conscience féministe, le fait d’être au cœur d’une pratique militante qui revendique une appropriation de la rue, et l’appartenance à un groupe important sont des éléments intriqués qui activent le courage des colleur·ses.
Les colleur·ses deviennent dès lors des agent·es actif·ves de la production de l’espace, car oser occuper l’espace malgré la peur est l’expression d’une forme de pouvoir spatial (Koskela, 1997). Koskela fait cette analyse dans le cadre de pratiques quotidiennes, mais le contexte d’une pratique militante démultiplie cette agentivité puisque les colleur·ses se rendent volontairement dans l’espace public pour militer. L’appropriation de la rue, rendue possible par le courage, est ainsi vectrice d’émancipation.
À l’échelle du quartier : se rendre visibles et développer des compétences spatiales
La possibilité de s’inscrire spatialement est un second jalon vers l’émancipation socio-spatiale des colleur·ses et se mesure à l’échelle du quartier, par l’analyse de leurs cheminements en session et par la localisation des collages.
D’abord, l’observation des parcours des activistes pendant les sessions montre en quoi leur capacité à dépasser leur peur favorise fortement leur inscription spatiale. Plus un·e colleur·se accumule les sessions, plus il·elle gagne en assurance, et celle-ci se mesure notamment par la possibilité d’investir des rues passantes et donc de se confronter aux regards, comme l’explique Camille :
Au début, j’avais tendance à vouloir beaucoup coller dans les petites rues, parce que ça me stressait un peu les grosses rues, et le fait qu’il y a du monde qui te voit donc potentiellement plus de monde pour t’embêter… Mais avec le temps, ça dépend en fait…
(entretien du 19/01/21)
Afin de confronter ce discours à des données formalisées sur une carte (Figures 1 et 2), j’ai accompagné plusieurs groupes de colleur·ses en session, dont deux dans le XIe arrondissement.
Les itinéraires respectifs des groupes traduisent une différence d’aisance à occuper les rues : la première session est menée par trois activistes, dont deux n’ont jamais collé, et la dernière une fois seulement. La deuxième session rassemble sept colleur·ses expérimenté·es. Tout oppose les deux trajets. Le premier itinéraire est très alambiqué, fait d’allers-retours, à la recherche d’un lieu de collage limitant les risques. À l’inverse, le second parcours est rectiligne et passe par des voies fortement sollicitées dans le but explicite d’avoir « plus de public » (Ambre, session du 19/12/20). Les itinéraires semblent ainsi traduire l’influence de l’importance quantitative du groupe et de son niveau d’expérience sur la capacité à se sentir à l’aise dans la rue.
Ajoutons que la première session se déroule pendant la nuit, alors que la seconde session, celle du groupe qui semble le plus à l’aise, a lieu pendant le crépuscule. Contrairement aux études de cas sur les pratiques quotidiennes indiquant une peur dans des rues sinueuses ou en impasse, peu fréquentées, la nuit, les colleur·ses les moins aguerri·es s’y sentent plus à l’aise car il·elles peuvent réaliser leurs collages sans être pris·es à parti. Ces activistes font passer la peur de l’infraction au premier plan, laissant au second plan la peur des violences sexuelles qu’il·elles peuvent également ressentir en tant que personnes sexisées. Ici, les conditions spatiales et temporelles qui activent la peur de l’infraction sont inversées par rapport à celles qui favorisent la peur des violences de genre. Au contraire, les groupes les plus expérimentés et/ou les plus nombreux pratiquent les espaces les plus fréquentés et quand il fait encore jour, non pas car cela les rassure, mais afin de publiciser autant leurs messages que leur présence, dans un objectif d’affirmation de soi.
La progression dans l’action militante et dans la prise de risque de l’occupation participe ainsi à la formation d’un sentiment d’autonomisation. Occuper les rues fréquentées, c’est se rendre visible auprès d’un maximum d’individus. Lorsque Dermenjian et Loiseau (2004 : 104) analysent les pratiques de militantisme de quartier, elles montrent que « les ménagères [qui] sortent de chez elles […] deviennent socialement visibles autrement que comme mères ». Le même constat est fait pour les colleur·ses, qui manifestent d’autant plus le caractère militant de leurs pratiques par le biais des accessoires qu’il·elles transportent (sceaux, brosses, etc.). Ces signes permettent de les identifier comme colleur·ses et participent à leur marquage présence (Veschambre, 2004). En outre, transformer la rue en espace militant, c’est transgresser la division sexuée de l’espace public (Dermenjian et Loiseau, 2004). Au-delà, cette émancipation, qui se construit et s’expérimente pendant les sessions, dépasse le cadre militant pour s’intégrer aux pratiques quotidiennes des colleur·ses. Lors d’un entretien avec la journaliste féministe Lauren Bastide (2020), Tal Madesta, militant féministe et colleur depuis un an, déclare :
Avant de commencer les collages, la rue c’était vraiment un espace de peur, je rasais les murs, je ne m’y sentais pas bien […]. Avec le collage, on aborde la rue très différemment : on déambule, on va à droite, gauche, on revient sur nos pas. On parcourt de très grandes distances aussi […] on peut faire huit, neuf kilomètres. C’est vraiment des approches de l’espace public qui sont complètement différentes. Et avec le recul de un an, maintenant je peux dire que je n’aborde plus du tout la rue de la même manière : je n’y ai plus peur en fait.
Les stratégies de résistance à la peur et la pratique répétée de l’espace urbain semblent avoir durablement transformé le rapport à la vulnérabilité que ce colleur entretient avec la rue.
La localisation des collages, en tant que marquage trace (Veschambre, 2004), traduit aussi l’empreinte spatiale des activistes. La carte suivante (Figure 3) montre les collages relevés dans un quartier en janvier 2021. Elle indique aussi sa sollicitation piétonne, décomposée en trois niveaux : d’une très forte fréquentation pour des rues très animées, à une faible sollicitation pour les rues les plus calmes, en passant par une fréquentation moyenne3.
La sollicitation des voies est ici calculée par l’APUR et articule une observation de terrain avec différents indicateurs tels que les pôles générateurs d’attractivité et les densités d’occupation des îlots. On trouve 40 % de collages dans des voies faiblement sollicitées, ce qui indique que la plupart des groupes préfèrent les voies peu passantes. Il y en a 15 % dans des voies moyennement sollicitées. Et on en trouve 20 % dans des voies fortement sollicitées, ce qui montre qu’une partie des colleur·ses n’a pas peur de s’exposer aux regards. À cheval entre ces différentes options, une stratégie consiste à se placer dans des carrefours dans lesquels des voies n’ayant pas la même fréquentation se croisent, ce qui donne aux slogans une forte visibilité sans pour autant exposer directement les colleur·ses. Ici, un quart des collages correspond à cette tactique.
Des enquêté·es déclarent ainsi :
En règle générale, on essaye de se mettre d’accord sur un endroit dans le centre-ville dont on sait qu’il sera vu, qui n’est pas sur une grande artère : parce que si les flics [sic] arrivent on est très vite très visibles, mais souvent dans des rues perpendiculaires aux grandes artères donc on va voir facilement les collages.
(Lisa, entretien du 11/12/20)
En plus de témoigner de l’inscription spatiale des colleur·ses sur un temps plus long, le relevé cartographique des collages met en évidence leurs compétences spatiales. Il·elles évaluent le potentiel de mise en visibilité des murs et positionnent leurs messages en fonction. Par le collage, les activistes jaugent la fréquentation de l’espace urbain, fonction des différents moments de la journée, des semaines et des saisons.
L’analyse des itinéraires des colleur·ses et de la localisation des collages permet donc de prendre la mesure de leur inscription spatiale à l’échelle du quartier. Les activistes se rendent visibles, autant par leurs corps que par les traces qu’il·elles laissent sur les murs. Il·elles adaptent leurs pratiques à la fréquentation des rues et en fonction des risques qu’il·elles sont prêt·es à prendre, ce qui témoigne d’une importante attention à l’environnement urbain. L’accumulation des pratiques spatiales de l’occupation réitérée de la rue permet de développer des compétences spatiales sur le long terme : la capacité à se repérer, la familiarisation avec des lieux, la facilité à se représenter l’espace urbain, et enfin, des compétences d’adaptation en fonction des contextes urbains.
Dans la ville, élargir son périmètre d’action et altérer des hauts lieux
Si les colleur·ses s’inscrivent donc spatialement dans certains quartiers, en particulier ceux qu’il·elles connaissent, qu’en est-il de leur inscription spatiale à l’échelle de la ville ?
L’occupation de l’espace public par les activistes à l’échelle de Paris n’est pas homogène, il·elles sélectionnent leurs quartiers selon trois facteurs. Le premier facteur mêle des questions de praticité (économie de temps de déplacement) et de sécurité : les militant·es collent à proximité de leurs domiciles, qui sont majoritairement situés dans l’est parisien, c’est-à-dire dans le Xe, XIe, XIIe, XIIIe, XVIIIe, XIXe et XXe arrondissements4. Les deux autres facteurs sont relatifs à la sécurité et concernent les représentations que les colleur·ses associent aux arrondissements parisiens d’une part, et les expériences réelles de collages qu’il·elles ont eu, d’autre part. La majorité des militant·es considère que l’ouest de Paris est très intolérant aux collages en raison de l’âge élevé5, de l’orientation politique à droite6 et du capital économique élevé7 de ses habitant·es :
Ce n’est pas tant les rues que je choisis, mais plutôt les quartiers. Déjà ici dans le VIe c’est archihostile : j’en ai fait les frais, la seule fois où j’y suis allée j’ai eu des soucis avec la police […]. Mais même la dernière fois j’étais du côté de Saint-Lazare, c’est hostile. Je ne le savais pas encore à cette époque, mais déjà il n’y avait pas de collage, et tu le sens… Donc oui, en général j’essaye d’éviter les quartiers où c’est hostile
(Pauline, entretien du 29/01/21)
Cette perception découle d’expériences négatives, mais aussi majoritairement des représentations attribuées aux arrondissements parisiens. Les colleur·ses ont en effet une vision stéréotypée de l’espace parisien correspondant à une division est/ouest dans laquelle les arrondissements de l’ouest seraient les plus intolérants aux collages. Bien souvent, les activistes ne programment même pas de sessions dans ces quartiers et les évitent.
Afin d’enrichir ces discours, un travail de localisation des collages à l’échelle de Paris a été fait. La carte qui en résulte confirme les témoignages des colleur·ses : l’ouest de Paris est bien moins investi. Pour autant, quelques actions s’y déroulent. Pour les activistes qui se rendent dans des arrondissements « hostiles », généralement éloignés de leurs quartiers quotidiens, cette appropriation est également source d’émancipation. D’abord, parce qu’il·elles élargissent leur périmètre d’action. Pauline raconte ainsi au sujet d’une rue dans laquelle elle colle souvent :
Je sais que c’est un endroit, où quand je sors du métro, je sais exactement où est la rue, je sais exactement le chemin à prendre sans regarder, alors que ce n’est pas mon quartier. Et donc, oui, la rue, même si je ne l’emprunte pas au quotidien, c’est une espèce de petit point dans Paris, qui est très bien cartographié dans ma tête alors que je n’ai rien comme élément autour
(entretien du 29/01/21).
La pratique du collage amène à se familiariser avec un quartier inconnu, la colleuse devient ainsi agente de la production de cet espace (Nigaud et Ripoll, 2004 ; Coutras, 1993). L’activité militante contribue ainsi à un changement de regard sur la ville en faveur d’une autonomisation qui s’exporte en dehors des sessions :
Ça a complètement changé mon rapport à la ville. Il y a certains quartiers que je connais vraiment bien parce que j’y ai beaucoup collé, je saurais m’y retrouver, ça m’a permis aussi d’acquérir une certaine géographie de Paris, de pouvoir localiser certaines choses par rapport à d’autres, et c’est très pratique […]. Maintenant j’ai pris l’habitude de beaucoup me déplacer à pied. Il y a aussi le fait de ne pas se sentir perdue dans un endroit inconnu, du coup tu te sens moins vulnérable
(Camille, entretien du 19/01/21).
La dilatation de l’espace accessible évoquée par Dermejian et Loiseau (2004) permet ici de connecter mentalement tous les quartiers connus jusqu’à construire une géographie globale à l’échelle de la ville : l’émancipation se poursuit ainsi durablement dans l’appréhension quotidienne de la ville.
Lorsque les activistes se rendent dans l’ouest de Paris, il·elles ciblent en priorité des espaces symboliques du pouvoir, dans l’objectif de rendre encore plus visibles les collages, stratégie habituelle des mouvements sociaux (Ripoll et Veschambre, 2004 ; Fillieule et Tartakowsky, 2013). La place du Trocadéro, haut-lieu symbolique parisien, concentre ainsi 75 % des actions réalisées dans l’ouest de Paris. Le haut lieu se définit par son statut de symbole : « Il matérialise et rend visible, donc sensible, des valeurs abstraites qu’il est convenu de lui associer. » (Debarbieux, 1993 : 6) On est finalement dans la même logique que celle de Marc Augé (1990 : 28) lorsqu’il souligne l’importance des hauts lieux de pouvoir : « La continuité de l’État s’exprime par référence à un lieu […] qui est le siège de l’autorité mais qui en est également l’expression et le nom – le symbole ». D’une part, en collant sur ces hauts lieux, les colleur·ses captent leur visibilité pour la réorienter vers le collage. Le détournement fait ressortir en creux le mécanisme d’appropriation : il produit des processus de symbolisation similaires à ceux décrits par Monnet (1998) et qui remettent en cause le pouvoir incarné par les hauts lieux. Surtout pour ce qui nous concerne, l’affichage sur des monuments suppose une monumentalisation des collages qui subvertit les normes de l’espace urbain et participe de ce fait à sa production. Enfin, l’occupation de lieux concentrant beaucoup de visibilité suppose une performance des colleur·ses par la mise en scène de leurs corps au moment même de la production du collage. Or la performance est un outil de subversion des normes qui produit des espaces de contre-pouvoir (Borghi, 2012). La comparaison entre les pratiques à l’est et à l’ouest met en évidence deux formes d’appropriation à l’échelle de la ville. D’une part, dans les lieux où l’on colle beaucoup, la récurrence et donc l’omniprésence des slogans les inscrit dans l’espace de manière durable. D’autres part, à l’ouest, les collages qui ciblent les monuments sont un coup de théâtre tel qu’ils suscitent une attention plus intense et instantanée, mais très courte car ils sont très rapidement retirés.
À l’échelle de la ville, l’inscription spatiale des colleur·ses les plus courageux·ses s’évalue selon deux aspects. D’abord, le fait de franchir les frontières de leurs quartiers quotidiens pour se rendre visible et faire l’apprentissage d’autres espaces témoigne de leur capacité d’adaptation et de leur volonté de faire passer leur militantisme avant leur confort. Ensuite, l’intervention sur des hauts lieux révèle des compétences de transformation du visage de la ville : le collage est un outil de transgression urbaine. L’appropriation à l’échelle de la ville se fait ainsi selon une gradation de difficulté et de prise de risques qui autonomise les colleur·ses.
Devant le mur : performances du collage
Le moment de la création du collage, ou « scène d’écriture » (Fraenkel, 2007) permet d’analyser les processus d’émancipation à l’échelle du corps et du mur. Deux aspects semblent pertinents : l’exposition des collages et la mise en scène des corps.
Les collages, en tant qu’écrits de la contestation perturbant l’ordre graphique urbain (Artière, 2013), ont des liens avec les graffitis, sans être pour autant des objets culturels et artistiques. Ils sont des « actes infrapolitiques, dont le caractère contestataire est embarqué dans l’acte même d’écrire sans autorisation sur un mur » (Vaslin, 2021 : 13). Et de même que les auteur·rices de graffitis « ont le souci de positionner leurs œuvres dans le cadre urbain » (Vaslin, 2021 : 77), l’exposition de collages témoigne de stratégies de mise en scène. On peut dès lors observer la façon dont les colleur·ses s’adaptent aux dispositifs spatiaux de la ville pour mettre en valeur les messages. En d’autres mots, il s’agit de comprendre en quoi les logiques de production des collages sont liées à celles de la ville. Ainsi, les stratégies d’affichages prennent-elles souvent en compte la scénographie de l’espace urbain. Dans ce dessein, les activistes positionnent leur slogan sur le mur aveugle au fond d’une impasse et créent, à l’égal d’un amer, un repère visuel pour les citadin·es qui passent devant cette voie. Le mur aveugle se trouve alors transformé en panneau indicateur, le message qu’il porte s’en trouve renforcé malgré une localisation a priori inadaptée. De même, les collages sont régulièrement installés sur les parapets des ponts et passerelles afin qu’ils soient en hauteur, facilement visibles par l’ensemble des individus qui circulent sur les quais de la Seine ou des canaux. Ce type de mise en scène relativement rare, montre les capacités d’adaptation colleur·ses. Un exemple phare de cette articulation entre l’ordonnancement spatial et le placement des slogans est le cas des sessions réalisées dans des escaliers (Figures 5 et 6).
Ces photographies montrent le soin avec lequel les colleur·ses ont positionné les slogans, afin qu’ils accompagnent, non seulement la forme spatiale du lieu, mais encore la morphologie même du déplacement du public. Sur la Figure 5, l’écriture est inclinée et suit la forme du garde-corps, accompagnant le cheminement des usager·es de l’escalier. Sur la Figure 6, les noms restent à l’horizontal, mais sont agencés pour laisser un espace vide entre la main courante et le pied de l’escalier, ils sont ainsi positionnés à hauteur d’œil, dans une forme de scénario dans lequel le flux de noms grossit au fur et à mesure de la descente de l’escalier. Ainsi l’escalier offre non seulement une large surface de mur libre pour les collages, mais surtout, il monumentalise le flot continu des victimes.
Au-delà du processus d’appropriation de la ville travaillé plus haut, les stratégies visant à scénographier les collages en fonction du cadre urbain révèlent en quoi ces objets sont autant des évènements d’écriture que des écritures en évènement (Bazin et Lambert, 2018) qui, par la diffusion d’un discours militant, transforment un lieu en un espace contestataire.
La mise en scène du collage se double d’une mise en scène des colleur·ses, ou performance, définie par Leroy comme : « Une exhibition ou une démonstration publique pouvant prendre différentes formes (matérielle, discursives, etc.) […qui…] lorsqu’elle est réalisée par un individu ou un groupe stigmatisé […] est susceptible de transgresser la norme dominante » (2010 : 2). Dans cet esprit, il convient de souligner la pratique récurrente du détournement du mobilier urbain utilisé pour coller en hauteur. Les colleur·ses grimpent sur les poubelles, les compteurs électriques, les appuis des fenêtres, etc. Ambre déclare à ce sujet : « En général, j’aime beaucoup coller en hauteur, […] prendre les poubelles pour grimper : c’est aussi utiliser le mobilier urbain, s’autoriser à déplacer les choses, c’est encore dans cette démarche de s’approprier les lieux » (entretien du 26/12/20). L’objectif de cette pratique est de contrer les nombreux actes d’arrachages par d’autres usager·es de l’espace public en rendant le collage inaccessible, hors de portée des passant·es. Or, en déplaçant et/ou détournant le mobilier de l’espace public, les militant·es spectacularisent leurs pratiques et se mettent en scène, même si cela n’est pas volontaire.
Comme Ripoll (2004), je souhaite insister sur l’idée que le détournement de l’espace par l’occupation des corps constitue une modalité de son appropriation. Ripoll rapproche détournement et subversivité, mais ne donne cependant que des exemples de détournements de vastes collectifs : rassemblements, manifestations. L’entrée par les collages suggère à l’inverse une lecture presque individuelle de la subversion. Dans ses travaux à propos du parkour, où les traceur·ses détournent le mobilier urbain, Robin Lesné (2019 : 99) propose également une approche individuelle de la subversion. Elle est vectrice d’appropriation, car elle engage un processus de reconstruction de l’espace par le renouvellement de ses usages. Elle fait interagir l’individu avec son territoire et engage une « forme spécifique d’habiter la ville ». En transgressant les normes d’utilisation de l’espace de la rue, et en utilisant leurs corps pour repenser les manières d’occuper l’espace les colleur·ses se mettent en scène et subvertissent l’espace public, participant ainsi à sa construction, et donc à leur émancipation.
L’appropriation se manifeste donc dans la spectacularisation des pratiques qui, même quand elles ne s’accompagnent pas d’une volonté de s’adresser à un public, donnent tout de même lieu à une forme d’exhibition qui requalifie l’espace.
Conclusion
S’il existe une abondante littérature sur les formes de l’appropriation féminine de l’espace, pour l’essentiel celle-ci se limite aux activités récurrentes de la vie de tous les jours. Or, les pratiques militantes permettent non seulement une réflexion sur les pratiques événementielles liées au militantisme, mais encore une réflexion renouvelée sur les temporalités de ces appropriations.
Surtout ce passage par les pratiques militantes permet de déplier la complexité spatio-temporelle de ces réappropriations. Or, le fait d’avoir fait jouer les échelles spatiales nous permet de mettre au jour la richesse des compétences que les colleur·ses acquièrent. D’abord, la superposition de la conscience et de l’action féministe dans la rue joue un rôle dans le passage d’un sentiment de vulnérabilité à un courage vecteur d’émancipation. Montrer que l’appropriation passe d’abord par des sentiments, celui de l’assurance et de la légitimité, c’est poser les premiers jalons d’une analyse sur des formes d’appropriation qui s’expriment dans des dimensions plus matérielles et visibles, ce que les trois parties suivantes examinent. L’échelle du quartier, puis celle de la ville révèlent les inscriptions spatiales que les activistes mettent à l’œuvre par le biais de leurs déplacements, des affiches qu’il·elles laissent derrière elles·eux et par leur capacité à s’approprier et à détourner la sémiotique des monuments de la ville. Ces deux analyses qui croisent l’usage de la carte avec des entretiens invitent à une lecture surfacique du phénomène d’appropriation. Celle-ci est enrichie par la dernière échelle d’analyse, celle du mur qui propose de passer d’une projection en plan à une projection en coupe, ou élévation. En considérant la verticalité de l’espace, on met au jour un nouveau degré d’intensité de l’appropriation : les militant·es quittent le sol et mettent en scène autant leurs pratiques que leurs slogans, bien au-delà de l’usage ordinaire de la rue.
Au sein de ces échelles spatiales interviennent plusieurs temporalités dont l’examen apporte un second éclairage sur les compétences acquises par les colleur·ses. L’inscription spatiale de ce militantisme est d’abord immédiate : c’est celle de la présence même des activistes dans l’espace public. Le marquage que cette présence instantanée opère s’envisage à différentes intensités, selon que les colleur·ses déambulent discrètement dans la rue, ou adoptent des comportements subversifs. Les collages qui subsistent au passage de leurs créateur·rices consistent en un marquage spatial à un deuxième niveau, plus pérenne mais toujours éphémère, qui peut aller de quelques minutes à de nombreux mois. À ce sujet, la récurrence des sessions dans certains quartiers construit une inscription durable d’objets pourtant éphémères si on les considère individuellement. Le transfert du sens des collages aux citadin·es s’opère progressivement, sur le temps long. En comparaison, l’appropriation ponctuelle de lieux particulièrement chargés en symbolique produit une interaction avec les citadin·es certes brève, mais bien plus intense. Celle-ci est de l’ordre de l’évènement et constitue donc une interaction à haute tension avec les usager·es de la ville. Enfin, au-delà de l’inscription matérielle dans la rue, l’enjeu dépasse le corps ou la trace et concerne plutôt le sentiment de pouvoir sur et dans l’espace que les colleur·ses construisent de session en session. Or, ce sentiment de pouvoir s’étend au-delà des expériences collectives militantes, sur les pratiques ordinaires et solitaires des colleur·ses en tant qu’individu, et donc de manière durable. C’est au travers de cette troisième temporalité que l’on comprend les processus d’appropriation de l’espace public.