Introduction
Dans le champ de l'art contemporain, la performance désigne une pratique au sein de laquelle les artistes réalisent une action. Il ne s'agit pas de créer un objet palpable et pérenne, comme les membres des arts plastiques avaient (et ont encore aujourd'hui) coutume de le faire, il ne s'agit pas non plus d'incarner un personnage inventé par quelqu'un·e d'autre, comme s'y emploient les acteurs et les actrices de théâtre. Les performeur·se·s réalisent un geste, accomplissent un acte, sans grande mise en scène et sans forcément d'estrade1. Depuis les années 1980, se développent dans le champ de la performance des pratiques que l'on qualifiera de didactiques2 : ce sont ces pratiques qui nous intéresserons dans cet article. De nombreuses·x artistes investissent des contextes de transmission du savoir et proposent, dans la lignée d'Andrea Fraser3, des conférences-performances et des visites-performances4. C'est une de ces visites que propose le duo d'artistes Dector & Dupuy à l'occasion du vernissage de la biennale d'art contemporain La revanche des milieux, commissariée par le collectif L'île d'en face, à Vern-sur-Seiche en Bretagne. Les deux artistes entraînent un groupe de visiteur·e·s pour une déambulation d'environ deux heures au cœur de la ville. Si on se demande pourquoi il s'agit d'une visite-performance et non d'une visite guidée, la description de la proposition artistique dans le programme de l'événement nous apporte des éléments de réponse :
Dans cette nouvelle performance, Dector & Dupuy reprendront la forme de la visite guidée (parcours construit, accompagnement d’un groupe, prise de parole alternée) en la détournant à leur profit et en lui donnant le caractère exceptionnel de ce qui n’a lieu qu’une fois. Les artistes entraîneront le public dans une visite-performance spécifique à la ville de Vern-sur-Seiche. L’itinéraire de cette déambulation symbolique tentera de s’écarter des chemins attendus5.
On comprend dès cette présentation que si les artistes s'inscrivent dans le cadre communicationnel de la visite guidée, c'est pour mieux jouer avec les attentes qu'entraîne ce format didactique et faire découvrir la ville sous un nouveau jour, via le prisme de la « résistance », thématique de la biennale.
De fait, comment les artistes s'y prennent-ils concrètement pour subvertir le format de la visite guidée ? Sous quel nouveau jour la ville est-elle présentée ? Que produit le rapport à la ville proposé par les artistes ? Pour répondre à ces questions, nous analyserons tout d'abord la manière dont la circulation dans la ville, établie par les artistes, invite à faire l'expérience de la notion de résistance, puis nous présenterons ensuite la façon dont Dector & Dupuy commentent l'héritage patrimonial urbain de Vern-sur-Seiche. À partir de ces éléments, nous étudierons la façon dont s'opère, dans le cadre de cette visite-performance, non seulement un transfert de connaissances, mais aussi un transfert de regard entre les artistes et les visiteur·e·s, qui sont invité·e·s à redécouvrir ce qu'ils et elles ne voyaient plus.
Le tour de la visite : une circulation surprenante dans la ville
Comme dans une visite urbaine traditionnelle, le groupe suit les artistes qui le mènent dans des lieux différents (seize au total) et commentent l'espace qui les entoure. En revanche, à la différence d'une visite guidée traditionnelle, on s'aperçoit vite, en tant que spectateur ou spectatrice, que les artistes n'ont pas du tout prévu de faire découvrir des lieux remarquables, fameux ni mémorables : ils nous conduisent pour commencer devant un jardin qui semble abandonné, ils feront ensuite observer une clôture [Figure 1], un mur en crépis, un arbre, deux maisons de lotissement, le marquage routier de places de parking, un massif en ciment [Figure 2]. Cette liste partielle permet d'indiquer que ce sont des endroits d'une grande banalité qui retiennent l'attention des artistes, endroits devant lesquels les habitant·e·s de la ville passent sans forcément les remarquer. Si Dector & Dupuy s'y sont attachés, c'est puisque pour eux tous les espaces qu'ils font découvrir sont liés à la notion de « résistance », thématique de la biennale. Devant l'ancienne école des filles, ils expliquent qu'elle a été construite en 1913, soit près de cinquante ans après celle des garçons, suite à un bras de fer entre le préfet et la ville. Face à ce qu'ils nomment « l'îlot de la résistance », ils nous racontent que malgré la pression de la mairie, M. Massiot refuse de vendre le terrain sur lequel il faisait son jardin, menaçant de se suicider si on l'y contraignait [Figure 3]. Un peu plus loin Dector & Dupuy évoquent les membres de l'association « La parvole » qui ont lutté pour maintenir debout un arbre que les promoteurs immobiliers souhaitaient faire arracher. Si elle est menée par les habitant·e·s de la commune, la résistance s'exerce aussi contre elles et eux, en témoigne le dispositif anti-skate installé pour dissuader les skateur·se·s de glisser sur un massif de ciment. La résistance à de nouvelles pratiques devient peut-être ici un rappel à l'ordre, un rappel de ce qu'est l'usage accepté de la ville. Les ronds de métal disposés sur les arrêtes de ce massif soulignent que dans l'espace public, le corps est contraint par le mobilier urbain, dont il peut faire usage ou non, et qui détermine ses déplacements ainsi que ses stationnements.
Le choix déroutant des lieux dans lesquels les artistes s'arrêtent produit un effet de mise en abîme : Dector & Dupuy présentent des espaces tous liés, d'une façon ou d'une autre, à la résistance et, dans le même temps, ils résistent à leur tour au présupposé selon lequel la visite guidée d'une ville doit conduire aux endroits marquants qui la composent et proposer un parcours qu'emprunteront tous les corps curieux désirant voir ce qu'il y a à voir.
De plus, le caractère insolite de la visite menée par les artistes apparaît aussi dans la manière dont ils nous font côtoyer les éléments qu'ils commentent.
On remarque ainsi qu'à plusieurs reprises, les artistes nous conduisent « derrière » ce qui pourrait sembler digne d'intérêt. En début de parcours ils se positionnent à côté d'un lavoir, élément pittoresque, mais ils ne commentent pas sa présence et nous orientent de telle sorte que nous lui tournons finalement le dos, pour observer un arbre menacé de déracinement. Un peu plus loin ils nous rassemblent devant une sorte d'obélisque (on se rendra compte ensuite qu'on était derrière le monument aux morts) pour nous faire observer une petite entaille dans laquelle ils voient la représentation d'une Bretonne en habits traditionnels [Figure 4]. C'est ensuite à l'arrière de l'église qu'ils nous mènent. Il s'agit d'observer un vitrail représentant Saint-Martin de Tours coupant son manteau en deux pour en donner la doublure à un mendiant. Avec humour, les artistes remarquent que notre corps de spectateur ou de spectatrice ne se trouve pas à la place qui a été pensée pour lui et commentent : « normalement ça se regarde de l'autre côté, mais là on a la chance, placé·e·s ici, de voir à l'envers et donc de voir la doublure de son manteau. »
Les artistes nous conduisent derrière ce que l'on pourrait s'attendre à observer, ils nous font aussi stationner dans des endroits de passage, des lieux de transition. À deux reprises, le groupe de visiteur·se·s s'arrête à l'extrémité d'un chemin et en empêche l'accès. Dans le premier cas, nous sommes invité·e·s à observer le sur-élèvement d'une clôture, dans le second, l'ancienne école des filles, derrière la barrière qui l'entoure [Figure 5]. Il s'agit donc ici de regarder ce qui est censé cacher ou de regarder à travers ce qui est là pour cacher, en occupant un espace prévu pour le passage et la circulation. Par la suite, c'est au milieu de la route que les artistes arrêtent le groupe, derrière un passage piéton qui ressemble plus à une frontière qu'à un symbole reliant deux espaces, afin d'observer les différences entre deux maisons voisines [Figure 6]. L'étape suivante concerne le quartier la Touche et les visiteur·se·s se rassemblent cette fois sur l'avancée d'un trottoir qui longe la route du quartier résidentiel. Dans le cadre de cette visite, le groupe occupe des zones de circulation. À l'inverse, c'est comme un lieu de passage que les artistes invitent à appréhender un espace prévu pour stationner, à savoir le parking près du centre d'art. Les lignes blanches ont été repeintes afin d'agrandir les places. Elles débordent alors sur l'espace banalisé devant le chemin qui débouche sur le parking. C'est précisément cet endroit qui intéresse les artistes, cet espace de circulation au sein d'un lieu prévu pour faire stationner des véhicules immobiles. Le redécoupage des places réduit le passage officiel réservé aux piéton·ne·s. En disant qu'elles·ils perdent « 50 cm de liberté », les artistes présupposent que les usager·e·s respectent le marquage au sol, quitte à s'interdire de poser le pied dans une place qui ne leur est pas attribuée ; ils s'amusent ainsi des contraintes et transgressions vécues par le corps au sein des signes qui le guident dans l'espace public [Figure 7].
En faisant observer la face cachée des monuments de la ville, en s'arrêtant devant des détails immuables et pourtant jamais remarqués, en appréhendant de manière autre les lieux de passage et de stationnement, les artistes proposent l'expérimentation d'un nouvel usage corporel d'un espace quotidien. De la sorte ils permettent d’appréhender physiquement le principe de « résistance » qui est à l'origine du parcours ; il s'agit ici de résister au moule que constitue l'espace urbain et auquel le corps doit se plier, et de se détacher des balises que sont les monuments d'une ville et qui déterminent a priori les étapes d'une visite guidée.
On peut à présent analyser la façon dont les artistes commentent le patrimoine de Vern-sur-Seiche et voir comment l'usage qui est fait du langage participe du principe de résistance à l'œuvre dans cette performance.
Commenter l'héritage patrimonial de Vern-sur-Seiche : la transmission d'un rapport au monde
Les éléments de la ville commentés par les artistes suscitent des récits qui s'éloignent rapidement de ce qui les a entraînés. La ville de Vern-sur-Seiche apparaît comme un prétexte servant à raconter des anecdotes véridiques, mais inattendues dans le cadre de la visite.
Les narrations sont toutes construites sur une structure identique : les interventions ne durent que quelques minutes et se terminent par un bon mot, par une sorte de chute. À propos du transformateur EDF, Dector & Dupuy indiquent qu'il est construit « sur le modèle des maisons traditionnelles de la ville » et qu'en ce sens il a subi des « modifications » [Figure 8]. Les artistes commentent ensuite un fait de langue a priori sans rapport, mais qui leur permet d'introduire leur chute :
Dans la langue française, c'est assez rare qu'on puisse appliquer un participe passé à un substantif de même racine. Il y a un cas célèbre, celui de l'Arroseur arrosé, le titre d'un des premiers films produit en 1895 par les Frères Lumière, les inventeurs du cinéma. Et maintenant il y a un autre exemple : le transformateur transformé.
L'arrêt effectué au quartier La Touche conduit les artistes à mentionner les rues portant des noms d'oiseaux. Ce détail entraîne un parallèle entre le déclin du nombre d'ouvriers (habitants originels du quartier) et le déclin du nombre d'hirondelles. La présentation termine en ces termes :
En 25 ans on est passé de 14000 à 4000 ouvriers chez Citroën. En 10 ans la population des hirondelles a diminué de 40%. En statistique c'est ce qu'on appelle une corrélation positive.
L'emploi d'une notion scientifique (« la corrélation positive ») justifie le parallèle effectué entre une population humaine et animale tout en soulignant l'aspect cocasse de la comparaison.
Appliquer un même modèle de prise de parole, dans lequel le rapport entre le lieu et les propos apparaît peu à peu, crée une connivence entre les artistes et le public. Ce dernier sait que, dans un premier temps, il risque de ne pas percevoir l'intérêt des commentaires qui semble éloignés de l'objet sur lequel il porte son attention ; il sait aussi que les artistes « retomberont sur leurs pattes » et il attend la fin de l'intervention pour apprécier la chute et comprendre où les artistes voulaient en venir avec leurs digressions. Cette connivence se manifeste par la prise de parole spontanée de participant·e·s qui tentent d'anticiper le bon mot final.
On trouve une autre récurrence dans les prises de parole des artistes : l'emploi de vocabulaire spécifique. Ils utilisent le terme breton « bagad » pour désigner l'ensemble de musique rattaché au cercle celtique de Vern-sur-Seiche, celui de « gerbière » à propos de l'ouverture présente sur le transformateur EDF, ils parlent « d'orthostate » pour comparer les pieds d'un banc à ceux d'un dolmen ou encore de « prédelle » pour évoquer la structure d'un retable. Utiliser un vocabulaire spécifique peut permettre aux initié·e·s de se distinguer de personnes qui ne le maîtrisent pas, s'assurant le monopole de la connaissance et plaçant les autres comme ignorant·e·s (Bourdieu, 1982 :108-181). Ici, il apparaît en revanche que les termes spécifiques sont toujours employés dans une tournure qui en donne la définition, de sorte que le public les comprenne. Concernant la « prédelle » les artistes commencent par décrire la structure du panneau qu'ils nous montrent, « on trouve une image centrale et un commentaire latéral », disent-ils. Ils expliquent ensuite : « c'est la structure des retables d'église avec ce que l'on appelle une prédelle autour qui contient souvent des épisodes de la vie des saints. ». Les gestes de Michel Dector accompagnent son propos, empêchant quiconque de se méprendre sur la partie désignée par le terme employé [Figure 9]. Ainsi, ces mots ne produisent pas une fracture entre ceux qui les emploient et celles et ceux qui les entendent, mais instaurent plutôt une complicité. L'intégration, dans un discours à deux voix qui s'étend pendant près de deux heures, de termes qui attisent la curiosité des spectateurs et des spectatrices, a pour effet de capter l'attention et de susciter une écoute attentive. Les mots inconnus créent un effet de surprise qui remobilise le public désireux de comprendre ce qu'on lui raconte. À plusieurs reprises, nous avons entendu, entre deux arrêts, des visiteur·e·s énumérer joyeusement les mots appris dans le cadre de la performance, ce qui confirme qu'un contexte didactique s'est instauré. Les occurrences de termes spécifiques interviennent peu à peu comme des clins d'œil entre les artistes et celles et ceux qui les écoutent, comme des éléments attendus et surprenants malgré tout.
La mise en place de références communes participe aussi de la complicité qui lie les artistes au groupe qu'ils entraînent. Monsieur Massiot (et son ami 8 rouge, qui donne d'ailleurs son nom à la performance) est évoqué à plusieurs reprises. Il devient une sorte de personnage mythique, une Ariane prosaïque dont on suit le fil et qui détermine le parcours que l'on emprunte. Inconnu au début de la visite, il devient un lien réunissant les membres d'un groupe qui ne se connaissent pas entre eux.
Nous avons déjà mentionné le fait que les artistes ne conduisent pas les visiteur·se·s dans les lieux pittoresques de la ville, mais font au contraire remarquer un mobilier urbain qui serait passé inaperçu sans leurs commentaires. C'est donc leurs propos qui viennent justifier les étapes du parcours. Or, leur discours, comme nous avons commencé à le voir, est souvent l'occasion de parler d'autres choses que de l'objet en question. C'est notamment le cas de l'entaille observée dans la pierre du monument aux morts. Les artistes nous invitent à la regarder non pas pour évoquer la qualité des matériaux employés, l'origine de la pierre utilisée, la personne qui a réalisé l'ouvrage ou encore l'accident qui a provoqué l'accroc. Dector & Dupuy voient dans cette entaille la représentation d'une Bretonne en habit traditionnel, et cette ressemblance entraîne un commentaire sur l'apprentissage actuel du breton à Vern-sur-Seiche, alors qu'il y a quelques décennies c'est le gallo qui était couramment parlé. Le détail remarqué dans la pierre apparaît comme un prétexte permettant aux artistes d'aborder un sujet qui les intéresse et de signaler un paradoxe qui les amuse : l'enseignement d'une langue régionale qui n'était pas celle du territoire. Cette entaille n'est pas intéressante pour elle-même et on imagine que Dector & Dupuy auraient pu reconnaître dedans d'autres formes, en fonction des sujets qu'ils auraient souhaité traiter. Le commentaire énoncé sur le parvis de l'église répond à ce même procédé. Les artistes évoquent rapidement des informations historiques concernant l'aménagement de la place, dû à l'architecte Jacques Lefeuvre et réalisé en 1994. Ces données apparaissent comme une forme d'introduction qui conduit au banc. Cet objet intéresse les artistes parce qu'ils y voient autre chose que ce qu'il est, parce qu'il donne l'occasion de créer un discours qui transforme le réel et qui problématise le lien entre mot et référent auquel le mot est censé renvoyer :
- Est-ce que c'est vraiment un banc ? Certains disent que c'est un autel de plein air, d'autres que c'est une table, d'autres que c'est un podium pour prendre des photos des mariés au sortir de l'église.
- Notre hypothèse c'est qu'il s'agit d'un dolmen. Comme les dolmens il est composé d'une table posée sur quatre orthostates. C'est un dolmen nain poli.
Comparer un objet de mobilier urbain contemporain à une construction mégalithique permet de rappeler avec humour les traces préhistoriques présentes dans la région tout en tournant en dérision leur caractère vénérable. Les dolmens sont des vestiges du passé, ils servent de témoignage dans la constitution d'un récit historique. En les convoquant de manière inattendue et amusante, Dector & Dupuy soulignent leur désir de s'affranchir de tout discours scientifique pour révéler le potentiel fictionnel des éléments environnants. Que l'on soit savant·e·s ou non, ils révèlent indirectement que nous sommes légitimes de parler de ce qui nous entoure et que le regard que l'on peut porter dessus a de la valeur.
Les espaces urbains commentés par les artistes les intéressent plus pour ce qu'ils leur permettent de raconter que pour ce qu'ils sont. Ils entraînent des histoires qui évoquent des réalités parfois très éloignées de ce qui les a suscité·e·s, mais les détours opérés par le récit ont pour effet de tisser des liens entre une micro et une macro histoire.
Le troisième arrêt de la visite a lieu à côté d'un jardin privé au centre duquel se trouve un cerisier dont une très grande branche est supportée par un étai [Figure 10]. Les artistes commencent par énumérer les institutions consacrées au soin dans la ville de Vern-sur-Seiche : le centre médical, l'EHPAD, le Centre de Réadaptation du Pâtis Fraux, le Foyer d'Accueil Médicalisé, l'ADIMC ; institutions a priori sans rapport avec l'endroit où on se trouve (à côté d'une habitation). Le lien apparaît par la suite, quand les artistes présentent l'étai qui soutient la branche de l'arbre comme une béquille, « un dispositif qui est comme une sorte de maison de retraite pour un très vieux cerisier ». Un peu plus loin, le sur-élèvement d'un muret, d'abord perçu comme un signe de cloisonnement, entraîne un commentaire sur « la séclusion », terme défini par le philosophe Jankélévitch et faisant écho à un article de Sylvain Tesson paru dans Le Monde le 29/07/2019. Les artistes paraphrasent l'article en disant que sous l'Antiquité, les Grecs construisaient des murs épais « pour préserver [leur] propre singularité. Non pas dans le but d'exclure, mais pour mieux recevoir. Les murs étaient percés de grandes portes pour sortir et pour accueillir. » Afin de désigner l'endroit où nous nous trouvons, les artistes réutilisent le mot de séclusion et nous invitent à avancer de quelques pas : le muret mène à un portail que l'on découvre ouvert, contredisant le désir supposé d'enfermement des propriétaires et confirmant leur volonté de « préserver [leur] propre singularité » pour « mieux recevoir ». En réunissant dans une courte intervention des éléments aussi éloignés qu'un mobilier urbain trivial et des considérations historiques ou sociales, les artistes montrent que la narration a la capacité de tisser des liens entre une réalité banale et des considérations politiques. Les paroles des artistes ne relèvent pas de la fabulation ; elles convoquent des données extérieures pour mettre en perspective ce qui se trouve sous nos yeux, articuler à une histoire globale ce que nous voyons, et nous-mêmes, par extension.
Dector & Dupuy reprennent le format de la visite patrimoniale, mais leurs propos se distinguent de ceux auxquels on s'attend dans un tel cadre. Le mobilier urbain contemporain érigé en héritage de Vern-sur-Seiche permet d'évoquer le passé de la ville, mais il est surtout prétexte à tisser un récit fait de multiples digressions. Les artistes font ici du langage un outil privilégié pour repenser notre perception d'un espace quotidien et transformer le regard qu'on porte sur ce qui nous entoure. Par ailleurs, en instaurant, via le discours, une connivence avec les spectateurs et les spectatrices, les performeurs invitent à adopter le rapport au monde qu'ils partagent avec nous. Nous pouvons à présent nous demander dans quelle mesure cette invitation amorce un transfert de position entre les artistes et celles et ceux à qui ils s'adressent ; nous réfléchirons alors à la façon dont ce transfert permet de résister aux rôles prédéfinis qui s'exercent dans une visite guidée.
Un transfert de position
La performance a lieu lors du vernissage de la biennale d'art contemporain de la ville, événement auquel sont habitué·e·s les participant·e·s. Dector & Dupuy sont présentés par les organisatrices et les organisateurs comme des artistes qui réalisent une œuvre et non comme des guides.
Si cette situation semble claire pour tout le monde, l'intervention d'un spectateur au début de la visite est surprenante. Alors que les artistes présentent un arbre que les promoteurs immobiliers auraient fait déraciner si les membres d'une association locale ne s'y étaient opposés, un homme du public prend la parole à la fin de l'intervention des artistes pour évoquer une autre situation de crise écologique locale : le Boël, un cours d'eau, est menacé par un projet immobilier [Figure 11]. Il dit profiter de la présence d'élu·e·s et explique que c'est à la mairie d'empêcher la construction de l'immeuble. Les artistes se mettent de côté pour laisser la place à cet orateur impromptu ; plusieurs membres du public expriment leur mécontentement, à coup de « Oui, bon, c'est bon » (peut-être qu'il s'agit des élu·e·s apostrophé·e·s), d'autres écoutent avec attention avant que la visite reprenne, tout naturellement, une fois l'intervention finie.
Les œuvres d'art sont souvent perçues comme intouchables (au sens propre et figuré) et il est ici étonnant que cet homme se soit autorisé à perturber le déroulement de la performance, s'estimant légitime à prendre la parole, au même titre que les artistes. La situation laisse penser que l'intervenant a décidé de retenir du discours de Dector & Dupuy son contenu sémantique (une menace écologique locale) sans considérer le contexte artistique dans lequel il a été prononcé. Si cette prise de parole semble malvenue dans un cadre où seuls les artistes seraient autorisés à parler, elle semble finalement en totale adéquation avec la proposition artistique. Dector & Dupuy, en nous présentant des lieux qui incarnent la résistance, en résistant aux attentes implicites liées aux normes d'une visite guidée urbaine, nous invitent à résister à notre tour, et c'est exactement ce que fait ce visiteur : il s'oppose au cadre de la performance en tant qu'expression artistique intouchable, et en fait, l'espace d'un instant, une tribune politique. L'intervention du visiteur montre que l'enseignement transmis via la performance est effectif, puisqu'il est de suite mis en pratique et que s'opère un transfert de la parole des artistes à celles et ceux à qui ils s'adressent.
De retour à proximité du centre d'art, Dector & Dupuy s'arrêtent à côté de deux robinets accrochés à un mur et en dessous desquels se trouvent deux brosses servant certainement à nettoyer les chaussures après un entraînement sportif [Figure 12]. Pour la première fois, les « guides » ne regardent pas l'assemblée, mais portent les yeux sur les deux robinets, indiquant de la sorte que ces objets les intéressent. Toujours en silence et de façon synchrone, ils les actionnent et observent l'eau couler sur les deux brosses, nous invitant à faire de même. Ce geste final n'est pas sans rappeler la Fontaine de Duchamp. Dans le cas de ce readymade il apparaît que ce qui « transforme » le simple objet (un urinoir) en œuvre c'est d'une part le geste de l'artiste, reconnu par la communauté artistique6, et d'autre part le regard du spectateur, qui voit l'objet comme une œuvre d'art, le considère comme telle, en raison, notamment, de sa monstration dans un espace institutionnel. L'idée selon laquelle c'est le regard qui fait l'œuvre est précisément celle que les artistes nous rappellent à ce moment de la performance. Et s'ils actionnent les robinets, s'ils enclenchent leur « fontaine », c'est pour rejoindre dès l'instant suivant la communauté des spectateurs et des spectatrices. En effet, ils ne disent plus rien, ils se défont donc de leur rôle de guide et adoptent une attitude semblable à la nôtre. En devenant des « regardeurs », les artistes franchissent la frontière qui les séparait des visiteur·e·s et résistent à leur tour au cadre de la situation dans laquelle ils s'inscrivaient jusque-là. Dans le même temps, ils rappellent le rôle du public dans l'appréhension des œuvres et nous rendent autonomes, par leur silence, de l'appréciation qu'on aura du geste réalisé.
Conclusion
À partir des notions de circulation, d'héritage et de transfert, nous avons tenté de répondre aux questions suivantes : Comment les artistes s'y prennent-ils pour subvertir le format de la visite guidée dans lequel ils s'inscrivent ? Sous quel nouveau jour la ville est-elle présentée ? Que produit le rapport à la ville proposé par les artistes ? Il est apparu que si Dector & Dupuy se comportent comme des guides, ils n'appliquent pas toutes les normes attendues dans le cadre d'une visite guidée et proposent un circuit urbain qui prend des chemins inattendus. L'objectif est plus de nous faire expérimenter le principe de résistance que de nous présenter les éléments pittoresques de la ville. Vern-sur-Seiche est ainsi présentée comme un espace dans lequel le moindre détail (une entaille dans une pierre, un transformateur électrique, la clôture d'une maison, etc.) peut être source d'émerveillement, de commentaires, d'histoires. De la sorte les artistes réaffirment la capacité des spectateurs et des spectatrices à observer et redécouvrir ce qui les entoure. Alors qu'on assiste traditionnellement à des visites guidées pour apprendre et recevoir des savoirs qui ont été jugés importants et légitimes par d'autres que nous, ce ne sont pas tant des informations que nous transmettent les artistes, mais une posture, qui est la leur et qu'ils nous invitent à adopter, une posture selon laquelle on peut réinventer le réel et voir de l'art en dehors des catégories traditionnelles qui le définissent. Si les commentaires de plusieurs participant·e·s révèlent l'efficacité didactique du dispositif proposé par Dector & Dupuy, il est difficile de mesurer l'impact de la performance sur l'ensemble du groupe. Les amateurs et les amatrices de visite guidée urbaine auront peut-être eu l'impression que le rapport qu'elles et ils entretiennent à l'instruction a été dénigré par les artistes, d'autres auront peut-être été déçu·e·s de ne pas acquérir les connaissances auxquelles elles et ils s'attendaient. En ce sens, la présentation de la performance dans le programme de la biennale permet de souligner que cette visite urbaine est une proposition artistique. Si elle interroge la manière dont on transmet le savoir, elle donne avant tout l'occasion de faire l'expérience d'un rapport au monde et à l'art spécifique, sans pour autant substituer un modèle didactique à un autre.